Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


IMAGINE

Imaginons donc.

Dans un futur proche, le monde est toujours dominé par trois pôles.
En Asie, la domination chinoise est plus forte que jamais - et le régime toujours plus autoritaire perfectionne face aux nouvelles technologies sa version moderne du capitalisme sauvage assisté par les machines de l'intelligence artificielle.

En Russie, contraint à se contenter du Donbass pour mettre fin à une guerre coûteuse, Poutine a conservé son pouvoir : la liberté d'expression est plus que jamais bâillonnée et la corruption à son comble.

En Amérique, Trump a été réélu pour deux mandats de plus.

En Europe, partout ont triomphé des alliances entre l'extrême droite et la droite classique.

En Turquie, Erdogan enchaîne les mandats.

Dans le nord de l'Afrique jusqu'au Moyen-Orient, dictatures, monarchies ou démocraties sont minées par l'islamisme et des guerres de clan.

Vers le sud du continent africain, des gouvernements de plus en plus instables génèrent des coups d'État militaires et des régimes autoritaires de transition.

Est-il possible d'imaginer tout cela à l'heure où le réchauffement climatique est devenu ébullition ?
Oui, il est possible d'imaginer un monde où les dirigeants font payer à leurs victimes les effets d'une évolution catastrophique. Les migrants chassés par le désespoir climatique ou économique ? À la baille ou dans des camps entourés de clôtures électrifiées en attendant qu'on étudie leurs dossiers !

Oui, il est possible d'imaginer un monde où sous prétexte de lutter contre le « dogme » écologiste on rouvre les centrales à charbon, on casse toutes les mesures de limitation à l'exploitation des ressources naturelles.

Oui, il est possible d'imaginer un monde où les tensions sociales, ethniques, religieuses, sont régulées non par le dialogue et les compromis, mais par la violence institutionnelle de la répression.

Oui, il est possible que  partout les outils du « progrès » soient utilisés à des fins de contrôle des individus et des foules.

Oui il est possible que partout dans le monde s'accomplisse cette blague prophétique : « Nous étions », déclare l'homme politique devant une foule en délire, « au bord du précipice. Et grâce à moi, nous avons fait un grand pas en avant. »

Vous me direz, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, que me voilà d'humeur bien noire.
Peut-être bien, mais pas que, car une petite voix me dit qu'en effet tout cela est possible, probable dans certains cas - mais pas inéluctable.

Chacun d'entre nous a le droit d'imaginer le pire - et aussi la possibilité, à son modeste niveau, de faire le petit peu à sa portée pour qu'il n'advienne pas.

Sur ce, bonne suite d'été à tous - et prenez pas chaud !

 


PENDANT CE TEMPS

Un jeune homme de dix-sept ans prénommé Nahel meurt abattu par un policier après un « refus d’obtempérer » – et la fête commence.
Les frontistes pointent la « présomption de légitime défense » de la police. Les nupistes fustigent les violences policières.

Pour une fois (mes follohoueurs et follohoueuses savent que je ne suis pas un fan), le président Macron a une réaction plutôt normalement humaine, parlant d’une mort « inexplicable et inexcusable » ; dans la suite, lui et son gouvernement semblent faire ce qu’ils peuvent face aux « débordements » d’émeutiers et de pillards qui s’en prennent aux commissariats, aux commerces, aux voitures, aux poubelles, aux équipements publics, aux pompiers, à certaines mairies. À la veille des « grandes vacances », les médias du monde entier montrent un pays qui brûle.

Et pendant ce temps, une mère pleure son fils, déchirée entre la rage (contre celui qui l’a tué) et le regret (« qu’est-ce que j’aurais dû faire, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? »). Elle voit en boucle le film atroce de ce policier qui pointe une arme en direction de la tête de son fils et tire.

Et pendant ce temps un policier est en prison et se repasse deux films de la scène, se demandant (vainement, lui aussi) ce qu’il aurait pu faire, ce qu’il aurait dû faire. Le premier film est celui d’une voiture qui fonce sur lui et son collègue : c’est cela qu’il a affirmé d’abord avant de décrire une autre scène, celle d’une panique et d’un accident.

Moi, je ne sais pas ce qu’il s’est vraiment passé à ce moment-là. Le jeune Nahel n’étant plus là pour donner sa version, restent celles des deux policiers, le tireur et son collègue ;  reste le passager ; restent une enquête et le processus de la justice. C’est imparfait mais c’est tout ce que nous avons.

