Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LES MONSTRES (3)

Michel Bouquet

Michel Bouquet est de ces monstres comédiens ayant marqué le théâtre comme le cinéma et qui sont tout aussi mémorables dans leurs rôles secondaires que dans leurs rôles principaux. Il semble avoir une prédilection pour les rôles qui le rendent antipathique - et maîtrise à merveille l'art d'humaniser des personnages qu'on adorerait détester dans la vraie vie : on ne peut guère avoir de tendresse pour lui que dans Pattes blanches, son deuxième film, où Jean Grémillon l'avait engagé sur recommandation de Jean Anouilh dont il jouait une pièce : fils bâtard d'une domestique un peu sorcière engrossée par un nobliau de province, il tombait amoureux d'une fille (Suzy Delair) trop belle pour lui. Le rôle était émouvant et trouble et peu d'acteurs d'une vingtaine d'années auraient été capables d'incarner avec justesse cet anti jeune premier poétique, dévoré de complexes et travaillé par le désir de vengeance.

Pour le reste, qu'il soit roi (chez Abel Gance), assassin crétin (chez Truffaut) bourgeois antipathique (chez Chabrol), flic obsessionnel (Deux hommes dans la ville de José Giovanni)qui veut la peau d'un Delon que le vieux Gabin veut sauver, mari trompé ou milliardaire, qu'il joue dans des comédies ou des drames, il a cette présence, il est là.

Au cours de sa longue carrière théâtrale, j'ai eu l'occasion de le voir à deux reprises : la première fois, dans les années 1980, il était Macbeth dans une mise en scène moderniste (ah ! cette époque où la scène était coupée en deux par une espèce de serpillière !) et maladroite qui avait provoqué les sifflets de la salle. Il s'était interrompu au milieu d'une scène pour admonester les siffleurs : « Si vous ne vous arrêtez pas tout de suite, je quitte la scène et je ne reviens pas. » Menace efficace, car on avait assisté au reste de la pièce dans un silence de mort, même lorsqu'une forêt semblant échappée de chez Castorama avait entamé sa marche fatale en direction du seigneur maudit.

La deuxième fois, près de quarante plus tard, il était Orgon dans Tartuffe. Point de sifflets, des acclamations qui n'en finissaient pas - un nonagénaire qui semblait décidé à ne jamais quitter la scène. Mon plus jeune fils, arrivé au théâtre en traînant des pieds, était ébloui de la jeunesse bondissante du vieil homme. À la manière de ceux qu'on a vus depuis toujours, j'avais une naïve tendance à le croire éternel : sur ce point il m'a déçu, car il vient de mourir. Vieux cabot, vieille canaille, je vous comprends ! Pas besoin de s'emmerder à faire l'effort de se traîner jusqu'à cent ans quand on a décroché l'éternité.

La reine Jeanne et l'irrésistible Brigitte

Transition sans effort : c'est bien Jeanne Moreau qui tue Michel Bouquet dans La mariée était en noir, quelques années après Jules et Jim, où elle était charmante mais furieuse. Elle incarne à merveille l'obsession meurtrière vengeresse d'une jeune veuve. Que dire d'une carrière de plus d'un demi-siècle au fil de laquelle elle a tourné avec les plus grands noms (Truffaut, Malle, Antonioni, Losey, Welles, entre autres) mais aussi d'honnêtes artisans de moindre réputation (Gilles Grangier, Jacques Deray, John Frankenheimer étant les plus notables), jouant avec un égal bonheur la reine, la prostituée et la servante ? Et ses mollets, que l'on admire dans deux films aussi différents que La Notte ou Ascenseur pour l'échafaud, ne sont-ils pas admirables d'élan, de décision, d'intelligence pure ?

Au théâtre, n'étant pas né, je n'ai pas eu la chance de la voir en partenaire de Gérard Philipe pour Le Cid de Jean Vilar à Avignon (1952) ; pas vue non plus en 1973, l'année de mon bac et (surtout) de mon premier grand amour, dans La chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke - mais j'ai encore les larmes aux yeux d'une soirée aux Bouffes du Nord (1986) où elle tenait presque seule la scène pour Le Récit de la servante Zerline tiré du roman de Herman Broch, mis en scène par Klaus Michael Grüber.

À ma connaissance, Jeanne la brune et Brigitte la blonde n'ont joué qu'une fois ensemble dans une délirante comédie aventureuse signée Louis Malle : l'absurde et délicieux Viva Maria ! (1965). Jeanne avait déjà déroulé quelque câble et Brigitte prolongeait l'incomparable éclat de sa première beauté. Non seulement elles sont irrésistibles de charme et d'espièglerie, mais elles ont l'air de s'amuser follement ensemble à jouer la comédie : lorsque pour les besoins du film elles montent sur scène pour chanter et danser la chanson écrite pour elles par Louis Malle et Jean-Claude Carrière, on voudrait avoir été garçon de courses ou assistant accessoiriste sur ce tournage pour avoir eu l'honneur de leur tendre un bas blanc de rechange ou réparer le talon endommagé d'une bottine. Deux voix, deux sourires, deux paires de mollets furent-elles mieux assorties que dans ce duo d'improbables révolutionnaires ?

De Mlle Bardot, n'ayant pas vu une bonne partie de ses films et attristé par les signes de sa décrépitude physique et morale, je préfère m'en tenir à ses trois plus beaux rôles, La Vérité, En cas de malheur et Le Mépris. La beauté, la voix, la vérité menteuse, le mensonge vrai : la présence? L'évoquant trente ans après leur liaison cinématographique et amoureuse, le metteur en scène Roger Vadim avait encore des étoiles dans les yeux. Il ne prononçait pas le prénom « Brigitte » de la même façon que ceux des autres très belles femmes qu'il avait aimées et avec qui il avait tourné : Annette (Stroyberg), Catherine (Deneuve), Jane (Fonda), c'étaient des belles et, la deuxième exceptée pour des raisons sur lesquelles il restait discret, il leur conservait affection et admiration, mais Brigitte, c'était autre chose? Comme on les comprend, ceux qui l'ont aimée, à l'écran et en vrai !

Pause monstre. Je reviendrai bientôt sur quelques cas : Gabin, Lino, Fernandel et Bourvil, Romy, Delon et Bébel, Vanel, la Deneuve peut-être.


LES MONSTRES ET LES AUTRES (1)

Au milieu d'un film, d'ailleurs assez médiocre (sur la petite centaine de films dont il a été la vedette, il ne pouvait pas tourner que des chefs-d'oeuvre), l'attention de Gabin est attirée par un de ses acolytes, joué par Jean Lefebvre, sur un restaurateur passionné de courses de chevaux à qui il pourrait dispenser ses conseils avisés - et intéressés - de paris turfistes. Ce restaurateur animé par la passion hippique est interprété par un certain Louis de Funès qu'on voit en action à travers la vitre de son restaurant. On n'entend pas sa voix, mais on aperçoit ses mimiques et sa gestuelle. Immédiatement c'est de Funès et on oublie d'être déçu qu'il n'y ait pas, plus loin dans le film, une rencontre au sommet entre ces deux monstres. Plusieurs rôles secondaires du film sont tenus par ces comédiens qu'on aimait retrouver dans les films populaires des années 1960 - Lefebvre bien sûr, Paul Frankeur, Madeleine Robinson, que Jean Grémillon avait engagée pour un film faute de pouvoir avoir Michèle Morgan alors émigrée à Hollywood - charmante en ingénue vingt ans plus tôt, elle est non moins charmante en dame d'un certain âge - mais c'est pas pareil que la dame qu'avait d'beaux-yeux-tu-sais.

