Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


OFFICIEL : TOUT VA BIEN

Follohoueurs, follohoueuses,

Une propagande insidieuse voudrait vous faire croire que le monde est à sa fin mais en vérité je vous le dis, tout ça c’est que fèque niouze et compagnie. La vérité, il faut s’abonner à ce slog pour la connaître.

Ce qu’on vous dit : les températures vont augmenter de 1 à 5 degrés d’ici la fin du siècle.

Ce qu’on ne vous dit pas : c’est génial, ça va être l’été tout le temps et partout ; on aura l’impression d’être en vacances toute l’année.

On vous dit : c’est la sécheresse, on va tous manquer d’eau, comme si on vivait tous au Sahel.

Ce qu’on ne vous dit pas : au Sahel c’est normal qu’ils manquent d’eau, c’est des nègres, ils sont trop cons d’avoir choisi de vivre dans un endroit où il pleut jamais.

On vous dit : on va manquer de gaz, de pétrole, de tout, on ne va plus pouvoir se chauffer.

Ce qu’on ne vous dit pas : avec le réchauffement climatique on n’aura plus du tout besoin de se chauffer, il fera bon toute l’année.

On vous dit : cette Coupe du monde de foot au Qatar est une horreur sociale et climatique ; les ouvriers qui ont construit les stades ont été esclavagisés et sont morts par centaines ; des stades climatisés en plein désert, c’est une abomination.

Ce qu’on ne vous dit pas : les pyramides, les ouvriers avaient des syndicats, des CDI ? et les cathédrales ? Si tu fais les choses dans les règles, regarde ce que ça donne : Paris ! des trous partout et jamais personne qui bosse dedans.

Un autre truc qu’on ne vous dit pas, c’est que le Qatar est merveilleux. Il finance généreusement le Paris Saint-Germain, il rénove la place de la Concorde alors qu’on n’a plus les moyens de le faire.

Ce qu’on oublie de vous dire : s’il y avait un problème avec le Qatar, vous croyez que la France, un des phares mondiaux de la démocratie, aurait soutenu sa candidature (Sarkozy) ou enverrait ses spécialistes pour organiser la sécurité (Macron). Non ! jamais nous ne sacrifierions les droits de l’homme qui sont l’âme de notre grande nation.

Ce qu’on ne vous dit pas non plus, ou pas assez : la France a les meilleurs joueurs de foot du monde et elle est en passe de conserver son titre. Non seulement il fera 30 degrés à Noël, mais on va faire la fête – et en tee-shirt s’il vous please !

On vous dit : après les JO d’hiver à Pékin, où il neige peu, les JO en Arabie saoudite, où il ne neige pas du tout,  on est en plein délire !

On vous dit aussi : l’Arabie saoudite est l’une des pires dictatures au monde, qui assassine ses journalistes dissidents et opprime sa population féminine ; en plus ils mènent une guerre meurtrière au Yémen.

Ce qu’on ne vous dit pas : si quelques Arabes et Arabettes[1] meurent dans des déserts lointains, on s’en fout ! Nous Français on leur vend des armes et on leur achète leur pétrole, donc c’est tout bénef ! Hamdullilah !

On vous dit : la Russie bouffe la Crimée, l’Ukraine, la Pologne bientôt, et si on le laisse faire Poutine va déclencher l’apocalypse nucléaire !

Ce qu’on ne vous dit pas : tout cela ne nous concerne pas. Le président Poutine, qui a des méthodes brutales mais est un homme raisonnable, ne fait que rétablir la Russie dans ses frontières historiques ; s’il s’énerve un peu, c’est que nous l’avons provoqué. Calmons-nous, envoyons à Moscou une délégation d’amis de la Russie dirigée par Mme Le Pen et M. Mélenchon, buvons une centaine de shots de vodka et tout ira bien. Davaî ? dzvaï et na zdorovié!

On vous dit : la Chine, qui nous a envoyé le Covid depuis ses labos secrets, massacre sa population et s’apprête à avaler Taïwan.

Ce qu’on ne vous dit pas : les Chinois sont quand même beaucoup plus civilisés[2] et raffinés[3] que les Russes, qui sont des barbares : donc avec un petit effort et l’aide de spécialistes de l’amitié franco-chinoise, comme M. Raffarin, on devrait pouvoir s’entendre. Ni dé jiankang !

On vous dit : il faut stocker des pastilles d’iode pour le cas de plus en plus probable où une bombe nucléaire nous tombe sur la gueule.

On ne vous dit pas : pour vous charger en iode, il suffit de manger des huîtres.

En bref on vous dit : tout va mal.

Mais moi en vérité je vous le dis, on vous le cache mais c’est officiel : tout va bien.



[1] Novréférence gratuite : Arabette, féminin d’« Arabe ».

[2] Exemples de civilisation chinoise : le kung-fu ; le confucianisme ; le taoïsme ; la brouette de Shanghai ; le riz cantonais.

[3] Exemples de raffinements chinois : le supplice ; le casse-tête.


PAUVRE GABY

C’était il y a trois ans – autant dire au temps des dinosaures. Gabriel Matzneff était encore « Gaby le magnifique », certes un peu « sulfureux », mais reconnu comme un des « granzécrivains[1] », défendu par le jury Renaudot, la mairie de Paris qui le subventionnait, Philippe Sollers, Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, toute une smala germanopratine au sein de laquelle il avait habilement « réseauté » pendant des décennies de gauche à droite et de droite à gauche. Publié chez Gallimard, chroniqueur au Point, il vendait peu (ou pas), mais faisait partie des « people » du monde littéraireuh.  Son idée sexuelle fixe sur les moins de seize ans garçons et filles, théorisée et mise en pratique, puis chroniquée avec complaisance, pas trèsragoutant, mais pff... la littérature et la moraleuh, vous savez, heu… Enfin vint Vanessa Springora : l’excellent Consentement – bien plus et mieux qu’un livre de dénonciation et de vengeance – fit sauter la digue. Les uns après les autres, les « amis » le lâchèrent, feignant de découvrir des « horreurs » – aventures pédocriminelles dont il s’était vanté dans ses livres depuis quarante ans. Il y eut une vague tentative pour l’absoudre au nom des droits imprescriptibles du grantécrivain qu’il était, adoubé par les susnommés, venant après Emil Cioran, François Mitterrand et Jean d’Ormesson. Patatras ! Le monde est cruel : « Gaby le paria » se trouvait aux prises (enfin !) avec la justice, sans éditeur, sans médias pour le soutenir, seul, tout seul. Il s’en trouva heureusement un, un courageux, pour venir à sa rescousse – et voici que la Nouvelle Librairie, libraire-éditeur « dissident », enseigne de la fachosphère culturelle, n’ayant pas hésité à accueillir M. Le Stylo père, renonce en raison de menaces de mort, à publier un ouvrage au titre engageant, Derniers écrits avant le massacre. D’où provient cette fatwa ? Ces ardents défenseurs de la « liberté d’expression », adorateurs du réac antisémite Charles Maurras, n’en donnent pas le détail.

