Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


CONFUSION DES HAINES

« Sale nègre », « putain de pédé de nègre enjuivé » furent  quelques-unes des injures adressées au footballeur Kylian Mbappé après un penalty raté contre la Suisse. Si l'un de ces poètes (coup de bol, un Arabe !) a finalement été identifié et condamné, beaucoup de ceux qui ont relayé ces amabilités sur les réseaux ou sous forme de graffitis dans le métro sont demeurés anonymes. En sera-t-il de même pour les jeunes gens qui ont menacé une jeune transgenre visiblement pas leur genre ? « On va t'égorger, on va te faire une Hitler, suicide-toi, sale pédé, travelo. »

Au moins ses parents n'ont-ils pas, comme ceux d'un jeune homme harcelé qui s'était suicidé, reçu une lettre du rectorat les accusant d'exagérer et d'accuser injustement l'établissement d'inaction. Qu'est-ce que tu veux, ton gosse se suicide, s'il n'était pas prêt à se faire racketter et traiter de sale petit pédé, c'est que ton éducation était insuffisante, tu n'as à t'en prendre qu'à toi-même plutôt que d'accuser les autres.

Pas la première fois, hélas, que nous pouvons noter la confusion des haines homophobes, antisémites, racistes dans un répugnant magma dont il est impossible de sous-estimer le danger, car si les mots de haine ne débouchent pas toujours sur des actes de haine, ils en sont le terreau et les engendrent trop souvent, chez ceux qui les ont prononcés ou ceux qui les ont écoutés. Je sais bien que je n'y peux rien - ni d'ailleurs aucune loi puisque celle-ci existe déjà - mais entre nous, follohoueurs, follohoueuses, ça me peine. En plus faut que je m'y fasse, car, Frankenstein modernes que nous sommes, nous avons entre autres « créatures » inventé les rézosocios où ce poison prolifère et nous observons leurs ravages en nous en désolant, impuissants.

Quoique?

Incapables, selon la remarque ancienne (d'Albert Cohen, je crois) de pratiquer l'impossible et cruelle injonction christique de nous « aimer les uns les autres », nous pouvons toujours aimer mieux ceux que nous aimons, mais pour les autres tâcher de ne point les haïr.

P.S. vive le pape François ! Son Dieu m'a abandonné depuis longtemps, mais son engagement pour les migrants ce n'est pas rien - et puis je sens qu'il est pour l'O.M. même s'il n'ose pas le dire clairement : messe au stade  Vélodrome, visite à la Bonne Mère, j'espère qu'il a béni quelques-uns de nos ballons d'entraînement.


BARBENHEIMER

Comment voir comme de simples films, ceux que tout le monde a vus et qui dont devenus des phénomènes politiques, sociologiques dont l'impact ne se mesure plus en termes de nombres d'entrées, de chiffres du box-office ou d'étoiles dans Télérama ?

On peut être tenté de refuser de faire comme les autres. J'avais un ami si rebelle au succès populaire qu'il ne voyait jamais aucun film à la mode, se réservant pour les films coréens ou hongrois que personne ne connaissait ; de même, il ne lisait jamais un titre des meilleures ventes ou un ouvrage ayant obtenu le prix Goncourt ou le Nobel, sauf à la rigueur s'il s'agissait d'un obscur auteur ouïgour à la notoriété n'ayant jamais franchi les frontières de l'Ouïgourie.

J'ai des tendances comparables, il me faut l'avouer, et Mrs. A. doit parfois user de stratagèmes pour m'entraîner au ciné, voir le film dont on parle. Je me laisse donc faireà condition qu'il ne s'agisse pas d'une comédie romantique, genre que j'exècre en sa totalité depuis les disparitions de Capra, Lubitsch, René Clair et Billy Wilder - le plus souvent, malgré ma mauvaise foi, je suis contraint de concéder que franchement c'est pas si mal, bien, peut-être même très bien.

Oppenheimer, j'avais envie de le voir. J'ai vu presque tous les films de Christopher Nolan depuis Memento ; à part Interstellar où je me suis gravement fait tartir, j'ai apprécié le spectacle à chaque fois. Idem pour Oppenheimer, dont les quelque trois heures sont passées dans un état d'éveil intellectuel et visuel si constant que j'en ai réussi à oublier ceux de nos voisins qui se gavaient de pop-corn et de litres de Coke. Y en a qui trouvent que ça parle trop - moi ça m'a pas gêné. Y en a qui trouvent que Bob O. c'est rien qu'un gros macho mais moi chais pas, paraît que dans le livre biographique à l'origine du film, c'est bien pire. Et puis c'est hachement beau, même si c'est limite de dire que des images retravaillées des bombardements de Hiroshima et Nagasaki, c'est beau. Et puis c'est moralement ambigu, comme Oppenheimer lui-même, pas très net, ce qui est bien rare et plaisant pour un film hollywoodien. Et puis c'est hachement bien joué par tout le monde, depuis Cillian Murphy (j'avoue, j'connaissions point) à Emily Blunt en passant par Matt Damon et le toujours gigantissime Robert Downey Jr.