À propos de beaux yeux, au début du Train de Granier-Deferre, Jean-Louis Trintignant, mari attentionné, en pleine folie de l'exode de 1940, se retrouve séparé de sa femme enceinte ; tandis qu'elle est assise dans un compartiment à l'avant du train, il est relégué à l'arrière dans un des wagons à bestiaux où sont entassés des malheureux fuyant l'avancée allemande. Dès l'instant où dans cette troupe déguenillée, son regard croise celui de Romy Schneider, on comprend que sa vie de mari parfait est terminée : il est dans la merde.

En cultivant mon obsession du cinéma français des origines à nos jours, il me semble possible d'établir deux catégories principales parmi ses acteurs les plus notables : les monstres et les autres. Les monstres sont ceux qui occupent la totalité de l'écran quand ils apparaissent : dès qu'ils sont là, on ne voit qu'eux, alors que les autres, hommes ou femmes, savent s'effacer ; restent les « tronches », qui peuvent être des « voix », on ne connaît pas toujours leurs noms, mais on les reconnaît immédiatement. Je ne vois pas de hiérarchie dans cette grille, subjective et pensée pour mon amusement, car il est des comédiens exceptionnels chez les « autres », et de médiocres chez les monstres.

Pour prolonger l'amusement, on pourrait dupliquer le raisonnement et l'appliquer aux metteurs en scène.
Monstres Abel Gance, Renoir, Pagnol et Guitry, René Clair, Melville, Clouzot, Godard, Chabrol, Michel Audiard (surnommé « le petit cycliste » par Gabin) et Gérard Oury ; simples humains Jacques et Jean Becker, Grémillon, Jean Vigo, Marcel Carné (« le môme » toujours selon Gabin), les Ophüls, René Clément, Autant-Lara, Christian-Jaque, Malle, Truffaut, Granier-Deferre, Verneuil?

Mais je m'égare, j'étais parti des acteurs : les premiers monstres à ma connaissance sont ceux magnifiés par Abel Gance : Séverin Mars, protagoniste de J'accuse et héros de La Roue, et Albert Dieudonné, l'impossible et souverain héros de son Napoléon ; monstres du parlant d'avant-guerre : Harry Baur, puis Louis Jouvet, Gabin, Michel Simon, Jules Berry, Pierre Brasseur, Raimu, Fernandel. Je ne vois pas Pierre Fresnay comme un monstre, mais comme le premier des hommes, aux côtés des Dalio et Carette. La plupart des monstres d'avant-guerre survivront jusqu'aux années 1960, voire 1970, en subissant quelques transformations et réinventions. Ils seront rejoints par les Montand, les Delon, Belmondo, Bourvil, Ventura, Noiret - et Louis de Funès. Tout aussi importants et attachants sont leurs femmes et hommes de compagnie : Micheline Presle, Françoise Fabian, Mireille Darc, Jeanne Balibar, par exemple, pour les dames ; et chez les messieurs Serge Reggiani, Jean-Louis Trintignant, François Périer, Charles Vanel, Michel Piccoli et Michel Serrault, Jean Rochefort, incroyables comédiens tout terrain et dont certains sont des monstres un peu sous-exploités, ce que le grand Terry Gilliam avait bien compris en souhaitant faire de Rochefort son Don Quichotte. Mettons à part Trintignant, qui fut un peu notre Mastroianni, notre James Stewart, capable de tout jouer - de l'homme moyen, limite falote, au salaud.

Et les femmes, direz-vous ? Point de monstresses ? J'ai cité Romy, mais en remontant aux sources on découvre les premières grandes monstresses du muet français : avant Catherine Hessling, la première femme de Jean Renoir, il y avait eu Ivy Close (La Roue) ; Renoir vouera un culte cinématographique touchant à l'idolâtrie à Simone Simon, objet de la passion homicide de Lantier (Gabin) dans La Bête humaine et future star hollywoodienne ; bientôt arriveront Arletty, Viviane Romance, puis la jeune Simone Kaminker, dite Signoret, entamera sa trajectoire, de pretty blonde de passage à bombe humaine, de putain glamoureuse innocente (Dédée d'Anvers) ou un peu salope (Manèges, Casque d'or) à résistante sacrifiée (L'Armée des ombres)ou criminelle piégée (Les Diaboliques),avant sa lignedroite finaleenvieille encore bandante (La Veuve Couderc)ou délicieusement atroce (Le Chat). Je n'aurai garde d'oublier nos monstresses un peu « intellos », Delphine Seyrig et surtout Jeanne Moreau, ni nos deux plus célèbres monstresses internationales, Brigitte Bardot et Catherine Deneuve, cette dernière encore en activité et qui prouve que l'on peut perdre sa jeunesse et sa beauté et rester le centre de l'attention. Sophie Marceau, jeune monstresse de La Boum, continue à éclairer les écrans dans les différents genres où elle apparaît, mais on voit moins la belle monstresse de ma jeunesse, l'étonnante et secrète Isabelle Adjani.

J'ai cité de Funès, mais je viens de revoir le très jeune Gérard Depardieu qui dans un de ses premiers films (Deux hommes dans la ville)avait une scène pour tenir tête à Delon, ce qui n'est pas rien - près d'un demi-siècle plus tard, Lino et Belmondo morts, Delon en retraite, il est notre dernier monstre - et un sacré comédien aussi, ce qu'il démontre dans les quelques scènes de l'excellent Illusions perdues où il est très convaincant en éditeur qui ne sait pas lire.

Ce texte s'annonce comme un monstre indigeste, donc je vais le découper en feuilleton (à suivre donc).


MOINS MAL QUE SI C'ÉTAIT PIRE

Cette jolie expression québécoise pour dire sans l'asséner dans ta gueule que ça va pas fort.

En voyant les résultats de dimanche soir, j'y ai pensé en buvant mon verre de château Chasse-Spleen acheté spécialement pour l'occasion. Marine Le Pen, forte de plus de 40 % des suffrages exprimés, parlait d'une « victoire éclatante » et ce n'était pas seulement de la rhétorique de fin de campagne. Là-dessus, je vois le résultat de mon village de Fontvieille : 52,5 % pour l'extrême droite - et j'ai envie de pleurer.

Moins mal que si c'était pire : mes amis immigrés ou issus de l'immigration ont quatre ans de plus pour faire leurs valises - à supposer qu'un début de guerre civile ne les chasse pas avant ; pu-tain, l'angoisse !

Pour ceux des amis qui ne seraient pas obligés de quitter le pays en cas de victoire des nazillo-pétainistes, l'agence immobilière russe Z a fait un boulot for-mi-dable : de nombreuses occasions à saisir pour l'est de l'Ukraine et à Marioupol. Prévoir des frais de remise en état et une bonne assurance.


UKRAINE, UN AMOUR RUSSE ?

Stress pré-électoral, blues post-électoral, nous avons passé l'année soumis au supplice chinois du cycle des news : de covid en attentat terroriste, de vax en antivax, du Mali à la Syrie, de l'Afghanistan à l'Ukraine, de Macron à Le Pen, chacun d'entre nous est devenu une chaîne d'infos en continu. Ça diffuse 24/24, jamais d'écran noir, pas une respiration pour un divin rien. Impossible d'y échapper, comme à ces angoisses nocturnes qui nous assaillent parfois et auxquelles il est inutile de répondre : « Allez, pense à autre chose ! » Soignons donc le mal par le mal.

Les argumentaires plus ou moins subtils pour exonérer Poutine de ses crimes sont deux ordres :

? Le premier est stratégique et si grossier que même M. Mélenchon et Mme Le Pen ont fini par y renoncer[1] : en gros, tout ça, c'est la faute des Américains et de l'OTAN ; humilié, cerné, agressé, Poutine ne fait que se défendre avec ses moyens - excessifs, brutaux peut-être, mais compréhensibles. Bombardements systématiques sur des cibles civiles, enlèvements et viols en masse.
À supposer qu'Européens et Américains aient commis des erreurs de compréhension et de stratégie dans leur gestion de l'ère post-soviétique, le concept même d'une Russie (dix-neuf millions de kilomètres carrés) cernée par les Occidentaux est assez comique.

