Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


UN HÉROS TRÈS DISCRET

 

Nous sommes des enfants qui refusent de grandir ; ceux que nous avons admirés dans nos teens - athlètes, artistes -, nous les transformons en héros et lorsque nous découvrons leurs trop humaines faiblesses, nous nions, ou nous pleurons. Rares sont les exemples de ceux qui ne nous déçoivent jamais. Le grand joueur de baseball Hammerin' Henry « Hank » Aaron (qui vient de mourir à quatre-vingt-six ans) semble avoir été de ceux-là : le début de sa carrière, au milieu des années 1950, correspond au moment où, dans la foulée de Jackie Robinson, les joueurs de couleur commençaient à être acceptés dans les équipes de baseball professionnelles - quatre-vingts ans après l'abolition de l'esclavage, après la Seconde Guerre mondiale où tant de soldats afro-américains étaient tombés pour leur pays, les joueurs de couleur étaient confinés dans les negro leagues. Les Blancs amoureux du national pastime célébraient Babe Ruth ou Lou Gehrig, ignorant que des joueurs de la même trempe jouaient pour les Kansas City Monarchs ou les Birmingham Black Barons devant des publics noirs ; tout ne fut pas changé avec l'arrivée de Jackie Robinson (# 42) aux Brooklyn Dodgers en 1947 ; lorsque Hank, natif de Mobile (Alabama), fit connaître sa longue silhouette et ses talents, ce fut dans les negro leagues agonisantes ; puis il fut engagé chez les Braves d'Atlanta, où il passa l'essentiel d'une exceptionnelle carrière. Un de ses coéquipiers se souvient que lors d'un déplacement, l'équipe se trouva, au début des années 1960, logée dans un hôtel « réservé aux Blancs » - par solidarité avec leurs camarades de couleur, les joueurs décidèrent de quitter l'établissement pour aller se reloger dans une lointaine banlieue. Racisme ou pas, « King Henry », aka « The Hammer », saison après saison, alignait les records, faisant tout bien, sur le terrain et hors du terrain. Un des bad boys de cette époque du sport, le grand Yankee Mickey Mantle, disait qu'il était le plus grand joueur qu'il ait affronté ; Mickey, centerfielder adoré des supporters des Yankees pour ses talents, sa hargne et ses frasques, était en rivalité pour l'affection des fans de baseball new-yorkais avec Willie Mays - un autre grand « champ centre ». Pour l'anecdote, Hank (champ droit) et Willie furent à deux doigts d'être réunis dans la même équipe : l'affaire échoua pour raisons financières. Quelques millions ? Non ! 50 dollars.

Si l'on en croit les témoignages, il n'y eut pas plus antihéros que ce héros qui parlait peu en dehors des vestiaires où il blaguait et « chambrait » autant que n'importe qui. Si Mohammed Ali était the greatest, Aaron aurait pu être surnommé the humblest. Objet de courriers de haine raciale et de menaces de mort alors qu'il approchait du record de home runs de Babe Ruth, il appliquait tranquillement son principe (« every at-bat is another day »), ignorant la haine comme l'attente qui l'entouraient, hermétique à toute forme de « pression » à l'idée de se trouver tout seul en tête de la liste. Lorsqu'il frappa le 715e « coup de circuit », cent cinquante mètres plus loin, un de ses coéquipiers (un lanceur remplaçant qui s'échauffait) l'attrapa et traversa le terrain en courant pour rendre la balle record à son juste détenteur acclamé par les fans géorgiens, Blancs et Noirs unis dans une de ces rares liesses qui nous laissent l'illusion que nous sommes enfin tous frères - on connaît ça, braves et bravettes[1] : « Et 1 et 2 et 3-0 ! » - juillet 1998, pas la peine de vous faire un dessin.

Je ne connaissais que son nom lorsque je l'entendis, vieil homme déjà, parler à la radio des héros sportifs de sa jeunesse, trois joueurs : un Noir, Jackie Robinson bien sûr, dont l'exemple l'avait encouragé, lorsqu'il avait treize ans, à se dire « moi aussi », et deux Blancs : le premier était Joe DiMaggio, le Yankee connu hors baseball pour avoir été un des maris de Marilyn Monroe et être cité dans Mrs. Robinson, la chanson de Simon and Garfunkel. Le deuxième s'appelait Stan « The Man » Musial, un autre joueur de légende - des Saint Louis Cardinals. En 1955, à l'issue du premier des nombreux all-star games auxquels il est convié, Hank, encore un peu timide, est dans le club-house après le match et joue au poker avec ses camarades noirs, tandis que les Blancs sont assis, jouant au même jeu mais à une autre table. Officiellement, la ségrégation n'existe plus, mais l'esprit de ségrégation règne encore : sur le terrain on se mélange, mais en dehors pas trop. Stan Musial entre, s'approche de la table des Noirs, salue, puis s'assied au milieu d'eux avant de dire calmement : « Deal me in. »

« De ce moment, racontait Aaron, il n'a plus seulement été mon héros, il était l'homme que je voulais être. »

« The Man » a dû envoyer un télégramme de félicitations au « King » lorsque celui-ci, après avoir égalé, comme Willie Mays, son record de participations au all-star game, l'a battu : 25 pour le Roi, 24 pour l'Homme, à égalité pour l'éternité avec le « Say-Hey Kid », un gamin qui, à près de quatre-vingt-dix ans, est avec le lanceur Sandy Koufax (l'ace des Los Angeles Dodgers, juif très pratiquant qui déclina le rare honneur de « starter » le « game 1 » des world series 1965 parce que le match tombait le jour de Yom Kippour), un des rares survivants d'une époque glorieuse et troublée.