J’avoue mon soulagement personnel à l’idée de n’être pas exposé à l’abjecte et minable prose de faux grands au style ampoulé et prétentieux, mais je m’étonne de l’abstention de tous ses ex-amis. N’était-il pas, hier encore, un Bataille, un Genet ?
Nan, il est tout seul et ils ont tous changé de numéro de téléphone portable. Quant aux bourses, aux subventions, bernique ! Le grantécrivain n’aura plus les moyens de ses voyages à Manille à la recherche de jeunes gens glabres (essai : « La haine du poil dans l’œuvre de Gabriel Matzneff ») ni de l’hôtel italien quatre étoiles où il se remettait il y a deux ans de la méchanceté de son ex – rappelons qu’elle avait treize ans quand il a commencé à la draguer et quatorze quand il l’a consommée. C’est ce qu’il appelait il y a peu « une belle histoire d’amour », que la vindicte de Mme V. a gâchée.

Moi je dis : pauvre Gaby.

 

Références

Pour montrer, follohoueurs, follohoueuses, que je ne suis pas sectaire, une citation attribuée à cette ordure de Maurras[2] et qu’on peut conseiller à ce pauvre Gaby de méditer : « On dit qu’il ne faut pas frapper un homme à terre. Mais alors, quand ? »

L’excellent Consentement, de Vanessa Springora, publié à l’origine chez Grasset, est aujourd’hui disponible dans la collection Le Livre de Poche (7,40 euros).

Quant au corpus matznévien, il est à ma connaissance disponible sur commande en librairie et chez Zonzon. Sur ce que j’en ai lu, perdez pas votre temps, follohoueurs, follohoueuses,  mais si vous y allez quand même  et découvrez que c’est de la  merde en barre, ne vous plaignez  pas, je vous aurai prévenu. Ouch, je retourne à Léo Malet…



[1]  Pluriel de « grantécrivain ».

[2] Que le cul pèle à tous ceux qui le rééditent et le promeuvent au nom de la « liberté » !


BOBIN POUR MES AMIS

Le poète Christian Bobin est entré depuis si longtemps dans les programmes de français dézécoles qu’on pourrait le croire mort.

Or non seulement il ne l’est pas, non seulement il continue à écrire, mais tout en restant lui-même il continue à provoquer chez nous, « bobinistes[1] » ou non, ces étonnements heureux des phrases qui, aussitôt lues, font partie de nos sources intérieures.

Tirées de son dernier petit livre, je voudrais en dédier quelques-unes à certains de mes amis.

À Bizot (et à Todorov aussi), l’exergue : « Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot “progrès” à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux. » (Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir. Souvenirs, tome II).

À Bizot également : « La moderne mise à mort fait l’économie du bourreau. La victime tient tous les rôles. »

À Chakra G. : « Terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais. » Et la phrase suivante qui est aussi pour Daniel Rondeau : « Plus d’âmes ? que des clients. »

À mes amis en général, cette définition avec laquelle je ne suis pas certain d’être d’accord, mais qui me plaît de toute façon : « Un ami, c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de s’étonner. »

À Lydie « LaKing », Géraldine  et  mes amis fumeurs : « Il suffit pour éclairer la vie entière de la braise d’une cigarette dans les rues où deux amoureux se raccompagnent l’un l’autre jusqu’au petit matin, triomphe du muguet rouge. »

À Chakra G. encore, à mes amis végétariens/taliens : « Descartes, mon pauvre René, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu dis des animaux qu’ils sont des machines ? Mais les trois secondes où le chat après manger se lèche les babines, c’est d’Artagnan qui s’essuie les moustaches après un festin ! »

À Bizot : « La calligraphie fut inventée au Japon au ive siècle d’après des empreintes de pas d’oiseaux sur le sable des plages. Au xxie siècle, le monde travaille à effacer les oiseaux et l’écriture manuscrite […]. »

À Bizot, toujours : « Le balai du progrès est passé sur le langage. Dieu pèse moins qu’une miette de pain. On l’a jeté aux oiseaux du jardin puis on a terrifié le jardin, lapidé les oiseaux. »

À Julie, pour qu’elle se souvienne : « Le métro transporte sa cargaison de visages gris. Une jeune femme entre dans le wagon avec son bébé endormi dans la poussette. Le sommeil du nourrisson engendre un soleil de plusieurs mètres de diamètre. »

À Julie toujours et à Bruce « Bruto », le romano-grec de Chicago : « De la lumière monte d’un livre lu par mon voisin. Je lui demande ce qu’il lit : “Plutarque.” Je comprends mieux mon étonnement : la lumière venait du premier siècle. »

À Nata : « La poésie est don de lire la vie. » Et : « Éclairer une seconde, c’est éclairer pour toute la vie. »

À Bizot : « La modernité est le crime parfait. Même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. »

À Vincent : « Les publicitaires sont des thanatopracteurs d’un genre particulier : ils travaillent à rendre mort ce qui était vivant. »

À Chakra G. et à Denis : « Entre notre vie et nous, un hygiaphone. Notre ange ne vient plus au parloir. »

À Yvan, Bizot et Bruce : « Je voudrais être enterré dans une bouteille de whisky pour maturer, et qu’on y ajoute une queue de lézard pour donner du goût. »

À Denis et Léo : « L’absence, le vide, le manque, qu’avez-vous fait d’eux ? C’était notre seul bien. »

À Philippe C. :de Dora Diamant, la dernière compagne de Franz Kafka,« C’était le plus gai des compagnons, diras-tu. Et personne ne te croira. »

Au même : « Sur la tombe de Dora Diamant, à Londres, un brin de muguet rouge, et ces mots : “Seul qui connaît Dora sait ce qu’aimer veut dire.” »

À Marylène de Fontvieille : « Les fleurs sont des questions qui viennent vers nous et nous supplient de ne pas répondre. »

À Nata : « Je n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un poème et mendier. »