? Le second argument pro-Poutine est historique et se décline en deux parties :

  1. En tentant de reconstituer l'Union soviétique, Poutine ne fait après tout que retrouver les frontières de l'Empire russe existant du règne de Pierre le Grand (1721) jusqu'à la révolution de 1917 ;
  2. Culturellement, il existe un « espace russe » dont les frontières poussent aux quatre points cardinaux, jusqu'à la Pologne à l'Ouest, au Japon à l'Est, la Finlande et la Suède au Nord, la Turquie et l'Iran au Sud.

Plus subtil que le premier, cet argument n'en est pas moins profondément pervers : au nom de l'interpénétration culturelle historique entre ces zones tampons, la Russie disposerait-elle d'un droit éternel à envahir l'Ukraine, la Pologne et les pays baltes, voire tout ou partie de la Scandinavie ?  Selon cette ligne, que ne laissons-nous Erdogan reconstituer l'Empire ottoman dans ses frontières d'avant 1914 ? N'a-t-il pas, lui aussi, le droit de se porter au secours des populations turcophones de la proche Bulgarie qui a été sous la domination de la Divine Porte pendant plus de siècles que dans l'imperium soviétique ?  L'Histoire est réécrite sans cesse par ceux qui prétendent en tirer des leçons politiques.

Histoire pour histoire, il n'est pas inutile de rappeler que l'Empire russe, puis l'Union soviétique se sont défaits par implosion et nécrose et non attaques venues de l'extérieur. Il n'est pas interdit à leurs populations de former des alliances démocratiques entre elles ou avec d'autres - précisément ce que M. Zelenski veut faire pour l'Ukraine, pays imparfait, mais de fonctionnement à peu près démocratique, en se rapprochant de l'Union européenne. Les poutinistes gloussent : un ancien acteur, de seconde zone, un comique de télévision, lui, un grand leader, un Churchill? Ils préfèrent sans doute accorder du crédit à la formation de M. Poutine, officier de carrière au KGB qui a, au moment décisif, fait le choix opportuniste du recyclage politico-affairiste dans la nouvelle Russie. Est-ce donc une surprise absolue que cet ancien apparatchik aux méthodes de voyou et à l'ambition sans limites ni scrupules n'ait pas, mais alors  pas du tout, poussé son pays dans la direction démocratique que M. Poutine a poussé son pays et les récentes républiques qui l'entourent, préférant sa petite « grande Russie » entourée de régimes « aux ordres », de dictatures corrompues sur le modèle de celle qu'il a installée à Moscou, recourant à la brutalité sans limites, au mensonge organisé - voire au chantage nucléaire lorsque les Occidentaux osent remuer une oreille et aider l'Ukraine autrement qu'en « paroles verbales » (Pagnol).

Parlons culture pour finir et laissons les chars poutiniens. Le grand Nicolaï Gogol appartient-il au patrimoine russe ou ukrainien ? Les deux, mon général !
Et Boulgakov ? me rappelle mon amie Nadine « Nadioucha » Dubourvieux, l'une de grandes traductrices de russe, que je consulte avant de publier ces réflexions pour éviter d'y raconter trop de bêtises. Né à Kiev, médecin dans l'armée russe, ayant mené sa tumultueuse carrière littéraire à Moscou, l'auteur du génial Maître et Marguerite est-il ukrainien ? russe ? Là aussi, les deux ! Avançons dans le temps : née en Ukraine de parents biélorusses et ukrainiens, écrivant en russe, l'auteure Svetlana Alexievitch est-elle ou non un exemple de l'universalisme dans son expression russe ?

Parlons cinéma : Sergueï Loznitsa, admirable documentariste, auteur de trois films de fiction non moins admirables, est né en Biélorussie, a suivi ses études en Ukraine puis à Moscou à l'école du cinéma. Est-il biélorusse, ukrainien, russe ? Les trois ! Est-ce un argument pour la destruction de Marioupol et la prise de Kiev ? I say niet, niet, niet !

 

Références

Tout Gogol est traduit en français dans diverses éditions, idem pour Boulgakov (collection « Bouquins », Robert Laffont) et tout Alexievitch, je crois.

Pour Nadioucha, rappelons qu'elle est la traductrice française des oeuvres de Marina Tsvetaieva, y compris Vivre dans le feu,  un ensemble de textes autobiographiques de la grande poétesse  assemblés par Tzvetan Todorov ; j'ai eu l'honneur d'être le préfacier de la Correspondance d'Anton Tchekhov  dont elle a été l'éditrice, la commentatrice et l'émérite traductrice ( Vivre de mes rêves, Bouquins- Robert Laffont, 2015)

Les films de Loznitsa sont disponibles en DVD ; pour raisons diverses, le rude et déprimant Donbass est très demandé en ce moment ; sa libre adaptation de La Douce de Dostoïevski (Une femme douce)est une merveille. Notons qu'en Ukraine même, il a été reproché à Loznitsa de manquer de loyauté à son pays, tout cela parce qu'en artiste il persistait à se refuser au cinéma de propagande et préférait la nuance, l'ironie, la complexité, au militantisme nationaliste.

Sur cette énorme fatigue qui nous accable et les moyens de nous en libérer, je ne saurais que trop re-recommander l'indispensable Goodbye fatigue, de l'excellentissime Léonard Anthony, disponible dans toutes les bonnes crèmeries, en librairie, sur FNAC.com et chez Zonzon (Overjoy, 250 pages, 16,60 euros). C'est presque épuisé, ne perdez pas de temps, il n'y en aura pas pour tout le monde !



[1] Quoique?


ADIEU PETIT CANDIDAT !

Depuis l'instauration de l'élection du président de la République au suffrage universel, on voit émerger puis s'effacer les « petits candidats » dans les mois précédant l'élection : vient le dimanche soir du premier tour et ils disparaissent? jusqu'à la prochaine.

Le « petit candidat » est méprisé, car « folklorique », énervant parce que marginal et prenant quelques voix aux vrais, aux « gros » candidats, les sérieux, les vrais, les éligibles.

Je le juge pourtant nécessaire, élément minuscule mais indispensable du puzzle démocratique ; objet de rigolade - ce qui n'est pas à négliger - il est surtout source d'idées originales et de moments de réflexion ou son inélectabilité fondamentale (qu'on me pardonne le barbarisme) lui donne une liberté de fond et de ton dont les autres sont privés. Ci-après quelques fragments d'une histoire personnelle du petit candidat.

Âgé de moins de dix ans lors de la première présidentielle de la Ve République, je me souviens de MM. Pierre Marcilhacy (Parti libéral européen, 1,71 %) et Tixier-Vignancour (extrême droite, 5,5 %) ; je me souviens surtout de Marcel Barbu (divers gauche, 1,15 %), qui pleurait à la télévision et dont le slogan était « Barbu n'est pas un traître ».

En 1969 il y eut Louis Ducatel (divers gauche, 1,27 %), qui ne m'a laissé aucun souvenir particulier, et le trotskiste Alain Krivine (Ligue communiste, 1,06 %), qui remettrait ça cinq ans plus tard (0,4 %) : c'était un jeune homme à l'oeil et à la tenue sombres et dont l'ardeur révolutionnaire était délivrée sur le ton neutre et embarrassé que l'on adopterait pour présenter ses condoléances à une famille endeuillée.

