Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


TOTÒ, NOTRE HEROS

          J'adore les histoires de Toto en général, mais celle qui suit n'en n'est pas une.

Il s'agît bien du grand Totò, le Totò majeur à qui nous sommes quelques-uns, constitués en une société secrète, à vouer un culte :  le Prince Antonio De Curtis, pour l'état civil, est le génie méconnu du cinéma italien et mondial ; à la fois Keaton et Chaplin, Louis de Funès et Fernandel (il a tourné avec les deux comiques français - pas ses meilleurs films, d'ailleurs) avec un registre allant de la farce vaudevillesque au cinéma « intellectuel ».

          Imagine-t-on le jeune Jean-Luc Godard allant chercher Fernandel ? C'est ce que fit Pasolini, qui exigeait Totò et nul autre pour l'un de ses premiers - et meilleurs - films : Uccellacci e uccellini (Des Oiseaux, petits et gros, en français).

          Dans la plupart de ses films comiques, Totò incarne un homme à la fois timide, délibérément lubrique et curieusement respectueux des femmes. Il faut le génie mimique de ce Napolitain pour passer en deux plans de l'expression du mâle libidineux face à une jeune femme aux formes appétissantes à celle d'un homme généreux et discret qui, touché par le malheur d'une jeune fille, intrigue à tout va pour l'arracher à un mariage arrangé où elle serait à coup sûr malheureuse.

          Quitte à me faire à nouveau allumer par l'anti-gazalisme forcené de mon lecteur-disputeur, je vois ce Totò-là comme une inspiration possible pour l'homme moderne désemparé face à la femme émancipée : il est possible d'être désirant sans être violent ou méprisant, et cet élan vital nous rend complices et amis de cette moitié du genre humain sans laquelle nous serions seuls - et ennuyés à périr.

Références :

          Que les authentiques totoistes - mon ami Nata Rampazzo en tête - me pardonnent, mais je ne peux citer que quelques-unes des oeuvres où brille ce merveilleux prince, clown, poète et philosophe :

- Le Pigeon (I soliti ignoti), du phénoménal Mario Monicelli, dans lequel, sur un toit romain, il donne un inoubliable cours d'ouverture de coffre-fort à ses comparses - parmi lesquels Vittorio Gassman et le jeune Marcello Mastroianni.

- Des Oiseaux, petits et gros, de Pier Paolo Pasolini, un road movie inattendu dans lequel la sensibilité sociale du jeune PPP se marie heureusement avec son humour poétique surréaliste.

- Un Turco Napoletano, de Mario Matolli, une « farce à la française » sans queue ni tête mais délicieuse.

Gendarmes et voleurs, un divertissement improbable, guignolesque et très humain, entre ces deux pôles opposés et complémentaires de l'ordre social.

Pour les italianistes et les puristes, il existe deux coffrets Tutto Totò en import, non sous-titrés mais délectables de bout en bout.

Dans une abondante filmographie, je suppose (peut-être à tort) qu'on peut négliger des titres comme Sexy TotòTotò et Cléopâtre ou encore Totò contre Maciste. Totò en couleurs est un film à sketches assez complètement oubliable, qui ne vaut que pour les moments où les origines vaudevillesques de notre héros sont mises en valeur.


A LA COUR DU PRINCE MALCOLM

Le nom de Malcolm de Chazal m’est familier depuis l’adolescence : mon père le mentionnait souvent, associé à celui de l’autre grand poète mauricien, Loÿs Masson. Dans une maison pourtant pleine de livres, on ne trouvait  pas leurs écrits sur les étagères. Il m’en est resté une musique à la noblesse mystérieuse.

En découvrant grâce à mon ami Denis Cellier, marin, karateka et « charlopathe » (le terme est de lui sinon je ne me permettrais pas) la véritable œuvre de Malcolm, je plonge en pleine lumière, c’est-à- dire en plein mystère.

André Breton et Jean Paulhan saluèrent « Sens Plastique » dès 1947. Le manuscrit en avait été expédié par la poste par un obscur ingénieur ayant développé des tendances mystiques sur son île lointaine. Découvrant peu à peu son œuvre, je ne cesse de m’éblouir. Sa poésie capte les choses et les êtres en leur matière même ; elle est parcourue d’un souffle divin – à condition de se souvenir que Chazal ne nomme ce Dieu nulle part – et moins encore ne lui accole une Eglise. A la différence de Sartre, à qui cet  anonyme adressa une lettre stupéfiante de hardiesse, il n’est le père d’aucun système ou antisystème. A la cour du prince Malcolm, on jouit de se tenir en silence pour écouter de merveilleux murmures  et se laisser porter par eux:

« Quand

Passe

Le vent

Les herbes

S’allongent

Pour

Faire

L’amour. » 

« La mer

Enceinte

Par ses vagues

Accouche

Sur

La plage. »

Références : Poèmes et apparadoxes (éditions Léo Scheer) ; Sens plastique et La Vie filtrée (Gallimard, collection l’Imaginaire)

