Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (3)

Le jeune Truffaut et son ami Lachenay adolescents lisaient avec passion en même temps qu'ils écumaient les salles parisiennes pour y voir (ou revoir, déjà) les films qui étaient leur « maintenant », leur « avant », leur « après », leur « ici » et leur « ailleurs ». À la nuit, ils passaient leurs bras maigres à travers les grilles des cinémas fermés pour y dérober les photos de leurs chéris ? les Welles, les Howard Hawks, les John Ford, les Renoir, les Rossellini. Ainsi ces deux passions se sont-elles développées parallèlement et nourries mutuellement.

L'amour de la littérature et celui du cinéma sont tellement intimement liés chez Truffaut qu'il est presque impossible de les dissocier.

Le premier est si intense, si profond qu'il a poussé le réalisateur à se lancer dans une adaptation d'un genre qu'il connaissait mal et n'aimait pas, la science-fiction. En lisant Fahrenheit 451, le roman de Ray Bradbury, l'oeil de Truffaut s'est posé sur ce qui le terrifiait, lui, dans la vision de l'écrivain américain : un monde où les livres deviendraient l'ennemi, un monde où les livres seraient menacés d'extinction ? et donc une part des hommes avec eux, part secrète et précieuse, touchant au coeur, aux tripes, à la conscience.

Flash-back

Émouvant de voir deux gamins de dix-huit ans s'appeler « vieux salaud » : les lettres des jeunes François et Robert sont pleines de ces insultes joviales sous lesquelles l'affection masculine se marque. Pleines aussi de leurs découvertes de lectures : « Lis le Journal du voleur (Gallimard, 330 Fr) de Jean Genet », « simplement bouleversant », comme Jean-Jacques Rousseau, que Truffaut n'a d'ailleurs, précise-t-il, pas lu. « Lis Le Portrait de Dorian Gray, c'est un chef-d'oeuvre ». La rencontre avec Genet sera le début d'une amitié intense et tempétueuse. Nulle ambiguïté sexuelle, que je sache, mais malgré l'écart d'âge une fraternité de mauvais garçons plus ou moins repentis. Cela tournera à l'orage entre le jeune critique devenu cinéaste reconnu et le « comédien et martyr » cher à Sartre, mais Genet restera une influence intellectuelle majeure ? mentionnant sa lecture des Pensées de Pascal, Truffaut crédite même Genet de lui avoir « appris à lire ».

Lorsque François s'engage dans l'armée et se trouve stationné en Allemagne avant un départ pour l'Indochine, ses lettres à Robert contiennent plus de demandes de livres que de demandes d'argent. Par quelle aberration un tempérament aussi rétif à l'autorité que celui du jeune Truffaut avait-il pu s'imaginer qu'il se plierait à la discipline militaire, c'est une autre histoire ? et un mystère qu'une déception sentimentale n'éclaircit pas vraiment. L'expérience en tout cas a trouvé sa traduction cinématographique ? Truffaut ne réalisera jamais de film de guerre, mais au moins une « ouverture militaire »  où   s'expriment nettement ses propres impressions de voyage et son manque radical d'affinités avec ce monde.

Lorsque la caméra se pose sur Antoine Doinel dans sa prison militaire au début de Baisers volés, il est en train de lire Le Lys dans la vallée. Ce n'est pas un Balzac au hasard et sans en être une adaptation, le film est entre autres un écho lointain et transformé de l'histoire du Lys, ou en tout cas de l'empreinte émotionnelle que sa lecture a laissée chez le jeune Truffaut. Balzac revient sous divers aspects dans ses films suivants : Pierre Lachenay (La Peau douce)lui a consacré un livre ; son portrait ou son buste sont présents ? dans le salon de la mère de Claude (Les Deux Anglaises et le Continent), par exemple.

Le Balzac de Truffaut n'est pas celui de Rivette. Là où l'auteur d'Out 1 voit partout les complots de la folle politique balzacienne, nourrie de visions autant ? et plus ? que d'observations, celui du Dernier Métro évoque un Balzac plus romantique (pour les sentiments), plus proche des Scènes de la vie privée que de celles de la vie parisienne. Point commun : leurs personnages se cachent, fuient ou ont quelque chose à cacher : qu'il s'agisse d'une liaison amoureuse demeurée inconnue, d'un secret de famille ou d'une activité délictueuse, la vie amène les personnages de Truffaut à se donner pour ce qu'ils ne sont pas et à tenter avec plus ou moins de succès de dissimuler leur identité. L'essentiel est invisible pour les yeux trouve ici une illustration inattendue. Qu'il ait ou non baigné dans le crime, chacun d'entre nous a quelque chose de Ferragus (Histoire des Treize)ou de Vautrin qui de vie en vie meurt pour se réinventer. Ainsi Charlie Kohler (étonnant Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste), comme Marion Vergano (la jeune et dangereusement belle Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississippi)s'acharnent-ils à effacer les traces d'un passé qui ne passe pas ? de même, dans un tout autre registre et pour d'autres raisons, que Bernard et Mathilde (Gérard Depardieu et Fanny Ardant) dans La Femme d'à côté.

Pour en revenir à Doinel, il lit sans arrêt ; lorsque son fils Alphonse naît, devant le regard amusé et sceptique de sa femme, il lui prédit avec une emphase comique le plus haut des destins : « Alphonse sera un grand écrivain ! » Dans le dernier épisode de ses aventures, Antoine est toujours amoureux des livres et fouine toujours du côté des chéris de Truffaut comme Léautaud ou Proust ; non seulement il exerce maintenant, enfin, un « métier sérieux », mais c'est un métier proche des livres (il est correcteur dans une imprimerie) ; de plus il a publié son roman, Les Malaises du coeur, dont le titre évoque celui d'un des trois romans de Jean Renoir, Le Coeur à l'aise.

Même si son premier « short », Les Mistons,est tiré d'une nouvelle de Maurice Pons, Truffaut a finalement adapté peu de livres ? et Dieu sait si les propositions n'ont pas manqué, y compris pour des écrivains ou des livres qu'il admirait. Il refuse rarement directement, exprime des réticences avant de devenir, comme à regret, plus ferme : « s'il est sacrilège de tourner un film d'après Proust[1] [Un amour de Swann[2],qu'une productrice lui propose],il est terrible de prononcer cette phrase : non, je regrette, cela ne m'intéresse pas. » Il ajoute un peu plus loin, après avoir cité quelques-uns de ses refus (Le Désert des Tartares[3], Voyage au bout de la nuit[4], Le Grand Meaulnes, L'Étranger[5]?n'en jetez plus, la cour est pleine), cette phrase où chaque mot tombe juste : « Chacun de ces refus nécessaires me coûte infiniment. » Les deux romans d'Henri-Pierre Roché qu'il a adaptés, c'est lui qui les a choisis, et personne d'autre, et c'est grâce à son Jules et Jim qu'un auteur a pu connaître le succès, post mortem hélas (more on this later) ; quant aux quatre polars américains qu'il a adaptés, il les a non seulement transposés en France, mais profondément transformés ? et pas seulement parce qu'il les lisait dans les fautives et distrayantes traductions[6] de la Série noire d'alors.

Pour Charles Denner et L'Homme qui aimait les femmes, le film se présente comme l'illustration des chapitres du livre que le séducteur écrit. Le héros masculin d'Une belle fille comme moi, l'infortuné Stanislas (André Dussollier dans son premier rôle au cinéma), si cruellement et subtilement piégé par Camille Bliss, a publié une thèse ; mieux, la recherche en vue de son écriture est le prétexte de sa rencontre avec la séduisante et dangereuse jeune femme : le film est une « mise en images » du récit de ses aventures dont la dernière est le piège qu'elle tend au naïf thésard. Dans L'Homme qui aimait les femmes comme vers la fin des Deux Anglaises, lorsque Claude (Jean-Pierre Léaud) publie son roman, dont le titre, Antoine et Julien, est à peine démarqué de Jules et Jim, le cinéaste prend plaisir à montrer les différentes étapes de la fabrication du livre, créant une sorte de mini-film dans le film, un documentaire monté avec beaucoup de rythme. Si ses dialogues, parfois improvisés à partir d'indications précises, n'ont pas ce côté « littéraire » qu'ils prennent chez d'autres auteurs de la Nouvelle Vague, comme Rohmer ou Resnais[7], il reste son recours fréquent à la voix off qui narre (Jules et Jim, Les Deux Anglaises) ou commente ; il y a les bibliothèques, les librairies, il y a l'omniprésence des représentations d'écrivains (bustes, portraits) dans beaucoup de ses films ? dans la chapelle de La Chambre verte, je n'ai pas multiplié les arrêts sur image pour distinguer les visages des écrivains, mais je me souviens qu'il y en a beaucoup. Vers la fin de La Nuit américaine, la production du film est en crise à cause de la mort accidentelle d'Alexandre (Jean-Pierre Aumont). Une scène muette montre des nouveaux commanditaires américains venus renflouer des finances bien basses et permettre la fin du tournage : l'un des figurants se trouve être le grand écrivain britannique Graham Greene, venu en voisin rendre visite à une des comédiennes du film dont les parents étaient ses amis, et recruté pour cette figuration sans que Truffaut le sache, car il aurait été paralysé de trac à cause de l'admiration qu'il lui portait. D'après Nathalie Baye, qui le raconte avec beaucoup d'humour et de tendresse, le cinéaste ne reconnut pas l'écrivain et se contenta de remarquer après la prise que sa tête lui disait quelque chose.

Si le cinéma de Truffaut n'est pas « littéraire » (en langage courant, bavard et chiant), le réalisateur et ses films portent bien l'empreinte profonde de ses admirations ? l'expression n'en est pas celle qu'elle était chez Gance ou même chez Renoir, mais elle n'en est pas moins une marque : lorsque les livres brûlent sous la lance de Montag (Oskar Werner) dans Fahrenheit 451et que leurs couvertures noircies se racornissent, tandis qu'on distingue à travers les flammes les noms de Dickens ou des soeurs Brontë, la caméra pleure. Pas de commentaire ici : l'adieu est silencieux et déchirant comme celui que l'on ferait à des êtres vivants longtemps aimés et partis dans une intolérable souffrance.

Le mot et l'image

Si Truffaut, qui a écrit avant de filmer, est habité de la passion, de la rage des mots, il est aussi un fou de l'image, un obsédé visuel autant que textuel. Jean-Louis Richard ? son coscénariste pour La Peau douce (et Fahrenheit 451) ? raconte que l'idée du premier lui en était venue en surprenant l'image d'un homme et une femme à l'arrière d'un taxi s'embrassant avec une telle fougue qu'il avait comme entendu le choc de leurs dents. L'image ayant inspiré le film n'y a finalement pas trouvé sa place ? a-t-elle même été tournée ? Tout au contraire une autre image a surgi, née de la lecture d'un fait divers : une femme avait abattu en public son mari infidèle d'un coup du fusil qu'elle dissimulait dans son imperméable. C'est ce que fait Franca (Nelly Benedetti) vers la fin du film qui détaille plan par plan la construction de ce qui sera la séquence où elle l'abat, non pas d'un, mais de plusieurs coups de fusil. Elle a déjà quelque chose de la Julie Kohler qu'interprétera Jeanne Moreau[8] quatre ans plus tard : ce n'est pas une femme égarée, passionnelle, dérangée, qui agit dans un moment de furieuse folie. Les gestes sont précis, détachés, tranquilles, méthodiques ? une professionnelle qui exécute sa mission. À cette exception près, Truffaut n'aime pas montrer la mort beaucoup plus qu'il n'aime montrer l'amour physique : il ne fuit pas ce qu'il faut montrer pour la clarté (un de ses mots clés), mais il pratique l'ellipse autant qu'il le peut. Lorsque Claude couche enfin avec la cadette des soeurs Brown, Truffaut ne filme pas le dépucelage ; il nous montre seulement, après l'amour, une fleur rouge étalant sa corolle sur le drap blanc, et cette vision fugitive du sang de la jeune fille est plus choquante (je crois me souvenir que le producteur lui avait demandé de la couper au montage) que n'aurait été l'exhibition d'un sexe d'homme la pénétrant. Combien de fois, en littérature comme au cinéma, celui qui en dit le moins possible, se borne à l'indispensable, n'est-il pas plus clair, plus violent que celui qui s'attarde, détaille, bavarde, en rajoute ? Autant la découverte de l'amour physique avec Ann, la soeur aînée, a été douce, indiquée par la seule disparition du rideau qu'elle tirait chaque soir entre leurs deux lits, autant cette fleur rouge nous dit, au-delà de ce premier sang, quelque chose sur le rapport entre Claude et Muriel, à la fois destinés l'un à l'autre et inéluctablement arrachés l'un à l'autre.