À Philippe D., biographe de Grothendiek : « Je suis une lampe dans une cuisine du petit village de Lasserre, dans l’Ariège. Je brûle la nuit au carreau, la nuit du Temps et celle du monde, qui voudraient m’empêcher d’éclairer mon maître, Alexandre Grothendieck, génie des mathématiques, en rupture de tout milieu, fou et doué de l’indomptable santé de l’enfance. De dix heures du soir à sept heures du matin, sur la table ronde de la petite cuisine, il écrit. Des milliers de pages. Sur la vie, sur les chiffres qui sont un bracelet angélique trituré par les militaires et tous les sinistres domestiques de la communication et autres étoiles mornes et mal famées. Il écrit sous ma chaleur, ma confiance lumineuse. Depuis vingt ans il ne voit personne, que les plantes et les herbes folles, ses amies. Sa maison est cernée de muguets rouges – muraille contre le monde et toutes les conventions, infranchissable d’être légère. Il parle de l’âme et du cœur. Les âmes travaillent la nuit comme le bois des poutres anciennes. »

À Nata et Antoine, mes totos : « Tout homme est un poète qui meurt à l’hôpital de la Conception à Marseille. »

Aux mêmes, et à Denis : « La poésie est don de lire la vie. Est poétique toute concentration soudaine du regard sur un seul détail, que provoque notre désir enfantin de ne jamais mourir. »

À Marie-Odile : « Sans arrêt passer dans les chambres de papier, que personne ne dorme, que même les virgules et les points restent éveillés jusqu’à la fin du monde. »

À Léo, à Daniel : « Nous avons broyé les jambes de l’Éternel. Il ne peut plus faire un pas vers nous. »

À Bizot : « Un petit manège tourne, allumé dans la nuit comme un chagrin merveilleux. »

À Peggy R. : « La momie dans le scanner éclate de rire. »

À Léo : « Les chiens électroniques perdent leur flair devant un cœur en crue. »

À Léo et à la mémoire de Mireille Guyonnet et de Jacqueline du Pré : « Il fait froid, j’allume la Troisième Suite de Bach. Violoncelle, gros chien d’avalanche. La musique va et vient dans la pièce comme les volutes d’un bon tabac. Elle ne fait aucun bruit. »

À Bernard : « Un homme hanté se multiplie. Il porte à son poignet un carré plus noir que la nuit où s’est pendu Nerval. »

À Karin : « La porte du Paradis grince merveilleusement. »

À Louis : « La délicatesse d’un seul arbre, fût-il le dernier sur cette terre, remettra tout en place, en ordre. En vie. »

À Denis, Fred et Léo : « Recevoir sur la main une goutte de pluie, une seule, et par ce contact converser avec tous les morts des siècles passés. »

À Bizot : « Tous les mystiques portent un sac de farine sur leur dos. Quand on les suit, on se retrouve tout blanc. Le sac était percé. »

À Yvan : « Poussant les volets, je reçois en plein visage le sourire de mon père disparu. »

 

Références

Christian Bobin, Le Muguet rouge (Gallimard, 2022, 72 pages, 12,50 euros)

Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques (Allary, 2016, 272 pages, 18,90 euros)



[1] Bobinos, bobiniens, bobinistes ? Pas bobinards, en tout cas, c’est un moche mot et ça ne conviendrait pas à un poète catholique (quoique… avant sa suppression par Mme Marthe Richard, le bordel a dû sauver du divorce impie bien des couples) ; bobinastes, pourquoi pas ? Bobinomanes ?


AUTRES TEMPS

J’avais vingt ans, c’était tard dans le siècle dernier ; de l’exaltation amoureuse et du mal-être radical de qui n’a pas encore vécu la moindre épreuve de la vie, je tirai un petit roman. Deux cents et quelques feuillets torchés en trois semaines sur une Hermès Baby verte. Le manuscrit achevé, je le donnai à l’écrivain le plus proche de moi : mon père. Je l’avais admiré de loin, de près je l’avais détesté ; nous en étions à cette phase où nous nous fréquentions de façon plus civile ; confronté à son étrangeté, j’apprenais à vivre avec ses contradictions et  débutais l’apprentissage de  mes propres ambiguïtés.

Mon père fut honnête avec moi : il n’allait pas lire mon roman, mais le confier à un de ses vieux amis, le journaliste-écrivain-éditeur Roger Grenier. Quelques semaines plus tard, j’étais dans le petit bureau[1] d’un petit homme dont le regard pétillait de malice derrière les lunettes. S’il n’était son cadet que de cinq ans (Yvan né en 1914, Roger en 1919), il faisait partie de ses jeunes amis, comme mon parrain Blondin (né en 1922), le Niçois Louis Nucéra (1928), José Giovanni (1923) ou Alphonse Boudard (1925).

Yvan et Roger avaient été collègues à France Dimanche. Mon père racontait le talent de Roger, enquêtant sur tel crime paysan particulièrement abominable, pour gagner la confiance de la famille, se faire inviter pour le café ou l’apéro, et se faire remettre les photos qui illustreraient son article.

Pas de traces, hélas, de ces épisodes dans le merveilleux petit livre posthume que le Calamar[2] édite ces jours-ci, mais il y a de quoi se réjouir à chaque page, depuis les deux superbes nouvelles ouvrant ce petit volume jusqu’aux souvenirs d’enfance qui le closent. Les nostalgiques y trouveront l’évocation de mondes disparus et de personnages oubliés, comme l’écrivain Henri Thomas, que mon cher Bizot ne connaît que comme traducteur français de Junger.

J’ai croisé quelques-uns de ceux qu’il évoque, comme Robert Gallimard, l’« oncle Robert », de mon amie Anne ; j’allais parfois mourir d’ennui dans de longs dîners où il était question de véritables écrivains comme « Jean-Paul » (Sartre) ou « Albert » (Camus). « Oncle Robert » a rejoint le territoire des fantômes que nous gagnons tous à notre heure et où nous nous effaçons.

Point besoin d’avoir une âme de ci-devant pour se réjouir  du livre de Roger, car ce grand lecteur de Tchekhov a, comme son maître, le sens de la concision et du détail juste – toutes qualités qui font merveille lorsqu’il évoque son expérience de « nègre » de Charlie Chaplin, l’enterrement d’André Gide, une visite au président tunisien Bourguiba, le passage des poètes beat américains à Paris  ponctué par l’effondrement de Jack Kerouac ivre mort au pied du perron de son éditeur français, ou les rapports fluctuants de Jean Giono avec les ascenseurs ; quelques « stars » passent, comme  l’académicien Marcel Achard, dont je possède une réjouissante lettre d’insultes à mon père, mais aussi Raymond Queneau ou Simone de Beauvoir, mais on ne prend pas moins de plaisir à lire les portraits de curieuses et anonymes figures : un employé du syndicat d’initiative de Pau, un vieux mondain assez vain, un ancien légionnaire, un innocent cocu, un journaliste  belge capable de prédire les suicides, un vieil aristocrate se vantant de posséder le poignard de Ravaillac, un descendant du meurtrier de Pouchkine.