 


LES MOTS INDISPENSABLES

Face aux épreuves ordinaires ou extrêmes de la vie, il en est de l'écrivain comme du simple quidam : les « m'as-tu-vu » de la douleur hurlent à la première égratignure et, prenant le monde à témoin de leurs souffrances, sondent jusqu'au détail leurs plaies avec une jouissance masturbatoire; les professionnels du flegme les considèrent avec une méfiance anglaise qui se traduit par l'ironie, un détachement d'apparence cynique - voire un mépris hautain. Pour les « taiseux »  ils s'enfouissent avec elles - mais quand un mot sort de leurs lèvres sa retenue, la gangue de gêne d'où il est extrait à peine, lui donnent une force inégalable.

La mort accidentelle par noyade de sa soeur ainée Annie - quand elle avait vingt ans et lui quinze - a été l'événement premier de la vie de Jean-Marie Laclavetine, ce qu'il appelle sa « naissance ». Difficile de savoir si ce fils d'un cheminot et d'une infirmière aurait écrit sans cela. Il aurait en tout cas été un écrivain bien différent. Tel qu'il est devenu, hanté au fil des ans par cette mort dont on ne parlait jamais dans sa famille, il est au-delà de l'élégance discrète, de l'humour tendre et caustique qu'on lui connaissait depuis longtemps : son écriture s'est libérée des exigences de pudeur qu'il s'imposait plus ou moins consciemment et il se lance avec hardiesse vers les incertitudes d'une « cartographie » qui est plutôt une enquête d'archéologique sous-marine  : qui était Annie, cette jeune fille quasi inconnue, sa propre soeur ?  Il exprime au fil de cette recherche des émotions qui, ne sombrant jamais dans l'effusion plaintive, n'en sont que plus bouleversantes. Dans sa façon de faire émerger un chagrin enfoui, il conserve une réticence intérieure où son amour fraternel prend une simplicité tragique. Nous ne saurons pas ce qu'il en eût été de la vie d'Annie si elle avait survécu à la vague qui l'a submergée près de la « chambre d'amour » sur la Côte Basque. Mais cette « chambre d'amour » littéraire que son frère lui a édifiée nous la rend avec ses tristesses, ses colères, les attentes d'un grand amour naissant, palpitant d'une vie unique et fragile, dont la vibration nous parvient et nous émeut jusqu'au plus profond. « Les mots ne réparent rien », écrit Laclavetine vers la fin de son récit. Certes - mais à ce degré de justesse, ils deviennent indispensables.

Référence :   Jean-Marie Laclavetine, Une amie de la famille (Gallimard, 190 pages, 18 euros)


AUX ECHELLES DE MIRO

 

Au-dessus des échelles de Miro passent, au fil des tableaux, une chèvre, des oiseaux, des étoiles, des soleils et des lunes. Dans cet objet du quotidien paysan, il a trouvé un outil pour monter vers le ciel, jusqu'à ce Bleu de rêve qui inonde les trois célèbres compositions du même nom.

Il fut le premier peintre que j'aimai - plus que les grands maîtres du passé, plus que Picasso ou Dali, que mon grand-père maternel avait côtoyé dans ses années surréalistes. Miro me semblait à ma portée - non que j'aie jamais nourri l'illusion de pouvoir en faire autant car, un crayon HB ou un pinceau à la main, je me  découvrais démuni, malhabile, impuissant - mais  son univers était à ma portée d'enfant, avec ses ballons multicolores, ses formes liquides, ces arrangements  de lignes qui librement délimitaient des visages, ses cornes flottantes, ses pieds isolés, ses sourires, ses mots glissant au ras de tâches couleurs de rêve.

Parfois aussi touchantes que les oeuvres elles-mêmes, sont les photos ou les documents vidéo présentés dans la rétrospective qui vient de fermer ses portes : à mille lieues de sa réputation de peintre abstrait intellectuel, on y voit le peintre dans son atelier : visage, mains, allure de paysan dans son champ, enfant rieur et facétieux, intenable, irréductible et qui, étant parvenu sans effort apparent  jusqu'au dernier barreau de l'échelle qui grimpe de la terre au ciel, contemple sourire aux lèvres le monde en sa beauté et son étrangeté, avec ses anges et ses monstres.

 


Admiration

 

Ceux que nous aimons ne sont pas tous admirables et ceux que nous admirons pas forcément aimables.
La vie nous fait parfois le cadeau de rencontrer un (petit) nombre d'êtres qui sont l'un et l'autre.

C'est donc un privilège plus qu'un devoir pour moi  - quelques mois après sa disparition - d'accompagner la publication d'un volume de textes courts (articles, préfaces, interventions dans des colloques) du merveilleux Tzvetan Todorov, « paysan du Danube » (comme il se désignait lui-même), devenu l'un des intellectuels français les plus respectés et lus en Europe et dans le monde. Ayant été peu prophète en un pays dont il avait adopté la langue, la cuisine et la partie des traditions intellectuelles privilégiant l'esprit de tolérance à celui de fureur, Tzvetan travaillait à distance des polémiques, attentif au monde par amour des êtres, mais préférant la tranquillité de l'étude et de la réflexion à l'agitation des phrases à l'emporte-pièce.