Et puis c'est gros son, grosse image donc franchement, tu vas pas regarder ça sur ton téléphone, tu bouges ton cul et tu vas en salle.

Je ne peux pas en dire autant pour Barbie, où j'étais attiré non par des souvenirs d'enfance (me souviens pas avoir eu de Ken, à la différence de mon pote Michel, à qui une amie de sa mère en a offert un quand il avait huit ou dix ans - près d'un demi-siècle plus tard il continue à se demande pourquoi. A-t-on offert des Barbie à ma soeur ? Possible, probable, mais je n'en ai aucun souvenir) mais par un triple goût pour les premiers films de Greta Gerwig (son remake des Quatre Filles du docteur March, je m'y étais rendu en traînant un peu les pieds, mais c'était bien, peut-être même très bien), le génie de l'acteur Will Ferrell et la présence dans la bande musicale de Closer to Fine, le tube des Indigo Girls, ce duo de folkeuses dont j'avais acheté le 33 tours au siècle dernier.

 

À part ça, le film ?
Rien à dire contre Margot Robbie qui est comme toujours épatante, ni contre Ryan Gosling, très bien gaulé comme mec et qui a le sens de l'autodérision pour jouer un Kensi grotesque qu'il en devient sympathique : il y a quelques bons gags qui arrachent un vague sourire, les décors sont marrants et c'est plutôt mignon et con de voir les groupes (familles, copines) qui débarquent au cinoche habillés en rose de la tête aux pieds. Paraît même que certains, qui d'habitude regardent des films sur leur téléphone, sont si heureux d'être dans une salle qu'ils viennent faire des selfies devant l'écran.

À part ça, le film ?
Il fait un tabac en Chine et en Arabie saoudite, il est interdit en Algérie pour sa promotion déguisée de l'homosexualité (Ken), il est déjà un des films records du box-office mondial, derrière les Avatar, le Titanique, les Jurassiques choses, les Indiana choses, un Starre Ouarre, les Avengères et un des Spiderrremanne, mais quand même?

 

À part ça, le film ?
Paraît qu'il est féministe. Moi chais pas, chuis mal placé pour juger de ce quoi est féministe ou pas. Ça m'a plutôt semblé du féminisme « made in Mattel », assez peu audacieux et qui fait vendre plus de poupées que d'essais signés Beauvoir, Despentes, Sontag ou Greer.

 

À part ça, le film ?
Deux heures seulement (même pas : 1 h 55), beaucoup de pop-corn, beaucoup de Coke, du rose plein l'écran?

À part ça, le film ?


DORTMUNDER FACE À L'ÉCHEC

Est-ce l'âge, la paresse ? Ma curiosité pour les « nouveautés » (de l'été, de la rentrée) est limitée et je préfère consacrer mes lectures à la (re) découverte de quelques classiques vieilleries de l'Antiquité - xxe siècle et avant. L'été dernier je n'ai pas quitté Léo Malet et son détective Nestor Burma, à Noël j'ai enchaîné les Simenon avec le commissaire Jules Maigret, et cet été, c'est Donald Westlake et son héros voleur John Dortmunder, un cambrioleur qui n'a pas le chic très gentleman d'Arsène Lupin, mais un charme new-yorkais bien à lui.

Après avoir servi en Corée (un point commun avec Dortmunder), Donald E. (Edwin) Westlake a commencé à envoyer ses premiers essais littéraires à divers magazines ; il a essuyé plus de deux cents refus avant de voir sa première nouvelle publiée. À son retour d'Asie, tout en continuant à écrire, il a travaillé pour l'US Air force avant de gagner sa croûte comme employé d'une agence littéraire de New York. Ses premiers romans, donnés par mon ami Ouiqui pour du porno soft, ont été publiés sous les pseudonymes d'Alan Marshall ou Alan Marsh : honnêtement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, je n'ai pas lu Tout sur Annette, L'Été de la vierge, La Vierge apprentie, Faim d'hommes, Sally, Appelle-moi pécheur, Proie du péché ni Toutes les filles étaient d'accord. Est-ce par lassitude, appât du gain ou par jeu que Donald a gracieusement prêté ce premier pseudonyme à divers camarades écrivains de sa connaissance ? Le tout sans informer des changements son éditeur d'alors, qui aurait pu en être troublé.

Avant de publier ses premières nouvelles et son premier roman sous le nom de Westlake ce génial polygraphe a utilisé une bonne quinzaine d'alias : il est le Pessoa du roman policier. Si le poète portugais concevait des biographies différentes pour chacun de ses doubles, ceux de Westlake ont en commun d'être, comme lui, nés à New York City, Westlake a réservé le meilleur à son nom de naissance : près de quinze ans après la mort de leur auteur (au Mexique, d'une crise cardiaque, en route avec Mrs W. numéro trois pour une fête de réveillon de la Saint-Sylvestre), la série des romans consacrés aux aventures de son héros braqueur John Dortmunder demeure un indémodable bonheur de lecture et de relecture.

