Sur cette rive de la Naibou, on entend résonner les haches de forçats occupés au chantier ; l’autre rive lointaine, imaginaire, c’est l’Amérique. A gauche, à travers la brume, on aperçoit les caps de Sakhaline, à droite ce sont d’autres caps… alentour, nulle âme qui vive, pas un oiseau, pas une mouche, et je ne comprends plus pour qui les vagues mugissent, qui les écoute dans la nuit, ce qu’elles veulent, et enfin pour qui elles mugiront quand je serai parti.
Certains veulent que Tchekhov soit parti pour Sakhaline afin d’oublier un chagrin d’amour, d’autres pour émuler Dostoïevski et sa Maison des Morts. Or la vérité, il suffit de la lire de sa propre plume, à la fois dans ce récit qui marque son entrée en littérature, et dans la correspondance qui l’accompagne.
Pourquoi un jeune médecin, déjà tuberculeux, entreprend-il ce voyage épuisant ? parce que, écrit-il, cela n’intéresse personne . Comme cette phrase résonne bien et juste, comme, à toute époque, il semble que l’écrivain soit, avant tout, celui qui s’intéresse à ce qui n’intéresse personne – à ces lieux maudits où pourrissent, dans l’indifférence, des milliers d’êtres humains. Tchekhov, à son tour, identifie donc la souffrance humaine comme l’objet par excellence de l’écriture.
Toutefois – et c’est la force de celui qui refuse tout sentimentalisme, dans sa vie autant que dans son écriture – il ne le fait pas avec des visées sociales, politiques ou de réforme… Il le fait – avec une méthode de reportage d’une exigence féroce, qui l’oblige à entrer dans chaque isba, à parler avec chaque geôlier – parce que c’est ainsi.
Tout ça pour ça ? La littérature n’existe, en effet, que dans ce but : rendre compte à l’homme au nom de l’homme, et le laisser méditer sur le sens absent devant les vagues.
Sources : l’Ile de Sakhaline (Folio/Gallimard). La correspondance de Tchekhov n’est pas disponible en français. Il faut pour l’instant se contenter des Selected Letters (Penguin).