Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


BOUGRE, COMME TU NOUS MANQUES

Il était le « meilleur des Bougres » et si sa chaleur humaine, sa simplicité, son humour manquent à sa famille et à ses amis intimes, sa voix d'intellectuel exigeant et modeste, dont la vaste culture ne servait ni une idéologie ni un besoin de vaine gloire manque à ceux qui ne l'ont connu que par ses livres et ses (rares) interventions médiatiques. Il n'allait jamais jeter de « petites phrases » sur les plateaux des chaînes info ; s'appuyant sur la vérité des faits autant qu'on peut les connaître, il commençait par écouter et n'aimait pas s'imposer en gueulant ou en parlant plus fort que les autres ; loin des points de vue définitifs et des certitudes méprisantes, cet historien des idées recherchait la mise en perspective et la nuance. Par ces temps troublés, ces vertus se perdent et quelque six ans après sa mort, Tzvetan Todorov nous manque plus que jamais. Follohoueurs, follohoueuses, lisez ses livres !

 

Une sélection personnelle

La Littérature en péril est un livre d'amour plus cher à mon coeur que les essais d'analyse littéraire structurale de ses débuts - ceux qui l'ont mis au programme des universités du monde entier.

Devoirs et délices, une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin : pour une fois, il a bien voulu parler de lui, retracer les principales étapes de son itinéraire personnel et intellectuel. Tout au long de ces conversations libres, on entend sa voix de « paysan du Danube ».

Mémoires du mal, tentation du bien : je l'ai rencontré à l'occasion de la publication de son grand essai sur les totalitarismes du xxe siècle.

La Conquête de l'Amérique était le seul livre de Todorov que connaissait mon ami Bertrand Houette, partenaire d'écriture avec Jean-Daniel Baltassat de notre splendide saga Incas (promo gratuite : trois volumes chez XO Éditions, réédition chez Pocket) : autant que je me souvienne, c'est le premier de ses nombreux livres où il explore ce que Levinas appelait « l'humanisme de l'autre homme ».

Face à l'extrême, inspiré par les récits de la vie dans les camps totalitaires, est un récit hanté doublé d'une interrogation morale.

Les Aventuriers de l'absolu et Le Triomphe de l'artiste, deux livres où j'ai eu le bonheur de l'accompagner, sont autant des récits de vie que des essais d'analyse.

Les Abus de la mémoire est un tout petit livre magnifique qu'à ma connaissance on ne trouve plus que d'occasion.

Lire et vivre est le recueil d'articles, préfaces et conférences à la mise au point duquel il travaillait au cours des derniers mois de sa vie. Nous avons pu en préparer l'édition avec ses enfants Léa et Sacha et l'amical soutien de son ami André Comte-Sponville qui a bien voulu le préfacer. C'est peut-être dans ces courts textes qu'on perçoit le mieux la sensibilité particulière du Bougre et l'infinie variété de ses centres d'intérêt.


AFFAIRES DE FAMILLE

Qu'il aborde des sujets intimes ou politiques, Marco Bellocchio me semble toujours traiter d'affaires de famille. Plus ou moins affectueuses, plus ou moins dysfonctionnelles, reliées par le sang des ancêtres, celui du crime, des idées, de la politique, de la religion ou du business, elles sont le creuset de toutes les luttes, le tombeau de tous les secrets, la prison d'où l'on s'échappe ou le lieu de la communion des coeurs.

La force unique de son cinéma, c'est de traiter chaque famille comme la sienne propre, sans mépris ni jugement, avec une tendresse inquiète. Même lorsqu'il porte son regard sur l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro, c'est la famille de ce dernier qui est scrutée, femme et enfants bien sûr mais aussi famille politique, la Démocratie chrétienne ; de l'autre côté, les jeunes kidnappeurs des Brigades rouges ne sont pas des « monstres » mais les enfants perdus d'une famille impossible où tout le monde parle en même temps et où personne ne s'entend. Il en était de même dans son superbe film Le Traître, où la famille Cosa Nostra se déchirait. Idem dans deux étonnantes et surprenantes adaptations littéraires : celles du Diable au corps de Radiguet et celle du Prince de Hombourg de Kleist, où le très bel Andrea Di Sefano ne joue pas la version ritale d'un Gérard Philipe d'occasion.

Sa famille à lui l'a, semble-t-il, directement inspiré pour un bon nombre de ses fictions, jusqu'à un documentaire magnifique d'émotion et d'honnêteté où l'on voit les vrais Bellocchio évoquer le souvenir du frère jumeau disparu de Marco, Camillo.

Références

Je n'ai pas vu tous ses films et je ne me prends pas pour un « bellocchiologue » mais je peux recommander quelques-uns de mes favoris à mes chers follohoueurs et non moins chères follohoueuses.

La série Esterno notte, récemment diffusée sur Arte, est épatante du premier au sixième épisode et prouve qu'il n'avait pas épuisé le sujet Moro, déjà abordé dans son également excellent Buongiorno, notte.

Le Traître (2019), ci-dessus cité, me rappelle le magnifique Mafioso (Alberto Lattuada, 1962) avec Alberto Sordi dans son rôle le plus surprenant ; Pierfrancesco Favino incarne avec puissance le rôle de Tommaso Buscetta, ce parrain habilement retourné par le juge Falcone et qui sans se repentir fait tomber par ses révélations toute une grande famille mafieuse.

Le visage de Roberto Herlitzka, un des acteurs fétiches de Bellocchio, est au centre de Buongiorno, notte (2003) et celui de sa geôlière, Maya Sansa, n'est pas moins marquant. On retrouve d'ailleurs cette actrice dont j'ignorais l'existence dans un film qui vaut bien mieux que la controverse qu'il déclencha en Italie : La Belle Endormie (2012), où rôde également la figure inquiétante de la toujours surprenante Isabelle Huppert. Last but not least, un film politique ne ressemblant à aucun autre : Vincere (2009) met en scène le jeune Mussolini avec la première femme de sa vie, Ida Dalser, dont, arrivé au pouvoir, il se débarrassa par l'internement psychiatrique. Dans des scènes irrésistibles de tragi-comédie, leur fils Benito Albino s'entraîne à imiter son père : jamais les accents grandiloquents de la clownerie meurtrière de ce dictateur d'opérette n'ont retenti avec autant de vérité que dans ces pathétiques simulacres.

Le documentaire familial sus-mentionné s'appelle Marx peut attendre.


GÉNÉROSITÉ

Dans son regard sur l'éternelle « affaire homme », le grand Tzvetan Todorov était doué au plus haut point du sens de la complexité et de la nuance, deux qualités qui l'éloignaient des plateaux télés où ne s'échangent pas des arguments, mais où s'assènent des « punch lines ». Lecteur et admirateur de Romain Gary, Tzvetan était l'ami de son neveu Paul Pavlowitch, qui avait servi à Gary de « faux nez » lorsqu'il avait créé Émile Ajar.