Truffaut a du goût pour des séquences que l'on peut juger « documentaires », mais qui sont du vrai cinéma : lorsque Antoine envoie un pneumatique à Fabienne Tabard (Delphine Seyrig) dans Baisers volés, nous suivons chaque étape depuis le geste de la postière roulant la lettre dans le tube jusqu'à l'arrivée de la lettre en passant par le trajet à travers le réseau de tuyaux souterrains. Ce n'est pas seulement un spectacle délicieusement suranné, comme celui des télégrammes avec les mots découpés, c'est un élément de suspense permettant de partager la tension amoureuse qui atteindra son climax avec l'arrivée de Mme Tabard venue s'offrir à Antoine dans sa chambrette montmartroise. Ainsi Truffaut[9] intègre-t-il chacun de ses « reportages » non en fonction de son utilité sociale ou de son caractère décoratif, mais de sa pure efficacité dramatique. (À suivre.)



[1] Tu vois, Bizot, encore un point proustien d'accord entre Truffaut et toi. On progresse ? lentement, mais on progresse.

[2] Ai pas vu l'adaptation de Volker Schlöndorff (1984) avec Jeremy Irons, Alain Delon, Ornella Muti et Fanny Ardant, et suis pas du tout tenté.

[3] L'adaptation du roman de Buzzati sera finalement réalisée par Valerio Zurlini en 1976. C'est un peu chiant et très beau. La musique du génial Ennio Morricone s'accorde aux sublimes décors et le casting international n'est pas magnifique seulement par les noms sur l'affiche : Jacques Perrin, Philippe Noiret, Jean-Louis Trintignant, Max von Sydow, Fernando Rey, que du très costaud, pour les rôles principaux comme secondaires.

[4] Rencontre entre Abel Gance et Céline dans les années 1930, projet avorté, synopsis perdu. Nouvelle tentative de Jean Renoir en 1937. Le gracieux Céline l'envoie paître sans ambages malgré les brûlantes déclarations d'admiration du cinéaste. Bizarre connexion entre l'auteur de Bagatelles pour un massacre et le compagnon de route du PC pendant le Front populaire : si l'on en croit le scénariste Henri Jeanson, lorsqu'il croise Renoir à Lisbonne, juste avant l'embarquement pour New York, celui-ci exprime des sympathies pour Hitler et mentionne son espoir d'une France « désenjuivée ».

[5] Ai pas vu l'adaptation de Visconti (1967) avec Marcello Mastroianni et Bernard Blier, suis moyennement tenté?

[6] Tiens, je viens de jeter un coup d'oeil à For Love of Imabelle, le Chester Himes mentionné récemment (La Reine des pommes) et sans me lancer dans numéro de petit prof je note avec peine que Minnie Danzas et C. Jase ont traduit le Daddy par lequel Imabelle s'adresse à l'infortuné Jackson (la reine des pommes, c'est lui) par un « p'tit père » de mauvais aloi. Pourquoi pas « papa », tout simplement ?

[7] « Non, tu n'étais pas à Hiroshima? »

[8] La Mariée était en noir.

[9] L'un des rares reproches que j'aie à adresser aux biographes du cinéaste ? ou plutôt à leur éditeur ?, c'est de l'appeler « François Truffaut » des centaines de fois. Dans ce post, j'ai failli opter pour FT, mais ça fait Financial Times donc va pour Truffaut ? vu le contexte, peut pas y avoir de confusion avec le pépiniériste.


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (2)

Bizot, si tu me lis jusqu'au bout des 12 épisodes, je vais te convaincre d'une seule chose : Truffaut, c'est pas ce que tu crois.

MBE[1] : c'est pas des histoires de couples et de coucheries du type « Jean-Claude aime Nathalie qui préfère Paul qui est marié avec Colette, secrètement amoureuse d'Antoine et à la fin tout le monde mange ensemble » ?

Moi : oui, il y a bien des histoires de couples, mais il y a aussi ? et plus souvent? des trios amoureux. Et très peu de repas.

MBE : du triolisme ?

Moi : non, le cul français années 1970 va plutôt chercher du côté de José Bénazéraf[2]. C'est pas qu'il n'y ait pas de sexe dans les films de Truffaut, mais il est suggéré plus que montré.

Puisque je me suis lancé dans ce qu'il n'y a pas chez Truffaut, je peux esquisser une théologie négative[3] de sa filmographie.

Il n'y a pas de films de guerre chez Truffaut, pas de films fantastiques (un seul de science-fiction, mais si « barré » qu'il n'appartient pas au genre), pas de films de gangsters.

Pour ces derniers, si Truffaut n'en a jamais réalisé ce n'est pas, je crois, parce qu'il n'aimait pas les films de gangsters, c'est plutôt, dit-il quelque part, qu'il n'aimait pas les gangsters, ne les comprenait pas, ne s'intéressait pas à eux et n'aurait donc pas pu les filmer. Les seuls gangsters qu'il montre (dans Tirez sur le pianiste, je crois, et dans Vivement dimanche) sont des gangsters qu'on croirait droit sortis des vieux films de burlesque ou des traductions françaises des polars américains de la Série noire. Ils ont beau être revêtus de tenues de gangsters et armés de flingues de gangsters, il n'est pas facile de les prendre au sérieux.

Je crois que Truffaut filmait ce qu'il aimait : enfants, hommes, femmes (surtout), dont il scrutait les visages avec l'intensité d'un guetteur/chasseur ou d'un chercheur de trésor[4]. Même si aucun de ses films ne bascule dans l'onirisme ou le fantastique, même « poétisé » à la mode Cocteau, je crois qu'à sa façon il filmait aussi les esprits, les fantômes, l'immatérialité des êtres qui, absents, nous sont quand même présents ; quand pendant les deux heures de L'Histoire d'Adèle H., un film pratiquement vide de toute action, il filme, fasciné, le visage de la jeune Isabelle Adjani, il nous donne à voir en permanence l'image impossible qu'elle porte comme une obsession et une blessure : celle d'un homme qu'elle a suivi par amour aux confins de la terre et qu'elle ne reconnaît même pas lorsque, fugitivement, elle l'aperçoit dans une rue. Dans La Chambre verte, le personnage central, qu'il interprète, éclaire de milliers de bougies une chapelle désaffectée qu'il dédie à « ses morts » : femme aimée, amis décédés, artistes admirés, comme si par ces flammes fragiles et la « magie du cinéma », il redonnait vie à tous les noyés de la vaste mer des disparus dont la houle vit en nous quand les aimés ne sont plus, et baigne nos flancs de ses flots mélancoliques. (À suivre.)



[1] Mon Bizot embarqué (voir épisode 1 ? 06/05/2021).

[2] 1922-2012, actif de 1963 à 1999, auteur notamment de La Soubrette perverse (1974) et de La Veuve lubrique (1984).

[3] Démonstration de l'existence de Dieu par la recension de ce qu'il n'est pas.

[4] Dans une lettre de 1951 à Éric Rohmer, il écrit : « Si vous faites un film, n'oubliez pas que [?] le cinéma consiste à faire faire de belles choses à de belles femmes » (Jean-George Auriol, rédacteur en chef de La Revue du cinéma).


TRUFFAUT L'HOMME QUI AIMAIT

Bizot, avec qui je partage (presque) tout, me dit trouver mon obsession actuelle des films de François Truffaut (presque[2]) aussi exotique que ma passion pour l'Olympique de Marseille. Non qu'il supporte le Paris-Qatar-Saint-Germain, ce qu'à Dieu ne plaise, mais autant le spectacle d'un match de rugby (surtout France-Angleterre) éveille en lui des émotions qui, pour être prévisibles (l'Angleterre gagne à la fin), n'en sont pas moins puissantes et incontrôlables, autant l'idée même du football ne provoque chez lui que l'indifférence ou l'invincible ennui.

François Truffaut avait-il le moindre intérêt pour le sport ? Pas que je sache, et il n'y en a, sauf erreur, aucun indice dans ses quatorze films. Des Quatre Cents Coups (1959) à Vivement dimanche (1983), pas un stade, pas un ballon rond ou ovale et si le jeune Antoine Doinel/Jean-Pierre Léaud court sur une plage, ce n'est pas en mode Chariots de feu pour se préparer aux Jeux olympiques, mais pour échapper aux rigueurs du centre où il est « rééduqué », c'est-à-dire détenu. On doit bien voir tel ou tel personnage à bicyclette, mais c'est pas l'ambiance Tour de France ou Paris-Roubaix. Pour en revenir à Doinel, l'effort physique et la concentration mentale ne sont pas absents de sa carrière mais rien dans ses vies professionnelles (de réceptionniste d'hôtel, de détective privé, de coloriste de fleurs, de vendeur de chaussures, de réparateur de télévisions, d'écrivain) ou dans sa vie privée n'indique le moindre goût pour la pratique ou le spectacle du sport.

Ça y est, j'ai trouvé un point commun entre Truffaut et Bizot : ils s'en foutent du foot.

Ce n'est qu'un début et j'avance coup sur coup les trois petits pions  (non, cinq !) qui administreront à Bizot la preuve que Truffaut n'est pas si éloigné de lui qu'il le croit :

1. - Ils s'appellent tous les deux François. Tu me diras, ça va pas loin car des François, dans les années 1930 (Truffaut, 1932 ; Bizot, 1939) il y en avait des palanquées - et même des Françoise (môman, 1933.)

2. - Vers la fin de sa vie, Truffaut a tourné deux films avec Gérard Depardieu, et Bizot est le grand-père du plus jeune fils de Depardieu, Jean.

3. - Ils ont tous les deux une fille prénommée Laura.

4. - Truffaut a tourné deux films avec Deneuve en vedette et Bizot a vu une fois Deneuve entrer dans un restaurant, il y a vingt ans - je n'entre pas dans les détails, mais si j'en crois mon ami, elle n'était déjà plus ni la séduisante et dangereuse Marion Vergano de La Sirène du Mississippi, ni la séduisante et courageuse Marion Steiner du Dernier Métro.

5. - Un des écrivains fétiches de Truffaut était Proust. Je ne sais pas s'il avait lu Ernst Jünger qui, avec Marcel, est le héros littéraire de Bizot - mais pour employer une expression bizotesque (bizotienne ?), « c'est quand même pas rien ».

Bizot, je sens que tu n'es pas convaincu. Pourtant, je te promets, pas besoin de casser ta tirelire pour acheter des DVD, il y a plein de Truffaut (pas Truffauts, je crois) disponibles sur Netflix ou Mubi - je sais que tu es abonné, ne serait-ce que pour voir et revoir l'intégrale des Soprano. Je reconnais que les journées sont courtes, quand on est octogénaire, qu'on travaille depuis quarante ans sur une « somme » consacrée au bouddhisme des Khmers et qu'on a « presque fini » depuis quinze ans : quelques virgules à déplacer, quelques centaines d'articles à lire, une dizaine de gros manuscrits en sanskrit ou en khmer à consulter - sans compter le chien à nourrir - on va pas s'arrêter pour regarder The Voice ou Koh-Lanta.

Mon Bizot embarqué (MBE[3]) : « Exact. Idem pour Truffaut. »

Moi : « Tu sais, ça vaut vraiment la peine d'y regarder de plus près. »

Le vrai Bizot[4] : « Truffaut, c'est bien lui qui a réalisé les films où il y a tout le temps ce petit brun agité qui a un phrasé exaspérant ? »

Moi : « Jean-Pierre Léaud, tu veux dire ? »

Bizot : « Ouais, ça doit bien être ce nom-là. »

Sur les noms des dieux du panthéon bouddhiste, les rois des dynasties angkoriennes et la mafia du New Jersey version Soprano, Bizot est imbattable mais il a raté la majeure partie des années 1960 en France, moyennant quoi il est passé à côté de Sacha Distel[5], Jean Gabin deuxième manière, Sheila, Alain Robbe-Grillet ou les Charlots. Et Truffaut, donc.

Donc on en était à Jean-Pierre Léaud qui n'a pas joué queDoinel, même chez Truffaut, mais qui reste associé aux aventures cinématographiques du jeune Antoine.

Doinel est à bien des égards une projection poussée d'un être hybride additionnant Truffaut et Léaud, mais Truffaut est loin de se limiter à lui.

À voir ou revoir ses films, non seulement mon admiration pour le cinéaste croît, mais je me compose le portrait d'un homme que j'aurais aimé, l'un de ceux qui éveillent chez nous le sentiment d'amitié sans réserve (dans mon cas, Tchekhov et Camus pour le passé, Bizot et Todorov pour le présent). Je me refuse à considérer Tzvetan comme mort, et je donne une cinquantaine d'années à Bizot pour finir une première version acceptable de sa Summa buddhista.

Ça me fait bizarre de m'en souvenir parce que j'ai participé à sa création, mais l'idée de base de la partie blog du slog était de faire des textes courts - 300 mots, c'est plus que Twitter mais ça reste assez compact. Je sais pas si c'est un effet de l'âge, mais depuis quelque temps j'ai plus de mal à faire court - et pourtant je prends le temps? J'ai dû découper ce Truffaut, d'abord en deux, puis en trois? maintenant j'en suis à douze épisodes, dont ce qui précède est le premier. (À suivre, donc.)