Certains n’en ont pas besoin, ils savent déjà : un certain nombre savent qu’un policier raciste a tué de sang-froid un bougnoule. Ma (par ailleurs éminemment sympathique) voisine au village dit que des Nahel, on pourrait en tuer cent, deux cents, trois cents, ça ne lui ferait ni chaud ni froid – et encore on serait loin du compte.

Moi je ne sais rien, je ne suis sûr de rien, mais je suis empli de tristesse. Je pense à mon pays, à son avenir.

De tous les témoignages vus et entendus, je retire des réalités douloureuses et qui ne se contredisent pas car elles sont des faits – et non des idéologies…

Des policiers mal équipés, mal formés, se trouvent démunis face à certains jeunes des quartiers – mineurs souvent – dont les parents ont perdu le contrôle et qui – délinquants récidivistes, parfois – sont animés par une terrible violence. Aux policiers comme aux profs on demande de gérer tous les maux d’une société où les crises se succèdent. Au fil des années, on a découragé la police de « faire du social » en organisant des matches de foot et on a diminué les moyens des associations qui, localement, tentent de faire des quartiers des lieux de vie pour leurs habitants. Pour changer cela, il faut une grande détermination dans la durée et une forme d’unité nationale dont nous sommes loin.

Des jeunes (ou pas si jeunes) exaspérés par la répétition des contrôles au faciès, des humiliations, des propos racistes. Sommés de « faire leurs preuves », de « s’intégrer » (« la France, tu l’aimes ou tu la quittes ! »), d’accepter les « valeurs de la république et de la citoyenneté », accusés d’être les champions de la fraude sociale ou des sympathisants islamistes, ils se sentent en permanence pointés du doigt – si ce n’est de la pointe du fusil.

On peut déclencher un « grand plan de rénovation des conduites de gaz ». Mais peut-on imaginer un « grand plan » de refondation du lien social qui fasse croître en harmonie les valeurs du civisme et l’égalité des chances ? Est-il possible de se soucier des conditions d’exercice du métier de policier  et en même temps de l’avenir des enfants-  qui ne sont pas  leurs enfants mais nos enfants- des quartiers , y compris en aidant leurs parents quand ils sont dépassés, plutôt qu’en les punissant .

Et puis je pense à ce gosse, à cette femme, à cet homme, à leurs solitudes définitives qui ne se rencontreront sans doute jamais, bien qu’il ait « demandé pardon » selon son avocat.

P.S.  dans le match des cagnottes, on sait à qui va la victoire. Avant d’être « clôturée », la cagnotte de soutien à la femme du policier emprisonné avait réuni plus d’1,5 millions d’euros, celle pour la maman du jeune  Nahel 243.000.


RIEN NE VAUT UNE VIE ?

Il y a quelques années, deux de mes jeunes camarades de la « diversité » se proposaient d'établir une carte du monde de la valeur de la vie humaine. Leur intuition était qu'à cette Bourse imaginaire, les vies européennes ou nord-américaines étaient cotées très haut tandis que les vies africaines ou asiatiques, Japon, Taïwan et Corée du Sud exceptés, ne valaient pas un pet de lapin.

L'actualité récente vient illustrer, une fois de plus, la pertinence de leur intention.
À un milliard pièce, les cinq passagers du Titan pesaient déjà lourd : la concentration médiatique et les efforts de secours dont ils ont été l'objet sont sans commune mesure avec l'espèce de morne indifférence dans laquelle, en même temps, des centaines de migrants syriens et africains sont morts en Méditerranée, un événement qui se produit tous les jours - et dans la Manche aussi - sans déclencher plus que des affirmations d'impuissance et une confuse déploration.

Dans un monde déchiré de meurtrières guerres locales, où des millions d'individus se trouvent victimes d'une chronique misère économique aggravée par le changement climatique, des masses de malheureux continueront, sur de fragiles embarcations, à chercher d'autres rives pour se faire une vie décente. La valeur de leurs vies augmentera-t-elle à nos yeux ou continuerons-nous à les traiter comme une horde bigarrée de touristes galeux et de terroristes islamistes au couteau entre les dents ?

PS. Rappel. La phrase complète de Malraux c'est : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. » La partie la plus importante, tristement, c'est la première.