En lisant le dernier et magnifique livre de M. Pavlowitch, que je n'ai jamais rencontré et n'avais pas lu auparavant, j'ai mieux compris l'amitié de ces deux hommes.
Les quelque 500 pages de Tous immortels (je sais, c'est un peu effrayant) se lisent avec une émotion et une admiration croissantes.

C'est d'abord un vrai tour de force (littéraire, mais pas que) que de faire vivre les figures de « stars » comme Gary (en vrai, non pas son oncle, mais son cousin) et l'actrice Jean Seberg (À bout de souffle, entre autres), sans doute la femme que l'écrivain a le plus aimée, dans une intimité qui ne sombre jamais dans le voyeurisme. Comment rester profondément honnête et résolument pudique, comment dire ce qui fut comme cela fut sans tout dire ? À ces toujours redoutables questions, Tous immortels répond avec une parfaite élégance de style et de sentiments.

Le récit vaut peut-être encore plus de ce qu'il intègre ces deux figures pivots au sein d'une chronique familiale où ne sont pas moins importantes et attachantes les silhouettes de grands-mères nées à Marshalltown, Iowa, dans le Lot ou à Vilnius.

Au terme de cette plongée dans des temps oubliés, le mot qui me vient c'est « générosité » : comment qualifier autrement cette qualité d'âme de l'auteur, à qui son impossible et génial cousin a joué tous les tours de cochon imaginables, y compris une tentative de lui piquer sa jeune et jolie épouse, et qui pourtant persiste dans son admiration pour l'oeuvre comme dans son amour pour l'homme. Peut-être bien est-ce cela même qui l'attachait à Tzvetan, être rare chez qui la lucidité d'esprit et la générosité de coeur cohabitaient.

Références

Tous immortels, de Paul Pavlowitch, Buchet-Chastel, 480 pages,23,50 euros.

Pour Tzvetan, je renvoie une fois de plus à la collection de textes, préfaces et articles que j'ai eu l'honneur de compiler avec l'aide de ses enfants Léa et Sacha et que son ami André Comte-Sponville a généreusement préfacée : Lire et vivre, de Tzvetan Todorov, Robert Laffont/Versilio, 450 pages, 22 euros.

L'Affaire homme, de Romain Gary, Folio/Gallimard, 368 pages, 9,20 euros.

Pour Todorov comme pour Gary, nous avons la chance qu'un bon nombre de leurs oeuvres majeures soient disponibles dans des collections de poche. Renseignez-vous auprès de vos libraires.


BIOGRAPHIE OFFICIELLE

Après mûre réflexion j'ai décidé de réviser ma biographie selon les principes créatifs suivis par M. George Santos, un élu républicain de l'État de New York dont une enquête vient de révéler qu'il avait joyeusement pratiqué la « vérité du dimanche » chère à feu Yvan Audouard, mon père : M. Santos se disait descendant de juifs déportés par les nazis, ses grands-parents étaient en réalité nés au Brésil où quelques nazis sont bien arrivés, mais après la guerre ; se disant diplômé d'une université qui n'a aucun souvenir de son passage, ni aucune trace dans ses registres, M. Santos a également enrichi son profil d' « immigré qui illustre le rêve américain » en prétendant avoir travaillé pour deux banques qui ne retrouvent pas trace de son nom dans leurs livres de comptes. Passons sur quelques zones d'ombre de sa vie privée et de ses finances, actuellement sous investigation par la justice ; lorsque les premières informations sont sorties sur son inventivité biographique, M. Santos a commencé, selon une tactique éprouvée par M. Trump et la grande majorité des athlètes dopés pris la main dans le sac : il a nié et accusé ses accusateurs de mensonge. Ayant peu à peu dû concéder qu'en effet il en avait un peu rajouté dans son curriculum, il ne voit pas de raison de démissionner de la Chambre des représentants où il vient d'être élu un peu à la surprise générale. Quoi ? mentir à des millions d'électeurs, où est le problème ? Il faut être un démocrate de mauvaise foi pour prétendre qu'il y a une sérieuse question d'éthique dans cette élection. Côté républicain, certains en parlent et les chefs se taisent courageusement. Il y a donc fort à parier que M. Santos fera partie de la majorité à la Chambre qui votera les projets républicains de suppression de l'impôt sur les sociétés et de coupes franches dans les aides sociales aux plus défavorisés.

De mon côté, je trouve une belle inspiration dans cet exemple et voici, chers follohoueurs chères follohoueuses, en exclusivité, quelques points clés de ma biographie que vous ne trouverez pas (pas encore) sur ma page Wikipédia. Né en 1956 à Paris, j'ai grandi dans un arrondissement périphérique de la capitale [le XVIe], puis une de ses banlieues pauvres [Neuilly-sur-Seine], juste à côté de Levallois dont le maire a longtemps été communiste et qui était en effet une commune démunie. Champion de France d'escrime catégorie minimes en 1966 [participant, j'ai été éliminé au premier tour], j'ai par conviction politique et fidélité à mes parents et grands-parents résistants refusé de participer aux JO de Munich en 1972, année où j'ai obtenu le premier prix au concours général de français [j'ai concouru en histoire, non en français, et n'ai obtenu aucune récompense] ; l'année suivante j'ai obtenu mon baccalauréat (A4) avec mention très bien [assez bien] ; pour gagner ma vie et par solidarité avec le prolétariat, j'ai travaillé à la chaîne dans une coopérative agricole [un mois de job d'été] avant de refuser d'entrer à Sciences Po, toujours pour raisons politiques ; j'ai préféré étudier l'économie politique à Nanterre en suivant les cours de marxistes grecs ; l'année suivante, à l'insistance de Sciences Po dont la direction m'appelait chaque jour pour me supplier [j'ai passé un examen d'entrée et je suis passé ras des fesses, avec 10 de moyenne], j'ai fini par accepter de rejoindre la rue Saint-Guillaume ; je suis sorti premier de l'IEP en 1977 [lauréat, j'étais bien parmi les premiers, mais certainement pas le premier], année où j'ai publié mon premier roman, Marie en quelques mots, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens [n'existait pas à l'époque] ; ont suivi deux autres romans, Abeilles, vous avez changé de maître m'a valu le Goncourt et le Renaudot, que j'ai refusés pour raisons politiques. Admissible à l'ENA en 1978, j'ai sabordé mon grand oral en traitant les membres du jury de fascistes, de laquais à la solde du grand capital, de fifres, de gredins et de paltoquets. Au cours d'un voyage au Liban, j'ai pris l'initiative des premières tentatives de rapprochement entre Israël et la Palestine [au cours de mes trois mois de séjour à Beyrouth, j'ai rencontré un Palestinien et j'ai vu passer les Mirage israéliens au-dessus du terrain où je prenais des cours de conduite auto].