Discret entre les discrets, histoire de ne pas se faire remarquer, Roger a évité d’atteindre le siècle : il est mort il y a trois ans, âgé de « seulement » quatre-vingt-dix-huit ans, un chiffre tchékhovien. « Tu me demandes où je me situe » [dans le classement des artistes russes qu’il établit], écrit en substance Anton Pavlovitch à un de ses correspondants, « et je te répondrai : à la quatre-vingt-dix-huitième place ».

J’ai eu la chance de rendre à Roger une visite dont j’ignorais qu’elle serait la dernière : quelques mois plus tôt, il s’était fracturé le col du fémur ; déjà il était retourné chez le Calamar prendre connaissance avec son éternel appétit de la pile de manuscrits qui l’attendait sur son bureau ; il fourmillait de projets et d’envie de vivre.

Références

Les Deux Rives,deRoger Grenier, Gallimard, 140 pages, 15,50 euros.

(Belle) préface d’un autre discret écrivain-éditeur (ou éditeur-écrivain), Jean-Marie Laclavetine.

 



[1] En voyant le film Dans la peau de John Malkovich avec ses espaces confinés et ses demi-étages, j’ai cru me retrouver dans les locaux de la rue Sébastien Bottin, devenue Gaston Gallimard, où  j’ai toujours  ressenti un étouffement particulier.

[2] Référence gratuite : ainsi Raymond Queneau surnommait-il la maison Gallimard : petit animal cracheur d’encre.


POURQUOI ÉCRIVEZ-VOUS ?

Dossier dans Libé, dossier dans le Monde, le magazine littéraire : question posée à des « écrivains importants » - jamais à moi.

Pourtant c'est une excellente question, je vous remercie de l'avoir posée à d'autres parce que justement je me le demandais.
D'abord, j'en sais rien et après tout quelle question à la mords-moi l'noeud ! Est-ce qu'on demande à un arbre pourquoi il pousse ? (mauvais exemple)
Est-ce qu'on demande à une baleine pourquoi elle crache de l'eau ? (autre mauvais exemple) ; à un singe pourquoi il saute d'arbre en arbre ? (mauvais exemple) ; à un lion pourquoi il court dans la savane ? (encore un très mauvais exemple : il chasse, banane, tu sais quoi ?)

Est-ce qu'on demande à un maçon pourquoi il maçonne ? à un paysan pourquoi il sème ? à un chasseur pourquoi il chasse ? un cuisinier pourquoi il cuisine ?  un épicier pourquoi il épice ? un banquier pourquoi il banque ? un voleur pourquoi il vole ? un jardinier pourquoi il plante ? un joueur de foot pourquoi il joue au foot ? un boxeur pourquoi il boxe ? un cycliste pourquoi il roule ? un politicien pourquoi il politique ?

Chacun d'eux pourrait répondre  « parce que c'est comme ça », « parce que  le reste m'emmerde », « parce que je ne sais rien faire d'autre ». Très peu diraient « pour la thune »  et quelques-uns peut-être, « pour plaire aux filles » (ça c'est piano-bar) - voire « parce que ça s'est trouvé comme ça », « parce que j'ai échoué ailleurs.»

Si on accepte de réfléchir à la question, on peut remonter dans le temps et chercher des filiations, des rencontres? Il y a des Tchekhov, des Camus, dont la vocation arrive du fond d'une sordide boutique, de l'analphabétisme absolu et brutal ; pour ceux-là, une rencontre les éclaire, les libère. Aussi nombreux sont les fils (ou filles, ou petits-enfants de) qui sont tombés dans la marmite des mots quand ils étaient petits.

Il y a ceux qui ont écrit aussi longtemps qu'ils s'en souviennent, ceux  qu'un désastre intime ou plus vaste a forcés à se coucher sur du papier. Il y a ceux qui écrivent pour échapper à la souffrance, ceux qui la grattent, la fouillent jusqu'au sang. Il y a ceux qui écrivent emplis d'amour, ceux (parfois les mêmes, en d'autres temps), qui écrivent le coeur chargé des peines d'un amour perdu. Il y a les enchagrinés, les jubilants, les colériques, les tendres, les furieux, les doux, les pleins de foi, les revenus de tout ; certains écrivent pour être aimés, d'autres pour être détestés, certains pour découvrir le monde, d'autres pour se comprendre ; pour certains, c'est un amusement, un jeu, pour d'autres une affaire sérieuse, tragique ; certains entrent en transe, d'autres fuient la folie qui rôde au coeur de leurs effrayantes nuits ; certains s'échappent et d'autres s'y retrouvent.

Peut-être sommes-nous déterminés, « programmés » si l'on veut : si j'écris, c'est peut-être pour accomplir le rêve de mon grand-père avignonnais, qui  obscurément noircissait des pages en provençal ou en français ; pour consoler ma mère, journaliste-écrivain dont l'ambition  personnelle s'étiola peu à peu dans l'ombre d'un journaliste-écrivain plus célèbre qu'elle ; pour prolonger le rêve de mon père qui, quelques mois avant sa mort, presque aveugle, affaibli, rêvait encore d'écrire ce grand roman que, pris par les tâches du chroniqueur et piégé par sa propre facilité, il n'avait jamais entrepris. Peut-être que je n'avais pas le choix. Peut-être parce que je ne sais rien faire d'autre, à part les oeufs brouillés et la ratatouille. Et puis parce que rien d'autre ne m'intéresse vraiment et que j'ai du mal à ne faire rien (ne rien faire je sais, comme tout le monde :  traîner au bistrot, regardouiller une série netteflixe) Et pourquoi c'est  arrivé, est-ce que j'aurais eu mes chances comme guitar hero (mon rêve à quatorze ans), j'en sais rien et au fond je m'en fous.

Pour  moi, pour nous tous, à un moment c'est simple : il n'y a plus de pourquoi ; c'est comme ça.