DOMMAGES COLLATÉRAUX

Le plus grave de l'agression de Poutine contre l'Ukraine, sont les victimes et les destructions.
En marge de sa réaction militaire et de sa campagne mondiale de relations publiques, je note dans la réaction nationaliste de l'Ukraine un détail qui n'en est pas un : dans un désir de « dérussification » , on déboulonne la statue de quelque général soviétique, no comment ;  autre chose est de débaptiser une « rue Pouchkine » et le « conservatoire Tchaïkovski » de Kiev, une académie musicale plus que centenaire à la fondation de laquelle le musicien avait contribué, avec le compositeur Alexandre Glazounov et son élève Sergueï Rachmaninov. Que l'empreinte culturelle russe sur des terres aille bien au-delà des frontières de la Russie n'est en rien un argument pour l'annexion ou la sujétion de ces terres ; la nier est une absurdité et la certitude d'un appauvrissement, d'un rétrécissement intellectuel pour les Ukrainiens eux-mêmes.


PRENDRE SA RETRAITE ?

Faisant partie de ces privilégiés qui touchent déjà une retraite plus que correcte, je suis frappé par le nombre de personnes de mon âge ou plus (nous, les seniors !) qui en touchent une minuscule et sont obligées de travailler pour obtenir un revenu décent.

Follohoueurs, follohoueuses, la vie n'est pas forcément facile pour vous et je ne vais pas vous faire pleurer en ces jours d'arrivée du muguet (très joli bouquet offert par Mrs. A. !), mais trois petites histoires pour illustrer :

  1. En cette veille de printemps, le chauffeur de taxi qui m'amène gare de Lyon pour un salutaire cap au sud engage la conversation. Hassan[1] vient d'avoir quatre-vingts ans et il pense, peut-être, prendre sa retraite d'ici son prochain anniversaire. Tout ça, dit-il, c'est pas grave, ce qui l'embête vraiment c'est son fils : il fait taxi, comme lui, il a le dos en compote, comme tous les chauffeurs, et à quarante-sept ans il a déjà dû se faire opérer - mais quelle retraite aura-t-il et dans quel état sera-t-il quand il la prendra ?
  2. Sur le marché du vendredi, au village[2], je rencontre Jean-Marie. Quarante ans de jardinage, des plaques en fer dans le dos qui le font souffrir dès que les températures montent, ce qui a tendance à se produire assez souvent par chez nous ; retraite à 900 euros et s'il se met en grève ou décrète « le jour de colère des jardiniers », ses clients ne lui paieront pas ses journées et il n'y a pas pour le défendre de syndicat de « gilets verts ».
  3. À sept ans, en pleine guerre, Momo gardait sur le Causse un troupeau de brebis - et lorsque la nuit on entendait le hurlement du loup, sa tante les envoyait le chasser, équipés d'un bâton, son frère aîné (dix ans) et lui. Après la guerre, Momo a découvert l'école, puis l'apprentissage : artisan ébéniste installé au village, il a cotisé beaucoup plus que les 172 trimestres réglementaires. Aujourd'hui qu'il est devenu un vaillant octogénaire dont la vie saine inclut un whisky quotidien, je suis heureux que Momo ait encore la santé pour s'adonner à ses passions d'homme simple : nourrir chaque matin les taureaux, pêcher de nuit, aller cueillir des champignons en Lozère ; je trouve injuste qu'il soit contraint de travailler à son atelier pour réparer des chaises ou des armoires plutôt que d'y pratiquer son art de la sculpture sur bois.

D'autres continuent non par besoin économique, mais par goût et par choix. Ainsi d'Anna : elle a été prof et vient de prendre sa retraite de prof. Sa dernière année d'enseignement a duré un trimestre. Elle pourrait vivre tranquillement en donnant quelques cours particuliers pour arrondir les fins de mois et se payer le restau, mais elle se trimballe de l'autre côté du Rhône pour apprendre le français à des saisonniers agricoles équatoriens. Mon amie LK, déjà citée ici, fait de même au Secours populaire, où elle apprend à un Bolivien que le B, ce n'est du tout pareil que le V, ainsi que les diaboliques différences de sens du mot Vert/Vers/Ver/Verre (verre, pas Berre, comme l'étang).

Peut-être qu'il faudrait arrêter d'écrire. Pour moi ce serait comme prendre ma retraite de la vie. Franchement, follohoueurs, follohoueuses, dans la mesure où ça dépend de moi et avec l'aide de mes thérapeutheszépotes, c'est pas demain la veille.

Références retraite, deux petits chefs-d'oeuvrenapoléonistes (fanatiques de l'Empereur, s'abstenir !) :

Le roman des Cent jours, de Joseph Roth (276 pages, traduction Blanche Gidon, éditions du Seuil)

La mort de Napoléon, de Simon Leys (125 pages, postface de Françoise Châtelain, édition de poche Ombres Blanches)

 



[1] Les prénoms ont été changés - ou pas - mais les récits sont véridiques, aille garantie itte.