La politique m'ayant déçu, j'ai choisi l'édition : à vingt-trois ans, je dirigeais déjà une maison [j'étais correcteur], à vingt-six je refusais pour raisons politiques la direction éditoriale du groupe Hachette. PDG des éditions Robert Laffont pendant cinq ans [directeur général, oui, mais le président y en avait qu'un, c'était Bernard Fixot], j'ai démissionné de mes fonctions pour raisons politiques. Mon retour à la littérature(Adieu, mon unique, 2000), traduit en 94 langues [14, c'est déjà pas mal]a été salué par le prix Nobel de littérature, que j'ai refusé pour raisons politiques. Depuis vingt ans je vis retiré dans un ashram du sud de l'Inde [j'ai fait trois séjours dans un hôpital de médecine ayurvédique], et je refuse les demandes d'interview [j'adorerais répondre à des questions, mais on ne m'en pose pas tant que ça]. Malgré mes préventions politiques, je travaille à l'édition de mes oeuvres complètes dans la collection La Pléiade [quelqu'un peut-il mettre M. Antoine Gallimard au courant que je vais rejoindre Chateaubriand, Balzac et Tchekhov ?].

Si quelques jaloux trouvent que je galèje un peu, qu'ils sachent que je suis l'exemple de mon modèle, M. Santos : moi non plus, je ne démissionnerai pas.


ADIEU, MON BEL EDMOND !

 

(Yvan Audouard, écrivain, polémiste, conteur provençal,

avec son ami de jeunesse Edmond Volponi. )

 

L'homme qui est mort cette nuit n'avait pas sa page chez mon ami Ouiqui, ce n'était pas un « monsieur », un « important », mais un modeste minot marseillais dont la superbe moustache blanche ne dissimulait pas le sourire et dont les yeux, après plus de quatre-vingt-dix ans de pratique, continuaient à s'ouvrir avec émerveillement sur le monde.

Mon père s'était auto-interdit de conduite depuis qu'il s'était endormi au volant et avait percuté un camion ; invité dans des festivals littéraires ou des signatures en Provence, lorsqu'il avait épuisé la patience de son épouse, ma mère, chroniqueuse à L'Auto-Journal et conductrice au style très (trop) sportif, il faisait appel à des chauffeurs bénévoles. Edmond fut l'un de ceux-là et leur amitié fraternelle naquit dans les longs trajets aller-retour entre Fontvieille et Fuveau ou Valensole.

Brancardier, coursier, télétypiste pour Le Provençal à Avignon, puis à Paris, Edmond était devenu chef de différentes agences du quotidien régional. Surtout, sa passion pour la photographie en avait fait le photographe historique du festival d'Avignon, créé après la guerre par Jean Vilar. Marseillais l'un et l'autre, Edmond et Yvan mon père n'étaient séparés que d'une quinzaine d'années. Descendants l'un et l'autre d'immigrés italiens, c'étaient d'authentiques « fils du peuple » qui aimaient à évoquer l'atmosphère des quartiers de leur enfance : la Belle de mai, le Panier, Saint-Mauront. Les Volponi et les Audouard s'adoptèrent mutuellement ; Edmond et sa femme Marie-Thé (« la meilleure des Nîmoises », disait mon père, pour qui « nîmois » était en général un qualificatif injurieux) venaient aussi régulièrement à Fontvieille que nous allions leur rendre visite dans leur belle maison de Villeneuve-lès-Avignon.

Ayant vu les rangs se clairsemer autour de lui, mon père presque octogénaire appela un jour Edmond et lui annonça qu'il venait de le désigner comme son « meilleur ami de jeunesse ».
Au cours des derniers mois de la vie de mon père, début 2004, j'allais lui rendre visite presque tous les jours à l'hôpital Georges Pompidou ; et tous les soirs à la même heure, le téléphone sonnait. Je n'avais pas besoin d'écouter pour savoir qui appelait, je passais donc directement l'appareil à mon père. Où qu'il soit, en France ou en Italie, Edmond appelait.

Notre amitié s'est forgée au cours de ces mois difficiles et les années suivantes n'ont fait que l'approfondir.
Il y a en nous un besoin d'admiration effrité par le spectacle quotidien des hypocrites, des menteurs, des tricheurs, sans parler des corrupteurs ou des malfaisants. Cet homme-là je l'aimais, je l'admirais aussi, pour sa bonté, sa simplicité, son humour guérisseur - toutes qualités que l'on retrouve dans ses photos.

Autodidacte complet, il avait découvert la photographie et sans jamais en étudier l'art en était devenu un maître. Qu'il s'agisse du portrait (une de ses photos de Gérard Philipe est la photo du célèbre acteur), d'un enfant à une fontaine ou d'un paysage, il savait capter l'instant décisif d'un regard, d'un mouvement ou d'une lumière.

Adolescent, il avait développé sa passion de l'opéra au « poulailler » de l'opéra de Marseille, loin des mélomanes délicats, parmi les « populaires » qui hurlent leur enthousiasme ou leur fureur.

Il y a deux soirs, dans sa chambre d'hôpital où se relayaient ses filles et son amie Françoise, Claudia lui a fait écouter quelques-uns de ses airs favoris. Il ne parlait plus depuis quelques jours, mais le sourire s'est esquissé et les yeux ont brillé ; la bougie a été soufflée dans la nuit. Pour moi, pour nous, sa lumière brille toujours.

Adieu et merci pour tout, mon bel Edmond ; adieu, petit, comme tu l'as écrit, « tu t'es bien régalé ».

 

Edmond Volponi (1928-2022)

Référence : Edmond m'a gentiment enguirlandé un jour parce que je n'avais pas lu Beaumarchais,  son auteur fétiche, dont il avait découvert la langue via Rossini, car à l'époque,  à  l'opéra de Marseille, les récitatifs du Barbier de Séville étaient dits en français.


RENTRÉE LITTÉRAIRE

Va savoir pourquoi, au mois de juin, l'idée m'a pris de commander à ma libraire chérie Brouillard sur le pont de Tolbiac, un livre de Léo Malet que je n'avais pas lu, mais dont mon incertaine mémoire avait gardé la trace.

Indice no 1 : il y a des titres comme ça - Brouillard dans la rue Corvisart, le duo Dutronc/Hardy (paroles de Michel Jonasz, musique de Gabriel Yared) est une chanson dont je ne me lasse pas.

Indice n2 : Guy Marchand n'a pas forcément marqué l'histoire du cinéma français quoiqu'il occupe d'excellents rôles secondaires dans Garde à vue, Une belle fille comme moi, et dans Loulou, mais il était Nestor Burma dans la vieille série télé qui adaptait et transposait les aventures du personnage le plus connu de Malet.

Indice n3 : ancien anarchiste et surréaliste, Malet avait été proche d'André Breton ; mon grand-père André Thirion le cite à plusieurs reprises, sans beaucoup de considération, dans ses mémoires Révolutionnaires sans révolution.

Indice n4 : avec le changement climatique, tous ces attributs typiquement parisiens - le brouillard, la pluie - auront bientôt disparu, ne laissant de traces que dans les livres et les films de ces temps révolus où il faisait moche et froid. Il pleut sur Paris dans les Burma comme il neige sur l'Anatolie dans les films du grand Nuri Bilge Ceylan. Différence : les livres de Malet sont longs d'une paire de centaines de pages en moyenne, alors que les films du génial Turc durent trois heures - spoiler alert : la neige se met à tomber au bout d'une heure et demie à deux heures.