[1] Non fake note de Malcampo : «  Ça me fait un point commun avec Bizot. Je connais 3 noms de d'ex-footballeurs : Cantona à cause de sa personnalité et parce qu'il me fait marrer, Lizarazu parce qu'il est beau et Zidane, je ne sais pas pourquoi. »

 

[2] Comme le « quoique », le « presque » était l'un des mots fétiches du très regretté Guy Leverve - une de ces rares personnes dont l'oeuvre aura été d'être, tout simplement - ce qui n'est pas donné à n'importe qui. Naître est à la portée de n'importe quel imbécile. Être, c'est une autre affaire, qui ne se résume pas à la gestion des fonctions et à l'accomplissement des gestes basiques permettant survie et subsistance jusqu'à l'Égalisation finale. Ceux qui l'ont connu le savent : Guy était, intensément, colériquement, amoureusement, et c'est pas grave qu'il n'ait pas laissé d'oeuvre en volume (quoique).

 

[3] Marrant, ça fait member of the British Empire et s'il y a une nation que Bizot déteste autant qu'il l'admire - ou admire autant qu'il la déteste -, c'est la nation britannique.

[4] I guarantee it.

[5] Désolé pour un fan égaré de ce chanteur, mais je crois qu'on peut s'en passer. Idem pour Sheila, et Robbe-Grillet, même si je dois peiner mon amie Dominique, lectrice de ce slog et amatrice d'ARB ( La Jalousie  ou  les Gommes,  je ne suis plus trop sûr duquel). Les Charlots, en revanche, c'est  important? comme les Gendarmes avec Louis de Funès  (18 films de 1964 à 1982, environ 40  millions d'entrées en France) et les Don Camillo  avec Fernandel (5 films de 1952 à  1965, plus de 30 millions d'entrées en Europe)


OUT THERE AND FAR OUT

(Rivette 3)

J'ai vu des trucs barrés au cinéma, mais plus barré que ça, je ne  croyais  pas  que  ça puisse exister[2] : ça s'appelle Out One et c'est un truc - je ne sais pas encore comment l'appeler - réalisé par Jacques Rivette en 1970-1971 ; comme pour La Roue d'Abel Gance (cf. mon post récent), j'ai d'abord vu la version « courte » (Out 1. Spectre, 4 heures 20 minutes seulement). J'ai adoré, mais j'ai pas compris grand-chose. En enchaînant sur la version longue (Noli me tangere[3], 12 heures 50 minutes) je me suis dit que j'allais mieux comprendre. J'ai adoré aussi et j'ai toujours pas compris grand-chose, ce qui n'a pas plus d'importance que dans Twin Peaks, réalisé (est-ce pure coïncidence ?) vingt ans pile après Out 1. Il y a d'ailleurs des tas de points communs entre Rivette, un des cinéastes les plus « intellectuels » de la Nouvelle Vague, et David Lynch, le rêveur fou de Missoula, Montana, un autre grand « égareur » du cinéma.

Qu'est-ce, donc, que Out 1 ?

Ce peut être l'histoire de Thomas (Michael Lonsdale), celle de Colin (Jean-Pierre Léaud), de Frédérique (Juliet Berto), Lucie (Françoise Fabian), Pauline (Bulle Ogier), Nicolas (Marcel Bozonnet), Sarah (Bernadette Laffont), Marie (Hermine Karagheuz[4]), Lili (Monique Moretti), Étienne (Jacques Doniol-Valcroze), de Béatrice (Edwine Moatti), d'Elaine (Karen Puig)? J'en perds le compte. Celle aussi des tas de personnages secondaires qu'on ne voit qu'une fois, des petits arnaqueurs, deux pornographes, des truands, un professeur de littérature, une Miss Blandish, un joueur de foot, un noctambule, des silhouettes furtives. Et je ne compte pas le fantôme, les disparus, ceux dont on prononce le nom, mais qu'on ne voit jamais. Un film raisonnable n'essaierait pas de raconter autant d'histoires à la fois, y compris celles qu'on ne voit pas, qui se sont déroulées dans le passé ou hors champ, mais Out 1 est un film fou. Un post raisonnable ne tenterait même pas de résumer Out 1, car Out 1 n'est pas résumable - d'ailleurs je n'essaie pas de le résumer, simplement de l'évoquer, à la manière d'une séance de spiritisme[5] où des formes manifestent leur présence.

Qui sont-ils ?

Thomas est-il un metteur en scène avant-gardiste préparant une version moderne du Prométhée délivré d'Eschyle ? N'est-il pas plutôt au centre des treize membres d'un complot mystérieux dont on ne connaîtra ni la nature exacte ni les contours, même flous, et dont Colin est (ou n'est pas) partie prenante ? by the way, le statut sentimental de Thomas sur facelivre semble être « it's complicated ».  - il était avec Lili, il est maintenant avec Béatrice et tente de séduire Sarah.  Pourquoi  Lili  monte-t-elle précisément au même moment que son ex  une autre tragédie d'Eschyle, Les Sept contre Thèbes ? Les répétitions des deux pièces se déroulent-elles dans le même théâtre ? Sont-elles destinées à déboucher sur un spectacle ?

Pauline, qui s'appelle aussi Émilie, est-elle la propriétaire d'une boutique hippie nommée L'Angle du hasard ? L'âme fondatrice d'une nouvelle revue au projet éditorial flou auquel Colin tente de se joindre ? Une membre des Treize ?

Colin lui-même, qui flotte entre ces différents univers, est-il un sourd-muet qui récolte des oboles plus ou moins spontanées aux terrasses des bistrots parisiens ? Un journaliste de Paris Jour qui enquête sur des crimes passionnels sanglants ? Un vagabond cherchant à se désennuyer ? Un des Treize ? Qui lui envoie ces messages mystérieux l'invitant à se mettre sur la piste des Treize ?

Frédérique est-elle une voleuse à la manque, une âme en peine ? Que fait-elle assise dans son gourbi à jouer avec des couteaux qui, défiant la règle tchekhovienne, ne servent ultérieurement à aucune agression, aucun meurtre ? Pourquoi vole-t-elle un paquet de lettres à Étienne ? Est-ce pour l'amusement ou l'argent qu'elle tente ensuite de se lancer dans un chantage pour lui rendre ces lettres dont il prétend d'ailleurs n'avoir que faire ? Où est passé le père des jumeaux de Pauline ? Pourquoi Sarah, dont le premier roman a obtenu un grand succès, a-t-elle tant de peine à en écrire un second ? Et pourquoi Thomas vient-il la chercher à l'Obade, où elle s'est réfugiée, pour lui demander de le suivre à Paris pour juger l'état de sa mise en scène ? Quelle est l'identité du fantôme qui habite l'Obade ? Qui est Pierre, l'ex de Sarah qui a inspiré son premier roman autobiographique ? Plusieurs personnages en parlent, et il est souvent mentionné comme un membre important de Treize ; mais on ne le voit jamais. Pourquoi Marlon (Jean-François Stévenin[6]) casse-t-il la gueule à Frédérique au comptoir d'un bistrot ? Pourquoi Etienne, à qui Frédérique a dérobé les  lettres, n'est-il pas tenté par l'invitation de Thomas à réactiver les Treize en sommeil depuis plusieurs années ? Et d'ailleurs, quelle a été leur action, et quel serait le nouveau projet ?

Où se déroule Out 1 ? Pour l'essentiel à Paris, car - et c'est un autre trait commun avec Balzac  et Truffaut - Rivette est un obsédé de Paris, le Paris de jour et le Paris de nuit, le Paris des bistrots, celui des grandes places, celui des passages ou des recoins. L'Angle du hasard, la boutique de Pauline, est proche de la rue Sainte-Opportune, dont on aperçoit la plaque ; c'est le quartier où se déroule une partie de l'action de Ferragus, le premier récit des trois qui, avec la préface, composent L'Histoire des Treize[7]. Comme chez Truffaut il y a ce goût des toits de Paris, les apparitions de la tour Eiffel - et puis les escaliers des immeubles parisiens, larges ou crapoteux, les couloirs plongés dans l'ombre. Peu des autres lieux signatures de la capitale : ni Arc de triomphe, ni Notre-Dame ni le Louvre, aucune gare. Le XVe  des bords de Seine, les environs de la Bastille? L'arrière du Moulin Rouge, des péniches sur la Seine, les voitures qu'on voyait alors dans les rues de Paris, celles que conduisait ma maman : SIMCA 1300, Peugeot 404, DS? ces autos-là, on ne les voit plus, ce Paris-là a tellement changé qu'on le reconnaît à peine.

 Treize à la douzaine

Que raconte Out 1 ? C'est une adaptation de L'Histoire des Treize, un cycle dont Balzac a écrit la préface, mais dont les trois romans qui suivent n'éclaircissent en rien les détails qui restent nébuleux. Dans une scène délicieuse Colin, prétendant encore être sourd-muet, pose par écrit toute une série de questions plus ou moins cohérentes à un maître des études balzaciennes joué avec un sérieux professoral par Éric Rohmer - une des très rares apparitions à l'écran de l'autre pôle intello[8] de la Nouvelle Vague, un homme qui cacha longtemps à sa maman qu'il était cinéaste comme d'autres cachent leur homosexualité à la leur. Pour un homme qui n'aime pas se montrer, il prend visiblement beaucoup de plaisir à jouer ce qu'il était dans la vie civile - un prof, peut-être pas aussi « donneur de leçons » (qu'est-ce qu'il met à ce pauvre Colin pour une pauvre petite faute d'orthographe[9] !), mais assez sûr de ses références pour être décidé dans ses jugements. Éclaire-t-il un Léaud effaré sur la présence des Treize dans l'oeuvre balzacienne ? Pas vraiment. Et à la question posée par le naïf de savoir s'il existe aujourd'hui des associations comparables à celle des Treize, il refuse de répondre[10]. Dès lors, comme l'infortuné Colin devenu importun aux yeux d'un maître trop sévère, nous voici livrés à nous-mêmes, furetant pour collectionner les indices.

Balzac, un des dieux de Truffaut, est aussi l'un de ceux de Rivette, et depuis son premier, Paris nous appartient,il sème ses films d'allusions ou de références balzaciennes. Par la bouche du maître balzacien/Rohmer passent les raisons premières de l'attachement du cinéaste à l'écrivain : le goût des complots, des sociétés secrètes, l'obsession d'un « dessous des cartes » ignoré du commun des mortels et où Out 1 se joue. À relire la préface où Balzac esquisse son projet, il est difficile d'en extraire des précisions : les Treize sont-ils une émanation du deep state, version xixe siècle, une société de secours mutuel de puissants prisant la discrétion[11], une association criminelle ? Un peu tout cela.

Léaud[12], acteur transversal de la Nouvelle Vague que se partageront Truffaut, Rivette et Godard, est ici assez éloigné du personnage d'Antoine Doinel ; quoiqu'ils partagent une naïveté adolescente du sentiment amoureux, et Balzac les unit - Colin se promène partout avec son volume des Treize, Doinel lisait Le Lys dans la vallée au début de Baisers volés ; devenu Claude dans Les Deux Anglaises et le Continent, du même Truffaut, c'est encore Balzac qu'il lit - et un buste de l'écrivain trône dans le salon de sa maman. Hors Léaud, Truffaut fait de Pierre Lachenay (Jean Desailly), le personnage masculin principal de La Peau douce, un spécialiste de Balzac. Pour en revenir à Rivette, l'hommage est oblique, mais évident quand il intitule un de ses cycles Scènes de la vie parallèle : rien de moins balzacien que Duelle et Noroît (more on this une autre fois), mais la signature d'une intention, une filiation (secrète, souterraine, comme il se doit).

Traces des Treize dans Out 1 : l'histoire débute le 13 avril 1970, Colin se balade avec une feuille où est inscrite la question « Suis-je un des Treize ? » ; l'Obade qui abrite la semi-retraite de Sarah est donné par Balzac comme le nom du refuge de ses treize complotistes innommés ; hors Thomas, plusieurs personnages semblent être ou avoir été impliqués dans un vaste complot ; la version complète du film (Noli me tangere) dure 13 heures[13]. Le lien entre les Treize et La Chasse au Snark, de Lewis Carroll, dont Colin recopie des passages qu'il croise avec les thèmes des Treize, et dont il lit même un extrait en anglais à un moment (accent français, mais pas mal) ? I don't know.

À Pauline, qui l'autorise à lui poser « cinq questions » (« non, se reprend-elle, trois ! »), il n'en pose que deux : « suis-je un des Treize ? » puis « faites-vous partie des Treize ? ». « Alors tu veux bien être madame Treize ? » demande Thomas à Sarah qui vient de noter qu'il « voyage nombreux », une expression qu'il ne connaît pas ou prétend ne pas connaître[14] ; il s'en sort par une boutade : « Moi ? Je voyage à douze, ou treize. » Dans les lettres qu'elle a volées à Étienne, Frédérique lit sans la comprendre une mention des Dévorants (Ferragus) puis une référence au pacte des Treize dont Pierre est membre, comme Igor (autre personnage invisible, car disparu) et Lucie, qui s'est retirée du pacte et habite 13, rue Saint-Louis-en-l'Île[15]. Il existe encore d'autres indices, c'est certain qu'un « rivettiste » (ou « rivettologue » ou « rivettomane ») a pris soin de les réunir pour une thèse ou son plaisir, comme notre voisin de Fontvieille Charles Mourgues collectionnait les sobriquets des carriers ou les noms des vallons dans la colline ; pris dans le plaisir « lynchien » de flotter dans un univers où les repères sont destinés à perdre le spectateur plutôt qu'à le guider, je ne les ai pas notés.