[2] Toujours le même : Fontvieille (13990, Bouches-du-Rhône, région Bas-de-France).


VARIATIONS AMOUR ET HAINE

Le sujet de Stendhal, l'obsession de Stendhal, c'est l'amour. Et pourtant, dans la phrase qui me happe en pleine relecture de La Chartreuse de Parme il n'est pas question d'amour, mais de haine.

« Je n'ai point du tout de plaisir à haïr. »

Les mots que Stendhal met dans la bouche du tout jeune Fabrice Del Dongo m'avaient-ils frappé de la même manière lorsque, à quatorze ans, j'avais dévoré La Chartreuse ? De Fabrice je partageais l'obsession amoureuse et c'est avec une passion toute personnelle que je suivais ses complexes affaires de coeur. Si j'avais eu une tante belle comme la duchesse Sanseverina, j'en serais moi aussi tombé amoureux ; mes sens s'éveillaient pour des filles « faciles » comme Marietta, la comédienne un peu prostituée, ou Fausta, la chanteuse à la voix d'or et au coeur froid, et j'apprenais comme lui, mais de façon moins rude, que l'amour a ceci de commun avec l'art que si tout vient du rêve et de l'instinct, ardus sont les chemins pour parvenir au but. Je rêvais de rencontrer la belle Clélia Conti : d'elle j'aurais été fou - elle aurait à l'instant rejoint les autres héroïnes dont j'étais déjà amoureux - l'infidèle et sensuelle Anna Karénine, l'inatteignable princesse Natacha Bolkonski, la belle Mme Arnoux qui pour moi n'aurait jamais de cheveux gris.

L'amour, la littérature, c'était pareil? Par une fin d'été, nous nous étions lu Les Liaisons dangereuses entre jeunes gens des deuxsexes de dix-huità vingt ans ; entre deux lettres, parti dans la cuisine pour couper un morceau de pain, tout entier soumis à l'ivresse des sens, je m'étais entaillé un doigt jusqu'à l'os ; près de cinquante ans plus tard j'en ai la cicatrice à la base de l'index, histoire de ne jamais oublier que le vert paradis des amours enfantines n'existe pas, les amours adolescentes n'ont rien d'innocent, tout ce bouillonnement des sentiments et des désirs est dangereux. Comment vivre sans, pourtant ? Chez Balzac j'aurais toujours l'amour pur de Mme de Mortsauf, celui clandestin de Mme de Bargeton, je ne résisterais pas longtemps à l'attrait sensuel de Coralie ; de mon cher Stendhal, en tout cas de Julien Sorel du Rouge et le Noir, je partagerais la passion homicide pour Mme de Rénal et nourrirais l'illusion de m'échapper dans les bras de Mathilde de La Mole. Qu'on ne me croie pas voué aux princesses russes et à la petite noblesse provinciale française, je me porterais volontaire pour désennuyer Emma Bovary, je tomberais bientôt sous le charme des ouvrières de Zola, de ses filles de petite vertu. À propos de « petite vertu », c'est-à-dire de prostituées, moi, à la différence des passagers de la diligence, j'aurais consolé la pauvre Boule de Suif, je l'aurais tenue contre moi, embrassée - qui sait si nous n'aurions pas passé quelques nuits ensemble ? Et Becky Sharp, la jolie méchante fille du Vanity Fair de Thackeray, est-ce qu'elle n'était pas aussi irrésistible que la Tess de Thomas Hardy ! Comme j'avais aimé les Filles du feu de Nerval ! et les femmes vénéneuses de Baudelaire, celles d'Apollinaire, d'Eluard ! Bientôt je serais fou de Bérénice, que l'Aurélien d'Aragon séduisait avant d'en être séparé par l'abîme des conventions bourgeoises. Je n'ai même pas dédaigné les James Bond girls, les attirantes traîtresses des romans de Chase ou de Jim Thompson, les dangereuses jolies de chez Chandler ou Hammett ; à l'occasion j'ai même eu - je n'en suis pas fier mais il faut l'admettre - de furtifs rapports avec les ravissantes troussées à la hussarde par le prince Malko, plus connu sous le nom de S.A.S.