Brouillard ne m'a pas déçu et mon été s'est poursuivi avec les Burma que je vous invite, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, à commander chez votre libraire favori, soit dans les éditions de poche (Fleuve noir), soit dans les trois volumes de la collection « Bouquins ».

Je lis doucement, car je prends des notes, j'essaie de faire le tri des adresses réelles ou imaginaires où Nestor m'entraîne dans ses enquêtes : le bar L'île de la Tortue, rue Daunou, a-t-il jamais existé ? et la maison de haute couture Irma et Deniserue de la Paix ? l'hôtel des deux Jumeaux rue de la Tour d'Auvergne ?

De rue en rue, je trouve des traces de ma propre existence.

Dernier indice avant que tu passes commande : moi, je lis pas vite (l'âge, le côté obsessionnel), mais ça se dévore aussi : action rapide, dialogues vifs et drôles, le gars ne traînait pas en route.

 

Références

Brouillard sur le pont de Tolbiac et 120 rue de la Gare (le premier publié en 1943 dans une maison tout juste créée, les éditions Robert Laffont) sont disponibles en Fleuve noir.

Les trois volumes de la collection « Bouquins » proposent les livres plus ou moins dans l'ordre, non de leur publication, mais de la biographie reconstituée de Burma, depuis sa première enquête (Gros plan sur macchabée)jusqu'à la dernière (Nestor Burma dans l'île). L'édition, dirigée par Francis Lacassin et à laquelle Malet lui-même avait participé, est un modèle : le travail de la maîtresse d'oeuvre, Mme Nadia Dhoukar, éclaire et enrichit sans alourdir et les documents complémentaires sont un trésor pour qui, au-delà des romans et du détective, veut sonder la personnalité multiple et fascinante de son créateur.

PS. Au cas où le caractère obsessionnel de ma nature ne vous serait pas apparu dans toute son effroyable netteté, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, sachez que je ne me contente pas de lire attentivement : je note les plaques d'immatriculation des autos, les numéros de téléphone en lettres, comme « à mon époque » : Stéphane mon meilleur ami, c'était MAI (Maillot) 28 99. Pas encore de MAI dans Malet, ni de SAB (Sablons, comme chez moi) mais des GUT(enberg), des ETO(ile), des BOL(ivar), des ELY (sées). En conséquence de quoi, poursuivant mes lectures, je vais peut-être soigner mon nestorburmisme en vous en digressant les merveilles. Sur ce, bonne rentrée - et allez l'OM ! Baille ze ouais, cela n'est pas hors sujet, car les enquêtes de Burma l'emmènent aussi à Marseille.

 


LA LUMIÈRE DE ROMY

Pourquoi tant de jeunes parents donnent-ils à leur petite fille le prénom « Romy » ?

Est-ce par admiration de l'athlète Romy Müller[1], championne olympique en relais 4 × 100 mètres est-allemand, de la basketteuse Romy Bär, de la patineuse artistique Romy Kermer ?

Ce n'est pas impossible, mais la bonne réponse a toutes les chances d'être autre : la Romy qui fait rêver les géniteurs de petites princesses est née Rosemarie Magdalena Allbach et a fait carrière au cinéma sous le prénom de Romy et le nom de sa mère, l'artiste de music-hall et actrice Magda Schneider. Enfant star à quinze ans pour ses rôles dans les films Sissi, Romy échappa vite à ce que M. Tulard dans son Dictionnaire du cinéma nomme le risque d'une carrière désastreuse ; entre les bons artisans, les faiseurs et quelques grands, elle sut ne jamais être vulgaire à l'écran comme dans la vie où ses idylles (avec Delon, avec Trintignant, avec Dutronc?) et ses souffrances privées étaient scrutées avec avidité par les paparazzis et confondues avec celles des personnages qu'elle interprétait. Romy n'avait jamais connu d'éclipse[2] lorsqu'on la retrouva morte chez elle, à quarante-trois ans - il y a quarante ans presque jour pour jour.

Ses qualités d'actrice, que je trouve éminentes, sont parfois débattues, et les meilleurs films où elle a joué ne sont pas toujours ceux dont elle était la vedette, mais de 1958, date de son premier film français, Christine, le mélo qui lança la carrière d'un certain Alain Delon, au début des années 1980, au travers des passions et déboires sentimentaux, elle est restée celle qui attire la lumière dans tous les films où elle jouait. Truffaut, qui admirait les stars, ne s'y était pas trompé. La caméra de l'enfant de Pigalle s'attardait sur les visages des hommes, mais elle tombait amoureuse des femmes, de Jeanne Moreau à Fanny Ardant en passant par les soeurs jumelles Françoise Dorléac et Catherine Deneuve, Julie Christie et Isabelle Adjani. Que serait-il advenu s'il avait mené à bien ce projet mentionné dans une lettre de 1964 d'une comédie dramatique sur un couple jeune qui se sépare et se réconcilie, avec Belmondo et Romy ? Comme disait Sacha Guitry, faisons un rêve?

Dans Mado (Sautet, 1976), ce n'est pas Romy qui interprète le rôle-titre, mais l'assez charmante Ottavia Piccolo (excellente dans La Veuve Couderc où elle est l'objet de lahainede SimoneSignoret) ; pourtant c'est Romy que l'on voit. Même dans un de ses films qui ont le plus mal vieilli, L'important c'est d'aimer (Zulawski, 1975), elle irradie et, aux côtés de Jacques Dutronc, fait passer le style outré des situations et des dialogues d'un film qui se veut un hymne romantique et ne nous apparaît aujourd'hui que comme un mélo verbeux et faux de part en part.

Si le cinéma reste « l'art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes » (la phrase de Jean-Georges Auriol, des Cahiers du cinéma, a si souvent été citée par Truffaut et correspond si bien à une bonne partie de son propre art qu'elle lui est souvent attribuée), Romy était le cinéma. Si c'est l'histoire d'une princesse qui a des malheurs, elle l'était aussi, car entre les épreuves fictives vécues par ses personnages et celles qu'elle affrontait dans la vraie vie, on ne pouvait qu'être ému à voir tant de beauté mariée à tant de souffrances et tant de désir d'aimer s'achever dans pareille solitude.

Mon top 10 Romy (dans le désordre)

Le Vieux Fusil (Robert Enrico, 1975) est un drame qui a bien vieilli : la partie d'action où Noiret se débarrasse un à un des méchants nazis fait un peu jeu vidéo et c'est quand même gonflé, au moment où il va appuyer sur la gâchette de son vieux fusil, d'interrompre la scène pour un flash-back sur le bonheur passé avec Romy, qui n'apparaît pour l'essentiel qu'évoquée. Le scénariste Pascal Jardin a raconté qu'il a écrit le film en proie à l'émotion violente d'un chagrin amoureux. Il voulait à la fois tuer le maximum de personnages (la folie meurtrière vengeresse de Noiret, c'est la sienne) et ressusciter les moments heureux vécus avec une femme aimée. Noiret superbe comme toujours, Bouise épatant second rôle, comme toujours : à près d'un demi-siècle de distance, ça vaut son César (le premier, en 1976, remis par M. Gabin et Mme Morgan, excusez du peu) et le César des Césars Garde à vue (Claude Miller, 1981). Romy est l'épouse malheureuse, frustrée et accusatrice du méchant notaire innocent Michel Serrault. Elle est superbe de beauté et d'ambiguïté.