Selon mon fidèle ami Ouiqui, Westlake, déjà créateur (sous le pseudo Richard Stark, son alias le plus prolifique) de Parker, un malfrat à la tête froide qui ne rate jamais ses coups, s'est rendu compte que l'humour s'était invité dans sa façon de raconter une de ses aventures. Ça ne collait pas avec le personnage. En pleine réécriture de ce qui deviendrait The Hot Rock (Pierre qui roule, ou qui brûle),Westlake est tombé sur une affichette promotionnelle dont le sigle DAB a retenu son attention. Ainsi la société des Dortmunder Actien Brauerei, une brasserie de Dortmund, a-t-elle innocemment fourni au malicieux auteur le nom de son héros qui certes apprécie la bière, mais, autant que je le sache, n'a pas de lien particulier avec Dortmund ou l'Allemagne.

Là où Parker réussit à coup sûr, Dortmunder rate presque toujours - et c'est son charme.

Lorsque son ami et principal partner in crime Andy Kelp lui propose un coup littéralement immanquable, le premier réflexe de John D., c'est de dire non : son instinct lui dit que d'une façon ou d'une autre, ça va rater. Là-dessus, Andy revient à la charge et John cède. Plusieurs fois au cours du déroulement chaotique de l'affaire, il se souvient de son instinct de départ. Il pourrait alors se remémorer la légendaire réplique de Steve McQueen dans Les Sept Mercenaires quand tout semble mal tourner et qu'un membre des Magnifiques se demande à haute voix pourquoi ils se retrouvent dans ce bordel. Après réflexion, le novice du groupe conclut simplement : « It seemed like a good idea at the time. » Ça avait l'air d'être une bonne idée, à ce moment-là. De bonne idée en bonne idée, le gang dont Dortmunder est plus que le chef, l'âme, ne rate pas à cause de l'incompétence de ses membres, parfois injustement présentés comme des « bras cassés » alors que chacun est un expert à la réputation professionnelle solidement établie - à commencer par Dortmunder lui-même, organisateur hors pair dont l'ingéniosité lui permet de se sortir de situations plus que délicates. Il s'agit plutôt d'une espèce de « mauvais sort » qui s'acharne sur eux et qui fait que rien ne tourne jamais comme prévu et qu'ils ne jouissent jamais pleinement des fruits de leurs considérables efforts.

À quoi est dû ce « mauvais sort » (jinx) ? Avec une certaine mauvaise foi, Dortmunder a tendance à l'attribuer à Andy même lorsque son malheureux camarade n'y est en fait pour rien.

La hantise de Dortmunder depuis l'opus 1 où il sort de prison après un séjour lui ayant semblé trop long est de se faire alpaguer de nouveau et d'y retourner jusqu'à la fin de ses jours.

Digression : si sa crainte était justifiée dans les années 1970, elle le serait plus encore en ce premier quart de xxie siècle, lorsque les prisons américaines débordantes détiennent encore des « longues peines », détenus âgés et psychiatriquement malades dont l'état cérébral est si dégradé que certains ne se souviennent même plus du crime les ayant menés derrière les barreaux. Le Dortmunder du xxe siècle avait peur de retourner en prison ; un Dortmunder du xxie en serait terrifié.

Malgré toutes les avanies survenues dans ces coups immanquables et qui ratent quand même, ce malheur n'arrivera pas, en tout cas du vivant de Westlake qui, non ennemi des collaborations (plusieurs romans cosignés, dont l'un avec son ami l'excellent Lawrence Block), a eu la bonté de ne laisser personne prendre sa suite : aucune veuve éplorée et désargentée, aucun de ses nombreux enfants n'a eu l'audace de mauvais goût de créer une « franchise Dortmunder ». Westlake aurait quatre-vingt-dix ans aujourd'hui - Dortmunder, toujours la quarantaine, aurait-il fini par vieillir, mourir dans un stupide accident de voiture ? Thanks but no thanks : maintenant et pour les siècles des siècles, Dortmunder est éternel.

À ses moments méditatifs, Dortmunder le malchanceux doit bien reconnaître que dans sa vie d'honnête délinquant le bon et le mauvais s'équilibrent, même s'il est humilié que dans son couple la stabilité financière soit assurée par les modestes (et licites) revenus de sa compagne May, caissière dans une supérette (Bohack puis Safeway après la disparition de cette chaîne new-yorkaise fondée en 1887, mais qui n'a même pas survécu au xxe siècle).

Le charme des Dortmunder tient d'abord à celui de son personnage central : John Archibald Dortmunder (il déteste son middle name), né en Illinois, abandonné à sa naissance, il a été élevé dans un orphelinat tenu par des bonnes soeurs, les Soeurs au coeur saignant de l'Éternelle Misère. Nous le découvrons en 1970 dans Pierre qui brûle à la sortie de son deuxième séjour en prison pour cambriolage. Westlake, né en 1933 (comme môman) attribue donc son âge exact à son nouveau personnage : Dortmunder a  trente-sept ans dans cette première aventure, les épaules voûtées, une expression de chien battu (hang dog), le pessimisme chevillé au corps. Il n'atteint les quarante ans que sept ans plus tard et semble au fil des livres rester figé dans une incertaine quarantaine ; à la différence de beaucoup de héros de polars il n'est pas spécialement « physique » et se trouve en proie à la peur, voire la panique dans les situations où il est en danger. Là où May est moderne et aime aller au cinéma voir de nouveaux films en couleurs, il préfère rester devant sa télé à regarder de vieux films en noir et blanc. Si Parker, son alter ego starkien, tue sans scrupule, Dortmunder est un homme à principes qui ne recourt jamais au meurtre, et le moins possible à la violence ; qui plus est, il ne cultive pas le romantisme voyou, ne se présente jamais comme un Robin des bois ou un gangster « glamoureux »  et s'en tient à une devise latine qu'il a volée (of course) :  quid lucrum istic mihi est ?  Qu'est-ce qu'il y a à gagner pour moi là-dedans?