Dans la vraie vie, sans me « ranger[1] », j'ai l'espoir d'avoir rencontré celle qui sera ma « dernière moitié » (l'expression est de Sacha Guitry qui, à cinquante ans, épousa en cinquièmes noces une jeune femme qui en avait vingt-cinq) ; mon incurable polygamie littéraire, quant à elle, durera aussi longtemps que me tiendra le goût passionné de lire : je retomberai amoureux des mêmes femmes qui ne me tiendront pas rigueur d'avoir vieilli alors qu'elles sont restées dans l'éclat de leur jeunesse ; nos étreintes ne m'empêcheront pas de faire de nouvelles rencontres platoniques ou violemment érotiques.

Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à la haine.

Magnifique, la formulation de Stendhal, et si juste ! « Je n'ai point de plaisir ? » Chez ceux qui haïssent, on devine le plaisir, la passion, l'addiction parfois. Il y a peu de personnes que je déteste ainsi : une seule crois, de qui je préfère me tenir à distance quoiqu'il m'adresse de loin en loin des signes d'une « amitié » à laquelle je ne crois pas (comparaison facile : j'ai quelques vrais amis et je sais la différence : je peux toujours compter sur eux, ils peuvent toujours compter sur moi). J'ai préféré réserver la passion des sentiments à quelques femmes ; quant à ceux que je n'aime pas beaucoup (voire pas du tout), le plus souvent une forme de curiosité amusée recouvre spontanément l'émotion détestatrice. Je ne me fais nulle gloire et ne tire nulle vanité de ce trait de mon caractère qui n'est pas du daltonisme psychologique, car je vois, je ressens les raisons qui pourraient me conduire à l'hostilité et c'est sans effort particulier, sans injonction morale, que je les laisse s'estomper, inapte que je suis, en général, au plaisir de vivre intensément la haine de l'autre. Qu'on n'appelle pas cela sagesse, ce serait prêter à cette immobilité naturelle de mon âme une intention qui m'est étrangère. Cet Autre qui m'a blessé ou fait un tort, je ne l'aime pas, je le méprise et au moment de le haïr vraiment une vague d'indifférence me submerge : au fond je m'en fous et s'il s'attarde dans mes pensées, laissons-le végéter dans la région reculée des souvenirs anciens et je m'ennuierais moi-même à le laisser occuper le premier rang au balcon de mon coeur.

Y a-t-il des gens qui me haïssent ? Pendant les vingt ans de ma vie d'éditeur, j'ai donné la main sans états d'âme à des mesures impopulaires, à quelques licenciements. Je n'avais pas l'impression d' « obéir aux ordres » mais de faire ce que j'avais à faire sans état d'âme particulier, car si j'étais le plus souvent d'accord avec mon boss, ce n'était pas systématiquement le cas ; il avait la sagesse de ne pas m'impliquer dans des décisions que j'aurais pu juger révoltantes  Bref, j'étais dans ma fonction et je comprends que du point de vue de certains, jugeant la mesure injuste, ils avaient besoin de détester aussi ma personne. Tout ce que je peux en dire se trouve dans une formule attribuée à La Hire, le compagnon de batailles de Jeanne d'Arc, qu'aimait à citer Piere Schoendoerffer: « J'ai fait tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire en temps de guerre ; et pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu. »

Références

Hors La Chartreuse de Parme  et de Boule de Suif, les héroïnes citées viennent du Rouge et le Noir, du Lys dans la vallée, des Illusions perdues, de Guerre et Paix, de L'Éducation sentimentale etd'Aurélien - tous ces romans en diverses collections de poche.



[1] Que je n'aime pas ce mot, qui fait de l'être humain un casier, une étagère !


LE VRAI BARRAGE

LK, vieille amie et fidèle lectrice, notant la tonalité tristounette de mon dernier post, me raconte une histoire qui nous rassérène.

Arrêt d'autobus mairie du XIXe (je la connais bien, c'est celle que mon grand-père a libérée en août 1944). Ce n'est pas l'heure de pointe, LK monte dans le bus en même temps qu'une dame africaine qui porte un bébé et demande à son petit garçon d'aller s'asseoir à la place libre à côté de LK. Physique Kirikou ; comme il est petit, LK l'aide à monter sur le siège et la conversation s'engage entre elle et Ismaël (sept ans). Le bus longe le parc des Buttes-Chaumont, Ismaël semble rêveur ; puis il se tourne vers LK et observe : « As-tu vu comme ces fleurs blanches sont belles ? » s'ensuit une discussion sur les fleurs blanches, les fleurs rouges, celles qui poussent dans la terre, celles qu'on voit aux arbres. Échange d'informations biographiques : Ismaël annonce qu'il « travaille ». Éclaircissement : il travaille à l'école - et bien, ce que LK avait déduit de sa façon de parler.