Le Procès (Orson Welles, 1962). Quel nez, la petite ! Elle est déjà une star naissante quand elle accepte le rôle de Leni, la petite salope allumeuse du Procès de Kafka revu et corrigé par Orson Welles. Voici notre ex-Sissi au milieu d'un casting international de haute volée : côté hommes Anthony Perkins et Welles lui-même, côté femmes Jeanne Moreau, Suzanne Flon et Madeleine Robinson. Pour les séquences où elle apparaît, elle est plus que parfaite dans un rôle trouble qui ne ressemble à aucun de ceux qu'elle a joués. Pas mal pour une petite princesse qui n'a jamais appris, n'est jamais montée sur les planches avant que sa mère ne la sorte du pensionnat pour son premier rôle.

César et Rosalie est un des films de Sautet qui a le mieux vieilli et son personnage de femme libre amoureuse de deux hommes (César c'est Yves Montand, et David, l'autre, c'est Sami Frey, « le beau Sami », très bien) est moderne par ses ambivalences. Quant au plan final, son regard posé sur ses deux amoureux qui boivent ensemble, il est superbe et propose au spectateur la seule fin qui vaille dans ce genre d'histoires : la fin ouverte qui nous permet de supposer qu'elle va en choisir un (plutôt César), aucun, ou continuer avec les deux. Comme l'écrit l'excellentissime Léonard Anthony dans un ouvrage à paraître dont je ne vous donne pas le titre pour faire monter le suspense : « L'inachevé est la forme la plus aboutie de toute création. »

Pour rester avec Sautet, j'aime beaucoup le rôle de Romy dans Max et les ferrailleurs, où elle est cette jeune prostituée manipulée par Piccoli - aussi antipathique qu'attachant, aussi attachant qu'antipathique, dans le sens que tu préfères. Là encore, il y a un regard d'elle sur lui, vers la fin, quand elle a tout compris, qui est plus fort que des kilomètres de dialogues.

La Banquière, même si cela agaçait son réalisateur, est le film de Francis Girod dont on se souvient. Remarquable la performance de Romy en aventurière et femme d'affaires bisexuelle en butte à l'hostilité d'hommes de pouvoir qu'elle dérange ; superbement construit le scénario ; plaisir des merveilleux seconds rôles joués par des comédiens de premier plan (Trintignant un méchant épatant, Auteuil, Marie-France Pisier, Brialy, Claude Brasseur?).

La Passante du Sans-Souci. J'avoue que c'est assez récemment que j'ai vu le film de Jacques Rouffio tiré d'un roman de Kessel que je n'ai pas lu. Ça vaut bien au-delà du voyeurisme de voir Romy, toujours aussi belle, marquée par la mort récente de son fils David, suivie du suicide du père du garçon, son ex-mari l'homme de théâtre Harry Meyen. Montand, qui a toujours eu de la prestance et une présence, était à ses débuts un comédien limité et je le trouve souvent moyen dans ses films des années 1950 et 1960, même les plus connus. À force de tourner avec des bons, comme Sautet ou Costa-Gavras, il est devenu bon lui aussi et il donne une vraie densité à son personnage d'homme d'affaires philanthrope qui commet un meurtre pour solder les comptes de son enfance chamboulée par les nazis. L'histoire tient la route, la cinématographie est belle et les acteurs de soutien sont excellents : Gérard Klein n'est pas encore l'instit popularisé par la télé, Dominique Labourier (la délicieuse partenaire de la non moins délicieuse Bulle Ogier dans Céline et Julie vont en bateau) prouve sa versatilité, on a du plaisir à retrouver Véronique Silver (la mémorable narratrice de La Femme d'à côté de Truffaut) en présidente du tribunal. Fun facts révélés par mon ami Ouiqui : le jeune comédien excellent qui interprète le personnage de Montand jeune n'a plus jamais tourné : il est devenu un mathématicien de haut niveau qui a obtenu la médaille Fields, l'équivalent du Nobel pour les maths. Vers la fin du film, apparition pour une scène de deux méchants qui agressent Montand et le menacent : l'un des deux est Jean Reno.  Fun fact rapporté par Malcampo, qui ne se contente pas de relire et corriger : Dans une interview, Klein a raconté que Romy et lui s'étaient très bien entendus, ils parlaient beaucoup ensemble pendant le tournage et Romy l'avait prévenu dès le départ : il faut que tu saches que je n'ai aucun humour? 

Clair de femme : encore Montand/Romy, quelques années après César et Rosalie mais ce n'est ni du Sautet, ni le Gavras que l'on visualise en pensant à Z ou à L'Aveu - un film poétique et rêveur sous son apparence d'intrigue politico-policière, un film romantique sur la renaissance du sentiment amoureux chez des êtres qui, pour des raisons différentes, n'y croient plus.

Le Train, de Granier-Deferre, vient en bout de cette liste, mais c'est l'un de mes préférés. Par un dédoublement courant au cinéma, on devine sans avoir eu l'info que l'amour impossible entre les deux protagonistes, Romy et son partenaire masculin, le toujours supérieur Jean-Louis Trintignant, n'est pas de l'ordre de la pure fiction. Tirée d'un roman de Simenon, l'intrigue a pris de la texture dans les souvenirs d'enfance du réalisateur, qui raconte avec une belle surprise rétrospective de modeste indécrottable que c'est Romy, déjà grande star, qui vient le voir pour lui proposer de tourner avec elle ; il mentionne avec humour le goût prononcé de la star à se montrer nue. Excellents seconds rôles de Nike Arrighi (la maquilleuse de La Nuit américaine),Régine, prostituée à l'âme généreuse, Maurice Biraud, Anne Wiazemsky (la jeune fille de l'inoubliable Au hasard Balthazar), Paul Le Person et autres.

Je suis embarrassé pour parler d'un film à succès (le plus grand de Sautet, je crois) et qui a beaucoup fait pour la légende de Romy : Les Choses de la vie. Les rôles principaux(Piccoli, Romy, Lea Massari) sont formidables, bons rôles secondaires de Jean Bouise et Dominique Zardi, un de ces acteurs qu'on voit souvent dans les bons films français de ces années-là, mais qu'on ne reconnaît pas toujours ; petit rôle de Boby Lapointe, que Sautet a fait tourner à trois reprises, mais jamais chanter, à la différence de Truffaut - l'apparition du grand Boby dans Tirez sur le pianiste a d'ailleurs relancé sa carrière de chanteur. Ça m'a semblé parfois un peu long pour un film court (1 h 29, dit mon ami Ouiqui) et au bout de cinquante ralentis sur l'accident de voiture, avec la roue détachée qui tourne ou Piccoli allongé dans l'herbe, on se lasse.