Sous hypnose

Je compte dans le film 26 personnages significatifs, dont 13 sont importants : est-ce moi qui hallucine ? Peut-être. Je ne serais pas surpris que tournant un film dont les acteurs survivants[16] racontent qu'il était en grande partie improvisé, dans son étrange et paradoxal combo personnel d'austérité et de surréalisme mystificateur, Rivette n'ait choisi ces nombres (2 × 13 = 26, n'est-ce pas ?) intentionnellement. Il n'a pas poussé le goût mathématique jusqu'à découper Noli me tangere en 13 épisodes : il n'y en a que huit, de durées très inégales, de 71 minutes (épisode 8) à 105 (épisode 3) et si j'en crois le chef opérateur légendaire Pierre-William Glenn, les plans-séquences ont la durée d'une bobine : 11 minutes, pas 13 ; j'ai espéré qu'il y avait 13 séquences par épisode, mais non, c'est inégal, d'autant que Rivette, d'un épisode à l'autre, fait défiler quelques photos genre « dans les épisodes précédents » qui ne sont pas là pour « expliquer » l'inexplicable, démêler l'indémêlable ou cerner l'indiscernable, mais pour approfondir le trouble, cette impression d'être mis sous hypnose qui accompagne chacun de ses films.

Dans Les Sept contre Thèbes, la pièce d'Eschyle mise en scène par Lili, les noms « Thèbes » ou « Thébains » ne sont jamais prononcés ; quant au Prométhée de Thomas, ce n'est pas le Prométhée délivré d'Eschyle, mais un Prométhée moderne, présent sur scène sous la forme d'un mannequin sans tête recouvert d'un tissu. À d'autres moments il devient une « madame Prométhée » tendant vers la pythie à qui, après un rituel initié par un Thomas prêtre et flûtiste, des visiteurs choisis et intimidés sont autorisés à poser trois questions. Puis il finira par disparaître.

Stimulés par un Thomas manipulateur, les membres de sa troupe s'essaient à des happenings où ils crient, jappent et mordent avant de se rassembler pour commenter le tout.

Parfois, sans transition claire, il semble qu'on entre dans une autre pièce, non écrite, elle, où passent des échos des outrances américaines contemporaines, heureuses ou moins, Eugene O'Neill, Tennessee Williams? on cite aussi Goethe (auf Deutsch) et Shelley (in English).

À quel genre appartient Out 1 ? C'est un film policier sans crime et sans énigme, un street-movie en forme de labyrinthe, un jeu de l'oie[17] sans fin, une comédie gaguesque, du théâtre filmé, un polar sans meurtre[18], une absurdité à la diabolique cohérence, un OFNI[19] venu d'une autre galaxie.

Il n'y a que des questions

Pourquoi puiser du burlesque dans des tragédies antiques ? Comment mêler l'incongru et le sacré ? Comment tirer une impossible fantasmagorie en s'inspirant de l'oeuvre du maître du réalisme ? Est-ce bien raisonnable ? Tout ça ne serait-il qu'un jeu, voire une vaste blague ? Suis-je, es-tu un des Treize ? Et pourquoi n'y a-t-il pas 13 pages dans ce post, mais 12, selon mon ami Crosoft[20] ?

Il n'y a pas de réponses, il n'y a que des questions[21] - et puis il y a Out 1, un truc unique et fou que le cinéma nous aura offert au moins une fois dans sa courte histoire (126 ans, on est presque à 13 × 10).

 



[1] Traduction gratuite : out there, c'est « là-bas », mais aussi « barré » en argot. Quant à far out,« loin » à l'origine, est un mot qui sent les années 1970, le Flower Power, San Francisco : « d'une autre planète ». Out 1 est un des films les plus barrés qui soient, au coeur d'une oeuvre elle-même bien barrée et à cinquante ans de distance il nous semble bien appartenir à une autre planète.

[2] Ceci est la reprise mot pour pour mot du compliment yvanaudouardien à la cuisinière : «  des bons [noms de la recette], j'en ai mangé, mais bons comme ces [nom de la recette], je ne croyais pas que ça puisse exister.

[3] Références gratuites : c'est du latin et on peut traduire par « ne me touche pas » ou « ne m'approche pas ». Selon l'Évangile de Jean, c'est ce que dit Jésus ressuscité à Marie Madeleine qui s'approche de lui. Le moment a inspiré des peintres comme Giotto, Fra Angelico, Fra Bartolomeo, Pontormo et Titien. Fun fact gratuit, d'après mon ami Wiki, il existe une fleur nommée ainsi : la balsamine des bois ou Impatiens noli-tangere ou encore impatiente ne-me-touchez-pas.

[4] Malcampo me peine en m'apprenant que cette actrice chérie de Rivette (peut-être pas autant que le couple Juliet Berto/Bulle Ogier, mais présente et secondaire, et pas mineure dans plusieurs de ses films) et auteure ( sûrement épatante, mais j'ai rien lu) est décédée le 30 avril de cette année, quatre ans pile après ma maman Françoise Audouard née Thirion,  journaliste, traductrice et auteure sous le pseudonyme de Marianne Antoine avec sa copine Monique (Florence Rémy) de plusieurs ouvrages de divertissement dont un très utile Guide de la Chasse à l'Homme.  Hi, mom, hope it's all good out there, give a big hug to Hermine when you gals meet.

[5] Vers la fin de sa vie, mon aïeule qu'est pas vraiment mon aïeule Olympe Audouard s'est fait foutre de sa gueule parce qu'elle y croyait et pratiquait. Moi, ça me fait encore un sujet où je suis « ni pour ni contre bien au contraire » (M. Retailleau à propos de M. Macron), ou « pour-contre » (Chakra G.). Référence gratuite : Olympe, par Liesel Schiffer (éditions Vendémiaire, 550 pages, 26 euros seulement), très beau, passionnant à lire de bout en bout et pas cher pour le poids, le travail, le talent de la biographe.

[6] Ici acteur et assistant, comme il le sera à trois reprises pour Truffaut (L'Enfant sauvage, L'Argent de poche, La Nuit américaine).

[7] J'aime cette mathématique floue : les 3 sont 4 et font 13.

[8] Et l'un des maîtres de mon charlopathe favori, Captain Denis, dans l'obtuse tête bretonne de qui il a déposé quelques étincelles de finesse et de culture.

[9] Le malheureux écrit « êpoque » au lieu d'« époque », une grosse faute d'accent, on est d'accord, Malcampo, mais peut-être pas de quoi le « pourrir » à ce point-là.  Malcampo me dit qu'en ce domaine, elle a vu des « écriveurs » à l'imagination beaucoup plus fertile.

[10] Pas sûr que le complotiste moyen ou le militant QAnon de base ait lu L'Histoire des Treize.

[11] C'est l'une des prémisses du foisonnant et délectable roman d'Eduardo Mendoza, la Ville des prodiges.

[12] Difficile d'imaginer en vieux monsieur le gamin espiègle des Quatre Cents Coups, mais même s'il ne tourne plus depuis cinq ans, il est toujours en vie. Si je le croisais, oserais-je lui demander s'il est l'un des Treize ou s'il pense que les femmes sont magiques ? (More on this later : la question truffaldienne par excellence).

[13] Presque (12 heures 53 minutes).

[14] Moi non plus. Malcampo ? «  Je ne connais pas », dit-elle. Si un(e) lecteur/trice peut nous éclairer, je suis preneur.

[15] Fun fact : mon père a peut-être fait partie des Treize, vu qu'après la Libération il occupait pour une misère trois chambres de l'hôtel de la Paix, quai d'Anjou, sur l'île. D'autres « zozos » (expression de Michel Tournier) étaient également pensionnaires, tous des futurs « people » dans des genres différents, de la télévision (Georges de Caunes, présentateur du journal de la Première chaîne viré sur ordre du général de Gaulle en 1968), la musique sérieuse (Pierre Boulez), la philosophie (Gilles Deleuze), la littérature (Tournier, Georges Arnaud, l'auteur du Salaire de la peur). Peut-être étaient-ils treize ?

[16] Où es-tu, elfique Juliet Berto ? Au pays des merveilles de Juliette, je suppose. Elle aurait près de quatre-vingts ans aujourd'hui et je gage qu'elle serait une petite mamie volante ou montée sur ressorts.

[17] Un peu comme le superbe pont du Nord, du même.

[18] Pauline/Emilie assomme bien un visiteur importun à l'Angle du hasard, mais je ne crois pas qu'elle le tue.

[19] Objet filmé non identifiable.

[20] Promotion gratuite : Microsoft Office, en vente dans toutes les bonnes épiceries.

[21] Promotion gratuite d'un ouvrage à paraître on sait pas quand on sait pas où, le Lexique de questions fondamentales (presque) sans réponses.


JACQUES AU BÛCHER

JACQUES AU BÛCHER

(Rivette 2)[1]

Il existe plus d'une similitude entre les deux derniers cas de censure d'artistes en France - l'un cinéaste, l'autre écrivain. Le temps : entre la fin des années de Gaulle et le début des années Pompidou, la continuité est à peine interrompue par la brèche de Mai 68 dont les effets se feront sentir à plus long terme.

Jacques Rivette et André Hardellet sont deux artistes discrets et exigeants, connus de happy few et qui ne cherchent ni l'attention publique, ni, et encore moins, le scandale. Avant le poète, accusé de pornographie[2], c'est le cinéaste qu'on attaque pour avoir adapté le récit de Diderot, scandaleux près de deux siècles après sa publication (posthume, faut-il le rappeler).

L'histoire commence par un « four » : l'adaptation théâtrale du livre, écrite par Rivette et son coscénariste Jean Gruault, a été en 1963 un bide total malgré la présence de l'actrice Anna Karina, déjà remarquée dans plusieurs films, dont trois de Jean-Luc Godard. Le projet d'adaptation filmée est d'abord bloqué par la commission de « pré-censure » puis le film franchit l'obstacle, assorti d'une interdiction aux moins de dix-huit ans ; moi j'ai onze ans, je suis en sixième (année scolaire 1967-1968), au cinéma j'ai vu La Grande Vadrouille et les parents de mon copain d'immeuble Jean-François nous emmènent voir Fantômas contre Scotland Yard, pas Accident de Losey ou Blow-Up d'Antonioni. « Interdit aux moins de dix-huit ans », ça m'impressionne beaucoup mais c'est très loin devant, c'est à partir de quatorze que je vais essayer de me faufiler pour voir Orange mécanique ou des films comme ça.

Des associations catholiques jugent « blasphématoire » un film que personne n'a encore vu et obtiennent deux soutiens de poids. Le ministre de l'Information Alain Peyrefitte, dit « Grandes Oreilles », qui annonce lui-même les changements de présentateurs du Journal télévisé de la première chaîne, assure par courrier aux religieuses outragées qu'il partage entièrement leur sentiment. Venant d'un ministre qui est la voix du Général quand le Général ne s'exprime pas directement, ce n'est pas rien.

Et voici que « tante Yvonne », la femme du Général, alertée par de belles âmes catholico-sensibles et des mères supérieures inquiètes à la perspective de voir le business baisser, s'émeut à son tour et le fait savoir. Ni le ministre, ni la « first lady », comme on ne dit pas encore, n'ont vu le film, mais qu'à cela ne tienne : il heurte les sentiments de bonnes personnes et contribuerait à jeter l'opprobre sur l'Église et à favoriser l'irréligion. L'interdiction aux moins de dix-huit ans ne suffit pas : le secrétaire d'État à l'Information bloque la diffusion du film au prétexte de risques de troubles à l'ordre public. Utilisant ce qui lui reste de poids moral, le ministre de la Culture André Malraux, dont le gaullisme s'avarie et qui va bientôt sombrer dans le gâtisme, prend une décision courageuse : il sort le film de l'« enfer » et l'envoie représenter la France à Cannes. Fort des applaudissements des cinéphiles, un nouveau ministre autorise enfin la sortie.

Dans des circonstances qu'il serait trop long de raconter ici, j'ai été très jeune (à vingt ans) membre d'une sous-commission de la commission de censure : j'étais payé quelques francs pour aller voir des films dans une salle minuscule dans des conditions parfois comiques (je me souviens d'un film thaïlandais non sous-titré qu'un interprète traduisait pour nous en direct), de temps en temps j'étais invité à la projection d'un film « important » dans la grande salle et, surtout, j'avais droit à une très belle carte d'entrée gratuite pour deux personnes dans tous les cinémas : un truc super pour les filles, faut être honnête. J'étais un mauvais censeur et me trouvais presque toujours seul de mon avis, choqué par ce que mes collègues ne remarquaient même pas et indifférent à ce qui soulevait leurs cris.