Hank Aaron était dans sa gloire naissante lorsque je naquis et je ne me suis passionné pour le baseball que depuis une vingtaine d'années, mais l'enfant qui refuse de mourir en moi s'est trouvé un héros qui ne le décevra jamais. Il est mon Tchekhov du sport.

Fun facts

Tchekhov est mort à quarante-quatre ans, comme Spinoza, Stevenson, Scott Fitzgerald, Carlos Gardel, Marvin Gaye et? Pablo Escobar.

Aaron portait le numéro 44 aux Milwaukee Brewers comme aux Atlanta Braves, les deux équipes pros pour lesquelles il a joué (après ses débuts aux Indianapolis Clowns). Au cours de ses vingt-trois ans de carrière, il a frappé un total de 755 home runs, dont quatre saisons à 44 (pour information, 10 dans une saison est respectable, 20 remarquable, 40 exceptionnel - que dire de 44 ? et à quatre reprises !).

Fun fact personnel : j'avais quarante-quatre ans lorsque, en l'an 2000, après vingt ans d'une interruption due à mon activité d'éditeur et à l'université de la vie, j'ai publié Adieu, mon unique, mon deuxième « premier roman » - le quatrième dans le décompte officiel. Vingt et un ans plus tard, j'en suis à 14, avec des projets pouvant m'amener jusqu'à 132 (3 × 44) ans, sauf si mon coeur, le Seigneur, dame Nature ou un scooter en folie en décident autrement.



[1] En hommage à l'excellent Didier Roustan, dont l'amour et la connaissance du football s'expriment dans un blog où chaque minute vaut de l'or.


L'ECHEC DE TCHEKHOV

Comme il le prévoyait avec une certaine lucidité, l'oeuvre entière d'Anton Pavlovitch Tchekhov ( Taganrog 1860 - Badenweiler 1904)  a été oubliée dans les deux années suivant sa mort. Tout juste, ici ou là, un théâtre en mal de programmation monte-t-il de loin en loin une de ses pièces.

Dommage... si seulement il avait connu l'autofiction !  Quels livres n'aurait-il pas écrit ! enfant battu, père alcoolique, folie rodant autour de lui, sexualité troublée par un lien incestueux avec sa soeur, - avec une telle matière, dont seules de discrètes traces subsistent dans son oeuvre, il eût été le précurseur des maîtres français du genre, Mmes Ernaux, Laurens et Angot, MM. Houellebecq, Moix et Carrère, pour n'en citer que quelques-uns. Las !  Tout au long de sa carrière il s'est cantonné dans une prudente réserve quant à ce qui fait vraiment mal, ce qui dérange, ce qui choque. Or il n'est de véritable littérature, d'art authentique, sans ce scandale à l'écart duquel il s'est obstinément tenu, préférant toujours laisser deviner la misère et la souffrance plutôt  que d'en asperger ses lecteurs à longs jets, comme c'était possible. C'est pire qu'un échec - à le lire on a le coeur étreint d'un sentiment de frustration d'abord, de désolation bientôt.

Ce que la pudeur, un sens démesuré des conventions et la peur du qu'en-dira-t'on ont pu faire de mal à la littérature, la vraie, celle qui  dit tout, celle qui étale la viande crue du corps et  dépouille l'âme jusqu'à la trame,

Contrairement aux idées reçues il faut avoir le courage de le dire : il y a une marche du progrès en littérature : l'obscur Tchekhov aurait pu être un pionnier de ce progrès et serait aujourd'hui célébré mais, tels ces personnages de l'histoire étant passés à côté de leur destin, il s'est barré à lui-même le chemin, avec ses personnages qui balbutient leurs misérables petits rien au lieu de crier, de hurler, avec ses émotions toujours tenue en laisse, ses désespoirs silencieux, ses petites comédies voilant le tragique de la vie.


LA GRANDEUR DE LITTLE JANE

Dans la lignée des grandes Jane de l'histoire culturelle occidentale, on connaît l'admirable Jane Austen - la voluptueuse rivale de Marylin Monroe, Jayne Mansfield, la pétulante Jane Fonda, Lady Jane et Sweet Jane - et peut-être même Jane the Virgin.

Des oublis ? Janet Jackson sans doute, Jane Birkin si on veut.

Mais il en est un, majeur, presque impardonnable, que je viens seulement de réparer :

Pour moi, Jane Eyre, ça devait être un truc de gonzesses, une sorte de bluette un tantinet longuette et larmoyante.

Quel choc !

Si la lecture m'a pris trois mois ce n'est pas parce que je m'ennuyais et me forçais à piocher dans mon bocal de patience, acharné à l'idée de cocher un classique  de plus dans la liste des « lus ». De la première à la dernière page, j'ai été ébloui par la force, la beauté, l'étrangeté de ce livre inclassable dont l'héroïne-narratrice s'est, pour moi, instantanément rangée au côté de ces personnages littéraires si réels qu'ils entrent dans nos vies et n'en sortent plus. Little Jane, ou Janet, comme la nomme parfois le séduisant et terrible Mr. Rochester, a beau être dotée d'un physique de garçonnet et se juger «  pauvre, obscure, ordinaire », elle est suprêmement aimable, humaine dans ses faiblesses, ses emportements, l'obstination démente de son amour, sa générosité, sa simplicité aussi. Elle n'a peut-être pas ce côté « cul » d'Anna Karénine mais elle est également inoubliable. On se plaît à l'aimer  plus fort qu'on aimait détester la délicieusement odieuse Becky Sharp, de Vanity Fair.