Embêté pour La Mort en direct, le film anglais de Bertrand Tavernier, merveilleux réalisateur qui, à mon sens, s'est égaré dans une sorte de Truman Show auquel manquerait tout humour. Du début à la fin, j'ai eu du mal à y croire, malgré le talent de Romy et celui de son protagoniste Harvey Keitel.



[1] Fun fact, mon ami Ouiqui m'informe que le nom de naissance de cette sprinteuse était Schneider. À peu de chose près, deux Romy Schneider auraient coexisté, ou bien notre Romy aurait fait carrière sous le nom de Allbach.

[2] Sinon une assez brève, d'où son ex Alain Delon la sortit généreusement pour qu'elle co-stare avec lui dans La Piscine.


LINO, CE HÉROS (3)

Mon Top 14-18 LINO (plus ou moins par ordre de préférence personnelle au moment où je conclus).

GARDE À VUE (aussi dans le top Michel Serrault, qui dans son rôle de notaire odieux, mais innocent réussit l'exploit de presque « voler la vedette » à Lino). Guy Marchand dans un coin de la pièce, passage de Romy, excellente en épouse frustrée, malheureuse et vengeresse.

DERNIER DOMICILE CONNU (excellent Giovanni servi par Marlène Jobert - très mimi, cheveux roux, yeux verts, mollets dynamiques à la limite de l'énervement -, et les superbes seconds Paul Crauchet - encore lui ! - et Michel Constantin).

L'ARMÉE DES OMBRES : un des meilleurs Melville, sans doute le plus personnel de l'homme au Stetson, et le film français sur la Résistance. Aux côtés de Lino, chef de réseau, que du lourd : Signoret, superbe, Paul Meurisse sobre et sombre, Serge Reggiani pour une séquence, Paul Crauchet bien sûr, toujours juste quoi qu'il joue (ici un traître).

LE DEUXIÈME SOUFFLE (top Delon aussi). Selon le témoignage de Giovanni, auteur du roman et coscénariste du film, pour la scène où Lino doit courir pour rattraper un train, Melville a, sans prévenir l'acteur, donné instruction de faire accélérer le train progressivement, afin qu'il n'y ait rien de joué dans l'essoufflement, l'épuisement de son acteur vedette.  « Il me prend pour qui ? »  se serait, selon José,  exclamé Lino. Au-delà de cet incident, Lino s'est très mal entendu avec le terrible Melville, au point de refuser de tourner dans Le Cercle rouge, préférant payer un dédit (le contrat était signé) pour ne pas avoir à supporter une autre fois les humeurs du réalisateur obsessionnel et notoirement difficile. À cette décision nous devons le choix heureux de Bourvil pour ce qui serait son dernier rôle - et le chef-d'oeuvre de Grumbach/Melville.

LES GRANDES GUEULES (top Bourvil aussi). J'ai rapporté plus d'une fois à mon ami Vincent « le King » un fun fact de tournage raconté par Giovanni, scénariste de l'excellent film d'Enrico. Dans le groupe de taulards employés dans la scierie reprise par Bourvil, figurait un des deux « costauds » américains du cinéma français : Jess Hahn (l'autre était Eddie Constantine). « En vrai », Lino, ancien boxeur et catcheur, frappait lourd ; en face de lui, l'autre dur du film c'était pas Hahn, mais Bourvil - un roc. Mon King, tu te fous de ma gueule parce que je la raconte une fois encore et tu la connais par coeur, mais peut-être pas mes adoré(e)s follohoueurs et follohoueuses.

LES AVENTURIERS (top Delon également) super fin dans le décor d'un endroit alors peu connu : le fort Boyard.

LE SILENCIEUX, excellent thriller de Pinoteau, même si on comprend toujours pas tout au scénario Pinoteau/Dabadie (bonheur de voir deux merveilleuses très différentes : Suzanne Flon et Lea Massari).

L'EMMERDEUR (vaut aussi pour Jacques Brel, génial). Fun fact : c'est le premier François Pignon du scénariste Francis Veber, futur réalisateur de La Chèvre, des Compères, du Dîner de cons et du Placard. Entre doux dingue, tête en l'air, et victime de la méchanceté des autres, il y aurait une étude sérieuse à mener de Pignon et de ses transformations dans l'opus vébérien.

UN PAPILLON SUR L'ÉPAULE, un des meilleurs Deray - la plus belle mort de Lino, excellents rôles secondaires, de Paul Crauchet notamment, mais aussi Nicole Garcia et Jean Bouise. Fun fact : il est pas mal question d'une mallette que des méchants très méchants veulent récupérer à tout prix. Lino qui aimait bien comprendre demandait sans cesse à Deray et à ses coscénaristes ce qu'il y avait dans cette fameuse mallette et la réponse revenait, agaçante, toujours la même : « Il y a ce que tu veux. » Et nous, on n'a toujours pas la réponse. Jolie métaphore de la vie, peut-être : il y a ce qu'on veut, ou ce qu'on y met ; et s'il n'y avait rien ?

TOUCHEZ PAS AU GRISBI. On comprend que Gabin ait aussitôt « adopté » Lino. René Dary (rien vu d'autre avec lui ou me souviens pas) et Paul Frankeur sont excellents, mais celui qui occupe l'écran avec Gabin, c'est Lino. La légende dit que, débutant absolu, il avait demandé par provocation un cachet énorme (1 million d'anciens francs, c'est énorme ?), presque équivalent à celui de Gabin, et qu'à sa surprise il l'aurait obtenu. Les producteurs en ont eu pour leur argent. Dora Doll et (surtout) Jeanne Moreau excellentes dans les rôles féminins secondaires.

LA SEPTIÈME CIBLE. Le scénario de ce thriller décalé, signé Pinoteau et Dabadie, est déroutant et parfois improbable, mais Lino est crédible et efficace ; en plus à ses côtés il y a Jean Poiret, Lea Massari, Elizabeth Bourgine ; ce ne sont pas les débuts de Jean-Pierre Bacri, qui deviendra bientôt le grincheux le plus sympathique et célèbre du cinéma français, mais il y est épatant en flic obstiné et pas gracieux.

UN TAXI POUR TOBROUK. Pendant une bonne partie du film, le ton est celui d'une comédie et il y a en effet des scènes comiques et de bonnes répliques « classiques Audiard ». C'est en réalité un film désenchanté, presque désespéré.

100 000 DOLLARS AU SOLEIL est un drôle de western où les chevaux sont remplacés par des camions. On pense à un Salaire de la peur devenu comédie. Le rôle secondaire de Bernard Blier est si distrayant que le duo Belmondo/Lino est en réalité un trio. Gert Fröbe est un des fidèles méchants Allemands du cinéma français.