En voyant La Religieuse aujourd'hui, je vois surtout un film de Rivette et je le rapproche des autres. Si je me demande comment je l'aurais vu comme « censeur » si j'avais eu vingt ans en 1966 au lieu de 1976, je ne sais pas : la force du film est que le plus choquant n'y est que rarement (et très allusivement) montré : les scènes de sexe lesbien entre une mère supérieure lubrique et d'innocentes nonnettes n'existent que dans l'imagination de ceux qui n'ont pas vu le film. La violence faite à l'infortunée Suzanne nous étreint d'autant plus le coeur qu'elle n'est pas exhibée avec délectation - cela viendra avec les films de John Woo, de Tarantino, cette jouissance du sang qui gicle, rien de tel chez Rivette. Le scandale n'est-il pas là ? De débusquer l'un des silences les plus profonds et les plus ambigus de l'Église catholique, celui qui imprègne le désir sexuel, masculin ou féminin, et l'illusion cruelle et dangereuse de prétendre que celui-ci se ramasse, puis se dissout dans la prière et l'élan vers Dieu. J'aurais bien aimé en causer avec ma copine bonne-soeur, qui parlait volontiers du « grand mensonge » de l'asexualité des prêtres, moines et moniales, mais elle n'est plus de ce monde, ma mignonne petite France. Je suis persuadé qu'elle n'aurait pas été choquée, mais aurait bien compris l'intention de Rivette, exprimée à propos d'un autre film (Out 1) de « se poser des questions face à un monde incompréhensible, sans nécessairement proposer des réponses ».

 

Référence
La Religieuse, de Jacques Rivette sur un scénario de Jacques Rivette et Jean Gruault, tiré du récit de Diderot, avec Anna Karina, dont toute mère abbesse normalement constituée tomberait amoureuse, et des tas d'excellents acteurs secondaires épatants, comme Micheline Presle, découverte par Pabst et Jacques Becker, et que  nous voyions à la télé dans un feuilleton débile[3] des années 1960, Les Saintes Chéries.

La Religieuse, de Denis Diderot,based on a true story, written en 1780, published en 1796 , diverses éditions disponibles.

 

Promotion gratuite
Plutôt que de commander mes DVD chez Zonzon, je les acquiers le plus souvent possible dans un lieu de première nécessité : le Café Potemkine, 30 rue Beaurepaire, Paris 11e. Tél. : 01 40 18 01 81. Les vendeurs, au milieu desquels j'ai dégoté un Antoine de première grandeur, sont animés de cette compétence passionnée qu'on trouvait (je vous parle de l'Antiquité) chez les jeunes libraires et disquaires des premières Fnac - il y a des trésors dans tous les bacs et si le DVD n'est plus diffusé en état neuf, il y a des occasions état neuf. Je n'ai pas encore passé assez de temps dans le rayon librairie, mais il m'a tout l'air de mériter exploration.



[1] Mon post sur Jeanne d'Arc aurait dû être sous-titré Rivette 1. Il y aura, I guarantee it, un Rivette 3 (Out 1) et peut-être même un 4, si ce n'est un 5

[2] Autopromotion gratuite : cf. mon post du 20 février 2021.

[3] Quoique?


VIVA VARDA !

Pour un « homme qui aimait les femmes », mon cher Truffaut n'est pas spécialement tendre avec sa « copine » de la Nouvelle Vague Agnès Varda, « la mère Varda », comme il l'appelle dans une lettre de 1961. Il la recommande à plusieurs reprises - pour des projets qu'il ne veut pas tourner ou des invitations à des festivals où il n'a pas envie d'aller, mais ses jugements sur ses films sont rares et parcimonieux : Godard, jusqu'à leur brouille, Rohmer, Rivette, voilà des hommes de cinéma, des vrais ! Pour Varda, s'il juge en passant Cléo de 5 à 7 « excellent », il n'octroie l'honneur d'une place dans Les Films de ma vie qu'à un seul des films de la Belgo-Sétoise, son premier, La Pointe Courte, qu'il qualifie prudemment d'« essai cinématographique, oeuvre expérimentale ambitieuse, probe et intelligente ». Il y a quelque chose d'antipathique et de prétentieux (pas son genre, pourtant), dans la suite de la critique du professeur Truffaut ciblant « les images trop cadrées » ou « les répliques relevant du théâtre de Maurice Clavel[1] » ; au final, ce sont deux pages ambiguës où traîne une mauvaise conscience : après avoir pointé les « balourdises » d'un film « insolite » et reproduit deux lignes d'un dialogue qui n'est pas son sommet, Truffaut s'avise finalement de « n'avoir pas su donner envie de voir le film ? « et ce serait dommage », ajoute-t-il, hypocrisie rare chez lui car deux paragraphes plus haut il a mentionné sans trembler la possibilité de « s'abstenir ».

Les lettres de Truffaut[2] font mention à plusieurs reprises des qualités « esthétiques » ou « intellectuelles » des films de Varda, mais il semble être passé totalement à côté de l'essentiel.

Plus je vois ou revois les films de la citoyenne de la rue Daguerre, qu'il s'agisse de ses fictions ou de ses documentaires, de ses longs métrages ou de ses « shorts », plus je l'aime et j'ai envie de la prendre dans mes bras pour lui dire merci. C'est l'un de ces cas où nous revient la belle image de Vladimir Nabokov (à propos de la rencontre entre l'écrivain et son lecteur) au sommet d'une colline : ils sont essoufflés et aussi timides l'un que l'autre et se contentent de s'étreindre brièvement.

Dans ses belles imperfections, La Pointe Courte vaut pour le reportage (sur la vie des pêcheurs sétois) et les débuts à l'écran d'un acteur destiné à un bel avenir, un certain Philippe Noiret ; à le revoir dans l'ensemble vardesque (ou vardaïen), il présente déjà les traits dominants de son travail, son regard chargé de bienveillance étonnée sur l'étrange espèce humaine, son goût pour « les gens sans importance[3] », son espièglerie, sa poésie.

Varda fait partie de ces femmes victimes de la notoriété de leurs conjoints ? « l'homme de sa vie » s'appelait Jacques Demy. Certes c'est le succès mondial des Parapluies de Cherbourg, puis des Demoiselles de Rochefort qui a valu au réalisateur une invitation à Hollywood, où il n'a pu tourner qu'un seul film, un échec, victime de la même malédiction que Jean Renoir, car il faut pour travailler là-bas avec les grands studios devenir one of us et il n'en était pas. Restée dans l'ombre, la discrète Varda, au look aussi peu « star » que possible, en a profité pour tourner deux ou trois fictions et quelques fascinants documentaires : celui sur les Black Panthers est un reportage sur un moment de l'histoire américaine qui se répète, de Birmingham à Minneapolis en passant par Detroit, Chicago et LA ; le magnifique Mur murs est une première version de ce qui sera son dernier film ? et l'un des plus beaux, Visages villages, que j'ai découvert en petit écran avec son pourri au cours d'un voyage en avion ? et revu depuis en de meilleures conditions et qui vaut le voyage.

 

Fun facts

Dans l'un de ses films autobiographiques (Les Plages d'Agnès, je crois), Agnès raconte que, cherchant le premier rôle masculin pour son film américain Model Shop, Demy avait porté son choix sur un jeune inconnu, un certain Harrison Ford. Columbia a naturellement refusé ce garçon qui n'avait aucun charisme, comme la suite médiocre de sa carrière l'a prouvé.

Sans toit ni loi, le road-movie tragique de Varda, a été son plus grand succès commercial et critique (Lion d'or à la Mostra de Venise) : une fois de plus, le visage et la silhouette de Sandrine Bonnaire y créent un de ces personnages de cinéma « plus vrais que la vie » qui entrent dans la nôtre et ne la quittent plus.

Mr. Turner, de Mike Leigh, est l'autre film sublime que j'ai vu par hasard en avion et qui a résisté aux pires conditions de visionnage, c'est l'un des rares grands films consacrés à un peintre, et on y admire le toujours épatant Timothy Spall (un acteur  puissant et crédible  en working man cocu dans Intimité de Chéreau,en Churchilldans The King's Speech ou dans Harry Potter ne peut être qu'épatant) : il s'exprime le plus souvent par souffles, onomatopées et grognements, réservant son peu de mots pour les cas graves, et il y campe un Turner inoubliable. Trois scènes me reviennent notamment : celle où il se fait harnacher à l'extérieur d'un train en marche pour saisir au plus profond de son corps l'impression qui débouchera sur le célèbre Rain, Speed, and Steam ; celle où il débarque, pinceau et palette à la main, à la veille du vernissage d'une grande exposition qui lui est consacrée avec l'intention de retoucher un de ses tableaux ; sa réplique au riche collectionneur américain lui proposant, alors qu'il est dans la dèche, une fortune pour l'exclusivité de son oeuvre et qui s'étonne de son refus. « Ce n'est pas possible, monsieur. » Un mécène concurrent ? s'étonne l'autre. « No, sir, it was bequeathed to the British nation » (« Elle a été léguée à la nation britannique »). Je ne suis pas The Crown et j'ai échappé à l'intégrale de la cérémonie des obsèques du prince Philip mais, comme dirait Bizot, une nation qui génère une telle déclaration d'amour, c'est pas rien.

 

PPS. Truffaut (le long suspense approche de sa fin, chers 2163 fans, je « découpe » en tranches mon trop long texte sur lui) avait quelques amis à qui montrer ses  scénarios ou ses films à des phases critiques pour avoir un avis professionnel. J'ai l'insigne chance de bénéficier pour chacun des petits textes de mon blog du regard, des corrections et suggestions de deux personnes dont la bienveillance attentive is a blessing. Comme je ne vais pas les citer à chaque fois - ce que je ferais volontiers, je peux le faire de temps en temps : sans les relectures de Marie-Odile Mauchamp ( « Malcampo ») et d'Emmanuelle Hardouin, ces textes seraient bourrés de coquilles et de lourdeurs. En plus, elles tolèrent avec le sourire mes conneries. Tiens ça me fait penser : elles ne se connaissent pas, faudrait que je les présente l'une à l'autre. Sur une terrasse déconfinée, quand on pourra, promis, les filles, si ça vous dit.



[1] J'avoue mon ignorance : je suppose que ce n'est pas un compliment de la part de FT, et je ne sais rien du théâtre de Maurice Clavel, « gaulliste de gauche » dont je n'ai rien lu et ne connais qu'une réplique culte : le « Messieurs les censeurs, bonsoir ! » sur lequel il quitta le plateau de l'émission de télévision A Armes égales en 1971 en protestation contre la coupe d'un passage du film qui devait ouvrir son débat avec Jean Royer, alors maire de Tours connu pour son catholicisme « cul serré » assez éloigné de la version libertaire défendue par Clavel. Il a par la suite contribué à la fondation du journal Libération.

[2] Belle édition (Les 5 Continents/Hatier, 1988) qui n'est plus commercialisée et dont Malcampo, connaissant mon obsession truffaldienne, m'a offert un exemplaire.

[3] Des gens sans importance, c'est à la fois une des plus belles chansons d'Yves Duteil et un film injustement ignoré d'Henri Verneuil (1955) avec Jean Gabin dans un rôle inhabituel et la charmante Françoise Arnoul, qu'on reverra la même année, différente et délicieuse, dans le French Cancan de Renoir. C'est aussi le titre de deux livres, dont un album de photos préfacé par Alphonse Boudard, dont j'ai eu l'honneur d'être l'éditeur chez Laffont pour deux livres (Mourir d'enfance surtout, car avec L'Étrange Monsieur Joseph, Alphonse entrait dans la phase finale de sa production littéraire où, la sève ne jaillissant plus, il cherchait à imiter sa propre verve passée).


VIVA COSTA !

Au cours de la cinquantaine d'années (1969-2019) où j'ai régulièrement fréquenté les salles obscures, si je ne les ai pas tous vus, j'ai vu un bon nombre des films de Costa-Gavras. Si je devais donner de son film type l'impression générale, plutôt qu'une analyse, cela pourrait être ceci : un homme aux idéaux élevés et qui a choisi de s'engager sur la scène publique en vue du bien commun se trouve du fait des circonstances historiques confronté à la contradiction douloureuse entre ses idéaux et la réalité de la situation ; il est donc amené à des choix moraux et politiques où il risque parfois sa vie. La tonalité générale est de gauche sentimentale, non idéologique et, si l'on sort du film triste et en colère, car le héros auquel on s'est attaché, s'il ne meurt pas toujours, ne gagne jamais, on[1] est intellectuellement rassuré : non seulement il y a des bons et des méchants presque aussi facilement identifiables que dans un western, mais il y a un bien et un mal ; quoique le mal triomphe, nous avons la consolation d'être, nous, du côté du bien. Beaucoup d'éléments font que ce n'est pas du cinéma gnangnan de propagande, mais du cinéma si j'ose dire « transgenre » : un drame politique et psychologique, un polar à suspense, une tragédie, toujours un vrai spectacle d'où l'ennui est banni.

Adults in the Room, le dernier film de Gavras[2], sorti en 2020[3] et que je découvre seulement maintenant est un vrai film de Costa-Gavras, un vrai film tout court. Comment réaliser, en respectant les lois du spectacle, des films sur le thème aride de l'économie et de la politique quand il n'y a pour agrémenter le tout ni meurtre, ni braquage, ni sexe[4] ?

Si l'on ajoute que le film est interprété par des acteurs inconnus du box-office, et a été tourné en deux langues principales (le grec et l'anglais) avec des bouts d'allemand et de français, on imagine l'obstination qu'il a fallu au réalisateur et à sa femme et productrice pour financer le projet.