Roman d'éducation, roman d'amour, roman gothique, religieux, féministe, roman hors genre se promenant entre le campagnard anglais et le fantastique, roman féministe, Jane Eyre, après Frankenstein, évoqué ici récemment, est une preuve de plus que la femme (anglaise en tout cas) n'a pas attendu sa « libération » du XXe siècle pour exprimer son génie littéraire. Comme la plupart des héroïnes de Jane Austen à qui son prénom est sans nul doute emprunté, elle parvient au mariage désiré - au travers d'embûches et d'avanies de toute sortes, chemin au long duquel nous suivons son accouchement d'elle-même : page après page, notre Cendrillon, notre Cosette, notre vilaine petite canette (en tout cas c'est ainsi qu'elle se voit) démontre tant de courage, de détermination et de foi qu'elle finit par mettre la chance de son côté et à nous apparaître dans toute la majesté de sa beauté. Charlotte Brontë  inflige à ses lecteurs/trices de délectables souffrances, car elle mène son intrigue avec l'indispensable cruauté vis-à-vis de son héroïne. Pour couronner le tout, elle est également dotée de ce don rare chez les prosateurs : une poésie naturelle, raffinée qui fait de chacune de ses phrases un trésor de précision et de justesse.

Tolstoï jugeait le bonheur familial uniforme et bien peu romanesque ; il faut bien reconnaître que bien des grands romans qui nous ont marqués  ne se concluent pas sur un happy end - ainsi des célèbres Hauts de Hurlevent, le chef d'oeuvre d'un autre soeur Brontë,  Emily.  Avec sa succession de « coups de théâtre » au-delà des limites du vraisemblable, de coïncidences et d'interventions divines, le  dénouement peut nous faire sourire.  Pour attendu qu'il soit, le bonheur conjugal final de little Jane, né de combien d'épreuves et de souffrances, conquis par une furieuse et  folle série  de lutte, nous console de bien des malheurs réels et il nous rassérène. En conclusion, choisies à la volée de mes notes, quelques-unes des phrases qui m'arrêtaient sans cesse dans la lecture : original d'abord, puis traduction personnelle :

« It is vain to say human beings should be satisfied with tranquility. Millions are condemned to a stiller doom than mine, and millions are in silent revolt against their lot.?
" Il est vain de dire que les humains devraient se satisfaire de la tranquillité. Des millions sont condamnés à un destin tragique plus tranquille que le mien, et des millions sont en silencieuse révolte contre leur sort. »

 

Références

Jane Eyre, texte français de Charlotte Maurat (Livre de poche classique)

Pour les films, aucun souvenir du film de 1944 avec Joan Fontaine et Orson Welles, ignoré celui de Zeffirelli avec Charlotte Gainsbourg (1996) et pas vu l'adaptation plus récente (2012) de Cary  Fukunaga, bien reçue par la critique.

Les Soeurs Brontë, film d'André Téchiné (1979) avec Isabelle Adjani, Marie-France Pisier et Isabelle Huppert.

La Foire aux Vanités, édition française présentée par Sylvie Monod, traduction de Georges Guiffrey (collection Folio, Gallimard)

Jane Fonda dans un de ses plus beaux rôles : On achève bien les chevaux (Sydney Pollack, 1969)

Jane the Virgin, série avec Gina Rodriguez: les quatre premières saisons disponibles sur Netflix, la 5e en cours de diffusion sur Teva, la 6e en instance.

Sans oublier tout, absolument tout Jane Austen.


PHILOSOPHIE DANS UN FOUR A PAIN

 

J'ai découvert Pierre Cleitman, « chercheur indépendant dans le XXe arrondissement », comme il aime à se présenter, en attendant mes linguine aux cèpes (pas les lasagnes, jamais les lasagnes !) chez mon ami Giacomo, restaurateur dans le coin du Xe arrondissement, dont je suis un des plus récents résidents (vingt-cinq ans seulement). Pour patienter, on a le choix entre regarder les courses de chevaux sur la chaîne Equidia ou parcourir l'un des quelques ouvrages littéraires alignés sous le comptoir : ainsi ai-je découvert L'amour platonique dans les trains, que je me suis promis de commander pour un ami dont l'amour platonique est la passion cachée. J'ai noté titre, auteur, nom d'éditeur et me suis rendu chez une de mes deux librairies chéries  (digression : autant avoir deux femmes est peu recommandable et mauvais pour la santé, autant on peut avoir plusieurs amis, plusieurs librairies et plusieurs bistrots). Las ! la base de données de Corinne restait obstinément sourde à mon cri d'amour ! Désespéré, je me suis rendu sur un site de vente en ligne. Rien !

Retour chez Giacomo : « Ne t'en fais pas, Antonio, je vais le commander à Pietro, ton livre ! » (Giacomo ne veut ni que je lui donne mes livres, ni les commander chez une de nos libraires, il veut me les acheter à moi). Je passe une commande de deux exemplaires : le premier pour mon ami platonique à défaut d'être platonicien, le second pour moi car la lecture des premières pages de l'ouvrage m'a réjoui et laissé entrevoir des promesses : ainsi un joli mollet printanier nous suggère-t-il une fête des sens.

Les semaines passent, pas plus d'amour platonique que de baisse de la pollution à Paris Je traite Giacomo d'escroc (je le traite toujours d'escroc, à l'entrée et à la sortie) lorsque survient un sautillant et sexagénaire lutin : Giacomo délaisse une grande tablée (ça arrive) pour accomplir son devoir d'aubergiste : « Antonio, je te présente Pietro. » A défaut de l'amour platonique, en cours de réimpression m'informe-t-il, l'auteur m'offre un exemplaire d'un autre de ses ouvrages, Le sens de l'humour chez Descartes, suivi de deux conférences extravagantes : Quel avenir pour l'étonnement ? et Le yin et le yang dans les relations franco-allemandes.