Il y a des moments où l'on se réjouit que la bonne vieille école de la République soit encore capable de donner à un petit Malien haut d'à peine un mètre (son obsession c'est de devenir grand, très grand, comme son papa) les moyens d'exprimer ainsi son émerveillement printanier.

Si Mme Le Stylo du Front national remporte les prochaines élections - ce qu'à Dieu ne plaise - et qu'elle cherche noise à Ismaël et sa famille, LK est prête à faire barrage ; elle peut compter sur moi en renfort.

Sur ce, follohoueurs, follohoueuses, comme disait l'excellent Philippe Meyer pour conclure sa chronique France-culturelle : « Le Ciel vous tienne en joie ! »


OFFICIEL : LES CASTORS SONT DE RETOUR

Follohoueurs, follohoueuses, en vérité je vous le dis, que ça vous fasse plaisir ou non, c'est comme ça : avec la montée en puissance silencieuse du Front national,[1] il est inévitable que les castors fassent leur retour.

Qui sont les castors ? me demanderont les innocents.
C'est très simple : ce sont ceux, de droite ou de gauche, qui à chaque fois que le FN monte d'un cran, nous invitent à oublier nos différences d'opinions ou nos détestations personnelles et à « faire barrage ».

Sur la longue durée, on ne peut pas dire que les castors aient été très efficaces : en 2002, M. Jean-Marie Le Pen recueillait 16,86 % des voix au premier tour, déclenchant une sorte de panique à travers l'échiquier politique. En 2022, après vingt ans d'activité des castors, sa fille Marine en obtenait plus de 23 %, score qui dépassait les 40 % au deuxième tour. Rappelons que ce score historique, malgré un mode de scrutin défavorable, a été suivi de l'élection au Parlement de 89 députés frontistes

Comme depuis lors, le Front et sa cheffe n'ont à peu près qu'à la boucler pour monter dans les sondages, il est certain que, mettant en pause leur habitude de se déchirer entre eux, les castors de gauche et de droite vont se réactiver et nous proposer, une fois encore, de « faire barrage ». Pour vous éclairer, ci-dessous ma typologie impressionniste de la galaxie castorienne qui comprend deux nébuleuses : les castors de gauche et les castors de droite.

Les castors de gauche et de droite ne s'entendent à peu près sur rien sauf leur détestation commune du Front ; le problème est qu'ils détestent presque autant, si ce n'est plus, le président Macron qui pour son élection leur a forcé la main en les contraignant à voter pour lui, alors qu'ils n'en avaient aucune envie.

À propos de détestation, les castors de gauche et ceux de droite se détestent à l'intérieur de leurs camps respectifs peut-être avec plus d'intensité émotionnelle qu'ils ne détestent l'autre camp : qu'il s'agisse de rivalités de personnes ou de querelles idéologiques, ils rencontrent d'extraordinaires difficultés à se mettre d'accord sur le mode de construction du barrage.

À gauche, les socialistes se méfient des communistes qui les méprisent et se rebiffent devant la tendance hégémonique de LFI ; entre LFI  et cocos, il existe des divergences importantes doublées d'insupportations réciproques ; entre écolo-féministes et islamo-gauchistes, les écolos, qui  poussés par les vents mauvais  du changement climatique devraient déjà être le premier parti de France, se débrouillent pour se déchirer en interne chaque fois qu'ils refont leur « unité ».

À droite, la « droite dure » accuse la « droite molle » ne pas s'assumer de droite et lui mijote un procès - celui d'être prête à pactiser avec Macron ; parallèlement, les modérés rétorquent avec bon sens aux « durs » qu'il est inutile de s'opposer au Front si l'on adopte ses thématiques, ses idées, son programme à peine ripoliné ; entre les deux vogue le peu ragoûtant M. Bertrand, opportuniste sans foi ni loi qui me donnerait envie d'aller à la pêche un dimanche d'élection - et la dernière fois que j'ai pêché c'était il y a soixante ans, j'en avais sept.

J'aimerais qu'un(e) candidat(e) de droite ou de gauche ou du centre me donne des arguments non castoriens de voter pour lui/elle mais j'y crois pas des masses. Comme croire au pire ne me procure aucune satisfaction, même morose, je sais d'avance que dans quatre ans (ou avant si ça se trouve) je me laisserai convaincre par un castor ou un autre - sauf  si c'est M. Bertrand, auquel cas j'irai peut-être bien vérifier si mes talents de pêcheur ont subi une inexplicable amélioration (à la pétanque je ne suis pas pire qu'avant mon AVC), rejoignant de facto le vaste camp des foutistes, le premier parti de France, ceux qui pensent que tout ça c'est canailles et compagnie - et après tout, le Front ou autre chose ? qu'est-ce que ça changera vraiment ?