Hold-up il y a pourtant ici et c'est celui qui intéresse le cinéaste : le braquage organisé de son pays d'origine, la Grèce, par les institutions chargées de le « sauver ». La force de notre presque nonagénaire est d'avoir trouvé des personnages pour incarner l'histoire, de lui avoir donné du rythme et d'en avoir fait un film catastrophe à sa façon. Ça parle, ça parle même beaucoup, mais les discussions sont filmées comme des bagarres, des duels. Sans vouloir spoiler la grandiose scène finale, certaines batailles ritualisées en ballets sont d'une stupéfiante beauté qui ne nuit pas à leur efficacité ? ou d'une stupéfiante efficacité qui ne nuit pas à leur beauté.

Reste le « message », même si le mot est impropre, car Gavras n'en a jamais délivré ? cherchant plutôt à partager une sensibilité qu'à administrer une leçon de morale de gôche. Le film exprime clairement ses sympathies ? qui vont au personnage de ce jeune ministre des finances, rock star idéaliste et pragmatique à la fois qui aimante les objectifs des caméras et les détestations des bureaucrates ? et derrières lui au peuple grec, victime collective non consentante, mais stoïque d'une « horreur économique » organisée.

Des moments de pure comédie ne créent pas une détente artificielle chez le spectateur, mais donnent le sentiment qu'avec le temps, Costa-Gavras, sans devenir en rien « raisonnable », en a trop vu et entendu pour ne pas prendre tout cela sans le célèbre grain of salt anglais. Pas de jugement sur les êtres, chacun fait ce qu'il peut, ce qu'il doit, au coeur d'un jeu dont il n'a pas fixé les règles, le jeu cruel des pouvoirs et des peuples. Le talent ? et plus que ça ? c'est d'avoir consacré sa vie à raconter cela en images avec force et justesse. Alors viva Costa !

 



[1] « On » est de gauche, nous aussi.

[2] Attention, comme chez les Becker, un Gavras peut en cacher un autre, car après Costa viennent Julie et Romain, dont je ne connais pas les films.

[3] Si on avait su que ce serait bientôt le « monde d'avant », on aurait été plus souvent au musée, au théâtre, au concert, au ciné, même pour voir le dernier Lelouch.

[4] Je connais peu de réussites en ce domaine : The Big Short sûrement, certains films de François Ruffin ? sortes de comédies noires désenchantées.


VERS OLYMPE !

Quoiqu’elle porte le même nom de famille que moi, j’ignorais tout d’Olympe Audouard jusqu’à ces derniers mois. Il a fallu qu’un des ouvrages de cette auteure du xixe jaillisse de l’étagère où il était caché depuis quelques décennies pour qu’elle se pointe dans ma vie.

Là-dessus, un pote biographant le grand Totor (Victor Hugo) m’apprend qu’elle a été sa maîtresse, après avoir été celle d’Alexandre Dumas. Olympe n’aurait-elle de place dans notre histoire littéraire que comme « star fuckeuse » spécialisée dans le vieillard érotomane ?

Mon vieux Larousse du xxe siècle en six volumes (1928) contient bien une notice pour Audouard, mais c’est Mathieu François Maxence (1776-1856), médecin chef des armées de l’Empire ayant fait preuve d’un « admirable dévouement » lors de diverses épidémies. À Olympe, juste après Olybrius (empereur romain) et Olyka (ville d’Ukraine), je trouve les monts grecs, une sainte — mais mon Olympe à moi, Audouard, point. La seule citée, page 833 du tome III, est la révolutionnaire Olympe de Gouges : c’est déjà ça de pris pour le féminisme mais toujours rien sur le féminisme audouardien, je ne dirais pas le seul qui m’intéresse, mais celui qui me touche de la façon la plus intime. Je ne lâche pas l’affaire.

Mon ami Wiki, lui, n’est pas un gros macho, il connaît Olympe Audouard : il m’apprend qu’elle a voyagé de par le monde, écrit des livres à succès, fondé quatre journaux et combattu pour la cause féministe, n’hésitant pas à provoquer en duel quelques mâles méprisants, dont un procureur, le directeur du Figaro et l’écrivain Jules Barbey d’Aurevilly.

Wiki point ne me suffit, s’il m’indique une bibliographie où je choisis un Livre des courtisanes. Bonne pioche ! L’ouvrage me révèle les fiches de police dont Olympe avait fait l’objet. Un flicaillon de 1871, visiblement émoustillé, décrit ses « charmes opulents » et ses « idées républicaines très avancées ». L’officier de renseignements s’emmêle entre ses « amis », tous des hommes, précise-t-il, et ses amants.

Là-dessus, ma libraire favorite, la toujours remarquable Corinne Lucas de chez Litote[1], m’apprend qu’une biographie d’Olympe va sortir. Je précommande.

Je viens d’achever la lecture des 550 pages que madame Liesel Schiffer consacre à celle qui techniquement n’est pas mon aïeule — et je l’adopte, en même temps que je déclare ma flamme (littéraire) à madame Schiffer, qui a su mettre plusieurs années de recherches sous une forme élégante, dressant le portrait d’une époque autant que celui, captivant, d’une femme remarquable.

Olympe est doublement Audouard : sa maman est une demoiselle Audouard décédée alors que sa deuxième fille était encore petite — et son père l’a sortie à dix-huit ans du couvent où elle était heureuse pour lui faire épouser un autre Audouard, un cousin éloigné nommé Henri Alexis, notaire à Marseille. Non content de la tromper allègrement après lui avoir fait deux garçons, cette saleté d’Audouard a bouffé l’argent de son étude et la dot d’Olympe pour ses maîtresses ; lorsqu’elle a émis une protestation, il s’est mis à la dérouiller. Ayant obtenu la séparation de corps et de biens, Olympe s’est carapatée loin du saligaud avec ses deux garçons sous le bras. Auteure professionnelle, elle a publié une trentaine d’ouvrages en vingt ans, de Comment aiment les hommes à Voyage à travers mes souvenirs en passant par Guerre aux hommes, À travers l’Amérique et Les Nuits russes — merde, j’allais oublier Le Monde des esprits et Les Secrets de la belle-mère.Pu-tain[2] ! en voilà une qui se foutait de « fidéliser » son lectorat !

Madame Schiffer raconte de façon très vivanteson parcours d’auteure, de voyageuse, de conférencière à succès (qui peut se vanter d’avoir fait salle comble à Salt Lake City ?) — mais aussi d’amoureuse, car on peut être une féministe de choc qui envoie du lourd contre la société des mâles dominants et laisser libre cours à son tempérament amoureux. À son humour aussi, comme en témoigne cette saillie qui n’eût pas déplu à mon Yvan Audouard de père, pourtant peu réputé pour son féminisme : « Quand j’entends les hommes gourmander les femmes, il me semble voir des corbeaux reprocher leur noirceur aux colombes. »

Tout en menant son long combat pour la liberté (la sienne et celle de ce que Simone de Beauvoir appellerait le « deuxième sexe »), Olympe n’a jamais cessé d’être un papillon provençal. Les papillons ne vivent pas vieux : c’est à moins de soixante ans, accablée d’ennuis financiers et atteinte d’une mauvaise congestion pulmonaire, qu’Olympe est morte à Nice. Louange à toi, Liesel, d’avoir su lui redonner vie avec tellement d’allant !

Et puissent certaines féministes grincheuses de ces  temps tristes  s’inspirer de la fantaisie et de l’esprit de liberté de celle qui disait avoir à sa naissance (en mars 1832) pris « un rayon de soleil dans le cœur » et « un coup de mistral dans la tête ».

 

Références :

Olympe, de Liesel Schiffer (éditions Vendémiaire, 550 pages, 26 euros). Un seul reproche : il y a bien un cahier photo, mais pas d’index.

Le Livre des courtisanes. Archives secrètes de la police des mœurs, 1861-1876, de Gabrielle Houbre (Tallandier, 2006, 643 pages, 32 euros). Je n’ai lu que les passages consacrés à mon Olympe, mais le reste m’a l’air épatant.

Anton Tchekhov, une vie, de Donald Rayfield, traduit de l’anglais par Agathe Peltereau-Villeneuve et du russe par Nadine Dubourvieux (Louison éditions, 2019, 552 pages, 30 euros). Rien à voir avec Olympe mais j’avais lu dans l’anglais original cette biographie remarquable de mon héros : l’édition française à laquelle a collaboré l’excellentissime Nadioucha est une merveille — et en plus il y a un index.

PS. Dans l’obsession heureuse de ma découverte de ma vraie-fausse aïeule, je ne m’étends pas assez sur les mérites de sa biographe. C’est pas rien, comme dirait Bizot, de rendre légère la lecture de près de 600 pages quand on a passé plus de cinq ans avec son sujet, tout lu d’elle et sur elle. Il faut avoir une sensibilité d’artiste (l’artiste selon Tchekhov) pour voir, trier dans la masse d’informations, choisir ce qui compte et le mettre en valeur avec style sans encombrer son lecteur/trice de la masse effarante de ce que l’on sait et que lui/elle ignore.



[1]  Promotion gratuite : Librairie Litote, 48 rue Alexandre Parodi, 75010 Paris. Pas mal de nouveautés, des poches, un rayon jeunesse petit mais bien organisé, et on peut compter sur les conseils éclairés de Corinne, Julien et Lucile, avec un « l », comme la sœur adorée mais folle de Chateaubriand, pas deux comme la guitare de B.B. King.

[2] Rappelons que cette exclamation, typiquement bizotesque, est à prononcer en accentuant la syllabe finale !


MERCI monsieur Truffaut

Je vois ou je revois tous les films de François Truffaut (1932-1984) et dans mon obsession je lis tout ce je peux de lui et sur lui. Pour les films, je préfère les DVD, surtout de rééditions assez anciennes où, après la séance, on peut revoir le film en version commentée par son coscénariste ou tel ou tel de ses acteurs (le commentaire de Nathalie Baye sur La Nuit américaine, notamment, contient de délicieuses anecdotes mais il permet aussi d’éclairer le travail au quotidien d’un perfectionniste doublé d’un insatisfait – un de ces « jamais contents » joyeux pour qui l’art est une ascèse et une fête, une souffrance et une joie , un travail sérieux et un jeu). Comme tous les grands, Truffaut n’est jamais médiocre, même quand il se rate (et il ne se rate jamais complètement), jamais banal, jamais convenu ; lorsqu’il se fait plaisir sur certains plans ou certaines séquences, ce n’est jamais facile ou vulgaire. Il me reste deux films à revoir pour achever mon voyage, deux films que j’avais vus en salle à leur sortie et que je n’ai pas revus depuis : Le Dernier Métro (1980) et La Femme d’à côté (1981). Pour lui dire au revoir, je reverrai son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups (1959) et son dernier, Vivement dimanche (1983),  une comédie policière où il donne un superbe et inhabituel rôle à Fanny Ardant, le dernier grand amour de la vie d’un homme qui aima beaucoup les femmes.

 

Retour vers les maîtres

Truffaut ne se résume pas aux films de Truffaut ; sa vie et son œuvre expriment un tel amour du cinéma qu’on ne peut résister à l’envie de le suivre. Comment ne pas s’inspirer d’un homme qui, d’après leur témoignage, emmenait ses filles voir aussi bien les films des grands créateurs qu’il admirait (les Japonais, Fellini, Bergman, Kubrick) que les westerns, les films d’action américains – sans oublier les comédies françaises populaires très peu intellectuelles de Claude Zidi ?
Truffaut ne perdait jamais une occasion de faire partager l’amour qu’il avait de ses « maîtres » : le personnage central de La Peau douce se rend à Lisbonne pour y parler de Balzac ; il y rencontre l’irrésistible Françoise Dorléac, dont il tombe amoureux et qu’il emmène à Reims où il est invité pour une présentation d’un film sur Paul Léautaud. Ainsi Truffaut, s’il ne tournait pas, était-il capable d’accepter les invitations les plus improbables, et pas seulement celles d’accompagner ses propres films en promotion, car il était aussi important pour lui de faire connaître et aimer ceux qu’il admirait, surtout quand il les jugeait injustement sous-estimés : Hitchcock bien sûr, que son livre contribua à remettre à sa vraie place, mais aussi Jean Renoir ou Sacha Guitry. Quoi de commun entre l’auteur de La Règle du jeu, adoré des cinéphiles du monde entier, et celui de Si Versailles m’était conté, cinéaste du « théâtre filmé », spécialiste des « mots d’auteur » souvent misogynes ? Entre Renoir « le patron » papa et Guitry l’égotiste à la constante « salegossité » ?