Depuis son passage dans la police il s'est fait une morale rigoureuse de « ne jamais dire la vérité à un représentant de l'autorité là où un mensonge peut faire l'affaire ». Dans une phrase délicieusement intraduisible, car imprégnée de jargon baseballistique, il se définit comme un utility infielder in the smash and grab line - un « joueur polyvalent » dans ce sport professionnel du casse et du braquage. Il n'aime pas les coups tordus et pour lui un bon boulot honnête c'est, en résumé : repérer, pénétrer dans les lieux la nuit, récupérer la marchandise visée, partir sans se faire prendre, fourguer. Il a une éthique personnelle, car selon lui l'argent volé est « plus pur » que celui gagné en salaire ; il est prêt à tout voler, sauf les cadeaux de Noël, car ces derniers doivent être achetés et empaquetés. Un bon coup (a job ou a caper) est vite conçu, vite exécuté, vite oublié. D'où vient donc qu'il atterrit toujours dans des trucs effroyablement compliqués ? Ce jinx, sûrement qu'il ne se l'explique pas car il prétend ne pas être superstitieux mais très rationnel et méthodique. Pour quelqu'un qui ne laisse rien au hasard, il s'en trouve pourtant souvent victime, surtout lorsqu'il est confronté à sa claustrophobie ou à sa peur de l'eau.

Dortmunder est par ailleurs un « tradi » qui n'aura jamais de téléphone portable ou d'ordinateur et à qui Internet paraît une invention du diable dont il refuse de se servir.

Dans les relations humaines il est simple et fidèle en amitié comme en amour. Marié en 1952 à une certaine Honeybun Bazoom, il en a divorcé deux ans plus tard à son retour de la guerre de Corée, où il a servi son pays dans la police militaire. Depuis sa rencontre avec May Bellamy, il est capable d'apprécier le spectacle d'une jolie femme, mais ce n'est pas un player. Il est pour toujours sous le charme du sourire de May, de ses cheveux bruns où brille l'argent d'un reflet gris - May qui prétend qu'elle n'est pas dupe de son regard de cocker, mais qui craque toujours d'attendrissement pour lui - et ce depuis le jour de leur rencontre, quand elle l'a coincé à la sortie de la supérette où il venait de prélever quelques produits sans intention de les payer et où il n'a même pas essayé de se défendre, d'inventer une excuse bidon, l'a juste regardée avec ses yeux tristes. May n'est pas un personnage accessoire, la gentille Mme Dortmunder qui sert au gang les bières et sa légendaire cassolette de thon ; plus le temps avance, plus elle évolue du rôle de confidente à celui de conseillère, actrice, complice active.

Dortmunder, avec tous ses attributs de solitaire, n'existe pas sans son gang.

S'il évolue dans le temps, on y retrouve des figures qui deviennent familières. La première est celle d'Andy Kelp, grand et maigre, un profil marqué par son nez d'oiseau, aussi enthousiaste de nature que John a l'humeur noire. Voleur (ou plutôt emprunteur, car si Stan les revend, il laisse dans la rue celles qu'il a utilisées) de voitures hors pair, il les choisit avec un soin maniaque, privilégiant celles portant le logo MD (medical doctor) parce qu'elles sont plus confortables et mieux équipées que les autres. Lorsque Andy vole une Rolls-Royce qu'il n'arrive plus à retrouver dans le parking d'aéroport où il l'a garée, il est horrifié que, pressés de rentrer chez eux après des vacances bien méritées, John et May l'obligent à voler une Mustang cabossée très loin de ses standings habituels quoique marquée MD. « Elle doit appartenir à un interne ! », s'écrie-t-il, profondément heurté dans son honneur professionnel.

Andy est affecté d'un neveu prénommé Victor, un ancien du FBI d'où il a été débarqué selon lui pour la seule raison qu'il proposait à sa hiérarchie l'établissement d'une poignée de main secrète permettant aux agents de se reconnaître entre eux. Victor a conservé de son passé l'usage des mots commies et pinkos ainsi qu'une tendance qui peut devenir gênante à transformer les conversations en interrogatoires devant le comité des activités antiaméricaines visant à démasquer les tendances communistes de son interlocuteur.

