Antoine Audouard

DE BALEINE EN BALEINE

08/01/2011

Il y a un peu plus de soixante ans, dans un des nombreux studios qu’il occupa à Paris pendant les quelque dix-huit mois qu’il y passa, un jeune écrivain Américain écrivit ces premières lignes : I am an American, Chicago born – Chicago, that somber city – and go at things as I have taught myself, free style, and will make the record in my own way… Je suis un Américain, né à Chicago – Chicago, cette ville sombre – et je fais les choses comme je me les suis apprises, seul, en figures libres ; je marquerai les livres à ma façon.

Ainsi débutent les Aventures d’Augie March, en quoi Saul Bellow (qui écrivait en même temps un autre roman, The crab and the butterfly ) sut immédiatement qu’il tenait quelque chose non seulement de différent de ce qu’il avait écrit jusqu’alors – mais aussi quelque chose de remarquable et de nouveau. Bien qu’Augie ne soit pas un roman autobiographique, il est évident, éclatant, que ce « cri de guerre » qui résonne dans ses premières lignes est intensément personnel : Here I am ! Me voici ! Moby Dick oblige, on ne peut s’empêcher de penser à la célèbre entrée en matière de Melville. Sa concision extrême (Call me Ishmael) peut sembler à l’opposé de l’exubérance du natif de Lachine ; elles se rejoignent pourtant, à exactement un siècle de distance. Romans ? Voire… Attention, prophètes à l’œuvre.

Bellow « piochait » alors terriblement, à la fois pour écrire son autre roman, de facture plus classique, dans une ville qu’il n’aimait pas, où régnaient une médiocrité et un mensonge qui le révulsaient, sans compter la grisaille et l’humidité, même si on n’a pas lieu de se plaindre . La misère qui avait pu être joyeuse s’enfonçait, devenait sinistre : la « fête » d’Hemingway, et celle de Fitzgerald, la dèche aventureuse de Miller, n’étaient qu’à une génération de distance, mais ce traditionnel pèlerinage émotionnel et culturel de l’Américain à Paris ne réservait plus que les simulacres de la vie.

C’est pourtant dans ce cadre d’apparence peu favorable, et en tout cas peu séduisant, qu’il lança la machine excavatrice d’Augie et ne s’arrêta plus. Les lettres témoignent de sa surprise – l’ « autre roman » qui quelques semaines plus tôt semblait bien avancé paraît flotter un temps, puis disparaît et s’efface de la surface de la mer au fur et à mesure que le hors-bord s’éloigne.

On lit moins Augie March aujourd’hui, et c'est dommage. Il n’est peut-être pas parmi les chefs d’œuvres de Bellow (lui-même, à la fin de sa vie, le jugeait bavard, et il est vrai que les deux cents dernières pages sont un peu longues), mais il reste son livre le plus important, sa super-nova – celui qui lui permit de pousser une porte, free style, non seulement pour lui-même mais pour une génération d’écrivains (Roth, McEuan ou Amis, pour n’en citer que quelques-uns).

Ce qui frappe dans ce début, c’est d’abord une cadence, quelque chose d’unique (et que le français rend faiblement) où le langage parlé, familier, à la limite de l’incorrection, rencontre la tradition épique la plus ancienne. Dès son premier paragraphe Bellow cite Héraclite et les allusions à Homère et autres sont nombreuses à travers le livre, non comme citations, comme digressions, ou encore moins comme hommage ou références littéraires, mais comme revendication. Désormais, il va falloir faire avec cette voix-là. Ce n’est pas narcissique : tout roman est au fond une aventure biblique, et en particulier tout roman américain (Moby Dick encore, le roman-matrice américain), et il faut un cœur de prophète pour s’y lancer. Imagine-t-on Isaïe timide ? Solomon Bellows ne le fut pas et, la brèche ouverte, ne regarda plus jamais en arrière. Que ce soit dans ces ondoiements frénétiques de la phrase, ou dans le staccato des successions de verbes, dans les répétions ou les brisures, ce que Bellow avait trouvé dans ce long, ce pénible forage parisien, est une veine dans laquelle il s’engouffra et qui n’est pas épuisée.


Dans ses lettres à ses amis datées de 1949, je relève le paragraphe qui me semble capturer de façon décisive ce mélange de hasard et d’inéluctable, de fugitif et de ce nécessaire, si caractéristique des moments décisifs de la littérature – et peut-être de la vie.

Après une année et demie à Paris, bien isolé , une vie très mystérieuse et par-dessous tout sans amis, des lettres comme les vôtres sont au sens le plus littéral d’un autre monde où j’ai des amis dont inexplicablement, me semble-t-il parfois, je me suis séparé. (…) Je ne saurais pas dire pourquoi j’ai quitté Mnpls [Minneapolis], pas plus que je ne saurais expliquer pourquoi je suis parti de Chicago. Je me suis soumis à une intuition, et j’ai plus tard compris que j’avais (pour moi-même) eu raison. Il y a des choses qu’on peut appréhender en restant proche d’elles. Mais beaucoup de ces mouvements sont pesants. Ce sont les voyages de Jonas.

Jonas... Je ne sais si l'allusion est consciente ou pire réminiscence, mais c'est bien de baleine en baleine, dans la houle des flots agités, que se construit le roman américain. Et c’est loin de chez soi, en acceptant de se laisser choir – et peut-être même de se précipiter – dans le ventre de la baleine, que l’on trouve ce qu’on ne cherchait pas et qu’au risque de s’anéantir, on respire enfin.

Sources : les Aventures d’Augie March (2 volumes, collection Folio, Gallimard)
Collected Letters (Viking).

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