Pour les  élections suivantes, je suivais à distance les féroces duels à l'extrême gauche pour se partager  moins de 2 % des voix ; j'avais un goût pour le débit monocorde d'Arlette Laguiller («Travailleurs, travailleuses?») et plus récemment, pour les projets futuristes de Jacques Cheminade, qui voulait nous emmener sur Mars : de ce dernier candidat, certains de mes amis étaient si entichés qu'ils votaient pour lui aux deux tours ; votes non comptabilisés au deuxième puisqu'avec 0, 21 % des suffrages (en 2017 comme en 2012), il était à une certaine distance d'être qualifié. Mon « petit candidat » favori, Jean Lassalle, a gagné mon coeur déjà acquis en déclarant au cours d'un débat télévisé à Fabien Roussel, candidat du Parti communiste : « Fabien, si je n'étais pas obligé de voter pour moi, je voterais pour toi. » Pas mal, pour un homme classé au centre droit et qui, lancé dans une grève de la faim pour sauver les emplois de sa région, a mis sa santé en danger pour défendre une certaine idée des devoirs de l'élu. Il a obtenu 1,2 % des voix il y a cinq ans et il vient d'exploser son score en dépassant les 3 %. Peinant à rembourser les dettes de sa précédente campagne, il mettra bien cinq ans pour payer celle qui vient de s'achever pour lui. Encore un petit effort, Jean ! 20 % de plus pour être au deuxième tour !

Les « gros candidats » ne savent pas que faire des « petits » : s'ils sont dans le camp adverse, ils apprécient, car ils rognent des voix à leurs adversaires ; plus proches d'eux, quoique agacés ils les courtisent afin de récupérer leurs électeurs. Ils auraient tort de se moquer, car, tel qui était « gros » hier, le voici devenu tout petit : n'ayant pas atteint la barre des 5 % des voix, Mmes Pécresse (Les Républicains) et Hidalgo (Parti socialiste) vont devoir s'employer à stimuler la générosité des militants et des bonnes âmes. Peu probable que MM. Mélenchon et Zemmour, ce dernier peu connu pour sa galanterie, décident de rogner leur pactole pour soulager des opposantes vaincues. Comme écrivait l'abominable Maurras : « On dit qu'il ne faut pas frapper un homme à terre. Mais alors quand ? » Pour les banques russes, qui financent déjà Mme Le Pen, peu probable qu'elles soient appelées à la rescousse par ces cheffes si peu aimées par leurs propres troupes.

Pour les petits candidats de la prochaine présidentielle, je les invite à peaufiner leur programme et à mobiliser leurs premiers soutiens dès aujourd'hui : après tout, 2027, c'est demain?

 

P.-S. Follohoueurs follohoueuses, que vous ayez ou non reçu (moi non), puis lu les professions de foi de nos douze concurrents, vous ne m'avez pas attendu pour vous former une opinion et voter (utile, pas utile) ou non, et vous n'attendez pas de consignes de vote de ma part - plutôt des conseils de lectures ou de films. Pour ce que ça vaut, et sans enthousiasme (j'ai perdu la « foi » en 1981), j'irai voter dans deux semaines - ceux qui me lisent n'auront pas de mal à deviner pour qui je ne voterai pas. Un indice pour ceux qui n'auraient pas trouvé : les initiales sont M, L et P. En attendant, un conseil qui est presque une consigne : si vous tenez à votre santé psychologique et mentale, informez-vous à votre façon, mais regardez la télé le moins possible, tout sera mieux.

P.-P.-S. Sans en rajouter au sujet de l'inquiétude profonde pour l'avenir de mon pays que je ressentirais à voir l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite assumée ou rampante, le soulagement si elle ne gagne pas ce coup-ci sera très relatif. Depuis vingt ans que les « partis de gouvernement » nous proposent le « front républicain » et la « stratégie des castors » qui font barrage contre le Front national, celui-ci est passé de parti marginal (Tixier-Vignancour, 5, 5 %, à force nationale (Le Pen 2002, 16,86 %, Le Pen 2017, 21,3 %, Le Pen 2022, 23,1 %), de groupuscule de néonazis pétainistes à force de gouvernement local et de pression idéologique (nationale). Si Mme Le Pen atteint 40 %, on parlera de sa défaite, comme on en a parlé dans des élections locales précédentes, oubliant que 40 % ou plus c'est énorme et que si dans les années qui viennent les écarts de richesse se creusent encore et que le sentiment d'injustice s'approfondit, la même candidate ou sa nièce l'emporteront bientôt malgré les cris et battements de queue des castors républicains, macronistes, centristes, socialo-communistes ou « insoumis ».


BALZAC EN NOTRE MONDE

En finissant de voir l'étrange Eugénie Grandet, revue et mise à jour par Marc Dugain, je m'émerveille de cette soudaine et brûlante actualité de Balzac, qui nous vaut coup sur coup la même année deux films aussi intéressants qu'insatisfaisants.

Très différents de longueur (une heure trente pour Grandet, deux heures trente pour les Illusions perdues adaptées par Xavier Giannoli, qui gomme toute une part non négligeable du roman, dont l'apparition du personnage essentiel de Vautrin), ces deux films m'apparaissent dotés de qualités et de défauts comparables. Tout d'abord ils ne génèrent aucun ennui, aucun moment de lassitude. Dans les deux cas, les adaptations sont servies par des interprètes remarquables. Côté « stars », c'est Depardieu, épatant en éditeur illettré, et Olivier Gourmet, père Grandet ayant peu à voir avec la description physique donnée par Balzac mais avare jusqu'à la passion, matois, retors, odieux et curieusement attachant. Côté femmes, Cécile de France est une Mme de Bargeton merveilleuse, Jeanne Balibar, si belle jadis chez Rivette, fait une affreuse vieille salope avec une superbe conviction, tandis que Valérie Bonneton, elle aussi à l'opposé de la description physique du personnage donnée par Balzac (sèche et maigre, les dents noires), incarne sans  le surjouer le malheur d'être Mme Grandet. Et puis il y a les inconnues (de moi en tout cas, je l'avoue), la sombre et triste beauté de Joséphine Japy en Eugénie éclaire tout le film - la surprenante Salomé Dewaels est une Coralie explosive, sensuelle et vulgaire, idiote et sensible, juste de bout en bout ; comme on comprend que Rubempré (le jeune Benjamin Voisin, excellent aussi), enflammé par l'actrice, rédige ainsi sa critique théâtrale : « Si on me demande ce que je pense de la pièce, je dirai qu'elle avait des bas rouges et le visage d'un premier amour. » Je ne sais pas si ces lignes sont dans Balzac mais elles sonnent juste dans ce contexte. Il n'en est pas toujours de même lorsque les adaptateurs, cherchant à pousser la modernité du commentaire politico-social balzacien, l'ont projeté dans notre actualité de façon un peu voyante. Il y a dans les Illusions des « mots » trop malins pour être vrais, une ou deux tirades féministes dans Eugénie : tout cela respire l'intention et, sans tout gâcher, limite le plaisir - en tout cas le mien. Un peu comme Victor Hugo, Balzac est plein d'idées le plus souvent moins intéressantes que ses personnages  chez qui il traque, écrit-il  dans une postface supprimée,  le secret des « passions tumultueuses » sous la superficie d'existences d'apparence tranquille. Son féminisme est tout relatif -  et Mme Grandet comme sa fille sont des « taiseusses », ce qui fait leur force.

J'ai comme souvent fait appel à mon ami Ouiqui pour retrouver les adaptations filmées de Balzac. J'ai un bon souvenir du Colonel Chabert d'Yves Angelo, avec Depardieu (déjà) et des deux Duchesse de Langeais que j'ai vues, je reste ébloui de celle de Rivette (Ne touchez pas la hache,avec Jeanne Balibar, déjà,  un autre Depardieu, Guillaume, remarquable, et Michel Piccoli, toujours superbe d'ambiguïté).