Derrière Andy viennent « Tiny » Bulcher et Stan Murch. Comme son surnom ne l'indique pas, Tchotchkus « Tiny » Bulcher est un colosse, une sorte d'abominable homme des neiges décrit comme « un missile interbalistique sur pattes », un « mastodonte avec le visage d'une tomate homicide » ; « Tiny » n'a que rarement à utiliser sa force herculéenne, car sa présence est le plus souvent une intimidation suffisante. « Tiny » est en réalité un coeur tendre qui finit par tomber amoureux de Josephine Carol (« J. C. ») Taylor qu'il est le seul à appeler « Josie ». J. C. est l'hôtesse d'accueil et la manager dans Avalon Tower d'un bouclard abritant ses trois activités : Star Music Inc. propose des musiques aux paroliers qui n'en ont pas et des paroles aux musiciens qui n'en ont pas, le tout à des tarifs nettement plus accessibles que ceux de Mick Jagger ou Carly Simon ; Continental Detective propose un cours complet pour devenir un enquêteur d'élite : des menottes et un carnet de détective sont offerts à tout nouvel inscrit. Intercourse Inc. vend un traité du mariage à la scandinave soi-disant traduit du danois, avec des photos explicites où la jeune femme a servi de modèle.

Stan Murch est le chauffeur. Obsédé de voitures, il se distrait en écoutant des enregistrements de courses de voitures. Le seul garage qu'il fréquente est celui de Max, Maximilian's Used Cars, à qui il fourgue ses voitures volées, car il ne comprend pas qu'on puisse avoir besoin de se rendre dans un garage pour faire réparer sa voiture : en posséder une est un sacerdoce, un engagement total vis-à-vis du moteur et de chaque pièce détachée que le conducteur doit savoir réparer ou changer lui-même. Il est incapable d'arriver (à l'heure, en avance, en retard) sans expliquer à ses camarades avec un insupportable luxe de détails les routes empruntées, les travaux rencontrés, les accidents survenus. Stan vit avec sa maman (Ma Murch est chauffeuse de taxi comme il se doit) à Canarsie, un coin reculé de Brooklyn.

À ce trio s'ajoute le plus souvent un lockman, un spécialiste de l'ouverture des coffres-forts et de la désactivation des alarmes. Un de mes favoris est Herman X, qui, après un braquage au profit des Black Panthers ou d'un groupuscule plus violent de la cause, ne dédaigne pas de participer à des affaires pour son propre compte. Raffiné, bisexuel, dandy, Herman est loin du gangsta rap et il a besoin de revenus importants pour financer son train de vie luxueux. Le plus insupportable de tous ces perceurs de coffres est un Wilbur Honey qui vient de passer quarante-huit ans en prison et en est sorti obsédé sexuel agressif et vulgaire - ce qui embarrasse profondément Dortmunder dont la blague sexiste ou la drague lourde ne sont pas du tout le style.

N'oublions pas Rollo : c'est le barman du OJ Bar & Grill sur Amsterdam Avenue, dont l'arrière-salle encombrée de cartons est le point de rendez-vous nocturne du gang pour ses réunions préparatoires ou post-opératoires. Il règle à sa façon les incessantes et parfois byzantines querelles entre ses clients réguliers sur les thèmes les plus variés (cela va des proverbes liés à la météo aux origines d'Internet en passant par les qualités des joueurs de baseball des New York Mets et la meilleure façon d'arrêter un saignement de nez. Mon favori est la question : certains immeubles du West Side ont-ils été construits par des extraterrestres ou bien pour les accueillir ? Il connaît chacun des membres du gang par leur boisson : Dortmunder et Andy, ce sont les « bourbon et glace » ; à l'arrivée du premier des deux, il passe un plateau avec deux verres, un seau de glaçons et une bouteille de OJ's Special Bourbon Our Own Brand, un infâme tord-boyaux sans doute distillé à Hoboken ; Tiny, c'est vodka et vin rouge » ; quant à Stan, c'est « bière et sel », car pour rétablir le faux col de la bière unique qu'il boit (Stan conduit donc il boit avec modération), il ajoute régulièrement un peu de sel (souvenir de la cantine du lycée Pasteur année scolaire 1969-1970 : en dehors de la carafe d'eau, on nous attribuait d'office une carafe de bière Valstar que nous ne buvions pas, mais que nous saupoudrions de sel pour observer la réaction chimique immédiate).