 


LE DÉTAIL QUI TUE

Une des phrases les plus citées de Tchekhov est celle où il affirme qu'au théâtre, si l'on voit un pistolet dans une scène du début, ce pistolet doit nécessairement être utilisé avant la fin de la pièce.

En regardant Dillinger est mort, j'ai trouvé une illustration inattendue de ce principe.
Peu de temps après que le personnage de Glauco (Michel Piccoli) a découvert dans un journal des images de la carrière et de la mort du célèbre bandit John Dillinger, il retrouve chez lui un vieux pistolet emballé dans du papier. Celui-ci sera-t-il utilisé et pourquoi ? Avec Ferreri, qui a le premier (?) décelé le danger chez Piccoli, tout est possible : plus tard dans le film, le pistolet repeint dans les tonalités psychédéliques de l'appartement se transforme dans les mains du héros en une sorte de jouet. Qu'y avait-il à craindre ? Rien, vraiment. À peu de scènes de là, Glauco dégotte une vieille boîte de balles qu'il dépose une à une dans son assiette. Pour les manger, les avaler comme des vitamines ? non : il charge le pistolet avec lequel, dans la scène suivante, il va tuer sa femme avant de s'enfuir.

Sans vouloir surinterpréter, maladie courante du critique ou du cinémane, tout cela est très ambigu. Glauco nous a été présenté au long du film comme en proie aux aliénations de la société moderne. Son crime accompli, il peut se libérer, s'enfuir, plonger dans la grande bleue sur laquelle une porte s'ouvre miraculeusement et monter à bord du yacht luxueux où l'attend une jeune milliardaire séduite par lui dès qu'elle l'aperçoit.

 

Références

Dillinger est mort, de Marco Ferreri, 1969, avec Michel Piccoli, Annie Girardot, Anita Pallenberg.

Vivre de mes rêves, lettres d'Anton Tchekhov, choisies, traduites et présentées par Nadine « Nadioucha » Dubourvieux, préface de bibi, Robert Laffont, collection « Bouquins », 2008.


LETTRE D'AMOUR À FRANÇOIS MOREL

Mon Toto,

Après quelques dizaines d'années de pratique hétéro, je crois à peu près établi que toi et moi ne sommes ni gays ni bi. C'est pourquoi tu ne peux te méprendre sur le sens de ma déclaration - car c'en est une.

Je t'aime, c'est comme ça - ce qu'en droit, je crois, on appelle une « formalité substantielle ».

Je ne te désire pas mais j'aime tout ce que je connais de toi - les détails et le tout : ta voix, ton poids, ta légèreté, ta façon de danser avec la vie, ta générosité, ton inventivité, ton plaisir d'être seul en scène, ton plaisir au moins égal de la partager avec un groupe d'artistes de music-hall aussi cinglés et talentueux que toi, comme dans le spectacle que vous donnez ces temps-ci au théâtre du Rond-Point, Tous les marins sont des chanteurs est, de la première à la dernière seconde, plein de tout ce qui nous donne envie d'aller dans une salle plutôt que de rester allongés sur le canap' à patauger devant netteflicse : du rythme, de la poésie, de l'émotion, de bonnes tranches de rigolade aussi ! L'histoire en chansons d'Yves-Marie Le Guilvinec, marin poète breton ayant (ou non) vécu de 1870 à 1900 n'est pas seulement un hommage à la Bretagne et à la mer par un Normand qui n'a pas le pied marin, c'est une heure et demie enchantée d'où l'on sort avec aux lèvres le sourire, des chansons plein les poumons et la joie au coeur - sans parler de cette imperceptible touche de nostalgie qui accompagne ce qui est beau.

Follohoueurs, follohoueuses, embarquez sans délai avec le capitaine (ou moussaillon) Morel et son équipage fou de musico-chanteurs-acteurs ! Et préparez-vous à chanter avec eux La Paimpolaise, Avec le thon et autres hits signés Le Guilvinec.

Référence

Tous les marins sont des chanteurs, François Morel, Gérard Mordillat, Romain Lemire, Muriel Gastebois, Antoine Sahler, Amos Mah.
Au théâtre du Rond-Point à Paris jusqu'au 3 juillet. Sûrement une nouvelle tournée après mais ils en reviennent tout juste, les marins poètes, faut ben qu'y s'reposent un peu, mon toto et ses potos.

 



COMMENT DEVENIR DE GAUCHE EN DOUZE HEURES CHRONO ?

Pour des raisons diverses il est devenu de plus en plus difficile d'être de gauche aujourd'hui.
Si vous êtes de droite, dommage, tant pis pour vous, mais j'ai peu de goût pour le prosélytisme : chacun sa merde.
Non ! vous, (comme moi), êtes ou avez été de gauche.

La gauche OK, mais laquelle ? De la gauche socialo-momolle à l'extrême, il n'y a pas que des nuances idéologiques ou de notables différences politiques sur des sujets majeurs (l'écologie,la proportionnelle, la fiscalité, l'Europe, le déplacement ou la destruction du mur de la Paix conçu par Mme Clara Halter, l'âge de la retraite à taux plein, les adhésions de la Finlande, de la Suède et de l'Ukraine à l'Otan - j'allais oublier les moyens de faire regagner la France à l'Eurovision) ; il y a les acrimonieuses querelles de personnes, divergences et rivalités qui peuvent tourner à la haine. Vous me direz, à droite ils en ont aussi ! Of course, mais c'est comme ça, la droite, ils sont individualistes à mort alors que nous autres, à gauche, on a un putain de sens de la solidarité, on est collectifs.

Vieux gaucho, j'ai été formé à la gauche par un pote de jeunesse de mon père qui au milieu des grands cortèges communistes des années 1920 chargés de banderoles « Des soviets partout ! », s'était confectionné sa petite pancarte « Des soviets par-ci par-là ! ».

J'ajoute que depuis la défaite de Mitterrand en 1974, la gauche ne peut plus provoquer chez moi de sanglots de chagrin : la voir se trahir ou se déchirer ou s'enferrer dans les mensonges m'emplit de plus d'ennui que de tristesse. Une expérience personnelle récente me suggère cependant une méthode radicale pour convertir les sceptiques et ramener à gauche les déçus. Vous allez voir, c'est simple comme 1, 2, 3? 12.

1. - Ayez un petit accident bête, mais assez sérieux quand même pour créer un peu d'inquiétude chez vous et de panique affectueuse chez vos proches.

2. - Attention : si l'accident est trop minime ça ne vaut pas ; s'il est trop sérieux, ça ne vaut pas non plus, car le but du jeu est pédagogique, il ne s'agit pas d'y laisser votre peau.

