Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


FRANKENSTEIN

Qui est le monstre ?

Dans l'imagerie populaire, véhiculée par de nombreux films, Frankenstein est un monstre créé par l'homme et qui, lui échappant, se transforme en machine meurtrière.
Or, à lire (enfin !) le chef-d'oeuvre de Mary Shelley, je me rends compte que Frankenstein, Victor de son prénom, est un jeune homme sympathique et méritant, idéaliste, avide de science, de découvertes, et qui croit au progrès - bref, un jeune homme de son temps  (le XIXe) et du nôtre. Après des années de recherches intenses, il donne naissance à une « créature » (elle n'a pas de nom et n'en recevra pas, étant au long du récit qualifiée de monstre ou de démon) dont l'aspect l'effraie si fort qu'il la rejette hors de son laboratoire, la condamnant à un bannissement, où il espère qu'elle s'abîmera. Point ! Pour exister enfin, être reconnue, la créature s'engage dans une vendetta infernale contre ce maître cruel, éliminant ceux qu'il aime et le condamnant, à son tour, à une éternelle souffrance. Ainsi l'univers du pauvre Victor sombre-t-il peu à peu dans le chaos : parti d'une intention louable, il est responsable de la destruction progressive de tous ceux à qui il tient : le voici condamné à la fuite au milieu des icebergs où le narrateur, lui-même explorateur, l'a trouvé au début du récit  et, compatissant, recueilli.

Frankenstein ne cherche pas à échapper à sa responsabilité, au contraire il clame sa culpabilité, écrasante, étouffante, espérant par-là, mais  vainement, que sa propre condamnation permettra d'épargner les survivants d'une famille adorée. Ayant exilé la créature pour s'en défaire, c'est lui se perd dans un exil infernal, infini. Une part du drame de Frankenstein est qu'il dit une vérité que personne ne veut entendre - ni son père, ni sa femme, ni les juges : la créature infernale, le mal absolu, c'est cela que vous refusez de voir, c'est moi ; aidez-moi à le tuer et si vous y échouez, abandonnez-moi à mon sort car nos destins sont affreusement liés. A quel point ils le sont, un final attendu et bouleversant le révèle : à l'image du reste du livre il est « trop long » si l'on n'y cherche que l'action - mais cette longueur se révèle délectable en ce qu'elle exprime d'une souffrance intime - celle du jeune Victor étant irrémédiablement liée à celle de sa criminelle  « créature » et réciproquement.

Le génie de Mary Shelley est tel que l'on peut lire ce roman de bien des façons : comme une fable sur les dangers du progrès scientifique (Oppenheimer, m'entends-tu ?), un manuel de psychologie, un manifeste féministe ; une méditation philosophique et religieuse sur le mal ; un récit mythologique ou anthropologique ; un conte fantastique cauchemardesque ; un conte psychanalytique sur la « part d'ombre »... Ces interprétations ne s'excluent pas les unes les autres et laissent le  lecteur abasourdi devant la complexité et la richesse d'une oeuvre inouïe dont le héros tragique est bien Frankenstein, ce monstre, l'homme, toi, moi, nous.

 


Petit éloge du sobriquet

Philippe Saint André, "Le Goret"

 

Notre voisin de Fontvieille, Charles Mourgues, a passé une part de sa vie à collectionner les sobriquets des anciens ouvriers des carrières de Fontvieille. Ces années de trouvailles sont consignées dans un cahier qu'il montre rarement - car il ne l'ouvre que pour ajouter un nom qui, par extraordinaire, lui avait échappé jusqu'ici. Il s'agît de son bien le plus précieux, à égalité avec une autre collection, celle des noms anciens des chemins de la pinède.

Tiraillé entre la certitude morose que «ça n'intéresse personne» et la conscience de la valeur de ce trésor, Charles refuse de partager son cahier avec les érudits locaux qui surmontent parfois la timidité qu'il inspire, et se présentent à son portail du bas de la rue Michelet. Il le garde, me dit-il, pour sa petite fille Isabelle qui le chérira comme sa maman, mon amie d'enfance Marylène, le cahier des souvenirs et réflexions de l'ancêtre carrier de la famille, ayant trouvé refuge à Fontvieille au milieu du XIXe siècle à la suite de démêlés avec les patrons des carrières de Villeneuve-lès-Avignon, en raison de son esprit frondeur et bouffeur de curés.