Si j'en crois Ouiqui, la première Eugénie filmée est française et date de 1910, la deuxième italienne de 1913, la troisième américaine (The Conquering Power)date de 1921 (Rudolph Valentino en Charles Grandet, j'ai regardé un quart d'heure grâce à Mlle Ioutube, et c'est quèq'chose) ; la deuxième Eugénie italienne est de 1946 (avec Alida Valli) et je note avec amusement une version mexicaine de 1953 (la star argentine du cinéma mexicain, Marga López, fait d'Eugenia une bomba latina pero porque no ?) et une soviétique de 1960 ; côté français c'est la télévision qui s'est tournée vers Eugénie à deux reprises (Maurice Cazeneuve en 1956, pas vu mais la critique du Monde de l'époque, signée Michel Droit, n'est pas tendre ; et pas vu non plus la version 1993 de Jean-Daniel Verhaeghe, dont Jean-Claude Carrière est le narrateur, et où Jean Carmet, lui-même fils d'un tonnelier de Bourgueil, et qui décéderait quelques mois après le tournage, devait faire un père Grandet bien à lui) ; il y a bien des Père Goriot et un Vautrin avec Michel Simon, mais pour les Illusions perdues, je ne vois rien au cinéma et je n'ai qu'un souvenir lointain d'une adaptation télé (Maurice Cazeneuve encore, 1966) où Yves Rénier (jeune, il était l'un des Globe-trotters,vieux il est devenu le Commissaire Moulin) jouait Rubempré ; je ne le voyais pas, n'ayant d'yeux que pour Élisabeth Wiener, qui est ma Coralie pour toujours.

En parcourant Ouiqui, on s'aperçoit que Balzac et ses chefs-d'oeuvre (ou pas) ont été mis à toutes les sauces dès l'âge du muet.
Que valaient La Duchesse de Langeais et le Ferragus d'André Calmettes (1910) ? Vers laquelle des nombreuses Peau de chagrin faudrait-il se tourner ? La première américaine, de 1913, l'allemande de 1917, l'anglaise (Desire, The Magic Skin) de 1920 ? La deuxième américaine (Slave of Desire)de 1923 ? Une allemande de 1939 ? Une russe (L'Os de chagrin)de 1992 ?

Fun fact : notre époque vient de produire deux Balzac coup sur coup ; sous l'Occupation il y en avait eu trois. Que les antivax persuadés que nous vivons en dictature n'en tirent pas de conclusion.

Revenons aux films. La Duchesse de Langeais (1942) de Jacques de Baroncelli, encombré de mots d'auteur signés Giraudoux, est assez radicalement grotesque, interprétation comprise. Passe encore pour Edwige Feuillère (la duchesse) mais le bellâtre Pierre-Richard Wilm est au-delà du supportable en Montriveau ; Le Colonel Chabert (1943), de René Le Hénaff (oui, comme le pâté) n'est pas mal (et pour une fois Raimu ne fait pas du Raimu (en tout cas il n'en fait pas trop) ; quant au Vautrin de Pierre Billon, il n'est pas sans faiblesses et ce n'est pas le génial Falstaff d'Orson Welles mais, compte tenu des pudeurs de l'époque, servi par le génie diabolique de Michel Simon, il est de structure solide, puissant par instants, et il met la caméra là où ça fait mal : la relation homoérotique de Vautrin et Rubempré (le beau gosse Georges Marchal, qu'on reverra dans un bon Grémillon, Lumière d'été) ; la lâcheté des hommes si facilement corruptibles par l'attrait du pouvoir, des honneurs et de l'argent - cette triste trilogie qui envoie les rêves au tombeau - quand ce n'est pas la peur qui s'en charge, la simple et terrible peur (peur de perdre, peur de mourir) qui les guide vers les plus belles bassesses.

Surtout, tout ça me donne envie de reprendre mes vieux Balzac - je comprends de mieux en mieux cette mienne trisaïeule lorraine qui passa l'essentiel de son vieil âge à le relire et à s'en émerveiller?
D'Eugénie Grandet (en cours de relecture, elle vient de tomber amoureuse de son beau cousin Charles, devenu pauvre et orphelin mais il ne le sait pas encore) cette sentence : « L'ironie est le fond du caractère de la providence » et ce fragment de la description du père Grandet : « Il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. »

PS. Revu Depardieu en Chabert et je confirme : le film est plus original que dans mon souvenir et à côté de Fanny Ardant, André Dussollier et Fabrice Luchini, tous trois zépatants, Depardieu n'est pas seulement bon (il est toujours bon) il est formidable, ce qui me donne l'occasion de citer le magnifique petit livre dont il a accouché il y a quelques années avec l'aide de Lionel Duroy : Ça s'est fait comme ça (édition d'origine chez XO, 2014, disponible en Livre de poche, no 3049) et qui commence par une phrase à laquelle je te mets au défi de résister, follohoueur/follohoueuse de mi corazon : « Ma grand-mère habitait en bout de piste à Orly, elle était dame pipi à Orly où je passais mes vacances quand j'étais gamin. »


CHARLIE, NON MERCI

Ayant raté Hara-Kiri parce que trop jeune (« Bal tragique à Colombey : un mort », en 1970, c'était couillu), j'ai été Charlie pendant quelques années de ma jeunesse. Je n'aimais pas tout Charlie, mais entre la férocité tragique de Reiser, le déjantage de Cabu et la tendresse rebelle de Cavanna, je me retrouvais chez moi - et je passais sur le machisme gros rouge de l'innommable professeur Choron. Macho pour macho, Wolinski, c'était pas 100 % féministe, mais il passait quelque chose de tendre dans son obsession des culs et des nichons.

Est-ce Charlie qui a changé ou moi qui ai vieilli ? Je n'en suis plus.

Je ne pense pas que M. Zemmour, et Mmes Pécresse et Le Pen déchaînent une fatwa facho contre le dessin de la Une de cette semaine - nul Erdogan là-dedans, en tout cas pour l'instant - et pourvou que ça doure. Point commun avec les trop célèbres caricatures du Prophète et celles du repoussant lider maximo turc, la faiblesse et la vulgarité du dessin. À croire que pour se redonner de la vigueur, les pilotes d'un Charlie en perte de vigueur ingèrent des doses massives d'une sorte de Viagra intellectuel, dont la composition chimique (provocatil simplex sildénafil, antimiliaril 50 mg, antifafil 100 mg, islamil 250 mg) ne suffit pas à améliorer durablement l'érectilité de ventes faiblissantes.

Ce n'est pas parce que je n'aime pas ça que je trouve en quoi que ce soit normal que des furieux plus ou moins fanatisés ou plus ou moins consciemment manipulés expriment leur désaccord en y posant des bombes ou en dézinguant les coupables supposés d'offenses commises ou supposées.

Ces crimes, pour atroces et inexcusables qu'ils soient, ne font pas des Zola modernes de MM. Val et Biard, pas plus que la mort tragique de M. Charb ne lui confère le génie de Reiser. Ils ne constituent pas une raison suffisante pour que ce qu'est devenu Charlie soit le symbole de la liberté d'expression. Privé de son génie créatif et sevré de lecteurs (d'après mon ami Ouiqui, 10 000 environ avant les attentats de novembre 2015), Charlie se mourait dans l'indifférence, lorsque ceux qui prétendaient le tuer ont prolongé sa vie.

J'ai souvent une pensée pour Georges Wolinski, ami de mon père avec qui il partageait le parrainage d'un illustre bad boy de la place du Forum d'Arles, le talentueux dessinateur Jean-Pierre Autheman, décédé cette année ; d'après des témoignages, ce doux obsédé sexuel de Wolin ne se retrouvait pas dans la virulence obsessionnelle des provocations antimusulmanes du journal ; il fut l'un des premiers à tomber sous les balles des frères Kouachi. Cela ne fait pas des tenants de la ligne ultra-laïciste provocatrice des coupables méritant le châtiment d'Allah. Tous - les pour, les contre et les passants - sont des victimes, sans aucun doute ; les présenter comme des martyrs de la cause de la liberté, c'est nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Je laisse aux lecteurs du Charlie actuel la lecture de leur hebdo chéri, mais je leur demande d'éviter de me mettre la Une sous la gueule au bistrot quand je bois peinard mon deuxième ristretto, car pour moi, Charlie c'est thanks, but no, thanks. Non merci.