 

Deux hommes du XIXe siècle

Les faits, à commencer par les dates : Renoir et Guitry sont tous deux des hommes du XIXe siècle : leurs vies d’hommes et leurs carrières commencent autour de la Première Guerre mondiale et s’achèvent  une vingtaine d’années après la Seconde : un demi-siècle de carrières qui débutent lorsque la lampe à pétrole vient peu à peu supplanter la bougie et que le transport à cheval  règne encore.
Renoir (né en 1894, l’année précédant l’invention du cinéma par les frères Lumière) et Guitry (né en 1885, comme ma grand-mère paternelle) sont tous les deux des descendants d’une tradition artistique qu’ils révèrent et qu’on peut appeler la « tradition française ». Ils sont l’un et l’autre « fils de » quelqu’un : Jean est le fils du peintre Auguste, que l’on voit apparaître dans le premier film de Guitry, Ceux de chez nous, un documentaire  de 1915 où l’impressionniste déjà âgé, les doigts déformés par l’arthrose, apparaît, au même titre qu’Anatole France, Monet, Saint-Saëns, Auguste Rodin ou Sarah Bernhardt. Pour Guitry, s’il naît à Saint-Pétersbourg, c’est parce que son père Lucien, grand homme de théâtre, y est en tournée. Lucien élèvera son fils en « enfant de la balle », faisant confectionner à sa taille les costumes des spectacles qu’il montait.

 

Héritiers et innovateurs

Il n’en est que plus admirable que ces deux « héritiers »  n’aient pas seulement été des « continuateurs », mais  de grands innovateurs.
L’ héritage est assumé dans les deux cas : Renoir qui a grandi entouré des tableaux de son père au point d’avoir écrit les avoir « sentis » plus que « regardés » dans son enfance,  ne se contentera pas de vendre des tableaux pour financer ses premières productions ; c’est un cinéaste « pictural  dont certaines images, du noir et blanc au technicolor, sont de véritables tableaux en mouvement 

De son côté, Sacha Guitry tenait son père Lucien en si haute estime qu’il le filma   dans  Ceux de chez nous , aux côtés des grands artistes cités plus haut. Cette vénération ne le quitta jamais :  une photo de Lucien  était accrochée pendant la Seconde Guerre dans le hall du théâtre de la Madeleine où Sacha donnait une de ses pièces. Source d’un quiproquo qui serait resté anecdotique s’il n’avait envoyé Sacha  deux mois en prison : un juge d’instruction fut alerté par un de ces « résistants de l’après-guerre »  aussi prompts à dénoncer les « collabos » que ceux-ci l’avaient été à dénoncer les Juifs ; le juge convoqua Guitry pour lui demander pourquoi il avait accroché le portrait d’Adolf Hitler dans le théâtre. « C’est curieux, monsieur le Juge, dit Guitry, maintenant que vous m’y faites penser, j’avais remarqué sans m’y attarder une certaine ressemblance entre M. Hitler et mon père. » 

 

Théâtre filmé et théâtralité

Même si c’est beaucoup plus que du « théâtre filmé », la théâtralité n’est jamais absente des films de Guitry (by ze way, elle n’est pas absente de certains films de Renoir, dont le premier film parlant -  pardon my franglais, starring Michel Simon and featurinng pour la première fois à l’écran Fernandel- est une adaptation de Feydeau) : elle est subtilement utilisée  - et à des fins perverses, jusque dans l’un de ses derniers  films, le jubilatoire et peu progressiste La Vie d’un honnête homme  ( Michel Simon, toujours !)

 

Naissance du cinéma moderne

Côté novations, celle de Renoir sont  connues, analysées ; celles de Guitry  occultées, oubliées, alors que dès ses débuts il  « ose » des plans d’une grande audace et utilise  systématiquement la tradition théâtrale (aux sources du cinématographe, il y a aussi bien les documentaires des frères Lumière que les sublimes décors peints de Georges Méliès- et même les courts « cinquante secondes » des Lumière sont souvent des scènes de théâtre) pour créer d’irrésistibles effets d’une « distanciation » moins célébrée que celle théorisée par Bertolt Brecht.

 

Du très nouveau sur du très ancien

Renoir et Guitry sont également de grands innovateurs par leur technique narrative : celles de Renoir sont plus variées et plus étudiées : je n’ai pas entendu les créateurs de Downton Abbey rendre hommage à Renoir mais c’est bien dans La Règle du jeu qu’on découvre cette narration à double entrée : tandis que les « grands » bavardent au salon, les « petits » sont regroupés dans la cuisine. Les passions et les déchirements agitent également ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas », aucun personnage n’est « secondaire ».

Je crois que Truffaut avait vu Le Roman d’un tricheur de Guitry presque aussi souvent que La Règle du jeu. Après deux séances seulement, j’en ressors convaincu que Guitry est au même titre que Renoir un père de la Nouvelle Vague : ce générique où, à sa suite, défilent un à un les membres de l’équipe technique du film et ses acteurs, ce n’est pas seulement truc  de cabot pour mettre en valeur celui qui en est l’auteur, le metteur en scène et l’acteur principal ; c’est une déclaration d’intention : « vous n’allez pas voir la réalité mais un spectacle dont le but est de vous divertir ». Les surréalistes, dont je ne sache pas qu’ils aient considéré Guitry comme l’un des leurs, n’auraient pu dire mieux : « Ceci n’est pas une pipe. » C’est à la fois nouveau et très ancien ; ici Guitry est le bateleur médiéval ou élisabéthain qui interpelle les spectateurs et les invite à bien s’amuser.

Renoir n’aurait pas dit non, qui déclarait vers la fin de sa vie n’avoir fait du cinéma que pour s’amuser et vivre la « joie » (c’est le mot exact qu’il emploie) de fabriquer des films.
On ne veut pas pousser la comparaison trop loin, mais n’est-il pas plus qu’amusant, heureux, de voir ce sens de l’« amusement » animer également le travail d’un « amuseur » apprécié du public, s’il est méprisé de beaucoup de critiques, et d’un « auteur » reconnu et célébré ?

 

Viens voir les comédiens

Encore un point commun avant d’évoquer quelques différences essentielles : l’amour des acteurs.
« Monstres sacrés » ou amateurs, Jean Renoir adorait les acteurs. Il « passait » leurs caprices, parfois insupportables, aux plus grands par admiration pour leur talent, et mettait en confiance les plus inexpérimentés à force de douceur et de patience. S’il voulait refaire une prise, ce n’était jamais parce qu’elle était ratée ou mauvaise, c’était « pour voir » ou « une dernière, par sécurité ».

Quant à Guitry, s’il était le rôle masculin vedette de la plupart de ses films, il a confié de superbes rôles à des « stars » d’avant ou d’après-guerre – Michel Simon entre autres, un acteur fétiche de Renoir, qui disait l’admirer au point que s’il avait pu, il lui aurait confié tous les rôles dans tous ses films. Quant aux femmes, nos deux lascars en étaient fous : Renoir n’a épousé qu’une actrice, Catherine Hessling, qui fut la vedette de son premier film, un muet, et il semble par la suite être tombé amoureux « à la Hitchcock » de ses actrices principales. Il était fasciné par Simone Simon, la partenaire féminine du jeune Gabin dans La Bête humaine, disant qu’elle lui  faisait l’effet d’ une chatte qu’on avait envie de caresser dans le cou pour la faire ronronner. Renoir, séparé de sa Madame n° 1 dans des conditions acrimonieuses, usa-t-il de sa liberté pour des liaisons avec telle ou telle des jolies jeunes actrices plus ou moins célèbres de ses films d’avant-guerre ? Je ne le sais.

 

Les femmes, toujours les femmes !

Guitry épousait : était-il séduit par l’actrice ou, envoûté par la femme, décidait-il de lui tailler un rôle à la mesure de sa passion ? Il fut marié à Charlotte Lysès, Madame no 1, à l’époque où il déclarait le cinématographe un « concurrent déloyal » et inférieur au théâtre. Il dirigea Yvonne Printemps, Madame no 2, au théâtre, mais jamais à l’écran ; elle le quitta pour Pierre Fresnay ; Jacqueline Delubac, Madame n3, est d’une irrésistible coquinerie dans Le Roman d’un tricheur et tout aussi charmante dans les films tournés sous la direction de son mari entre 1935 et 1940. Geneviève, Madame n4, et la seule épousée à l’église, tourna dans plusieurs de ses films d[1]ont un de ses plus grands succès, Le Destin fabuleux de Désirée Clary (1941), que j’ai dû voir à la télé quand j’étais petit mais dont je n’ai aucun souvenir. Quant à Laura Marconi, Madame n5, qui avait la moitié de  l’âge  de Sacha lorsqu’ils se marièrent, elle tourna plusieurs films avec lui de 1950 à 1956 et fut, comme il le lui avait promis, sa « dernière moitié ».

Après Catherine, ce n’est pas une actrice qui partage la vie de Renoir mais sa monteuse attitrée : quoique se faisant appeler Madame Renoir, Marguerite Houllé ne l’épousera jamais ; techniquement il est resté marié à la n1, dont il ne divorcera que pour épouser la vraie n°2,  Dido – non une actrice mais sa scripte, avec qui il  partagera quarante années de vie. Si l’on en croit les témoignages, avoir dirigé certaines des actrices les plus séduisantes de l’après-guerre (Paulette Goddard et Joan Bennett aux États-Unis, Anna Magnani en Italie, Ingrid Bergman, Juliette Gréco, Dora Doll, María Félix et autres en France) n’a pas troublé ce deuxième et ultime mariage – pas plus que les longs séjours à Hollywood, quartier de Los Angeles peu réputé pour favoriser la longévité des couples.

 

Moi, j’aime le music-hall

Si l’on en reste au cinéma, Renoir (né à Montmartre) et Guitry ont partagé un même amour du music-hall, où Madame Guitry n2, Yvonne Printemps, avait fait ses débuts et conquis une première notoriété ; on ne voit pas sans émotion la chanteuse réaliste Fréhel apparaître dans Le Roman d’un tricheur, et le merveilleux French Cancan de Renoir est un hommage chargé de nostalgie qu’accompagne l’air de La Complainte de la Butte. Au passage, on peut noter que Truffaut, qui disait honnir les scènes de bar ou de clubs de jazz, a contribué à lancer Boby Lapointe en lui réservant une séquence dans son deuxième film, l’excellent et inclassable Tirez sur le pianiste. La scène de cabaret du Dernier Métro est une belle séquence – et nécessaire à l’équilibre du  film.

 

Deux génies en action

Revenons-en à nos deux géants et à leurs différences.
L’un est acteur jusqu’au bout des ongles : le physique, la présence, la voix, il a tout– et sans effort. Admirateur de son père, ce qui ne l’a pas empêché de lui voler sa dernière maîtresse pour en faire sa femme (Madame G. n1), il rêve théâtre, respire théâtre et, si cet abominable cinématographe ne surgissait pas, il se cantonnerait au théâtre. Ses trente-cinq films ne l’ont pas  empêché d’écrire et monter ses quelque soixante-dix pièces – presque toutes à succès, même si un petit nombre est entré dans le répertoire.

Pour Renoir c’est différent : il adore les acteurs et voudrait en être un, mais il est né au milieu des modèles et des chevalets, pas sur les planches – et il n’est pas comme Gabin de ces talents surgis spontanément et qui n’ont qu’à pousser leur nature pour éclore. Il y a bien un talent d’acteur dans la famille Renoir et c’est celui de son ainé Pierre, à qui le « petit » Jean » confiera  le rôle (magnifique) de Louis XVI dans la Marseillaise – réalisé avec de vrais Marseillais  (Andrex, Allibert) pour jouer les Marseillais  et Louis Jouvet superbe dans un rôle secondaire - sans oublier l’apparition du toujours génial Carette ( l’acteur-chanteur de La Grande illusion, le braconnier de La Règle du Jeu, le  second de Gabin dans la Bête Humaine).

 

Le rôle de sa vie

Après bien des hésitations, Renoir finit par se mettre en scène dans un rôle secondaire de La Bête humaine – sans être  extraordinaire, il  est loin d’y être aussi mauvais qu’il ne l’a craint et que certaines mauvaises langues, comme Simone Simon, qu’il admirait tant, ne l’ont prétendu. Mal à l’aise avec son corps blessé, se donnant à lui-même l’impression d’être toujours « de trop », Renoir finira néanmoins par se donner un deuxième et dernier rôle – secondaire aussi, et inoubliable, dans La Règle du jeu, où il incarne Octave, ce parasite social dont le rôle glisse de la bouffonnerie pure au bouleversant, culminant dans la saynète où, jouant l’ours, il n’arrive plus à se dépêtrer de sa peau ; lorsqu’il titube dans son costume de scène devenu prison et qu’il appelle en vain à l’aide pour se libérer, il éveille le sentiment tragique qui vit ou dort en nous d’être surnuméraire et nous rappelle que  toute idée de notre « importance »  n’est  qu’une autre « grande illusion » : le hasard nous a fait naître, atterrir en un coin de terre, une société où nous séjournons quelques années avant que la nécessité ne nous renvoie au « presque rien » d’où, poussières, nous avons été projetés vers l’existence. La situation est comique, alors autant s’en divertir plutôt que de se lamenter – c’est ce que n’ont pas manqué de faire nos deux allègres gus.

 

Deux destins dans l’histoire

Reprenons le fil de leurs vies et retrouvons-les jeunes adultes (vingt ans pour Renoir, la trentaine pour Guitry) en août 1914. Examinons ce que le destin réserve à l’un comme à l’autre. En résumé : l’aîné est un « planqué » sans honte, le cadet un héros sans cocorico.