3. - Arrivez aux Urgences du grand hôpital le plus proche de chez vous (liste des urgences hospitalières où il ne faut aller sous aucun prétexte disponible sur demande - n'oubliez pas le timbre pour la réponse) ; tâchez de ne pas arriver en trottinant, ça fait pas sérieux ; le mieux est l'ambulance.

4. - N'oubliez pas votre carte Vitale et votre téléphone portable chargé à 100 %.

5. - Prenez aussi un livre (vous ne lirez pas, mais il est important d'avoir toujours un livre).

6. - Asseyez-vous (ou restez allongé sur votre brancard) et, tandis que votre proche patiente au guichet où il apprend que l'attente est estimée à douze heures, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles : il y a un type complètement alcoolisé ou drogué qui veut se battre et que deux agents essaient de maîtriser ; il y a un autre type complètement drogué ou alcoolisé qui fait des déclarations d'amour aux agents de service qui ont réussi à maîtriser le type qui voulait se battre ; il y a des gens qui crient, des gens qui pleurent, des gens qui geignent ; le seul calme est un bonhomme dans un coin qui s'est pissé dessus. Ah j'en oublie un, il a dégueulé, moitié sur lui, moitié à côté.

7. - Voyez sans désespoir repartir les ambulanciers qui vous ont gentiment transporté. Ne laissez pas les mots suivants monter à vos lèvres : « ne m'abandonnez pas, bande de salauds, ici c'est l'enfer. Dites-vous que votre (petit) accident aurait pu arriver dans un pays où on vous aurait laissé crever comme une merde ; ici on va vous soigner, c'est sûr. Et grâce à la jolie carte verte que vous n'avez pas oubliée, ça sera gratuit, ce qui est quand même assez magique.

8. - Tranquillisez votre accompagnant qui prend sur son repos pour vous assister et vous soutenir le moral : non, on ne repart pas dans un autre hôpital où il y aurait moins de monde ; qu'il (elle) rentre à la maison, s'il faut attendre douze heures vous attendrez douze heures - vous n'avez pas si mal que ça.

9. - L'accompagnant reparti, ouvrez votre livre et résistez à la vague de désespoir qui monte en vous (je suis seul, c'est horrible, peut-être que c'est vraiment grave).

 10. - Écoutez la dame à l'accueil appeler désespérément pour demander un        « délestage » - on est déjà pleins, il n'y a plus un box de libre, on en est                  à  douze heures d'attente.

 11. - Regardez les agents courir, les aides-soignants courir. L'un d'eux, pff pff, s'arrête devant le guichet : « Tu les as appelés ? ? Oui, bien sûr. ? Et alors ? ? Ils refusent le délestage. » Vous étiez désespéré : mouais, il y en a de plus désespérés que vous, et ce ne sont pas forcément les malades.

Acceptez avec gratitude d'être roulé vers un box où vous patientez, un interne va venir vous examiner. Ça fait mal. Ne vous plaignez mal, car : a) vous n'êtes pas une chochotte ; b) si vous ne vous étiez pas fait mal, vous ne seriez pas aux urgences à 3 h 30 du matin, mais dans votre lit.

Laissez-vous rouler dans la salle suivante. On va venir vous chercher pour la radio. Patience.

Prenez votre livre, reposez-le. Écoutez plutôt : « J'ai mal, je peux avoir encore un calmant ? ? Non, madame, vous en avez eu il y a une demi-heure, on ne peut vous en redonner sans l'accord du médecin. ? Il est où, le médecin ? ? Ne vous inquiétez pas, il vient. ? Je ne peux rien avoir tout de suite ? J'ai vraiment mal. »

Reprenez votre livre. Un jeune Arabe parle en arabe au téléphone. Il parle très fort : impossible de vous concentrer sur votre livre, impossible de vous endormir.

Tendez l'oreille. C'est votre nom qu'on appelle, là ? « Je suis là ! »

Laissez-vous rouler vers la radio. À la question (idiote) « Vous pouvez vous tenir debout ? » ne répondez pas par un aboiement furieux, mais calmement prononcez ces mots : « Je suis désolé, mais je ne peux pas. »

Laissez-vous manipuler en ne protestant que si ça fait très mal.

Ouf, c'est fini, on roule vers une autre salle d'attente - pas la première, celle de la guerre, de l'amour, du pipi et du vomi.

Attendez. Oui, il est 5 heures du matin et vous n'en pouvez plus, mais il y a des cas plus graves que le vôtre - la dame qui hurle qu'elle a mal, le mot « amputation » qui jaillit depuis le poste de soins.

Dites bonjour à la docteure (vous avez entendu son prénom, elle s'appelle Céline, comme une soignante sur deux à l'hôpital) qui vient vous dire que les radios sont bonnes. Ne pleurez pas quand, à la question « Je peux partir, alors ? » sa réponse tombe : « Non, on a encore un examen à faire - par sécurité, car je ne suis pas inquiète. » Tentez à tout hasard : « Vous n'êtes pas inquiète et moi je suis rassuré, donc je peux peut-être rentrer maintenant. » Ne pleurez toujours pas quand la réponse revient en boomerang : « Non, monsieur, ce n'est pas possible, nous ne pouvons pas vous laisser partir comme ça, nous devons faire cet examen. »

Toujours pas de larmes, juste un petit soupir, lorsque Céline délivre le coup fatal d'une voix douce : « Il va falloir être patient, ça peut durer des heures. »

Respirez : vous êtes fatigué, Céline est fatiguée, tout le monde est fatigué. Vous continuez à dire « bonsoir » par réflexe aux aides-soignants, aux internes, aux brancardiers - et pourtant c'est le matin, une dame assez enceinte embarque des sacs-poubelle tandis que Céline appelle la pharmacie, car on manque de tel antibiotique.

Finalement un nouveau brancardier vient vous chercher. Il approche la soixantaine et ses longs cheveux gris sont noués en catogan, le truc des « vieux jeunes » ; malgré son look un peu terrifiant, il est sympa et tandis qu'il roule la conversation se noue. Il vous fait confiance ou bien il se lâche direct : il est anti-Macron, antivax. Comme il ne manque pas d'humour, vous l'écoutez avec plaisir.

Examen. Tiens, ça fait pas mal et c'est plutôt moins long que ce à quoi je m'attendais.

Dites merci au monsieur ou à la dame et résistez à la tentation de poser la question : « Alors ? » À ce stade, si vous n'avez pas encore compris qu'à l'hôpital on est patient ou on le devient, c'est à désespérer de votre cas.