Ayant conservé une terreur sacrée de mon année de cours de philo (terminale A4, lycée Pasteur de Neuilly, année scolaire 1972-73), j'associe le mot à l'interminable étude (un trimestre pour un chapitre) des Fondements de la métaphysique des Moeurs de Kant et au décorticage du mot « umsteigen » chez Heidegger ; des rencontres, voire des amitiés, avec des philosophes d'une rigueur moins germanique que celle de mon prof d'alors ne m'ont pas guéri de mon effroi adolescent. Autant dire que j'ai sauté sur l'occasion lorsque ce philosophe entré dans ma vie par la cuisine m'a invité à une conférence au thème alléchant : La place du mécontentement dans les énergies renouvelables. Ainsi, piloté et encadré par Giacomo et sa remarquable épouse Ada en ce dimanche après-midi pluvieux inaugurant notre mois de mars, me suis-je retrouvé dans le four à pain où Pierre Cleitman faisait dorer les miches de son jubilant esprit.

Comme dirait Lucchini, on sait vite qu'on est dans un spectacle de gauche : les hommes et les femmes de mon âge ont de longs cheveux gris et un air de contrariété qui ne trompe pas, les chaises et les bancs destinés à l'assistance  sont aussi inconfortables que celle réservée au conférencier, malgré le chauffage électrique il règne dans l'air une certaine humidité. Et pourtant qu'il fait bon ! Semblant multiplier les coqs à l'âne, semant son exposé d'anecdotes délicieuses et de gags, qu'une préparation minutieuse fait paraitre improvisés, ce boulanger philosophe nous fait rire et nous fait cuire à son rythme. Entrés en quête du mécontentement, nous avons au fil de l'heure de cuisson traversé des états divers (sourire, hilarité, agacement occasionnel, trouble, etc.) et désormais informés (spoiler alert : n°1 le mécon) du nom de l'unité internationale de mesure du mécontentement, et de l'évolution de la composition du sirop de fraise croate, nous nous retrouvons stimulés, réveillés, contents. Imaginons une randonnée en forêt avec des inconnus : à la fin de la balade, ayant humé les mêmes odeurs, parcouru les mêmes sous-bois ; entrevu le même ciel à travers les mêmes feuillages, nous nous sourions et demandons seulement quand a lieu la prochaine promenade. A parcourir la réjouissante liste des titres «  à paraître » de l'auteur, on est certain de n'être pas déçu du voyage, réchauffement climatique ou pas. Sera-ce Le sentiment d'autrui chez le Dodo, Comment la poussière a illuminé ma vieLe plombier du Titanic, (spoiler alert n°2 : il était polonais), « La place du sourire en coin dans la formation de l'esprit de système ou Climatisation et pensée unique ? L'irrémédiable et ses dérivés sulfureux, peut-être ?

Références :
Ouvrage épuisé ; L'esprit du labyrinthe dans le cappuccino européen.

Disponibles aux dernières nouvelles :

L'amour platonique dans les trains (le volume contient la conférence sur La place du mécontentement dans les énergies renouvelables.

Le sens de l'humour chez Descartes

Les deux ouvrages à 12 euros pièce (réduction pour les commandes importantes)

Editions le Soliloque

5 impasse Rolleboise

75020 Paris

Pierre.cleitman@gmail.com

Ou passer commande chez Giacomo

8 rue du Château Landon 75010 PARIS

Librairies  du quartier :

Litote en tête (rue Alexandre Parodi)

La librairie du Canal (rue Eugène Varlin)

Rien contre l'Invit' à lire, rue du Château Landon à quelques mètres au-dessus de chez Giacomo, mais je n'ai jamais osé entrer.


NUANCES

Le diable est dans les détails et, quand il est question de mots, il est souvent dans les nuances - ou leur absence.

C'est ainsi qu'au sujet du Consentement et de ses qualités littéraires, j'ai utilisé le néologisme « houellebecqophile » ; je ne le retire pas mais j'aurais été mieux inspiré de suggérer « houellebecqomane ». Sachant que je ne suis pas un « houellebecqophobe » primaire, (parce qu'il a de belles pages, un humour décalé, un look décavé, et que sa maman  a été méchante avec lui quand il était petit), c'est la houellebecqomanie qui me pose problème - et la secte des houellebecqomanes avec ses mantras tournants :  Houellebecq « le visionnaire », le « nauséabond », le « maudit », le « grantécrivain » français.

Une chère amie allemande, horrifiée par l'affaire GM, m'écrit que Gallimard  y perd sa crédibilité. Minute, papillon ! Nuance : le gouvernement français, ayant mal préparé sa « grande réforme » des retraites, a perdu  de sa crédibilité. Les éditions Gallimard, ayant soutenu pendant des décennies un serial pédocriminel (et peut-être bien deux, si est exact ce qu'écrit GM d'un des membres du comité de lecture de la rue GG), se couvrent de honte.

Pour clore ce chapitre, j'entends que GM « regrette » ses nombreux voyages aux Philippines.  On peut s'interroger sur la sincérité de ces regrets - voire leur objet(avoir contribué à la déchéance de dizaines de garçons et de filles mineurs ?  Ne pas avoir eu de discount au-delà de la millième sodomisation ?  Ne pas avoir bénéficié d'un upgrade pour sa chambre lors de sa dernière visite ?  Voir la justice s'intéresser enfin à son cas ?) mais cela ne change rien.

Par ailleurs le même GM persiste à répéter   dans  chaque  micro tendu qu'il a vécu une « belle histoire d'amour » avec une jeune fille qu'il a séduite et mise sous emprise à l'âge de treize ans. Il aurait peur d'en salir le délicieux souvenir en lisant son livre, qui exprime un point de vue légèrement divergent.