CADAVRES EXQUIS. Ça finit mal pour Lino, flic acharné et qui pose les yeux là où il ne faut pas, mais c'est chouette de l'entendre en italien, et c'est dirigé par l'excellent Francesco Rosi. Plaisir de voir quelques figures du cinéma international : Alain Cuny (le compagnon d'Arletty dans Les Visiteurs du soir, où Jules Berry est l'inoubliable diable),Max von Sydow et Fernando Rey (l'acteur bunuélien par excellence - fun fact : il a aussi joué le rôle du prêtre dans Les Sept Mercenaires ; pas mal de nanars aussi, mais on oublie).

Pas vu l'autre film italien notable, Cent jours à Palerme (Giuseppe Ferrara, 1984), mais interviewé après sa sortie, Lino disait franchement que ça s'était mal passé entre lui et un metteur en scène dont il n'était pas sûr qu'il en soit réellement un. Habillé pour l'hiver, le mec.

ADIEU POULET. Épatant duo Lino/Patrick Dewaere. Trois « cadors » des seconds rôles Victor Lanoux, politicien salaud très convaincant, Françoise Brion troublante et méchante « Madame Claude », Julien Guiomar, cynique directeur de la police. Encore un (super) scénario signé Francis Veber.

ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD. Les rôles principaux du film sont l'ascenseur et la musique de Miles Davis, mais le scénario n'est pas si mal et le trio Jeanne Moreau/Maurice Ronet/Lino est franchement for-mi-da-ble.

LE RAPACE. Un vrai personnage pas clair, et donc intéressant, un vrai film d'aventures, même si le pays latino-américain imaginaire où Giovanni situe l'action est aussi improbable que ceux de René Clair (Le Dernier Milliardaire)ou Louis Malle (Viva Maria).

LE RUFFIAN. Un bon film d'aventures de Giovanni. Claudia Cardinale en « baronne » : magnifique, comme toujours. Très bon début - et très bonne fin aussi.

LA GIFLE marque également les débuts à l'écran d'une jeune actrice promise à un bel avenir : Isabelle Adjani. D'après elle, lorsque la scène de la fameuse gifle est arrivée, Lino n'y a pas été à moitié.

LE CLAN DES SICILIENS. Du pur divertissement, mais ça reste un grand plaisir plus d'un demi-siècle après. Le scénario (Verneuil/Pelegri/Giovanni) fonctionne jusque dans ses épisodes improbables. Delon épatant en traître, Gabin et Lino nickel, comme d'hab. Edward Meeks, l'un des Globe-trotters (l'autre était le jeune Yves Rénier) est le pilote de l'avion que le gang Gabin détourne. Je voyais le très sympathique Edward (un des Américains de la télé et du cinéma français) comme compagnon de vie de l'amie de mes parents Jacqueline Monsigny (autrice de Floris, mon amour). Ils ont même écrit des livres ensemble (notamment sur Grace Kelly, avec laquelle, me dit mon ami Ouiqui, il a tourné un court-métrage inédit) - et un scénario.

LA CAGE. Au premier abord, une curiosité : c'est un bon film qui ne vaut pas seulement par la présence mystérieuse, magique, inquiétante, d'Ingrid Thulin, une des actrices fétiches d'Ingmar Bergman. C'est en apparence un film de genre, un thriller, mais c'est aussi une comédie. Inclassable, donc, et assez jouissif.

125, RUE MONTMARTRE. Vaut aussi pour l'évocation du quartier de la presse, ainsi que les autres protagonistes : Robert Hirsch, qui laissera peu à peu le cinéma pour le théâtre, Andréa Parisy la vilaine et Dora Doll la gentille, Jean Desailly très bien en commissaire peu sympathique, mais efficace.

UN TÉMOIN DANS LA VILLE. Vaut aussi pour la poursuite finale des taxis 403. Pas plus que la poursuite de poids lourds vers la fin de Gas Oil, ce n'est répertorié dans les grandes poursuites du cinéma, mais c'en est une bonne - et qui sort de l'ordinaire - et tous ces phares braqués vers Lino, assassin en fuite, sont comme des yeux accusateurs.

 

À éviter : ESPION LÈVE-TOI. Le film d'Yves Boisset est à la fois d'un scénario improbable (Audiard paresseux à partir d'une Série noire dont je ne sais rien) et d'une exécution lourde ; il réussit l'exploit de rendre insipides des acteurs aussi bons que Michel Piccoli, Bruno Cremer et Heinz Bennent. Fun fact rapporté avec humour par Boisset (plût au ciel qu'il en eût fait preuve dans ses films) : pour les besoins d'une scène, Lino doit se rendre dans une boîte fréquentée majoritairement, si ce n'est exclusivement, par des gays. Ayant demandé si on ne pouvait changer ce lieu pour une boîte « normale », il accepta en maugréant, à condition qu'il n'ait pas à « leur » parler. Aujourd'hui, il serait « cancel » pour homophobie.

On peut aussi passer sur La Grande Menace (Jack Gold, 1978) où, flic français détaché à Londres, on l'entend à l'occasion parler un anglais potable (moins bon que celui de Gabin, à coup sûr) : le film est un polar fantastique au scénario invraisemblable (Lino flic n'y comprend rien et nous non plus d'ailleurs), et on a du mal à tenir, malgré la présence de la belle Lee Remick et le passage en méchante salope de la charmante Marie-Christine Barrault ; fun fact, j'ai  un temps « fréquenté» cette dernière (en tout bien tout honneur) quand elle enregistrait pour Édition no 1, où j'officiais « sous » Bernard Fixot, des spots de pub dans les studios d'Europe 1 rue François-Ier ; je l'ai revue plus tard, amoureuse épouse du très sympathique Vadim Plémiannikov, plus connu sous son nom français de Roger Vadim, découvreur (entre autres) au propre et au figuré de Brigitte Bardot.

Dans les premiers Lino tête d'affiche, on peut voir à la rigueur l'improbable et distrayant Le Gorille vous salue bien, où c'est un plaisir de voir Pierre Dux (de la Française, comme dit PPC) et Charles Vanel dans des rôles secondaires, mais Lino a eu le nez creux, malgré le succès, de décliner l'offre de poursuivre cette frenchy franchise sans grand avenir et de laisser le rôle à Roger Hanin (qui veut voir La Valse du Gorille ?Pas moi).

Le Fauve est lâché est assez radicalement grotesque, malgré la participation de Claude Sautet au scénario et la présence de bons acteurs secondaires : Paul Frankeur, Alfred Adam, François Chaumette, Estella Blain - cette dernière si je ne m'abuse se mangeant une bonne mornifle de Lino.

Boulevard du rhum est loin d'être le meilleur Enrico, mais c'est marrant de voir Bardot vamper Lino quand elle danse avec lui, tout en respectant la règle de base : ni bisou ni coucherie.


LINO, CE HÉROS (2)

De Gabin à Lino

C'est avec Gabin et Jacques Becker que débute à l'écran le sportif forcé à la retraite par une défaite et une mauvaise blessure.

Les fées Lumière, ayant cruellement ignoré le come-back Gabin/Dietrich, sont alignées pour que le grand retour de Gabin marque aussi le brillant début de celui qui devient son fils spirituel.