P.-S. Une lectrice attentive m'a signalé une erreur dans mon post précédent. Tout en approuvant la tonalité et la teneur générale de mon argument sur ce dévoiement du beau mot d'audace, elle regrette que ma crédibilité auprès de mes millions (I'm not making this up, it's ze Ouèbe, bébi !) de follohoueurs et follohoueuses fanatiques puisse être ébréchée par cette bourde. Dans la première version du texte, celle qui avait été envoyée à mes fidèles abonnné(e)s, j'écrivais en effet que le groupe Editis publiait M. Zemmour. Minute, papillon ! Le groupe filiale de Vivendi, actionné par M. Bolloré, ne fait que diffuser M. Zemmour.  Ma lectrice a raison de m'alerter.Il m'est difficile, me réclamant de Tzvetan Todorov et de Germaine Tillion, d'admettre que j'ai négligé un de leurs adages : en démocratie, le respect de la vérité des faits n'est pas un luxe ni une nuance ou un plus relatif et subjectif, mais une nécessité de base, une condition de son exercice. Je me suis trompé, de bonne foi certes - et je n'étais pas loin de la vérité - mais je me suis trompé - et le plus simple, sans battre ma coulpe et m'infliger la pénitence d'aller à genoux offrir mon cou au pédégé -, est de le reconnaître et de me promettre d'être plus vigilant à l'avenir. En attendant, l'erreur est corrigée, mes remerciements adressés à ma fidèle lectrice, Mme Pernelle Parvati Cromwell, et mes excuses officiellement présentées à mes fidèles abonné(e)s, ainsi qu'à MM. Zemmour et Bolloré, êtres sensibles dont j'ai pu heurter les sentiments.


DE L'AUDACE, TOUJOURS DE L'AUDACE !

M. Jean-Luc Barré n'est pas un des biographes de Napoléon Bonaparte, mais celui de François Mauriac et de Jacques Chirac. Il a effectué le coming out homosexuel du premier, pas celui du second, qui répondait (entre autres) au surnom de « Panpan » à cause de la précipitation de ses coïts extra-maritaux (Bernadette elle était sûrement très chouette, mais monsieur « trois minutes douche comprise », comme on le surnommait aussi, avait de gros besoins) est devenu directeur de la collection « Bouquins » en 2008. Celle-ci, historique collection des éditions Robert Laffont dont j'ai eu l'honneur d'être le directeur général pendant cinq ans, devient aujourd'hui une maison d'édition à part entière. Que nous annonce ce nouvel éditeur ? De l'audace, toujours de l'audace, et de l'innovation - un langage qui a dû séduire son actionnaire, M. Bolloré, un capitaine d'industrie que l'on sait toujours à la pointe du progrès.

Les premières audaces éditoriales de M. Barré l'ont amené à publier un « roman à clés » de Mme Zoé Sagan, Braquage. Renseignements pris chez mon ami Ouiqui, cette autrice n'est pas la fille de Françoise ni celle de Carl - et pas plus celle de Peter, le célèbre sprinter slovaque triple champion du monde de cyclisme sur route et vainqueur de Paris-Roubaix ainsi que de douze étapes du Tour de France. De la lecture rapide de son oeuvrette négligée, on ne tire pas un besoin irrépressible de savoir qu'elle existe réellement et, si c'est le cas, de connaître les détails de son inévitablement trépidante biographie. Mon ami Ouiqui me dit que ce n'est pas son vrai nom ; je m'en doutais, mais ce que dit mon ami Ouiqui, je le crois. Pas de photo, aucun détail, allons voir plus loin. Grâce à mon autre ami, Gougueule (je n'ai que des amis sur le Ouèbe), j'accède au site Babelio. Espoir ! Que me dit-on ?  « Zoé Sagan (un pseudonyme) est auteure d'un premier roman intitulé Kétamine (2020). Diplômée du lycée français Charles de Gaulle de Londres, titulaire d'un master 2 en analyse de la politique internationale du Massachusetts Institute of Technology (MIT), elle est professeure adjointe à l'école Jeannine Manuel depuis 2019. » [Intermède qui n'a rien à voir : sky ! trois de mes enfants ont fréquenté cette école et le plus jeune y est toujours : les aurais-je - bloody hell ! - laissés exposés aux thèses d'une espèce de terroriste ? Mauvais père.] Retour à Babelio :

« Elle est également la porte-parole de la 99 % Youth ou l'art de la politique DIY (do it yourself). » Mes doutes ne sont pas dissipés. Fils de journalistes dont l'un exerçait son mauvais esprit au Canard enchaîné,j'ai mené une enquête approfondie où j'ai risqué ma vie. Je suis en mesure de révéler mes découvertes, en exclusivité, à mes follohoueuses et follohoueurs : née à Pont-à-Mousson, Mme Sagan s'appelle en réalité Léonie Prunier et elle est la fille unique d'une bonnetière et d'un commerçant en grains alcooliques et analphabètes ; maltraitée par ses parents (en comparaison, l'enfance malheureuse de M. Moix a été un jardin de roses), elle a découvert la littérature en ramassant dans une poubelle un exemplaire à la jaquette déchirée et conchiée de l'édition France Loisirs de Moi, Christiane F., treize ans, droguée, prostituée? ; cette lecture l'a exaltée ; sa formation littéraire a été complétée par Jamais sans ma fille, de Betty Mahmoudi, Femmes, de Philippe Sollers, La Place,d'AnnieErnaux, Suicide, mode d'emploi, et les oeuvres complètes de Jean Montaldo. Pour se faire une vie digne de l'attention publique, elle hésite entre plusieurs voies : la drogue et la prostitution étaient prises, elle envisage de se dire la fille du footballeur Diego Maradona ou celle de Salvador Dalí ; là encore, malédiction ! Il y a pléthore de candidates. Reste la littérature. Un obstacle : son nom ! Lisez le dernier livre de Léonie Prunier, il vous trouera le cul,c'est mort d'avance. Après des dizaines d'heures à consulter son ami Ouiqui (oui il est aussi son ami, pas que le mien, il est l'ami de tous !), elle choisit ce pseudonyme laissant sous-entendre qu'elle a de la branche. Rien à dire sur le principe, Mlle Simone Kaminker en avait fait autant en se choisissant le nom d'un acteur et metteur en scène historique du cinéma français, Gabriel Signoret. Différence notable : Simone Signoret est devenue une grande actrice, alors que Mlle Sagan écrit comme une bécasse prétentieuse et énervée.

L'audace de ce nouvel éditeur s'est confirmée avec l'annonce d'un autre « roman à clés » relatant des faits allégués d'abus sexuels. Nous n'en saurons pas plus pour l'instant, car la justice a bloqué la parution de cet ouvrage pour atteinte à la vie privée de membres de la famille concernée. À quand le journal secret de Vincent Lambert ou les confessions intimes du père Preynat ? Ayant longtemps travaillé avec Bernard Fixot et contribué avec lui, par la publication de Jamais sans ma fille et autres Vendues !,à la publication et au succès des « documents Fixot », ayant supervisé la publication des mémoires du mercenaire Bob Denard, je ne saurais faire la fine bouche devant des livres qui, sans être de la haute littérature, racontent des histoires humaines en faisant appel à des émotions simples dans un style direct et sans prétention. Mais que vient faire « Bouquins » dans cette galère ?

Soyons rassurés : l'ancien « Bouquins », rebaptisé « La Collection », poursuit sa vie. À l'image de son fondateur, quoique son catalogue fût éclectique, elle ne penchait pas à gauche. Lorsque nous arrivâmes chez Laffont, Guy Schoeller nous proposa la publication en « Bouquins » de l'intégrale du Journal de Goebbels, un document inouï (un adjectif qu'il adorait et dont il avait tendance à abuser) que nous nous refusâmes à publier. Manque d'audace, sûrement.