De son côté (quelle terrible époque de délation !),  M. Gilles Beyer, alias M. O., un entraîneur de patinage artistique n'a « pas les mêmes souvenirs » qu'elle de ses relations intimes avec la jeune  sportive  qu'il a violée régulièrement  quand elle avait entre quinze et dix-sept ans mais lui présente néanmoins ses excuses - l'aurait-il bousculée accidentellement dans un ascenseur  avant une compétition?

Je dois reconnaître que lorsque j'entends des saloperies pareilles, j'ai tendance à soudain manquer de nuance. Sans me prendre pour Vanessa ou Sarah, après leur avoir  retourné une tarte, j'aurais envie de dire à ces deux dégueulasses : vos regrets à la con, vos excuses bidon, vous pouvez vous les mettre dans le tarfion.

 


AU COEUR DU SILENCE

Parmi ceux qui ont entamé avec Daniel Barenboïm, il y a un peu plus d'un an à la Philharmonie de Paris, le toujours incroyable voyage des trente-deux sonates de Beethoven, certains s'étaient en quelque sorte « entraînés » en écoutant et réécoutant le chef d'oeuvre final de l'oeuvre pianistique de Ludwig van - pour d'autres (dont j'étais), l'émotion d'être là pour entendre et ressentir suffisait.

Ni musicien ni critique musical, je ne m'attribue aucune des compétences pour juger du jeu de Barenboïm comparé aux géants du XXe siècle qui l'ont précédé, dont les enregistrements sont familiers aux mélomanes. Je ne peux donc que partager des sensations d'amateur - amateur passionné peu soucieux d'analyser, de décortiquer, et n'ayant pas les connaissances nécessaires pour cela.

La 32e sonate, c'était pour moi un moment : une syncope célèbre au milieu du deuxième mouvement qui anticipe de façon géniale (et pour moi tout à fait inattendue à l'époque où, adolescent plus porté vers Jimi Hendrix que vers les cantates de Bach, je l'ai découverte) le boogie-woogie et le rock and roll. Maurizio Pollini la joue dans cet esprit, avec un emportement juvénile mais magnifiquement contrôlé. Je pensais que « Dany » (comme l'appelle affectueusement ma femme) la traiterait de façon plus apaisée, plus murmurée, comme il l'avait fait au long de son interprétation de tant de pièces célèbres - et pas seulement dans les mouvements lents où il touche le clavier comme on caresse un chat. Erreur ! Dany a « envoyé du bois », comme on dit familièrement, avant de glisser dans un final dont j'avais tout oublié - rien de ces alternances de montées et descentes, de ces « fausses fins » qui caractérisent tant d'autres grandes oeuvres romantiques, une lente, majestueuse, coeur-brisante (qu'on me pardonne l'anglicisme) entrée dans le silence. Lorsque le pianiste a relevé les mains, le silence a vibré dans la salle avant que les applaudissements éclatent.

« C'est ça, c'est exactement ça », a-t-on envie de murmurer lorsqu'un artiste fait résonner en nous les vibrations intimes de l'âme de la vie et que finalement le silence survient comme une bougie s'éteint. Cela même : au fil du grand voyage, nous traversons ces turbulences, sommes déchirés de colères, accablés de larmes, enflammés de passions, enivrés de douceurs, avant de pénétrer - ainsi que dans un temple - au coeur du silence.

Références

  1. Suis-je surpris de me trouver une fois encore en résonance avec Léonard Anthony, mon frère d'âme tamoul ? cf. sa superbe contribution sur le silence après la musique (de Bach, en l'espèce) à l'ouvrage collectif Etre là (Flammarion/Versilio, 2018, 192 pages, 12 euros)
  2. Je ne suis pas France Musique et n'ai aucune autorité ou « expertise » pour émettre la moindre recommandation sur les (nombreuses) interprétations des sonates de Beethoven - et la 32e en particulier. Je suppose que Barenboïm l'a enregistrée mais je ne connais pas le disque - pour ce qui me concerne, quand mon coeur m'attire vers les sublimes dernières sonates, j'écoute tour à tour Serkin, Pollini et Kempf.

POURQUOI ?

POURQUOI ?

« Pourquoi a-elle attendu si longtemps » ai-je entendu une belle âme soupirer à propos du magnifique livre de Vanessa Springora ? La vraie question n'est pas là car V. (comme elle  a choisi de se nommer, reprenant  à son compte - l'initiale par laquelle M. Matzneff  -appelons-le GM- la désignait dans ses écrits) a  simplement attendu le temps de pouvoir écrire.

La vraie question serait : «  pourquoi ont-ils attendu si longtemps ? Ils : les éditeurs, les religieux hantés par le vertige de la débauche, les apôtres de la « libération sexuelle  - et jusqu'aux policiers et aux juges. Pourquoi alors tout était là, en pleine lumière - et depuis des années !- a-t-il fallu attendre qu'une femme courageuse  dise les choses  que beaucoup savaient?

A Paris, c'est un peu comme si pour se faire pardonner  leur indifférence ou leur soutien quand GM pouvait nuire, tous ses complices actifs et passifs  s'étaient entendus pour sonner l'hallali et lancer  la curée sur un commencement de cadavre

« On dit qu'il ne faut pas frapper un homme  à terre ; mais alors quand ? » le mot terrible (de Maurras ?) illustre bien la situation de GM.

