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Les sirènes se mirent à hurler.
Sally se crispa et refusa de lever les yeux de son travail.
Oublier, voilà ce qu'il fallait faire. Oublier les sirènes. Oublier la milice pathologus qui circulait en permanence, vous surveillait, débarquait dans les maisons, terrorisait les gens. Tout le monde avait déjà vécu cette expérience au moins une fois, chez un voisin, ou – pire – chez soi. C'était une intrusion forcée, des portes enfoncées, puis l'immeuble entier résonnait de supplications suivies de cris de douleur et de détresse, enfin des bottes claquaient à nouveau dans la cage d'escalier et c'était fini. Les gémissements étouffés s'éteignaient comme la nuit qui tombe lentement, tandis que tous les voisins retenaient leur souffle et tentaient d'ignorer la souffrance des victimes. Un silence de mort envahissait alors les appartements et les âmes. Puis, un autre jour, jamais lointain, tout recommençait dans le même immeuble ou un immeuble proche. Et lorsque l'on croisait le regard vide et les mines défaites de la famille martyrisée, on baissait les yeux et on passait son chemin,
impuissant, sans un mot de réconfort. Quel réconfort ?
– Sally, tu n'as pas entendu ? Viens.
Sally se redressa.
– Cette fois j'y vais pas.
– Ne sois pas stupide et dépêche-toi.
– Pourquoi ? demanda la jeune fille. Pourquoi t'y vas, toi ? Et maman ? De quoi vous avez peur, hein ? De mourir ? Moi, je préfère encore crever plutôt que continuer comme ça !
Elle avait crié sans s'en rendre compte. Elle regretta immédiatement son agressivité. Son père poussa un soupir.
– J'ai peur qu'on vienne m'arracher ma fille et qu'on l'emmène loin de moi, au Mont-Noir ou dans un autre endroit au bout du monde d'où elle ne sortira jamais. Voilà de quoi j'ai peur. Maintenant, viens.
Mr Bunker sortit de la chambre froide, voûté, sans attendre de réponse. Sally jeta son couteau sur la planche, essuya ses mains sur son tablier taché de sang, s'en débarrassa et suivit son père. Elle s'enveloppa dans un manteau arraché à la patère et s'arrêta sur le seuil de la boucherie.
Dehors, les habitants du quartier de Golden Crown marchaient d'un même pas automatique sur les trottoirs et la chaussée, bientôt rejoints par ceux de Babylon Heights, et convergeaient vers le même lieu. Des moutons, songea Sally. Voilà ce qu'ils sont, tous. Des moutons obéissants, terrifiés. Et je suis comme eux. Elle porta la main à son cou et caressa son médaillon de naissance. Depuis longtemps, elle ne sentait plus cette chaleur, cette énergie au contact du précieux bijou. Elle ferma les yeux et tenta d'imaginer le visage d'Ayden. Ces derniers temps, il lui était plus difficile de distinguer
ses traits. Tu dois avoir honte de nous, de moi, de notre résignation. C'est peut-être pour ça que je ne sens plus ta présence contre moi. Elle claqua la porte, furieuse et impuissante.
Elle se mit à marcher, en retrait par rapport à ses parents. Elle regarda autour d'elle : elle était cernée d'adultes, de personnes âgées, d'enfants. Les plus jeunes pleuraient, les parents les tiraient derrière eux, sourds à leurs refus et à leurs larmes. Les personnes âgées avançaient, mues par ce qui ressemblait à leur dernière énergie. Une marche funèbre. Les visages étaient gris, les regards vides, les corps transparents. Sally reconnut le grand jeune homme devant elle – un des rares habitants
de Pleasantville à avoir conservé une silhouette puissante et sa vitalité depuis que le Prince Noir avait
soumis le monde à son pouvoir. Elle aussi faisait partie de ceux que les maladies incurables déclenchées par les Pathologus avaient épargnés, même si elle avait maigri et perdu de sa force. Barth se retourna et lui fit un signe, comme le garçon au visage émacié qui marchait à son côté. Sally accéléra le pas pour les rejoindre.
– Comment tu te sens ? demanda-t-elle à Jeremy.
L'aîné des O'Maley avançait d'un pas mal assuré. Plus petit que son cadet, il était plus maigre que jamais, fantomatique. Il lâcha le bras de son frère et se redressa tant bien que mal.
– Bien, dit-il avec empressement. Très bien. Ils n'ont pas réussi à se débarrasser de moi. Il faudra qu'ils reviennent faire un tour dans mon corps s'ils veulent vraiment m'anéantir.
Sally tenta de sourire.
– Ces salauds n'auront plus personne. Il ne faut plus se laisser faire.
Horrifiés, les gens réagirent comme si elle s'était rendue coupable d'un crime de lèse-majesté. Les regards effrayés fouillèrent la foule à la recherche d'un Pathologus qui aurait pu l'entendre, et s'écartèrent d'elle.
– C'est bien, renchérit Jeremy, avec ce genre de phrases suicidaires, on a tout de suite plus de place.
Sally chercha la lumière à travers les nuages qui s'accumulaient au-dessus de leurs têtes d'un bout à
l'autre de l'année. Une fois par jour, depuis presque deux ans, une pluie diluvienne s'abattait sur la ville, ruisselait des toits et dévalait les rues comme des torrents, charriant tout ce qui tentait de pousser dans ce qui avait été des « espaces verts ». Une cité morte, sinistre et grise comme les visages : voilà ce qu'était devenue la jolie ville de Pleasantville.
TO BE CONTINUED...