L'audace de Schoeller ne se résumait pas à des provocations du type de celle-là. Elle consistait à commander à Georges Ifrah, auteur inconnu ayant publié un livre inaperçu, l'Histoire universelle des chiffres,de le remanier entièrement pour en faire un ouvrage aussi savant que distrayant, qu'un passage de l'auteur dans l'émission de Bernard Pivot aiderait à transformer en l'un de ces improbables best-sellers qui, de temps à autre, font leur apparition sur les listes ; elle consistait à dénicher un Dictionnaire des symboles dans les fonds des cartons de la collection ésotérique « Les Énigmes de l'univers »,à le refondre et publier pour en faire ce qui serait une des « vaches à lait » d'une collection qui n'échouait que superbement, comme dans la publication des oeuvres complètes de Victor Hugo ; elle était aussi de commander à l'historien Paul Veyne une préface aux Lettres à Lucilius de Sénèque, un court et dense texte qui était un véritable traité d'histoire de la philosophie latine. L'audace de Schoeller, c'était le monumental Dictionnaire du cinéma de Jean Tulard, qui serait suivi de l'épatant Dictionnaire du rock de Michka Assayas ; c'était aussi de commander à un obscur chercheur passionné des tribus indiennes d'Amérique du Nord une somme illustrée sur leur histoire - somme dont, après plus de vingt ans de labeur, le texte complet a été remis. Autant que je sache, les trois millions de signes écrits à la main qu'il a fallu dactylographier et les splendides planches en couleurs dorment quelque part dans un bureau. M. Barré, tout occupé à des audaces d'un autre genre, n'a pas le temps - ou l'envie - de transformer ce travail d'une vie en un livre. Pendant ce temps il publie l'abominable et verbeux Maurras, quelques potes à lui, un voyageur et un penseur à la mode. Pour balancer Maurras il publie Edgar Morin, Michel Onfray et Jack Lang - un gage de gravitas intellectuel, surtout pour ce dernier auteur, qui a été à Mitterrand ce que Malraux était au général de Gaulle et Voltaire à Catherine II. S'étant gardé à gauche, M. Barré peut maintenant mettre barre tout à droite. S'appuiera-t-il sur un précédent (la publication de son Histoire de la musique) pour rééditer Les Décombres et les Les Mémoires d'un fasciste de Rebatet - sans parler de Brasillach et d'un de leurs aïeux dans l'antisémitisme frénétique, Édouard Drumont ? Rebatet est interviewé dans la légendaire émission Radioscopie de Jacques Chancel, en 1969 je crois, quand le journaliste, engagé volontaire en Indo, admirateur du général Leclerc, donc peu suspect de gauchisme, l'interroge sur ses positions et écrits pendant l'Occupation : après quelques phrases de langue de bois jaillit ce cri du coeur : « Il faut quand même voir ce que les juifs nous avaient fait avant la guerre ! » En d'autres termes, comme disait Céline : « Dans l'affaire entre Hitler et les juifs, tous les torts ne sont pas du même côté. »

Il n'y a pas que dans le groupe Editis qu'on rencontre la même hypocrisie au sujet des rééditions d'antisémites morbides, avec (Céline) ou sans (Maurras) talent. On se souvient peut-être de la suspension par Antoine Gallimard de la réédition dans la collection « Pléiade » des oeuvres de Drieu La Rochelle qui avait été nommé par son grand-père Gaston à la tête de la collection fondée par un juif, Jacques Schifrin, viré par le même Gaston dès l'arrivée des Allemands à Paris. Dans l'ordre des lâchetés, je ne sais où « Courage, virons ! » et « Courage, suspendons ! » se situent en regard du célèbre « Courage, fuyons ! », mais il est délicieux de voir que certaines traditions françaises ne se perdent pas. Animé d'une audace rajeunie, M. Gallimard petit-fils a finalement suspendu sa suspension et réédité Drieu avant de caler (provisoirement ?) devant les pamphlets antisémites de Céline. Fort heureusement un jeune audacieux, omnia veritas, n'a pas eu ces pudeurs de jeune fille et succombé au « wokisme » rampant qui gangrène nos vraies valeurs de liberté - le même qui a amené le rejeton à suspendre la publication des oeuvres de M. Matzneff dont, instruit par M. Sollers, il avait continûment publié les oeuvres « transgressives ». Espérons qu'il se reprenne et se souvienne qu'il y a peu encore, avant d'absurdes ennuis avec la justice, M. Matzneff était son « ami ». Chez Bouquins comme chez Gallimard, on utilise l'argument « si nous ne publions pas ces textes, ils circuleront sous le manteau, publiés par d'inavouables officines ». Puis on dégote un universitaire plus ou moins clairement zemmouro-lepénisant, mais doté d'un pedigree universitaire acceptable, chargé d'établir une édition scientifique.

M. Barré a la chance d'appartenir au groupe d'édition qui diffuse maintenant l'ami intime du grand patron : je suis sûr que si M. Bolloré demandait à M. Zemmour de rassembler ses oeuvres complètes (de Balladur, immobile à grands pas jusqu'à La France n'a pas  dit  son dernier mot en passant par Les Rats de garde, coécrit avec Patrick Poivre d'Arvor (un auteur à l'autorité intellectuelle incontestable dont les oeuvres complètes mériteraient également une belle édition), celui-ci saurait convaincre d'en céder les droits dans des conditions raisonnables ; peut-être irait-il, après la préface dudit PPDA, jusqu'à écrire lui-même une introduction à sa pensée et à son oeuvre. Cela serait de l'audace. Resterait à publier les écrits révisionnistes de M. Faurisson, l'édition définitive des Mémoires de M. Le Pen, barre à gauche pour le journal politique de sa fille Marine ; n'oublions pas le journal intime et les carnets secrets du général Aussaresses, chef tortionnaire non repentant, l'intégrale non censurée des sketches de M. Dieudonné, les pensées politiques de M. Bigard - et pourquoi pas, liberté d'expression oblige, le Bouquin des blagues racistes et antisémites ? Putain, merde, y en a marre du bien-pensant !

Allons, de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace !

Références

Yann Moix : Orléans (Grasset , 2019)

C'est  le prédécesseur de M. Barré, mon ami Daniel Rondeau, qui m'a invité à préfacer dans Bouquins deux livres dont je suis fier : le Tous les contes de ma Provence  de mon père Yvan Audouard, et les ?uvres de la Vietnamienne Duong Thu Huong. Dans un moment de faiblesse (il était moins audacieux, alors), M. Barré m'a chargé  de préfacer une édition des lettres de Tchekhov : Vivre de mes rêves, lettres choisies et traduites (superbement) par Nadine «  Nadioucha » Dubourvieux.


LE TANGO DES ANTIVAX

Il y eut la carole, la fricassée, la villanelle dont trace ne subsiste que dans quelques poèmes et une chanson de Brassens où elle côtoie le fandango, il y eut la gigue, la valse, qui semblait éternelle et que plus personne ne sait danser, sauf mon vieil ami (98 ans) le docteur Pierre Fyot qui, un soir comme nous claudiquions  par les rues de Dijon, entreprit d'en enseigner les rudiments à deux jeunes filles qui écoutaient du hip-hop ; il y eut le menuet, la passacaille, la mazurka, le cotillon, le rigaudon, que sais-je? puis il y eut le charleston, le cha-cha-cha, il y eut le jerk, le rock que je n'ai jamais su danser, le limbo, la lambada, la macarena. Toutes ces danses, qu'elles aient duré un siècle ou une saison, appartiennent à un passé révolu. Le tango des antivax est, à l'image du virus de la Covid, une danse mondiale qui n'est pas près de se démoder.