Maintenant qu'il n'est plus qu'un vieillard égrotant et faible, tout le monde lâche courageusement M. Matzneff, devenu objet d'opprobre  et de  honte pour ceux-là même qui l'ont couvert,  financé, adoré,    subventionné, couronné du temps où, non content d'être  un prédateur sexuel de mineurs garçons et filles, il s'en vantait ouvertement et, quelque part entre Mauriac et Montherlant, passait pour un catholique « sulfureux ». Il faut admettre  pour un « paria », un « déclassé » il savait  faire du réseau, à droite comme à gauche, recrutant  tous azimuts ses hérauts, ses mécènes et ses VRP. Adoubé « grantécrivain »  côté  Nihil par Cioran et côté Nil par Mitterrand, il fallait Mme Bombardier, une vulgaire Québécoise, une mal-baisée sûrement, pour oser lui  rentrer dans la tronche.  Exhibant une missive d'estime présidentielle, il se débarrassait en un tournemain des peu curieux enquêteurs de la brigade des mineurs. D'un extrême l'autre (on retrouve d'ailleurs bien des noms communs avec les antisémites primaires ou secondaires cités par Mme Collet dans son remarquable petit ouvrage), tant de «gens-qui-comptent » ont été dans la combine, en toute connaissance de cause  - et pendant si longtemps- qu'on  ne sait ce qui de la honte, de la rage ou du fou rire l'emporte à les voir aujourd'hui jouer les vertueux. Gallimard annonce  avec une audace inouïe qu'il cessera de publier un « journal » détaillant fièrement depuis  des décennies  le catalogue des délits sexuels  d'un vieillard qui, même chargé au viagra et à la coke, ne doit plus être en état de déflorer  artistement les  délicieux culs  impubères de garçons de onze ans, comme il s'en vantait encore il y a peu. La décision éthique de la célèbre maison de la rue GG lui coûtera  peu car, signe que les  lecteurs sont souvent plus perspicaces que les « influenceurs », ces saletés dont on ne voudrait pas comme torche-cul  de peur d'attraper la gale, ne se vendaient presque plus. On est en droit d'espérer qu'aucune collection de type «  Bouquins » ne s'avisera  à l'avenir- sous couvert de la sacro-sainte liberté d'expression- de les rééditer, préfacées et annotées par un universitaire maurrassien. Comme je l'écrivais ici même il y a peu, il y a des « oubliés »  qu'on est heureux de  voir revenir à la vie ; en l'espèce,   nos enfants et petits-enfants  ne perdront rien à  ignorer cet oubliable.

Si l'on voulait s'indigner, on dirait : « c'est alors messieurs, du temps de la puissance de l'ogre GM, qu'il fallait prendre cette décision - et transmettre à la justice tous les éléments  qui auraient permis de le poursuivre pour les crimes commis et de l'empêcher de nuire à nouveau.

Pourquoi la police et la justice si ardentes aujourd'hui, ne se sont-elles pas déployées  quand il était temps ? Même sans  sombrer  dans le complotisme politico-littéraire, c'est un autre mystère. Mais alors, nous dit-on, c'étaient  « différent »- et M. Pivot, qu'on a connu plus avisé nous  rappelle qu'en ce temps-là, la littérature était au-dessus de la morale... de bien grands mots pour de  bien vilaines choses : les abus sexuels sur les  mineurs étaient punis par le Code Pénal dans les lointaines années 1970 et 80 comme aujourd'hui. «  Maladroit », présente comme excuse M.Beigbeider qui a contribué à couronner GM du Renaudot en 2013-  l'Antiquité, il y a sept ans. Entre les repentants qui présentent de balbutiantes excuses et les  non repentis qui prétextent « l'époque » - pas un pour maintenir ses positions  d'alors, ni même pour rappeler que GM, pour infréquentable qu'il soit, a « du style » ; on serait presque tenté, par  commisération, de commander un de ses livres chez son libraire - ou sur Amazon, qui continue à vendre (assez cher, j'ai regardé) le dernier tome du journal que GG le dégoûté à retardement ne diffuse plus.  Bah : la vie est trop courte pour lire les  livres majeurs qu'on n'a pas lus, relire ceux qui nous ont marqués ou, des nouveautés, lire ceux qu'on a envie de lire - je ne vais pas me tourner les sangs parce que je serai passé à côté de GM - comme de quelques autres, moins détestables certes, mais qui ne me tentent pas.

Il n'est pas impossible, comme  il le prophétisait-  qu'un jour peloter les petits garçons ou insérer un doigt dans le vagin des petites filles soit considéré comme un « initiation » au lieu d'un crime  - je suis soulagé d'avance  de ne pas avoir à vivre dans ces temps éclairés  de triomphe de la « philopédie » où des citations de Matzneff remplaceront dans les manuels scolaires les Diderot, Voltaire et autres Rousseau.

Revenons à notre livre et ne le quittons plus

Le  Consentement  ne serait, nous susurre-t-on  en provenance du  tabernacle tenu par   certains gardiens du temple littéraire,  « qu'un document » et  « pas vraiment de la littérature ».

Voire !

A supposer qu'un  individu éclairé ait la définition de ce qu'est la littérature, qu'il soit assez charitable pour me la faire passer : plus de quarante après avoir publié mon premier livre (au siècle dernier,  à l'époque où GM publiait  Les moins de seize ans où il annonçait la couleur), je ne la connais toujours pas.

Cela, les gardiens (une gardienne en l'occurrence) le savent : la littérature c'est Baudelaire, Nabokov,  Houellebecq. Rien à opposer aux deux premiers - quant au troisième qui a pour certains de ses livres exploré les  sites du tourisme sexuel, j'ai mes réserves.

Ce que je crois, ce que  ressens c'est que Mme Springora a écrit un beau livre, un livre fort où chaque mot sonne juste - n'est-ce pas assez proche de  l'idée (infiniment subjective) qu'on peut se faire de la littérature ?

.