Le bonheur de lire la série des Dortmunder, c'est bien sûr celui de découvrir quel nouveau et ingénieux moyen Westlake va dégotter pour s'assurer que ses chers malfrats repartent une fois de plus les mains vides (ou quasi) ; c'est aussi la liberté des références qui se baladent entre le biblique, l'ultra-littéraire (de Shakespeare à Joyce via Dickens) et la culture populaire. Mon téléphone à portée de main me sert à rechercher d'obscurs tubes des années 1910 comme I want a girl just like the girl that married dear old Dad ou des groupes des années 1960 dont le quart d'heure de gloire est depuis belle lurette périmé - comme Gary Puckett & The Union Gap ; je me régale à rechercher les stars des films chéris de Dortmunder, Douglas Fairbanks Jr dans Le Voleur de Bagdad, George Raftdans La Clé de verre[1], des classiques du film noir comme l'excellent Les Anges aux figures sales (Michael Curtiz, 1938,avec James Cagney, Pat O'Brien, Ann Sheridan et Humphrey Bogart, très bien en méchant avocat traître - avant son heure de gloire, quand il est devenu « Bogie », il a joué pas mal de rôles secondaires dans des films de qualité inégale)ou la distrayante Fiancée de Frankenstein (James Whale, 1935, avec Boris Karloff, O.J. Hougie dans le rôle de l'ermite aveugle et Elsa Lanchester dans celui de Mary Shelley). Je m'épate et m'amuse devant The Tall Target (Le Grand Attentat en français, Anthony Mann, 1951, avec Dick Powell et le grand Adolphe Menjou[2] notamment), où un policier nommé John Kennedy enquête en 1860 sur un possible attentat contre Abraham Lincoln dans le train qui l'emmène à Baltimore pour son inauguration présidentielle. Fun fact : après l'assassinat de président K. en 1963, les observateurs noteront les similitudes entre les assassinats de ces deux présidents.

Un des plaisirs de Westlake est tout tchékhovien, c'est celui d'attribuer des noms marrants à des personnages ou des sociétés imaginaires. Ça commence dès le premier livre avec le diamant Balabomo dont le vol est commandité par le major Iko, ambassadeur de l'ONU au Talabwo afin de l'enlever au Akinzi, pays voisin et ennemi ; dans une série de rebondissements aussi absurdes que délectables, le gang est amené à faire appel aux services d'un hypnotiseur nommé « Miasmo le Grand ». Au fil des livres, nous rencontrerons le cardinal Angelo Caravancello, l'inspecteur-chef de police Francis Mologna (prononcer « Maloney »), un aristocrate écossais ruiné nommé Ian McDough (prononcer McDuff, comme le pote de Hamlet, et non McDoo ou McDow, ce qui l'énerve beaucoup) et Grijk Krumgk, fier représentant de la Tsergovie en lutte contre l'État jumeau du Vostokjek, capitale Novi Glad (ou Osigreb). Que dire des noms des nonnes du couvent sainte Philomène, sister Mary Forcible, Sister Mary Serene sister Mary Lucid, sister Mary Grace ? rien qu'à entendre leurs noms on tombe un peu amoureux? surgissent le millionnaire un peu (un peu beaucoup) escroc Arnold Chauncey, le faussaire Griswold Porculey et sa petite amie Cleo Marlahy, l'avocat véreux J. Radcliffe Stonewiller, le mercenaire assassin Leo Zane, la naïve bibliothécaire Myrtle Steeet qui habite justement (I'm not making this up) Myrtle Street avec sa maman Edna, je m'arrête là? On sent que Westlake prend un plaisir poétique et espiègle à baptiser ses personnages plus ou moins majeurs de noms plus ou moins folkloriques. Non content de nommer des personnages jouant un rôle mineur dans son intrigue, il se régale et nous régale à inventer à certains un passé biographique  d'autant plus délirant  et détaillé qu'il est inutile à l'action proprement dite. Ainsi de sainte Ferghana Karanovich (1200 ?-1217), prostituée par sa famille de criminels dans le village de Stypia quelque part dans les Balkans (entre Tsergovie et Vostokjek, vous follohouez ?) et ramenée à la vraie religion (et donc au martyre) par l'archevêque d'Ulm Mgr Schweissekopf en pèlerinage vers la Terre sainte. L'os de son fémur est une relique que le gang refuse d'abord de voler pour une série de raisons de bons sens : l'os est protégé par des gardes armés au fond d'un placard dans la mission à l'ONU d'un minuscule pays au nom imprononçable (plutôt Vostokjek, car Tsergovie ce sont les gentils) ; les 50 000 dollars de la récompense seront payés en draffs, la monnaie de la Tsergovie où il faudra se rendre pour les dépenser, car elle n'est pas convertible. Hélas pour John D. et les siens, les Tsergoviens et l'entreprenant Grijk vont obtenir un prêt de Citibank pour financer cette opération risquée.

Pour des livres écrits vite, au milieu des Stark, des Tucker Coe et autres, les Westlake sont comme les Simenon, d'une merveilleuse richesse littéraire. Je ne me lasse pas d'y noter les métaphores inattendues. De Tom Jinson, l'horrible tueur de Dégât des eaux : « Il serait capable de t'extraire les dents pour te mordre avec. »

Dans un genre différent, observer le visage de Grijk (vous n'avez pas déjà oublié, le féroce, mais gentil représentant de la Tsergovie), c'est comme « d'être dans une voiture en train de traverser les plaines du Nebraska, à observer les orages qui au loin passent au-dessus des champs de blé. L'obscurité, les éclairs, la pluie battante, tout ça déferlant sur un terrain accidenté ».

