Antoine Audouard

LES JAMBES SELON BABEL

11/03/2009

Lors d’une rencontre débat organisée en septembre 1937 par l’Union des Ecrivains et la revue des « Etudes littéraires », Isaac Babel se vit reprocher par un participant d’avoir utilisé l’expression de « jambes bonnes ». Voici sa réponse : « Les jambes humaines peuvent très bien être bonnes, méchantes, clairvoyantes ou aveugles. Les jambes possèdent, sans aucun doute, tous ces traits de la nature humaine, il suffit de savoir le décrire. »

En pleine période de terreur stalinienne, la réponse est typique du style de Babel, à la fois direct, explosif, compact, et tout en contournement. (Un peu plus loin, un admirateur se dit « perplexe » devant son silence prolongé et il rétorque : « J’en reste moi-même fort perplexe. »). Elle témoigne, à mon sens, (et sans sur-interpréter en raison du sort tragique de son auteur) d’un véritable courage politique. Défendre la métaphore, c’est défendre la complexité, l’ambiguïté. Dans les périodes dominées par le littéralisme, cela ne va pas sans risque. Pour en revenir aux jambes, la remarque de Babel n’est pas gratuite.
En lisant ses nouvelles ou ses notes, on s’aperçoit du nombre de notations dans lesquelles elles interviennent : longues et maigres chez les Juifs d’Odessa, ou bien grosses, repues, endormies, chez les blanchisseuses « apathiques » aperçues dans une gare, elles ne sont pas seulement un élément de description mais semblent animées d’une vie propre.

Cela culmine dans l’une de ses plus belles métaphores, au début de la nouvelle « l’Oie que j’ai tuée », quand il décrit un officier : « Ses longues jambes étaient pareilles à de belles filles, enserrées jusqu’aux épaules dans des bottes éclatantes. » En fermant les yeux, il me semble que je les vois danser, deux filles enlacées, souples et puissantes, et inquiétantes aussi.

Références : « L’Oie que j’ai tuée », in Cavalerie Rouge (Folio/Gallimard). Il existe également une traduction sous le titre « Mon Oie » dans Cavalerie Rouge, suivi de Journal de 1920 (Babel/Actes Sud). Le texte de la conférence sur le métier d’écrivain est donné à la fin du volume Mes premiers honoraires (Folio/Gallimard).

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