Avec la même « matière »,  nous dit-on, que n'eût pas fait un « véritable écrivain » ?   Qui prétend que le Consentement  est un oeuvre comparable à Souvenirs de la Maison des morts ?  Pas son auteure (autrice ? je ne sais plus) qui a pris le temps qu'elle pouvait pour écrire ce qu'elle a pu au mieux de ses aptitudes, au plus clair, au plus sobre ,en allant puiser au fond des couches de douleur enfouies en elle.

Dans mon ignorance crasse de la littérature (suis-je un écrivain, même ? il ne suffit pas de publier des livres pour en être un), au-delà de « l'affaire », du « scandale »,  j'ai été  touché en profondeur par Le Consentement, un document, si l'on veut, comme il en est peu et qui démontre, à partir d'une catastrophe initiale, annonciatrice d'une vie naufragée  de plus,   les ressources d'une mystérieuse, d'une merveilleuse aptitude au bonheur. Souhaitons à son auteure/autrice  santé,  succès, joies et longue vie. Quant à  GM et à ses sinistres  poteaux, que le cul leur pèle et, comme disent les Ecossais, hope your  next shit is a hedgehog - j'espère que ta prochaine merde sera un hérisson.

Références :

Le Consentement, de Vanessa Springora, éditions Grasset, 2020,  210 pages, 18 euros.

Insistons sur l'éditeur, qui persiste et signe son soutien à des femmes  qui ont une paire d'ovaires bien accrochées. Le livre de V vient après le très beau et émouvant récit la Petite Fille sur la Banquise, d'Adélaïde Bon, publié il y a deux ans et réédité l'année dernière en Livre de Poche.

Un rappel : les terrifiantes et superbes cent pages de la Suspension, de Géraldine Collet (rue de l'Echiquier, 10 euros)


QU'EST-CE QU'UN EDITEUR ?

        La mort de Sonny Mehta, le légendaire patron de la plus prestigieuse maison d'édition américaine, Alfred A. Knopf, me donne l'occasion d'une méditation de fin d'année sur ce métier, qu'à un modeste niveau j'ai exercé - et avec passion... Il ne touche pas seulement mon passé professionnel, mais aussi mon présent d'écrivain : « l'édition sans éditeurs », prophétisée il y a une vingtaine d'années par un pessimiste, est un cauchemar dans lequel nous sommes déjà.

        Je ne peux prétendre - comme beaucoup dans l'édition mondiale qui le pleurent aujourd'hui - avoir été un ami ou un proche, tout juste si je l'ai parfois croisé dans les allées de la foire de Francfort, moi apprenti timide, lui auréolé du prestige d'éditer Cormack McCarthy, Jim Harrison, Toni Morrison et tant d'autres géants de la littérature américaine du XXe siècle.

        Si ses goûts personnels étaient littéraires, il était aussi doté de ce « nez » qui lui permettait de ne pas dédaigner les bonnes affaires commerciales - de Michael Crichton, l'auteur de Jurassic Park, à Millénium et 50 nuances de Grey, il aimait vendre des livres à des gens qui en achètent ordinairement peu et savait mobiliser dans ce sens l'énergie d'une maison qui, quoiqu'ayant été absorbée dans un groupe international, conservait son aura  et son âme.

        Last but not least, dans un métier où tout se « formate », il savait faire des choix éditoriaux d'apparence improbable, comme publier les nouvelles d'un auteur inconnu ou - celui dont il se disait le plus fier - les 600 pages d'un roman à la structure complexe, à la limite de l'impossible : le merveilleux A Fine Balance, de Rohinton Mistry.

        Ce tyran - car tout passait par lui, rien ne se décidait hors de lui - savait écouter à l'occasion. Ainsi, une de ses plus anciennes collaboratrices le convainquit-elle de traduire un écrivain hongrois oublié, ayant vécu dans l'anonymat aux Etats-Unis : après les Européens, les Américains purent découvrir  les Braises et les romans du grand Sandor Marai.

        Bye bye, Sonny ! Au paradis des éditeurs tu pourras boire ton whisky et fumer ta clope tranquille en lisant l'un des (rares) bons livres qui ont échappé à ta vigilance.

Références : L'équilibre du monde, de Rohinton Mistry, édition originale chez Grasset, réédition en poche 2003

Les Braises, de Sandor  Marai : Albin Michel 1995, réédition le livre de poche/Biblio, 2003

 


ECRIVAINS MAUDITS, ECRIVAINS OUBLIES

        Il y a bien des points communs entre les écrivains « maudits » et les écrivains oubliés - à commencer, le plus souvent, par cette enfance malheureuse qui n'est pas donnée à tout le monde.

        Toutefois, si se faire maudire est simple comme, se faire oublier est un art subtil qui ne s'improvise pas et, même, demande l'application d'une vie entière.

        Même le regretté Cioran, qui prêchait l'oubli à longueur d'aphorismes, n'y est pas parvenu ; victime innocente des fréquentations fascistes de sa jeunesse roumaine, il a eu le malheur d'entrer dans le camp des maudits. Le voici aujourd'hui tout ce qu'il y a de plus officiel et acceptable : si l'on pouvait entrer à l'Académie Française à titre posthume, il serait élu au premier tour.

        Bientôt, le président Macron le citera dans ses éloges funéraires - ou encore ira-t-il piocher dans les pages les plus noires du joyeusement nommé De l'inconvénient d'être pour appuyer la prochaine réforme des retraites.

        En règle générale, le maudit finit dans la collection La Pléiade préfacé par un sorbonnard, tandis que l'oublié poursuit son après-vie dans sa patrie de choix : la reliure de ses quelques ouvrages publiés et leurs pages se délitent ; même à deux balles dans les bacs des marchés, des bouquinistes ou des libraires d'occase, ses livres stagnent ou s'enfoncent dans la vase.