Last but not least, Westlake et Dortmunder, c'est New York, un New York qui n'existe (presque) plus et que Dortmunder déteste quitter. Comme il le dit quelque part en écoutant le nom d'un lieu étranger : « Si ce n'est pas situé dans un des cinq boroughs, je ne risque pas de connaître. » S'il sort des limites de la ville, il quitte rarement celles de l'État, sauf dans sa cavale de Dégâts des eaux quand il doit écumer les États-Unis à la recherche des fonds mis en sécurité par l'affreux Tom Jinson dans diverses planques peu aisées d'accès. Il y a bien un voyage à Londres qui l'amène jusqu'en Écosse où Westlake les abandonne avec Andy et Stan près d'un château en ruine, sans un sou pour rentrer à la maison. Vu que les livres suivants se déroulent à nouveau à New York, le lecteur le moins sagace devine qu'ils ont trouvé un moyen de regagner la Grosse Pomme.

Le New York de Westlake n'est plus qu'un lointain souvenir, même pour les New-Yorkais de souche (il y en a peu, mais il y en a), on ne fait pas ses courses sur Amazon, chez Whole Foods ou chez Gristedes, mais dans les supérettes de la chaîne Bohack's (fondée en 1887 par un M. Henry Bohack, elle a disparu en 1977) ; le centre de convention du Coliseum existe encore près de Columbus Circule, il n'y a ni Starbucks ni Subway's. Dans le West Villagesont garés les trucks servant aux gays en maraude de lieux de rendez-vous pour de furtives étreintes, le Meatpacking District n'est pas encore un secteur de restaurants chics et de boutiques de mode haut de gamme, mais bien le quartier des grossistes en viande ; avec ses revenus irréguliers et ceux (modestes) de sa compagne, Dortmunder a quitté la West 64e rue de ses débuts (quand sorti de prison, il gagnait quelques dollars en faux démarcheur à domicile pour une encyclopédie) et habite East 19th Street, juste à côté de Grammercy Park et d'Union Square, un quartier où n'existent plus que des maisons rénovées à grands frais ou de luxueuses résidences avec  hall en marbre, concierge et voiturier. Dans les décennies où Westlake écrit (des années 1960 aux années 2000), tout change et s'il en sourit parfois, l'auteur et son héros s'étonnent douloureusement que sous l'impulsion des spéculateurs immobiliers, les vieux noms populaires soient peu à peu remplacés par de nouvelles appellations, plus « marketables » : Hell's Kitchen (la cuisine de l'enfer) devient « Clinton » (rien à voir avec l'ex-président), des rues délimitent de nouvelles zones, d'ailleurs extensibles en fonction des prix du marché : au-dessous de Houston Street, c'est So-Ho (south of Houston Street), un vieux quartier comme Little Italy génère NoLita (North of little Italy) et le triangle au-dessous de Canal Street, au sud de Manhattan, prend l'appellation de Tribeca (Triangle Below Canal) et comme dans Chelsea, d'anciens entrepôts s'y vendent au prix de l'or.

Et quand la saga s'achève, le peu romantique Westlake oublie un instant l'humour et la distanciation pour nous décrire Ray et Darlene, deux personnages par ailleurs assez grotesques, échanger leur premier baiser dans Central Park, près du lac,à l'abri des regards des joggers et cochers conduisant les calèches pour touristes. Et ce premier baiser estival, écrit en plein hiver par un homme qui va mourir, a la saveur douce-amère d'un adieu. Goodbye to all that. So long, Don !

 

Références

J'ai lu mes premiers Westlake en même temps que mes premiers Stark sans savoir que c'était le même auteur, dans les traductions plus que libres de la Série noire : The Bank Shot était devenu Le Paquet, Jimmy the Kid V'là aut'chose, Nobody's Perfect La Joyeuse Magouille. Pourquoi pas ? Plus embêtant, les traductions étaient amputées et les lecteurs privés de beaucoup de délicieuses digressions et références. Je continue à préférer le lire en anglais, mais les traductions ou nouvelles traductions publiées chez Rivages sont de bien meilleure qualité et malgré leurs erreurs plus proches de l'original. Mon top 5 :

Il y a discussion entre « westlakiens » pour décider du meilleur Dortmunder. Pour certains, dont mon ami Vincent « le King », il s'agit de Dégâts des eaux (Rivages Noirno 599)et je suis d'accord, car il est humainement impossible de lire des passages entiers de ce chef-d'oeuvre sans exploser de rire à chaque ligne. Jeplace presque au même niveau de délectation Good Behavior devenu Le ciel t'aidera ? (Série Noire no 2120, épuisé) où Dortmunder tentant de cambrioler un entrepôt de caviar essaie de fuir la police et tombe dans un couvent de bonnes soeurs qui en échange de leur protection lui font promettre de les aider à récupérer l'une d'entre elles, séquestrée par son propre père, un horrible milliardaire qui tente de la « déprogrammer ». J'adore aussi Top réalité (Rivages thrillers), le dernier de la série, où le gang est engagé pour participer à une émission de télé-réalité. Le premier opus de la saga Dortmunder, Pierre qui brûle (Rivages noir no 628) donne le ton et contient déjà l'essentiel des éléments qui en font un phénomène unique dans le monde du polar ; épatant aussi Jimmy the Kid (Rivages noir no 554), où le gang suit le scénario d'un roman (inexistant) de Richard Stark pour kidnapper un gamin insupportable et génial qui finit par les piéger.

