Antoine Audouard

EN ATTENDANT LULU

12/01/2011

Ryszard Kapuscinski se trouvait en Ethiopie, en 1974, au moment du coup d’Etat qui mit fin à dix siècles du régime impérial et installa une dictature militaire, d’inspiration marxiste, au pouvoir. Le célèbre journaliste polonais avait déjà connu bien des coups d’Etat et ceux-ci ne lui inspiraient pas d’excitation particulière. D’une façon générale, il avait une façon d’aborder les grands événements – et les grands personnages – que l’on pourrait appeler tangentielle. Je veux dire que c’était, en effet, son métier d’ « être là » - comme c’est le métier de tout journaliste – et de « couvrir » - en l’espèce pour l’agence polonaise dont il fut pendant longtemps l’unique correspondant en Afrique. Mais tout se passait comme si, en vue de l’entreprise plus profonde, souterraine, qui était la sienne, qui aboutissait dans les carnets de notes, et finalement ses livres, il avait exercé la préférence de se glisser à l’intérieur des événements en portant son regard sur des personnages secondaires, sous-ministres sans influence politique réelle, militaires de rang moyen, ou encore gens de la rue, figures à peine entrevues et dont un détail dans le comportement, la tenue ou la voix retenaient son attention et la faisaient intérieurement résonner, d’une façon qui ne lui était pas forcément intelligible.

Or le voici dans Addis Abeba, au milieu des chars et des soldats, dans une atmosphère qu’il connaît bien : tout se fait, tout se défait, tout est peur, tout est exaltation, on court pour trouver son destin ou bien lui échapper, des hommes émergent des caves tandis que d’autres y plongent, les prisons se vident et se remplissent, la vie d’un individu vaut ce qu’elle vaut vraiment – et ce n’est pas grand-chose. Dans ce climat, RK est pris d’une obsession, celle de reconstituer ce qu’a pu être la vie vers la fin du régime de Haïlé Selassié, le Negus renversé. Pour la documenter, il est contraint de se mettre à la poursuite non pas des dignitaires du régime, qui ont été éliminés ou sont introuvables, mais de personnages d’un rang inférieur, chambellans, serviteurs, petits fonctionnaires. Il sillonne la ville au risque de sa vie pour exhumer un passé certes récent, mais dont il a l’intuition que s’il ne l’évoque pas maintenant il va s’ensevelir définitivement. Les entrevues se déroulent dans la clandestinité, ses interlocuteurs ont peur.

Les semaines passent ; dans ces conditions difficiles il a réussi à recueillir un bon nombre de témoignages. Son obsession habituelle de la documentation a fait le reste : comme d’habitude il a lu tout ce que l’on peut lire. Rentré en Pologne, il est prêt. Ses éditeurs attendent. Et pourtant rien ne se passe : il est bloqué. Alors il lui revient à la mémoire un détail. L’un des serviteurs du Palais lui avait raconté que l’Empereur avait reçu en cadeau un chiot nain de race japonaise répondant au nom de Lulu. Se souvient-il de la célèbre injonction de Hemingway, en cas de désarroi, d’écrire une phrase, une seule, contenant une assertion vraie ? Il écrit : « C’était un chiot de race japonaise. Il s’appelait Lulu. Il avait l’autorisation de dormir dans la couche royale… » Son livre a commencé.

C’est cela l’objet central de notre excavation, et je ne suis pas sûr, de ce point de vue, que la différence entre fiction et non-fiction soit bien utile. La réalité est toujours « reconstruite » fictivement, notre imaginaire l’imprègne ; et nous sommes souvent surpris, à l’inverse, de découvrir qu’en « inventant », nous n’avons fait que redécouvrir (toujours l’exhumation) un souvenir… L’essentiel est ce trajet, intérieur, invisible, et qui peut nous être et nous rester incompréhensible, mais auquel nous devons rester disponibles, parfois pendant des semaines, parfois pendant des années, jusqu’à ce que ce détail initial jaillisse et prenne forme, autorisant de façon organique la construction de ce monde particulier, si fragile, que l’histoire va raconter.

Parfois, nous écrivons ; le reste est attente.

Sources : Ryszard Kapuscinski, le Négus  (Flammarion)

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