On roule : « M.Cool catogan »» vous dépose dans le couloir - tous les box sont occupés. Céline passe - ou bien Audrey, sa collègue. Réprimez le cri de désespoir qui allait jaillir : « Céliiiine ! »

Attendez : personne ne va vous oublier dans un couloir, comme ça, à 7 heures du matin.

Céline court, Audrey court, ils courent tous, une dame geint, des ambulanciers arrivent pour emmener M. Bouanga - oui il est là, assis dans la salle d'attente, mais ses papiers ne sont pas tout à fait prêts.

20 % de batterie sur le téléphone : ça va.

Tiens, Céline. « Les résultats du dernier examen sont bons, quand vous serez chez vous, il faut prendre rendez-vous pour en faire un dernier. ? Pendant qu'on y est, quitte à ce que j'attende encore un peu, on ne pourrait pas le faire ici et maintenant ? » Céline : « Étant donné que ce n'est pas une urgence vitale, il vaut vraiment mieux que vous fassiez ça en ville. Ne traînez pas trop non plus, c'est important. »

On peut appeler l'ambulance ? Vous devez appeler chez vous, vous n'avez pas vos clés. Céline est patiente aussi : « On a les résultats de l'examen, mais on doit attendre le rapport officiel. Ne vous inquiétez pas, s'il n'est pas arrivé dans cinq minutes, je les appelle. »

Il est 7 heures, Paris s'éveille et vous, vous avez sommeil. Cinq minutes, dix minutes, pas de Céline. Vous entendez toujours sa voix qui réclame les antibiotiques, vous la voyez qui se lève pour sortir gentiment du poste de soins la dame qui, il y a une demi-heure, avait encore une alcoolémie à 2 g, puis gémissements d'une autre dame à qui « cool catogan n°2 » doit faire une prise de sang. Elle est désolée, c'est plus fort qu'elle, c'est une phobie. CC1 était sympa et CC2 est un génie. « Comme je vous comprends !, dit-il, moi c'est le dentiste. » La dame cesse de geindre et se marre. Cinq minutes après je les entends rigoler tous les deux. « C'est déjà fini ? demande-t-elle. ? Oui. » Je me dis que CC2 devrait être nommé directeur de l'AP-HP ou, au moins, chef de service - quel service ? chais pas, mais un grand service, genre ici, à Larib. En attendant il est payé au SMIC ou genre et je l'entends dire à Céline ou Audrey (ou les deux) : « Ça y est, j'en ai ma claque, dans six semaines c'est fini, je me casse. »

Céline. « Comment, Céline, c'est vous, quel bonheur ! »

Céline montre un papier : ne te réjouis pas trop vite, mon frère, car c'est bien le rapport, mais version préliminaire. What's the what, Céline are you kidding me ? ? No sir, je suis sérieuse, il faut attendre le rapport officiel et la transmission des données médico-légales. Ça va prendre longtemps ? Un certain temps. Pas d'inquiétude, ce temps n'est pas perdu, elle prépare les papiers.

Les ambulanciers arrivent quelques minutes après 8 heures, incroyablement joviaux et réveillés pour des mecs qui ont bossé toute la nuit ou bien qui viennent d'attaquer une journée d'enfer.

Farfouillage dans l'enveloppe avec mes papiers : radios, ordonnances, merde, where is ze  fucking bon de transport ? Là-dessus Céline arrive au galop et tend le papier. « Vous avez votre carte Vitale ? ? Hell no, on l'a rendue à mon fils à mon arrivée parce que je n'en aurais plus besoin. ? Vous connaissez votre numéro de Sécurité sociale ? » En temps normal je connais mon numéro par coeur, mais là, tel l'élève qui a révisé, mais sèche devant sa copie d'examen, je ne sais plus rien. 15 % de batterie, ça va, j'appelle mon fils. Le pauvre a dû dormir une heure et il va falloir qu'il se lève pour m'ouvrir et, en plus, descendre avec ma carte Vitale.

12. - Assis dans l'ambulance, vous revivez les meilleurs moments de l'expérience et la lumière se fait ; en vrai de vrai, si on veut changer ça, la gauche est la seule solution.

Dodo quelques heures. Réveil comateux, mais quand même je sais.

Malgré l'accumulation des doutes et des déceptions, je suis - j'ai toujours été, en fait - de gauche. Le spectacle (gratuit) est intolérable : la vague les vaincus définitifs de notre société échoue chaque jour, chaque nuit, aux urgences et on demande aux hôpitaux de les retaper autant que possible avant de les remettre dans le circuit de leur vie misérable. On fait ça (vous, moi, pas seulement MM. Macron et Véran et ceux qui les ont précédés) sans les payer décemment, sans leur donner les moyens nécessaires, dans la désorganisation la plus complète. Tout ça, fruit de la rationalisation et de la modernisation : cost-cutting et performance.

Être de gauche, follohoueurs, follohoueuses, ce n'est pas seulement dire « c'est moche, c'est insupportable, c'est honteux ». c'est faire quelque chose.

Me voici chez moi, la jambe (gauche, of course) surélevée, une poche de glace sur le genou. Il y a des élections bientôt et mon âme est en paix : il faut, plus que jamais, voter à gauche si on veut que ça change vraiment.

À gauche, oui, mais alors, laquelle ?

Vous savez quoi ? Moi j'ai fait mon boulot, et en six heures chrono seulement. Si vous ne me croyez pas, coupez-vous, cassez-vous la gueule, mettez-vous un truc bizarre dans le cul et allez-y constater par vous-même. Si c'est à Larib aux urgences traumatologiques (« circuit court »), soyez sympa, dites à Céline que je vais bien et demandez-lui si la dame qui était là avant moi dans la nuit de jeudi à vendredi est encore là.

Alors, quelle gauche ?

Je n'en sais rien, moi, démerdez-vous !

PS. Ouais, tout ça me donne une bonne excuse pour passer le plus temps possible allongé dans mon canap' et voir ou revoir les films de mes « monstres » du cinéma français. Après Gabin arrivent Lino, Romy, et les autres.


LES MONSTRES ET LES AUTRES (2)

LES MONSTRES ET LES AUTRES (2)

Des planches à l'écran

Chez nos voisins anglais, tout vient du théâtre et tous y retournent unjour ou l'autre. Cette tradition ne nous est pas étrangère et l'on sait que plusieurs de nos monstres et la plupart de nos grands comédiens ont alterné entre la scène et les écrans.