Quelques semaines avant sa mort, sa lucidité intellectuelle intacte, il mettait au point sur son lit d'hôpital la table des matières de ce volume, dans les moments de répit que la maladie lui laissait. L'aide de ses enfants Léa et Sacha, l'amitié du philosophe André Comte-Sponville et l'engagement sans réserve d'un éditeur vont rendre cette publication possible en février prochain, pour le premier anniversaire de sa mort. Pour ses lecteurs, comme pour d'autres qui ne le connaissaient pas, ce sera une belle occasion de découvrir l'univers de ce Bougre aimable et admirable.

 

Référence : Vivre et lire, de Tzvetan Todorov, édition préparée par Léa et Sacha Todorov, préface d'André Comte-Sponville (à paraître aux éditions Robert Laffont en février 2018)

 


INSIGNIFIANCE

Dans un passage de son Journal, Etty Hillesum note l'importance vitale qu'il y a pour elle à lire Rilke, dont les maux de jeune homme hébergé de château en château sont un lit de roses en comparaison des souffrances endurées par Etty et les siens sous le joug nazi ; et pourtant, constate Etty, sa poésie lui est plus nécessaire que le pain, plus essentielle que l'amour.


NOTRE AMI MODIANO

De combien d'écrivains français contemporains lisons-nous le nouveau livre avec tant de confiance que, selon les années, nous nous jetons dessus sans attendre ou bien le mettons de côté pour le moment où nous pourrons en jouir page à page, tranquillement ? Et parmi ceux-là, déjà si rares, de combien relisons-nous les livres dont l'empreinte sur nos âmes joint celle des auteurs qui ont éclairé, enchanté, inquiété notre adolescence, notre jeune âge ?

 

Pour moi comme pour bien d'autres, le prix Nobel attribué à Patrick Modiano a été une source de plaisir profond : que cet écrivain si français dans son style comme dans la matière fantomatique de ses histoires, inlassablement les mêmes et sans cesse renouvelées, nous représente auprès d'Américains, d'Européens, d'Asiatiques, qui pensaient peut-être que la littérature française avait achevé vers le milieu du XXe siècle une vieille tradition d'universalité, est une idée profondément satisfaisante ; un peu de patience (quelques dizaines d'années au plus) pour savoir si son beau discours de réception est à la hauteur de Camus (dont à cinquante ans de distance, les phrases sur la position de l'écrivain face au monde font hérisser le poil d'émotion) mais pas besoin d'attendre pour se convaincre que c'est autrement puissant que la sage collection de platitudes dont J.M.G. le Clézio nous avait gratifiés dans la même circonstance. Quant à l'essentiel - l'oeuvre - confiance?


QUAND J'AVAIS TON ÂGE

 

(À Ulysse, pour ses seize ans)

 

Toute phrase qui commence par
« Quand j'avais ton âge »
Et à plus forte raison, tout poème
Devrait être bannie sans ambages.
Ça sent le début de chantage
A tout le moins la tromperie.
Quand j'avais ton âge, donc,
Ou à peu près,
Avec mon copain Bernard,
Natif de Levallois-Perret
Qui sur les murs dessinait très bien de menaçants CRS,
Le dimanche nous traversions Paris
Pour atterrir, boulevard de la Villette,
Dans un coin de Mali, un hôtel de semi-clandestins
Où nous partagions dans une chambre avec vue sur les rails du métro aérien un couscous relevé
Avec de jeunes gars qu'on n'appelait pas encore sans-papiers,
Quoiqu'ils n'en eussent pas.


MES PERES, TOUS, CES HOMMES-LA

Cette photo m'a été envoyée il y a quelque temps du Japon par une de mes anciennes étudiantes, Claire Tomasella. Je ne suis pas sûr d'être, de près ou de loin, le "sage" évoqué par elle - mais cette photo m'est revenue en mémoire dans cette amosphère chargée d'une émotion qui dure - celle que j'ai ouverte en moi en évoquant la mémoire de mon père mais aussi, et comme en même temps, celle de tous ces pères réels ou imaginaires que nous croisons dans la vie.


L'HOMME QUI S'EN VA

Les mots qu'il emploie pour se désigner signent celui qui a commencé de son vivant une longue entreprise d'effacement de soi. Qui d'autre qu'un modeste parlerait de sa carrière de journaliste en indiquant qu'il travaillait pour les "petits journaux"? qui ne se dirait pas noblement éditeur mais "conseiller littéraire"? non écrivain (mot qu'il réserve à ceux qu'il voit plus grands que lui) mais "scribe"? Voici Roger Grenier, écrivain et éditeur français.


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