Pour en rester aux sobriquets, une des raisons pour lesquelles je continue à apprécier l'univers du sport, même à l'âge  professionnel où le business semble roi, est sa capacité durable à engendrer ou à retenir des sobriquets pour ses héros. Cela m'est revenu ce matin en découvrant celui du basketteur Stephen Curry, the Baby-Faced Assassin, et cet assassin au visage de poupon m'a ouvert le cahier imaginaire, inutile et délicieux, qui me traîne dans un coin de la tête : les premiers ont été Bernard Hinault, le blaireau, puis Eddy Merckx, le cannibale, avec Raymond Poulidor, Poupou. L'on connaît aujourd'hui la Puce Lionel Messi et les Français ont chéri la Guêpe, l'épéiste Laura Flessel. Mais combien de  taureaux  (l'un était Christian Vieri, l'attaquant de foot italien), de tigres, de panthères dans cette animalerie, et qui était le sanglier des Ardennes ? Pour la girafe c'était le footballeur Jack Charlton, et el buitre (le vautour) l'attaquant Emilio Butragueno. Certains sports valent principalement par leur aptitude à générer de beaux surnoms : ainsi du catch, dont l'éthique n'est pas établie? comment ne pas aimer un sport dont les vedettes sont l'Ange blanc  ou  le Bourreau de Béthune ? La vitesse inspire : ainsi du sprinteur Michael Johnson, l'express de Waco, si j'ai bonne mémoire, ou du nageur Matt Biondi, la torpille de Toledo. Nous avions en rugby le célèbre Casque d'or, Jean-Pierre Rives, et tout droit sorti de la guerre de Cent Ans, le Grand Ferré, le deuxième ligne Benoît Dauga ; tradition qui dure encore comme pourraient en témoigner Jonah Lomu mountain man, Sébastien Chabal the caveman  ou l'anesthésiste, William Servat la bûche ou Thierry Dusautoir the dark destroyer. Sauf erreur de ma part, le deuxième ligne Olivier Merle fut surnommé  the man and a half  pour un essai qu'il avait réussi à aplatir grâce à une extension de bras impossible. Le basket américain n'est pas mal, avec Karl the mailman Malone,  ou Michael Jordan, His Airness. Le football nous en donne encore d'heureux, comme  le petit vélo à Mathieu Valbuena, de faciles mais efficaces comme Platochela Dèche ou Zizou, sans oublier Dominique Rocheteau, l'Ange vert  de St Etienne, le divin chauve Claude Papi qui porta le SC Bastia, le temps d'une saison, à des hauteurs déraisonnables ou, un peu facétieux mais cruel, Gronaldo, qui désignait un attaquant plus notable par son surpoids que son efficacité devant le but adverse. Il y a eu un autre divin chauve (le goal Fabien Barthez), plusieurs faucheuses , plusieurs Napoléon, dont le premier à ma connaissance fut Raymond Kopa, et deux Kaiser, l'un, le vrai, Franz Beckenbauer, l'autre un peu pour de rire, notre Franck Ribéry national, qu'on aurait pu aussi appeler le Professeur, comme Alain Prost, pour sa créativité grammaticale hors du commun, s'il n'avait aussi gardé son surnom turc de Scarface, en raison de la balafre qui orne son visage et qu'il a, dit-on, refusé de faire opérer pour conserver sa « signature », ou l'Intello, comme le cycliste Laurent Fignon -  ce dernier, non parce qu'il lisait Kant entre deux victoires d'étape mais parce qu'il portait des lunettes. Chez les entraîneurs, les Marseillais gardent au coeur Raymond la science Goethals et ont vite adopté Marcelo El loco Bielsa, et aucun épisode judiciaire ne les retiendra d'aimer Bernard Nanar Tapie, s'il est peu probable qu'ils en fassent leur maire. Si l'on connaît le Président Laurent Blanc, sait-on que l'ancien et regrettable coach des Bleus Raymond Domenech était surnommé le Bouchere « »le boucher »dans son jeune temps de défenseur  peu technique mais vicelard et rude sur l'homme.

Histoire de boucler la boucle et d'en revenir aux bébés, le sport américain en a généré au moins un autre à ma connaissance, le célébrissime George Herman Ruth, alias Babe ou the Bambino, longtemps détenteur du record de home runs frappés en une saison malgré une tendance à l'embonpoint et un goût pour l'alcool qu'il avait en commun avec un autre Yankee de légende, Mickey Mantle (surnom : the Mick  ou the Commerce Comet), auteur dit-on de la plus longue frappe de l'histoire du baseball et qui arriva parfois en état d'ébriété sur le terrain. La tradition est toujours en vie, comme en témoigne le surnom de Madison Bumgarner, lanceur vedette des San Francisco Giants, champions l'année dernière grâce à ses exploits : MadBum. Comment ne pas aimer ce « clodo cinglé » qui prend la suite du Mad dog , de Stan the Man Musial, d'Orlando el Duque Hernandez, du Big Unit et autres Biscuit pants  (Lou Gehrig, encore surnommé the Iron horse et mort de sclérose latérale amyotrophique) ?