Je crains la victoire du Front car sans nécessairement mener au pire (la guerre civile toujours prête à se rallumer, j'aime pas, rien ne m'indique que sa victoire puisse porter autre chose que plus d'intolérance, de démagogie et d'incompétence dans mon pays et en Europe.

Si elle se produit (probable je ne sais pas, mais très possible), il y a aura une gueulante des castoriens qui se vilipenderont entre eux d'avoir même pas été foutus de fabriquer un barrage décent. Certains foutistes diront comme les Brexiters britanniques « mais on n'avait pas voulu ça ! » 

Ce qui arrivera ? les « bavures policières » seront requalifiées « légitime défense » et leurs auteurs décorés, les impôts augmenteront pour ceux qui les paient déjà (les grandes fortunes qui ne les paient déjà pas continueront à ne pas les payer). Et après, comme chantait Brassens : « Chacun sa bonbonne et courage ! »

Oui, follohoueurs follohoueuses de mon coeur, comme vous le constatez, l'optimisme, la joie et la bonne humeur règnent.



[1] Ma fidèle Malcampo me rappelle que ce parti se dénomme désormais Rassemblement national, ce qui ne m'avait pas échappé mais ça doit être le « tradi » en moi - je continue à dire Front, car le Front c'est le Front, nom de nom !


LE SENS DES SYMBOLES

Je l’avoue d’emblée, follohoueurs, follohoueuses de mon cœur, je n’ai pas lu le projet de réforme des retraites proposé par le gouvernement et me trouve donc dans l’incapacité de formuler un jugement informé à ce sujet.

S’agit-il de la grande et courageuse réforme qui marquera le deuxième quinquennat de M. Macron ? d’une potion amère, mais nécessaire ? d’un coup de plus du « président des riches » pour promouvoir la « casse sociale » dont il s’est fait le héraut ?

À part ça, j’écoute et je regarde – pas trop, sinon on devient dingue ou abruti, comme un de mes pauvres vieux camarades (99 ans) qui passe ses journées devant les chaînes infos.

Lorsqu’un ministre commence une phrase par « c’est simple » puis s’embrouille, je m’inquiète de déceler un symbole d’amateurisme dans la préparation d’un projet majeur dont la version précédente était si mal ficelée et a généré tant d’hostilité qu’elle a dû être retirée.

Lorsque le jour de la première grande grève, le président remet discrètement à l’Élysée la Légion d’honneur à Jeff Bezos, pas besoin d’être un « nupiste » jusqu’au-boutiste pour y voir un symbole de la déférence devant les puissants de ce monde tandis que les « misérables » défilent. C’est d’ailleurs pendant une nouvelle journée de manifestations que notre président a choisi d’honorer Gisèle Halimi, peu consensuelle figure du féminisme français. Symbole, oui, mais de quoi ? d’une véritable reconnaissance des femmes comme actrices dans la société ? ou d’une manipulation de plus ?

Lorsque le Sénat vote la fin des « régimes spéciaux », sauf le sien, comment ne pas y voir le symbole méprisant de nantis accrochés à leurs privilèges qui, en toute bonne conscience, suppriment les minces avantages acquis de haute lutte par de plus faibles qu’eux. Je repense à ce vieux film italien où un richard explique en substance à son potentiel gendre (Tognazzi ? Gassman ? Manfredi ?) : « Vous les pauvres, vous avez beaucoup plus de chance que nous, les riches, parce que vous êtes solidaires et tout le monde vous plaint alors que nous, les riches, nous sommes seuls et tout le monde nous déteste. »

Lorsqu’un député nupiste pose un pied vengeur sur un ballon à l’effigie d’un ministre, comment ne pas y voir le symbole d’un fantasme d’écrasement ?

Lorsqu’un autre ministre répond à un rappel de faits le concernant par un bras d’honneur, comment ne pas songer au symbole de la dégradation d’une fonction autrefois exercée avec noblesse par un Edmond Michelet, un Robert Badinter ou une Christiane Taubira ?
Il est vrai – autre symbole – qu’avant sa nomination, ledit ministre était un avocat connu pour son choix de clients dans les milieux du grand banditisme et ses déclarations virulentes à l’égard de la magistrature qu’il est aujourd’hui chargé de représenter. On préférerait pour le même personnage s’attacher aux symboles de sa biographie, celle d’un fils d’ouvrier métallurgiste, brillant élève qui finance ses études en exerçant divers métiers comme fossoyeur ou maçon. Caramba, encore raté !