        Facile de s'occuper des maudits - en fabriquer des modernes est même du dernier chic, et commercialement rentable, comme l'exemple de M. Houellebecq en témoigne Mais quid des oubliés ? 

Ne nous attardons pas sur une triste catégorie - les Maurras, les Rebatet, les Brasillach -   dont de pervers manipulateurs au programme idéologique précis tentent avec succès d'exhumer les malodorantes dépouilles de leurs décombres sous couvert universitaire...

Il s'agît des vrais oubliés, sous-estimés ou négligés de leur vivant, ascètes ou athlètes de la disparition, n'ayant même pas eu la bonne idée de se suicider ou de devenir fous mais morts bêtement, comme tout le monde, de maladies ordinaires- le cancer, l'alcoolisme ou la tristesse.  S'ils ont crevé dans la misère celle-ci n'aura même pas été atroce mais les aura lentement réduits en tas de poussière d'os sans qu'un appel à l'aide, un cri de protestation - ou même un gémissement - ne s'échappe de leur bouche.

Devrions-nous respecter leur choix de réclusion volontaire ? Il est heureux, au contraire, que des éditeurs cultivent le jardin rare et secret de ces artistes de l'auto-bannissement et se proposent à en offrir les fruits aux lecteurs dont l'oeil n'est rivé ni sur des émissions de polémiques télévisées, ni sur les listes des best-sellers ou des prix littéraires.

        « Rééditer, c'est beaucoup plus difficile qu'éditer », disait volontiers le défunt Guy Schoeller, étrange et légendaire fondateur de la collection « Bouquins ».

        Je n'ai pas cité la phrase à mon ami Eric Dussert qui, sans négliger les maudits, s'acharne à sortir de l'oubli des écrivains bien cachés au fond du fond des étagères où ils dorment. Recouverts d'une couverture de poussière humide. Ainsi, grâce à lui et à ses partenaires de l'enseigne de L'Arbre vengeur, a-t-on vu ressurgir plusieurs petits chefs d'oeuvre : d'abord l'admirable Aubervilliers, la fresque sociale de Léon Bonneff et, plus récemment, deux sommets de l'humour noir : le Monsieur Tristecon, chef d'entreprise, de François Caradec, ainsi que l'amère et réjouissante Grande Vie de Jean-Pierre Martinet, qui réussit le tour de force de tremper le tragique du médiocre quotidien dans le bain acide d'un sens comique qui ne recule devant rien.

        Si messieurs Caradec et Martinet ont travaillé avec une belle constance à se faire oublier, nous ne saurions qu'être reconnaissants envers l'éditeur qui se souvient d'eux et nous les fait découvrir.

 

Références :

Léon Bonneff, Aubervilliers, préface d'Éric Dussert, L'Arbre vengeur, collection l'Alambic, 2015.

François Caradec, Monsieur Tristecon, chef d'entreprise, postface d'Éric Dussert suivie d'un entretien avec l'auteur, l'Arbre vengeur, collection l'Alambic, 2018.

Jean-Pierre Martinet, La Grande vie, préface de Denis Lavant, postface d'Éric Dussert, L'Arbre Vengeur, collection l'Alambic, 2017.

 

 

 


TERRITOIRE DES FANTOMES

Rien en apparence - hormis la proximité de leur date de naissance (1943 pour l'Espagnol, 1945 pour le Français) - ne semble rapprocher deux de mes écrivains contemporains favoris, Patrick Modiano et Eduardo Mendoza. Là où le premier s'enfonce dans l'infini dédale des ruelles toujours plus sombres de la mémoire collective, le second s'ingénie avec un plaisir retors à voir tourner la roue cruelle de l'histoire de celle qu'il appela « la ville des prodiges » : Barcelone.

Mais entre le flâneur tragique français et le féroce amuseur espagnol, je découvre plus d'un point commun : l'amour passionné des rues non telles qu'elles sont, mais pour ce qu'elles portent des traces de ce qu'elles furent ; le goût obsessionnel d'une enquête dont l'enjeu échappe à celui qui la mène et apporte une perturbation mineure dans la marche d'un monde qui toujours crie « Oublie ! Oublie ! » et pour qui il faut à tout prix avancer.

        Qui sont ces deux hommes déjà âgés qui auront passé l'essentiel de leur vie à se démonter le cou pour apercevoir des ombres derrière leur épaule ? Impossible de réduire Modiano à l'obsession des « années noires » de l'Occupation, et réducteur de borner Mendoza à l'évocation d'un Barcelone qui n'est plus. Ce sont l'un et l'autre des chasseurs de fantômes : ceux de Mendoza sont volontiers farceurs et ceux de Modiano ont tendance à porter de longs manteaux gris ou, tout aussi inquiétants, d'épais  blousons de cuir - et chez les deux écrivains, de fuyantes vérités sont celées dans les pages arrachées d'agendas oubliés ou les feuillets écrits à l'encre sympathique ou barbouillés à l'urine des pauvres ou des chiens - et quand, finalement, à force d'obstination, les mots apparaissent, la part de ce qu'ils laissent dans l'ombre est plus vaste que celle qu'ils éclairent d'une lumière  grise - et les fantômes peuvent s'éloigner le long des murs dans le silence ouaté d'un crépuscule où nul n'aura l'étrange idée de les pourchasser.

Références récentes , dans une abondante bibliographie :

Patrick Modiano, Encre sympathique,Gallimard, 2019.

Eduardo Mendoza, Les Égarements de Mademoiselle Baxter, Éditions du Seuil, 2016.  

 

 


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