Ça me fait penser que je prendrai mon courage à deux mains pour demander à Charles de me montrer son cahier. La seule fois où il l'a ouvert devant moi, il y avait plusieurs jolis noms, dont « Lou Braguettaïre », parce qu'il avait toujours la main posée là.


Le glorieux futur de l'accessibilité

Entre deux viols d'enfants, la radio m'informe ce matin qu'un handicapé en fauteuil s'est fait faucher par un train sur les rails où il était coincé. «Impossible de traverser les voies par la passerelle», nous dit le maire de la ville, «car les travaux d'accessibilité ne sont pas encore réalisés.» La SNCF s'est engagée là-dessus et a obtenu un délai - dommage que notre handicapé, sa femme enceinte de sept mois et leur ami, n'aient pas attendu 2024 pour prendre le train, sinon ce drame aurait été évité. Les gens sont pressés, c'est terrible.

Pour en rester à du quotidien handicapé (même délesté de mon fauteuil, je reste sensible, voire hyper-sensible au sujet), quelques exemples du bonheur de l'accessibilité au quotidien dans mes lieux de résidence favoris :

   À Paris, mon antenne de la Sécurité sociale est au premier étage d'un immeuble. Ascenseur vaste, largement assez d'espace pour un, voire deux  fauteuils. Accueil prioritaire souriant et efficace. Seul détail : le hall d'entrée de l'immeuble est situé au sommet d'un grand escalier? pas de rampe, pas de moyen de monter.

   Dans le métro, peu de stations sont équipées d'ascenseurs. Le RER, c'est mieux : à Noisy le Sec ( ligne E), où je me suis rendu pour prendre des  leçons de conduite sur véhicule aménagé sous l'égide de la fondation Sainte Marie, il y a deux ascenseurs, un pour chaque sortie : le premier est indiqué «en travaux pour une durée indéfinie», le deuxième ne marche pas ; sûrement y a-t-il de l'espoir pour 2024 ; en attendant, amis roulants, ne vous déplacez pas sans Sébastien Chabal et un de ses potes, sinon prenez le bus en espérant qu'un automobiliste ne s'est pas garé pile à l'endroit où la plateforme descend?

   A Fontvieille (Bouches du Rhône)
Les trottoirs n'étaient pas larges dans mon enfance et ça ne s'est pas arrangé, d'autant que l'obsession de l'automobile règne : trottoirs inaccessibles pour cause de construction de places de parking  ou de voiture garée sur le trottoir devant la boulangerie (« il en a pour deux minutes, pas d'impatience, monsieur le Parisien ») ; chaussée inaccessible pour cause de traversée du village par toutes les catégories de véhicules. Quand je croise une mamie terrorisée qui fait la pause contre un mur, je la salue en frère de misère ; nous attendons, elle et moi, que le trafic ait diminué pour faire le tour par la route, canne en avant.

Inutile de râler, tout ça rend optimiste : le futur glorieux de l'accessibilité est tout proche. Après tout, 2024 c'est demain, non ?

 


ELOGE DU FOUET

Dans sa préface à Musique pour les Caméléons, Truman Capote écrit cette phrase qui résonnera à travers le corps de tout écrivain. « Quand Dieu te fait ce présent [le don de l'écriture], il te tend en même temps un fouet ; et ce fouet est aux seules fins de l'auto-flagellation. » Il ne s'agît pas d'une confession intime sur les tendances sexuelles de l'auteur, ni d'une banale variation sur le thème de la souffrance du créateur, mais d'une réflexion inspirée par des années de métier.


Eloge du strabisme

 

L'ancien champion de tennis Bjorn Borg avait une théorie sur lui-même qu'il exposait dans son autobiographie, Gagner : selon lui, le fait de loucher lui permettait de « voir » des angles que les autres ne connaissaient pas, et donc de donner à ses balles des trajectoires qui les surprenaient. Je ne sais s'il y a la moindre vérité médicale dans cette idée, mais elle est plaisante à tout artiste. 

 



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