Lorsque le gouvernement, incapable de trouver une majorité, recourt une fois de plus au fameux article 49-3 de la constitution permettant d’adopter un texte sans vote, fait-il de son mieux face à une situation politique et sociale délicate, ou bien décide-t-il d’ignorer délibérément la voix de la Nation ?

Et notre président ? Lorsqu’il refuse de recevoir les leaders syndicaux, est-ce le symbole de « l’homme au-dessus de la mêlée » ou celui du mépris ?

Comme autrefois M. Giscard d’Estaing, au moment de son élection symbole de jeunesse et de renouvellement, achèvera-t-il les dernières années de son mandat sous les insultes, symbole d’une « élite » de privilégiés élus du peuple, mais coupés de lui ? Ou bien parviendra-t-il (mais comment ?) à incarner le symbole du courage réformateur ?

Si cela n’était source d’inquiétude et de chagrin, on sourirait de penser que son héritière présomptive, Mme Le Pen, se présente comme parlant au nom du peuple alors qu’elle est titulaire (en bonne partie par héritage) d’un important patrimoine immobilier.

En attendant, les ordures s’entassent dans bon nombre d’arrondissements de Paris. Après quelques semaines de grève des éboueurs, le symbole de la Ville lumière va-t-il devenir celui de la « ville poubelle » ?


BEAU ET CON À LA FOIS

Un article récent du New York Times a démoli Avatar 2, la suite tant attendue du méga son et lumière de James Cameron, dénonçant son exploitation marketing éhontée des thèmes écologiques à la mode. Pourquoi tant de haine ?

J'avoue avoir passé les deux premières heures du film hypnotisé par la beauté de ses images et abasourdi par la puissance du son (Imax 3D, avec mon ami John on avait décidé de mettre le paquet). Certes, fort de ses succès antérieurs au box-office, M. Cameron a bénéficié de moyens colossaux, mais on connaît, de ces gros budgets d'où ont émergé des films à peine regardables. Or comme tant de cinéastes avant lui, comme Méliès, comme Abel Gance, comme Walt Disney, M. Cameron innove à chacun de ses films de façon spectaculaire. Ayant inventé numériquement les personnages et les décors forestiers de la planète Pandora dans son premier opus, il a investi toute son imagination dans la création des décors marins du deuxième. Il s'éclate toujours autant à imaginer de méchantes machines maniées par de méchants humains, mais n'a pas moins d'affection pour ses créatures bleues à longue queue, leurs cousins plus verdâtres des bords de mer, et les poissons, étoiles ou anémones de mer, au milieu desquels ils se meuvent. Il y a de superbes poissons volants et vers la fin on ne peut pas ne pas tomber amoureux du tulkun, avec sa queue de baleine, ses grandes dents, sa riche matière grise (dorée, plutôt), objet de l'avidité de vils trafiquants et son oeil sanguinolent.

Les cinéphiles apprécieront, ici et là, les références visuelles du réalisateur, qui cite assez subtilement tous les classiques du genre, les Moby Dick,les Vingt mille lieues sous les mers, Les Dents de la mer, sans négliger Star Wars. L'interminable duel final entre le gentil ami des Bleus Jake Sully et le crès crès méchant colonel Quaritch rappelle certains classiques du film de guerre, et surtout du western, sauf que son décor est le pont d'un navire de guerre, et non la main street d'une ville de l'Ouest. Je ne vous spoile pas l'issue surprenante du duel. Sachez seulement, follohoueurs, follohoueuses, que Cameron a déjà le 3 et le 4 en route.

À part ça, les rageux peuvent toujours pointer la lourdeur des dialogues, la banalité des « valeurs »  (la famille, y a rien de mieux) et l'enfonçage de portes ouvertes des messages (l'avidité humaine c'est mal, science sans conscience n'est que ruine de l'âme, aimons-nous les uns les autres jusque dans nos différences, la nature c'est beau et il faut la défendre) -, voire le caractère asexué de personnages semblant à ce point démunis d'organes génitaux qu'on se demande comment ils font pour fabriquer tant d'enfants.

Si on pouvait donner un conseil au réalisateur, ça serait de couper un peu plus au montage : 3 h 10 c'est quand même longuet et il y a, surtout après le duel susmentionné, quelques scènes séquence émotion familiale qui ne s'imposaient pas.


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