Lorsque Gabin expose sa conviction qu'on n'apprend pas à devenir comédien, c'est Lino qu'il cite en exemple : dès son premier film, Touchez pas au grisbi, l'ancien boxeur exprime une incroyable aisance, un naturel qui vont par étapes le sortir des rôles de second couteau. Truand et traître dans Grisbi, Becker lui confiera un rôle de galeriste salaud dans Montparnasse 19, pas un de ses chefs-d'oeuvre, le biopic où Gérard Philipe incarne Modigliani de façon assez théâtrale[1]. Lino impressionne pourtant : ici il n'est ni porte-flingue ni cogneur ; juste un marchand d'art cynique, jaloux et profondément antipathique. Entre-temps il a été de nouveau truand, puis flic (plutôt marrant de le voir se faire envoyer à terre sur une prise de judo par une fliquette fluette dans Maigret tend un piège). La filmo (merci encore à mon ami Ouiqui !) indique quelques titres qui doivent valoir leur pesant de confiseries Bahlsen (on aime), ou de glaces Miko, comme Les Mystères d'Angkor[2] (William Dieterle, 1960) ou Le Jugement dernier (Vittorio De Sica, 1961). Peu à peu, Lino peut abandonner son activité gagne-pain d'organisateur de combats de catch. Ça y est, il est devenu un acteur professionnel qui peut assurer le quotidien de sa famille.

C'est à partir du Gorille vous salue bien (Bernard Borderie, 1958) que Lino occupe le devant de la scène et, sans cesser d'incarner des personnages secondaires plus ou moins intéressants, enchaîne les premiers rôles : il rend potable celui à la base peu engageant qu'il occupe dans le médiocre Le Fauve est lâché (Maurice Labro, 1959), il est mari trompé et assassin dans l'excellent noir de Molinaro, Un Témoin dans la ville,1959), il est voleur volé par ses camarades de fric-frac et dupé par sa maîtresse dans la bonne adaptation de Boudard par Simonin/Audiard/Granier-Deferre (La Métamorphose des cloportes, 1959), un rôle qu'il a contribué à rendre moins odieux, mais qu'il a choisi pour son ambiguïté. Crieur de journaux embarqué dans un improbable imbroglio, il est injustement accusé d'un crime dans l'excellent 125 rue Montmartre (Grangier,1959). Déjà il met à profit sa notoriété naissante pour construire ce personnage qui s'imposera dans la suite de sa carrière, l'homme au grand coeur qui sait cogner s'il faut, mais ne trahit pas. Pour l'homme qui n'embrasse pas, il faudra attendre un peu, car dans Montmartre il embrasse Dora Dollet se retrouve même au lit avec elle? Truand en fuite aux côtés du tout jeune Belmondo dans l'excellent premier film de genre de Sautet Classes tous risques (1960), il traverse le désert en soldat héroïque dans le subtil et amer Un Taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961, scénario et dialogues d'Audiard, superbes seconds rôles de Charles Aznavour et Maurice Biraud, notamment) et surtout à partir des légendaires Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) il est une tête d'affiche ; désormais, qu'il soit truand, tueur, flic, espion, juge ou honnête homme, il installe de film en film ce personnage d'un homme d'honneur fidèle à la parole donnée et qui, à l'écran du moins, ne se retrouve plus jamais au lit avec sa partenaire, si jolie soit-elle, un homme qui n'embrasse pas, mais qui gifle (à l'occasion) les vilaines filles menteuses. Ainsi devient-il « Lino », qu'un magazine français des années 1970 classe, sondage à l'appui, comme le Français le plus populaire, juste derrière le commandant Cousteau. Côté box-office, il atteint les sommets presque dans tous les genres. Avec 89 millions d'entrées dans les films où il tient le rôle principal, mon ami Ouiqui me dit qu'il pèse à lui seul plus de 60 % du box-office des films français de sa période d'activité. Je souris de le voir en bon flic français face à Gabin capo sicilien dans le film de Verneuil Le Clan des Siciliens. Le Rital et le Parigot-Normand d'adoption ont-ils songé à échanger les rôles ? Comme toujours ils sont impeccables l'un et l'autre, Gabin en voyou patriarche et Lino en flic têtu, secondés par un Delon particulièrement bon - comme toujours - dans le pas net. Prof d'histoire-géo dans La Gifle, romancier dans La Septième Cible où, fun fact, on voit l'entrée historique des éditions Robert Laffont place Saint-Sulpice[3], il a su sortir de sa zone de confort, celle où il excellait et se sentait à l'aise. Un scénariste et cinéaste aussi carré que mon ami José Giovanni lui a donné des rôles ambigus et subtils : le mercenaire du Rapace, l'aventurier du Ruffian ou des Aventuriers sont chargés d'ombre, comme le flic opiniâtre, désabusé et finalement cynique de l'excellent Dernier domicile connu.

Pour les amateurs du héros pur et dur, ils ont été troublés par la révélation post-mortem d'une double vie sentimentale : oui, Lino était bien ce mari attentif, ce père de famille exemplaire, cet ami fidèle, ce militant discret d'une association d'aide aux enfants handicapés. Tout ça, c'était pas de la frime. Mais non, il n'était pas cet homme parfait, cet être idéal qui n'a rien à cacher et a vécu une vie sans tache. Oui, mais non, mais oui, tout ça : un humain, en somme. Et « Lino », tout simplement.

 

 



[1] Et encore, on a échappé au pire. Dans la première version du script écrit par Jeanson, l'artiste passait une partie de son temps à déclamer des vers de Nerval ou de Rimbaud. En reprenant le projet prévu pour Max Ophüls, décédé avant le tournage, Becker a rapproché le script de sa manière à lui, plus sobre et moins bavarde. Ouf, même si Jeanson en a pris ombrage et a retiré son nom du générique.

[2] Bizot prétend que ce sont des lectures et des cours au Collège de France qui lui ont donné le désir d'Angkor, mais il faut que je lui demande si ce film n'a pas joué son rôle.

[3] Et même M. Robert Laffont in person pour une scène, ainsi que la longue silhouette de son fils Laurent.


LINO, CE HÉROS (1)

C'était Lino

On disait « Gabin », « Bébel » ou « Delon », mais pour le public Lino Ventura c'était « Lino », tout simplement - le cousin germain ou le pote costaud qu'on a envie d'appeler en cas de coup dur, celui sur qui on peut toujours compter, le « loyal », le « fidèle ».

Comme souvent dans les affaires humaines, c'était sûrement plus compliqué. Faut-il croire le réalisateur Denys de La Patellière, selon qui l'ancien boxeur et catcheur était un peu « truqueur » - que veut dire ce mot d'ailleurs, et ne le sommes-nous pas tous un peu ? On préfère la version de sa famille et de ses amis, où l'homme dans la vie correspond en tous points au personnage de l'écran tel qu'il s'est peu à peu dégagé dans les films policiers ou d'aventures dont il était le héros.


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