Les plus connus de nos grands anciens ayant pratiqué ce sport sont Sacha Guitry, lui-même fils du grand homme de théâtre Lucien à qui il vouait un culte, et Louis Jouvet, mais il faut citer Charles Dullin, fondateur de deux célèbres théâtres parisiens, le Vieux Colombier et l'Atelier. Ce dernier était à la fois salle de spectacle, lieu d'expérimentation et école. Pour s'y rendre, me dit mon ami Archimbaud,  Dullin  venait chaque matin à dos d'âne, attachant la longe à  un poteau comme l'on fait aujourd'hui de sa mobylette ou de son scooter. À ma connaissance, Dullin  n'apparaît que dans peu de films notables, les plus mémorables étant l'étonnant muet Maldone (1928) de Grémillon,  un pari artistique et commercial où l'acteur s'était aussi impliqué comme producteur ; plus tard il joua dans Volpone (Maurice Tourneur, 1941) où il fait mieux que tenir la route entre deux autres monstres - Jouvet et Harry Baur - le Quai des Orfèvres  de Clouzot.
Dans Les Misérables de Raymond Bernard (1934), où il forme avec Marguerite Moreno le meilleur, le plus affreux couple Thénardier de l'histoire du cinéma. Celui qui remplit l'écran de ce film, c'est Harry Baur (Jean Valjean-Madeleine, Champmathieu et Fauchelevent) et le jeune Charles Vanel est un Javert vindicatif à souhait.

King Harry

Qui regarde aujourd'hui les films dont Harry Baur était la vedette ? Il était pourtant une star qui avait débuté dans le muet et pris le tournant du parlant. Il pouvait être avec la même vérité un cambrioleur et un policier, Beethoven (un en muet, un en parlant), Raspoutine ou Rothschild. Juge dans Crime et châtiment, Hérode dans l'étrange Golgotha de Duvivier, il fut roi à plusieurs reprises, armateur vénitien, banquier et père Noël savoyard. D'originale alsacienne et lorraine, il fut pendant l'Occupation dénoncé par Je suis partout ; accusé d'être juif, il s'en défendit maladroitement, affirmant son « aryanité », ce qui ne l'empêcha pas d'être arrêté et un peu torturé ; quoique libéré il ne s'en remit pas et mourut peu après. Baur était un grand acteur, Raimu pour la présence physique, mais plus puissant encore, car capable d'exprimer des émotions fortes sans dire un mot et, à la différence du Toulonnais, n'ayant pas besoin de « faire du Harry Baur » pour exister. De plus, il semble qu'il ait été un homme sympathique et attachant, ce que n'était pas Raimu. J'ajoute que quoique né à Paris, il avait dans sa jeunesse jouée au rugby pour l'Olympique de Marseille et vouait un fidèle attachement à ce club.

De Jules en Jules

Raimu est un tel monstre du cinéma français qu'on hésite à rappeler que ce n'était pas un grand acteur - et un bonhomme à l'occasion assez déplaisant. Dans la mémoire populaire provençale (mais pas que), il reste le César de la trilogie marseillaise de Pagnol, un rôle que Harry Baur avait interprété au théâtre avant lui, et le boulanger trompé de La Femme du boulanger. Il détestait ce qui reste aujourd'hui un de ses plus grands rôles, celui de L'Étrange Monsieur Victor. Il est vrai que Jean Grémillon, ayant choisi le plus célèbre des Toulonnais pour jouer le rôle principal d'une histoire située à Toulon, avait utilisé le bagout de l'ancien comique troupier provençal pour le détourner et en faire un personnage ambigu et finalement assez antipathique?

Je ne peux oublier Jules Paufichet, dit Berry, l'inoubliable diable des Visiteurs du soir, ni Pierre Brasseur qui, en presque cinquante ans de carrière (débuts en 1924 avec Renoir, fin en 1971 avec Rappeneau), a été mauvais garçon, tueur, peintre maudit, comédien (Frédérick Lemaître dans Les Enfants du paradis, c'est lui), assassin, commissaire de police, fils feignant, comte, abbé, avant de finir marchand de vin ; pour la belle Simone Simon, femme fatale qui ne rendait pas à Renoir l'admiration que l'auteur de La Règle du jeu lui vouait, elle n'a pas commencé par le théâtre, mais après des débuts sur les planches en 1933 et une interruption due à la guerre et à sa carrière hollywoodienne (La Féline, de Jacques Tourneur) elle y est revenue quelques années avant sa mort ; de même pour Jean Marais. Débutant au cinéma dans les années 1930, celui qui sera l'acteur fétiche et l'homme aimé de Cocteau décédera en pleines répétitions de La Tempête de Shakespeare. Mon père, longtemps critique de théâtre au Canard enchaîné et qui avait la dent dure (il avait notamment titré un papier : « Surprise à Marigny, Jean-Louis Barrault encore plus mauvais que d'habitude »), m'a raconté l'entrée en scène du beau Jean dans Britannicus à la Comédie-Française (1952). Marais est le metteur en scène de la pièce et il interprète le rôle de Néron. Entrée à l'acte II : allure majestueuse, frisson dans la salle. Puis il ouvre la bouche et nasille « Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux » : fin de la magie, autre frisson, car la salle est parcourue d'une envie de rire que chaque spectateur n'a pas le courage (ou la décence) de retenir.

Arrêtons-nous sur le cas Gérard Philipe : la qualité des films dans lesquels notre James Dean est apparu est trop inégale pour qu'on puisse en juger, mais seuls ceux qui l'ont vu au théâtre ont eu la chance de faire l'expérience directe de son incroyable charisme. Au cinéma, même lorsqu'il est dirigé par l'excellent Jacques Becker dans Montparnasse 19, son jeu apparaît par instants un peu « théâtral » dans des films qui eurent peut-être leur charme, mais nous paraissent terriblement démodés. Ainsi de La Beauté du diable, une assez pesante variation sur le thème de Faustsignée René Clair, où le génialement dégoûtant Michel Simon le pulvérise littéralement. « Qu'est-ce que ça fait de jouer face à Gérard Philipe ? » demanda innocemment un journaliste à la sortie du film. Toujours aimable et gracieux, le héros de L'Atalante et de Boudu répondit : « C'est comme de jouer face à un mur. »

Sur cette vacherie j'arrête l'épisode 2, réservant le 3e à un monstre mâle et un monstre femelle que j'ai eu la chance de voir au théâtre (deux fois pour lui, une seule pour elle) : Michel Bouquet et Jeanne Moreau.


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