Tandis que Guitry échappe à la conscription à cause de ses rhumatismes, Renoir participe à la Première Guerre comme aviateur ; blessé gravement, il repart au combat dès qu’il est remis ; blessé à nouveau, il décrit avec humour le temps passé auprès de son père, chacun dans son fauteuil – le vieil homme perclus et le jeune invalide.
D’une guerre l’autre,  Renoir et Guitry réalisent leurs premiers chefs-d’œuvre.

 

Partir ? rester ?

Quand arrive la Seconde Guerre, Guitry se réfugie à Dax : après la débâcle un officier allemand admirateur de la culture française lui octroie un laissez-passer et des bons d’essence et l’adjure de continuer à travailler pour la grandeur de cette culture que, selon lui, il est venu sauver – et non détruire. Sans jamais « collaborer », Guitry travaillera au théâtre comme au cinéma pendant toute la guerre. Malraux le grand résistant, le héros, a balancé sur les routes de la France occupée sa femme juive et leur fille Florence ; Guitry l’opportuniste a usé de sa notoriété et de son prestige pour sauver plusieurs artistes juifs comme Tristan Bernard, qu’il a sorti du camp de Drancy, ou Max Jacob. A un officier allemand francophile qui lui proposait un service en remerciement de son spectacle, il a demandé et obtenu de  faire libérer une dizaine de prisonniers français en Allemagne. Si nous avons peu de doutes à nourrir quant aux comportements courageux d’un petit nombre (Char ou Gary en tête) ou aux épouvantables égarements de certains autres (Drieu, Rebatet, Brasillach – Céline aussi), il est facile à distance de ces temps troublés de procéder à la distribution des points de bonne ou de mauvaise conduite pour tous ceux qui ne furent pas nettement d’un côté ou de l’autre et réservèrent l’essentiel de leur énergie à la survie, création comprise.

 

Regarder la vie, regarder un film.  Les films c’est comme la vie : avant  d’émettre un jugement, vaut mieux regarder.

Guitry fut-il lâche de « tenir » son front à lui ? Et Renoir, catalogué « à gauche » depuis ses films de l’époque du Front Populaire, et  à qui on avait fortement conseillé de quitter l’Europe, courageux (lâche ? seulement réaliste ?) de partir ? Nous pouvons toujours nommer « courage » ou « lâcheté » ce que nous ne comprenons qu’à moitié et qui advint en des circonstances qui nous furent épargnées ; dans la plupart des cas, chacun fait ce qu’il peut. Le jugement (« quel salaud ! quel héros !) est à la vie ce que le commentaire est au sport et la critique à l’art : un passe-temps de bord du terrain.

Renoir,  qui  sans interrompre sa trajectoire artistique n’avait pas réalisé ses meilleurs films en les chargeant d’un message « progressiste », décida d’accepter le refuge que les États-Unis lui offraient. Tandis que Gabin, grande star  d’avant-guerre, oubliait le cinéma et rejoignait les Français libres pour participer à la lutte antinazie, Renoir découvrait que, si l’Amérique l’accueillait avec générosité, Hollywood n’était pas fait pour lui. « Il n’est pas des nôtres », dit de lui un producteur qui reconnaissait son talent.

 

Une après-guerre difficile

Guitry, injustement accusé d’être un « collabo » et Renoir, à qui Gabin reprochait d’avoir lâché la France en prenant la nationalité américaine, eurent un après-guerre difficile. Guitry, emprisonné soixante jours sous de fallacieuses accusations (« deux non-lieux, cela signifie sans doute qu’il n’y avait pas lieu ») fut libéré mais traîna longtemps cette image du « collabo » – un de ceux qu’il avait fait libérer pendant la guerre vint le voir pour le remercier et – surtout – lui demander de ne pas ébruiter son intervention. Renoir n’eut pas à souffrir cette injustice mais, trop marginal et personnel pour les Américains, trop « américain » pour les Français, sa vie professionnelle n’était pas simple. Guitry et lui étaient des hommes du « monde d’avant », des « revenants » priés de quitter la scène et de disparaître en laissant quelques bons souvenirs et de savoureuses anecdotes. Renoir songea-t-il à adapter l’histoire d’un « ci-devant », Le Colonel Chabert, ce bouleversant héros balzacien du retour impossible ? Les deux vieux s’accrochèrent. Guitry n’avait pas perdu son sens du public, Renoir son art : leurs derniers films ne sont pas ceux de « chevaux de retour », artistes vieillissants qui tiennent à force de savoir-faire. Il faut dire que l’admiration d’irrévérencieux gamins comme les jeunes Alain Resnais ou François Truffaut fit beaucoup pour leur donner confiance, leur prouver qu’ils n’étaient pas « finis » : l’un comme l’autre, ayant été vieux à un très jeune âge, se payèrent le luxe de rester jeunes jusqu’à un âge raisonnablement avancé (72 ans pour Guitry, 85 pour Renoir, qui survécut une vingtaine d’années à son cadet).
Arrêtons-nous, pour conclure cette trop longue promenade, sur leur art. Quel plus grand contraste apparent qu’entre Guitry, ses maris cocus, ses femmes frivoles, ses amants malins, et Renoir attaché au tragique des destinées humaines ?

 

Comédie, comédie noire et tragédie

L’écart est moins grand qu’un regard hâtif ne l’indique  : la comédie de mœurs existe chez Renoir – et les triangles amoureux, s’ils sont très différents de ceux de Guitry ; le sens du tragique, ou d’un comique si noir qu’il en devient tragique, n’est pas absent chez Guitry. Truffaut sera leur digne et illégitime enfant, bondissant entre chacun de ses films – et parfois à l’intérieur du même film – de la « légèreté » de l’un, sa désinvolture, son goût pour le dérisoire, au « sérieux » parfois solennel de l’autre.
Quoi de commun entre Guitry, toujours au centre de l’action, présent même lorsqu’il est absent de l’écran par sa voix, son inimitable prosodie, et Renoir, qui se cache derrière chacun de ses personnages ? entre le « cabot » ultime et l’encombré de lui-même ?

 

Et en même temps

Les deux attitudes sont-elles si différentes, en dernier ressort[2] ? N’illustrent-elles pas cette noble vérité que si l’art est moral, ce n’est pas par les « leçons de moralité » qu’il administrerait, mais par la sincérité des intentions et le choix, l’honnêteté, l’inventivité, la force des moyens employés ? Renoir adapta Zola (deux fois), Flaubert et Andersen, qu’il adorait, mais, comme Guitry, il était tchekhovien à sa façon. « Il ne faut pas rouler ses écrits dans le sucre », écrivait notre[3] cher Anton Pavlovitch à une correspondante amie des lettres – cela vaut pour la pellicule. Mon père appelait cela la « chaleureuse indifférence » – non que tout soit égal[4], mais tout est à considérer de façon égale.

Quitte à pratiquer le « et en même temps », je dirais que nous avons besoin des deux – l’enfant jouisseur guidé par la recherche du plaisir[5] aussi bien que l’homme fait qui, ayant cru (un peu), vu (beaucoup), décrit aussi exactement que possible et s’abstient de s’indigner, de s’emporter, de juger en distribuant les satisfecit et les blâmes. Pour ces deux découvertes aussi, merci monsieur Truffaut ! (to be continued).

 

Deux références pas plus

Pas besoin de moi pour les filmos des intéressés, mais deux beaux livres – et c’est loin d’être exhaustif :

Les très beaux textes de Truffaut sur Renoir et Guitry se trouvent dans Les films de ma vie ( Flammarion  Champs Arts, 460 pages,10 euros)

Renoir est le témoin pas forcément fiable mais toujours distrayant de sa vie et de son œuvre : Ma vie et mes films ( Flammarion Champs Arts, 260 pages, 8 euros)

P.S. Je suis bien conscient d’avoir notablement débordé du format que le slog me permet habituellement mais ça s’est écrit comme ça et il aurait été artificiel de découper en tranche. Le to be continued  annoncé se limitera à Truffaut réalisateur – je ne vais pas disserter sur tous ses chéris un par un. Quoique… pour certains j’aurais des choses à dire.



[1] Malcampo l’insatiable a été chercher plus loin et nous informe : «  D’après IMDB, toujours incollable, elle se nomme Geneviève Marie Anaïs Ligneau Chaplain de Séréville.
Selon les films, elle porte différents noms (G. Guitry, G. Chapelain, G. de Séréville…)

[2] Qu’on me passe l’irruption de cette terminologie marxiste-léniniste dans une divagation cinématographique ! Depuis mon AVC, toutes les possibilités de connexions bizarroïdes dans mon cerveau se sont activées – en plus, le Barça a pris une rouste face au PQSG (non ce n’est pas une coquille : le « Paris Qatar St Germain »), donc je ne suis pas moi-même.

[3] J’associe toujours mon amie Nadine Dubourvieux, excellentissime traductrice de La Correspondance de Tchekhov que j’ai préfacée, à l’amour de Tchekhov, notre amour est moderne et non exclusif, nous y accueillons qui veut l’aimer aussi à la différence de certains (pas de noms) qui ont fait de l’homme de Taganrog « leur » Tchekhov – le vrai, le seul.

[4] Quoique (en dédicace à Guy Leverve).

[5] Le « régime » alimentaire de Guitry était à base de champagne et de foie gras. Son activité sportive se limitait à la distance qu’il parcourait sur scène quand il jouait au théâtre. Il était le Churchill de la scène française.


PRÉSENCE D'UN GUETTEUR

 

C’était en 1971 : un tribunal ordonnait l’interdiction de diffusion et la destruction d’un livre : à la demande d’une ligue de protection de l’enfance et de la jeunesse et après enquête de police, André Hardellet se trouvait – comme Baudelaire – condamné pour pornographie et atteinte aux bonnes mœurs.

Cinquante ans plus tard, si on lit encore Lourdes, lentes, ce n’est pas pour s’abandonner au frisson masturbatoire de l’illicite, mais comme une pièce majeure de l’œuvre d’un poète ; n’ayant jamais – hors cette circonstance dont il se fût passé – été sous les feux des sunlights, « Dédé le guetteur »,  au civil fabricant des alliances Nuptia mais qui prétendait n’avoir exercé qu’un seul vrai métier, celui de braconnier, est resté tapi sous la braise de l’inactualité.

Il faut l’imaginer à l’affût – dans les broussailles d’un bois ou un dédale de  petites rues parisiennes –, guettant une faille dans l’espace-temps, mince ouverture par où se glisser et capter un instant magique où souvenir et rêve s’unissent et jettent une vive lueur avant de disparaître.

Dans cette quête, les censeurs de Lourdes, lentes auraient-ils pu apercevoir que l’éblouissement de l’expérience sexuelle était un vecteur comme un autre, que tous les sens s’éveillaient au froissement de deux jambes soyeuses, ainsi qu’à la croisée de deux sentes en forêt ou de deux rues sans nom  dans un quartier perdu? Il aurait fallu pour cela commencer par noter un indice : Steve Masson, l’auteur présumé de l’ouvrage licencieux, n’était autre que le nom du narrateur favori d’Hardellet, présent dans plusieurs de ses livres dont l’inclassable et envoûtant Seuil du jardin, récit initiatique, roman policier, promenade dans Paris et les faubourgs, conte fantastique.

« Steve Masson » alla se présenter au commissariat de police sous sa véritable identité d’André Hardellet. Il eût été nécessaire et suffisant d’enquêter dans sa mince bibliographie pour découvrir le pot aux roses : que l’adoré « con » féminin (son mot favori de la langue française) n’était pas seulement la toujours scandaleuse « origine du monde » chère à Gustave Courbet, mais aussi la plus mystérieuse, la plus délicieuse voie d’accès pour résoudre pendant une fraction de seconde la « contradiction » proustienne entre le souvenir et le vivant. De prestigieux témoins, dont Julien Gracq, vinrent témoigner devant le juge qu’il n’avait pas devant lui un pornocrate digne des arrière-salles des sex-shops proches de Pigalle, mais un poète de la plus rare espèce. Rien n’y fit. Dans une de ces logiques particulières dont la cohérence nous échappe, le juge interdit à la diffusion et condamna à la destruction tous les exemplaires d’une édition à tirage limité, laissant dans le commerce l’édition courante des éditions Jean-Jacques Pauvert.

Chaque poème, chaque page de « Dédé le guetteur » témoigne de cette quête : c’est celle de Nerval, celle de Baudelaire, celle du Peter Ibbetson de George Du Maurier, celle de Breton et des surréalistes. À chaque instant de nos vies nous pouvons nous retrouver au seuil du jardin, à l’entrée du passage dérobé, à l’orée du merveilleux « rêver vrai » dont le manque nous serre le cœur mais auquel nous aspirons toujours sans renoncer – malgré la peur, malgré les masques, malgré l’emprise de la nécessité.

Références :

Lourdes, lentes, Le Seuil du jardin, Les Chasseurs et Le Parc des archers sont disponibles dans la collection « L’Imaginaire » chez Gallimard.

Les œuvres complètes d’André Hardellet sont publiées en trois tomes aux éditions de L’Arpenteur.


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