Hors Chine et Russie, où il est interdit, il se danse en groupe et, débuté en farandole, peut tourner à la sarabande, puis à la débandade lorsque les keufs s'en mêlent.
Il se danse aussi en individuel. Pénètre sur la piste un couple de danseurs très concentrés sur leur sujet. Approchons-nous et observons : le premier a les lèvres serrées, le front plissé, le cou encore gonflé de colère. Il gronde contre les vaccins, tous les vaccins : encore un coup de l'alliance entre le grand capital, les politiciens corrompus et Big Pharma ! Lui, qui a étudié ces questions, sait ce que tant de puissants s'acharnent à nous dissimuler. Il est de ceux qui reprennent la grande tradition définie par  le grand Pierre Dac : « pour tout ce qui est contre, contre tout ce qui est pour ». Sans doute appelé par un besoin naturel pressant, il s'éclipse. Nous regardons sa partenaire essoufflée, étourdie : autant il fait la gueule, autant elle est avenante.

? Mademoiselle ?

? Madame.

Le ton est plus cassant que l'expression du visage ne le laisserait présager.

? Excusez-moi, je ne veux pas vous importuner. Puis-je vous poser une question toutefois ?

Rassurée par le fait que ces excuses ne sont pas celles d'un dragueur impénitent qui tente sa chance à tout bout de champ, elle se radoucit.

? Allez-y.

? Vous avez pris rendez-vous pour la troisième dose du vaccin ? Moi je passe mon temps à essayer de me connecter sur Doctolib et je n'y arrive pas.

Coup d'oeil rapide vers les toilettes : le danseur prend son temps.

? Je ne peux pas vous aider, je ne suis pas vaccinée.

? Je peux vous demander pourquoi ?

? Je ne sais pas, je ne le sens pas, c'est tout.

? Vous avez des parents ?

? Mon papa est parti, mais ma maman est toujours là.

Prudemment, on ne demande pas si le papa est mort ou, comme autrefois le « pauvre mari » de notre amie marseillaise Lilette, parti un dimanche matin chercher un poulet et jamais revenu. Comme eût dit Yvan Audouard fils, mon père, ne parlons ni de ce qui fâche, ni de ce qui serait susceptible de fâcher.

? Elle est vaccinée, votre maman ?

? Oui, bien sûr !

? Pourquoi bien sûr ?

? Quelle drôle de question?

? Parce que vous ne le sentez pas pour vous-même, mais pour elle, oui ? Ou bien vous avez des raisons de penser que ce qui est toxique pour vous ne l'est pas pour elle, ou bien vous avez d'autres raisons, personnelles et que je ne vous demande pas, de souhaiter qu'elle rejoigne votre papa dans la tombe ?

Ça y est, j'ai gaffé. Ou non, puisqu'elle poursuit sans se troubler ni s'agacer :

? Non, rien de tout ça - ce serait horrible de penser des choses pareilles.

? Mais alors, quoi ?

? Je ne le sens pas, c'est tout.

Retour du conjoint, reprise de la danse.

Je sors pour ne pas les déranger.


ON VEUT MON BIEN

Je ne peux pas allumer la télé ou mon téléphone sans sentir aussitôt une irrésistible vague de bienveillance rouler vers moi. Pas un annonceur qui n'ait, chevillé au corps, le désir de me faire progresser, de me sauver, avec l'humanité, des dangers qui m'assaillent. Pas un qui ne prône la tolérance, la diversité, le respect de l'Autre - sans compter le bien-être animal. C'est bien simple, ils ont tous lu Martin Buber et Emmanuel Levinas, Edgar Morin ou Élisabeth de Fontenay et Pierre Rabhi et ils ont été convaincus de la nocivité de leur activité antérieure, consistant à concevoir, fabriquer et diffuser massivement des saloperies toxiques pour l'individu, l'environnement et la planète. Nous voici entrés dans l'ère des commerçants philosophes, qui sont à notre époque ce que les rois philosophes furent, au siècle des Lumières, sous l'influence de Voltaire, Rousseau ou Diderot. Comment ne pas le voir et être empli d'optimisme ? Ce Bien ne triomphera-t-il pas des forces destructrices à l'oeuvre ? Et quel bel exemple le capitalisme ne nous montre-t-il pas ? Vaincu non par les ennemis haineux acharnés à sa destruction violente, mais par lui-même, par la conscience et le regret sincère de ses fautes et le désir irrépressible de les rattraper ?

Dans mes moments de doute, je me rassure : les dirigeants politiques, à quelques exceptions près (Poutine, Erdogan, Xi Jinping) veulent mon bien, les acteurs économiques globaux aussi, tout est bien.

Alléluia ! Je suis sauvé, mes enfants et petits-enfants également ; je peux me couler un Nespresso et charger ma batterie électrique.

Je le sais, je le sens et c'est bon : on veut mon bien. Comme le dit l'affiche aperçue à la fin du génial Brazil du non moins génial Terry Gilliam : Happiness, we are all in it together.

 

Références

Brazil, film de Terry Gilliam (1985) avec Jonathan Pryce, Michael Palin, Kim Greist, Robert De Niro, Katherine Helmond, Ian Holm et Ian Richardson. Scénario du grand Terry avec Charles McKeown et Tom Stoppard. Un certain Yves Duteil est indiqué au générique comme location manager des scènes tournées à Marne-la-Vallée, mais je ne sais pas si c'est « le » Yves Duteil de Prendre un enfant par la main et autres. Vérification opérée par  Malcampo (si je l'ai déjà dit je le redis et le re-redirai : elle sait presque tout et vérifie le reste). Son nom est Dutheil, francisé en Duteil dans les génériques destinés à la VF.

Happy Together, chanson des Turtles (1967) écrite par Alan Gordon et Garry Bonner. Plusieurs reprises dont l'une, légendaire par Frank Zappa et les Mothers of Invention (Live At the Fillmore East, 1971).

Happiness is a Warm Gun : chanson des Beatles écrite par John Lennon et figurant sur le double album blanc (1968).

Le Bonheur, bizarre mais bon film d'Agnès Varda (1965) avec Jean-Claude Drouot (Thierry la Fronde à la télé, référence pour les vieux), Claire Drouot et Marie-France Boyer.

Le Bonheur des petits poissons, merveilleuse collection de chroniques de Simon Leys (2005-2006), réédité en Livre de poche.

Propos sur le bonheur, traité du philosophe Alain (1925), disponible en collection « Folio ».

L'Art du bonheur, écrit par Howard Cutler avec le Dalaï-Lama, quatorzième du nom (1998), a été un best-seller mondial publié en France chez Laffont à l'instigation de votre serviteur et de son compère éditeur percussionniste Abel Gerschenfeld qui ne l'avaient lu ni l'un ni  l'autre, mais si je me souviens bien, c'est une dauberie bien-pensante sans grand intérêt, quoique? un peu plus qu'un autre bête-seller La Bible : le code secret, de Michael Dronin (1997) dont les droits français furent acquis à l'aveugle par le même couple de voyous. Quoique? le tome II était pire.

Quant à Du bonheur, un voyage philosophique, de M. FrédéricLenoir, je ne l'ai pas lu, mais je crois qu'on peut s'en passer.

NSP sur Sept façons d'être heureux, ou Les paradoxes du bonheur de Luc Ferry, ni sur les deux tomes du Traité du bonheur de Robert Misrahi.

Pour Sénèque, toutes les occasions de le lire sont bonnes : les traités, dont De la vie heureuse (ou Du bonheur) sont disponibles en différentes éditions comme l'est De la brièveté de la vie. Malgré l'épouvantable dérive de la collection « Bouquins », devenue une crapoteuse maison d'édition, il faut se souvenir qu'à son catalogue figure l'édition de référence des Lettres à Lucilius, précédée d'une extraordinaire introduction de Paul Veyne.

 


Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.