Sous son vrai nom, Westlake a publié plein de romans non Dortmunder, dont deux qui sont des romans à suspense sérieux et un peu terrifiants mais je peux rien en dire, car j'avions pas lu The Hook (Le Contrat, Rivages noir no 490) ni The Ax (Le Couperet, Rivages Noir, no 375). Pas lu non celui qui selon son dernier éditeur était son préféré, Kahawa, qui raconte un hold-up dans un train de café en Ouganda. Il y a une vieille édition aux Presses de la Cité (traduction de M.J.P. Manchette, mazette !), mais on ne la trouve que d'occasion.

Les films

Il y en a finalement pas mal, mais j'en ai vu un seul : The Hot Rock, devenu en français Les Quatre Malfrats. C'est très distrayant et la scène d'hypnose dans l'ascenseur est hilarante. L'usage d'un hélicoptère (pour pénétrer par le toit dans le poste de police) permet des superbes vues de New York années 1970 (avec les Twin Towers) et cette rareté d'une scène d'action également très drôle (un peu comme dans les premiers Die Hard), mais j'ai des réserves : peu importe au fond qu'ils soient quatre au lieu de cinq, ni que le jeune et beau Robert Redford n'ait rien à voir avec le triste  Dortmunder  («  gloomy » est l'adjectif revenant le plus souvent pour décrire son expression ordinaire). Scandale philosophique : l'excellent et légendaire scénariste William Goldman a substitué un happy end à l'inévitable échec westlakien. Pas vu les quelques autres adaptations de ses romans y compris The Bank Shot[3] (Dortmunder 2) qu'il détestait, ni le Made in USA de Godard (1996, avec Anna Karina et Jean-Pierre Léaud notamment) adapté par JLG sans autorisation de l'auteur qui a pris ombrage que sans lui en parler ou lui verser un ancien franc on - ce « on » fût-il l'ultrachic Godard - lui chourave The Jugger (Rien dans le coffre, un roman de son alias Stark). Le seul à ma connaissance apprécié par l'auteur était Point Blank, le film de John Boorman où Parker devenu Walker est joué par Lee Marvin. Le verrais bien parce que  Boorman (Excalibur et Délivrance entre autres)  et dans le cast figure également la belle, la suprême Angie Dickinson (Rio Bravo).Pas vu The Grifters (Les Arnaqueurs) le film de Stephen Frears (1981, avec Annette Benning, Anjelica Huston, John Cusack) dont il a écrit le script, tiré d'un roman de Jim Thompson que je n'ai pas lu non plus. Faut que je me rattrape? Pour Dégâts des eaux, j'attends qu'un producteur ambitieux se lance sans peur du naufrage.



[1] Médiocre et poussive adaptation par Frank Tuttle (1935) ; je note au générique le nom peu connu, mais charmant de Rosalind Keith. Non moins médiocre remake par Stuart Heisler (1942) du roman éponyme du grand Dashiell Hammett avec Alan Ladd, Brian Donlevy et Veronica Lake.

[2] Le méchant général des Sentiers de la gloire, mon Kubrick préféré, je crois.

[3] Gower Champion, 1974, avec George C. Scott et Joanna Cassidy.


IMAGINE

Imaginons donc.

Dans un futur proche, le monde est toujours dominé par trois pôles.
En Asie, la domination chinoise est plus forte que jamais - et le régime toujours plus autoritaire perfectionne face aux nouvelles technologies sa version moderne du capitalisme sauvage assisté par les machines de l'intelligence artificielle.

En Russie, contraint à se contenter du Donbass pour mettre fin à une guerre coûteuse, Poutine a conservé son pouvoir : la liberté d'expression est plus que jamais bâillonnée et la corruption à son comble.

En Amérique, Trump a été réélu pour deux mandats de plus.

En Europe, partout ont triomphé des alliances entre l'extrême droite et la droite classique.

En Turquie, Erdogan enchaîne les mandats.

Dans le nord de l'Afrique jusqu'au Moyen-Orient, dictatures, monarchies ou démocraties sont minées par l'islamisme et des guerres de clan.

Vers le sud du continent africain, des gouvernements de plus en plus instables génèrent des coups d'État militaires et des régimes autoritaires de transition.

Est-il possible d'imaginer tout cela à l'heure où le réchauffement climatique est devenu ébullition ?
Oui, il est possible d'imaginer un monde où les dirigeants font payer à leurs victimes les effets d'une évolution catastrophique. Les migrants chassés par le désespoir climatique ou économique ? À la baille ou dans des camps entourés de clôtures électrifiées en attendant qu'on étudie leurs dossiers !

Oui, il est possible d'imaginer un monde où sous prétexte de lutter contre le « dogme » écologiste on rouvre les centrales à charbon, on casse toutes les mesures de limitation à l'exploitation des ressources naturelles.

Oui, il est possible d'imaginer un monde où les tensions sociales, ethniques, religieuses, sont régulées non par le dialogue et les compromis, mais par la violence institutionnelle de la répression.

Oui, il est possible que  partout les outils du « progrès » soient utilisés à des fins de contrôle des individus et des foules.

Oui il est possible que partout dans le monde s'accomplisse cette blague prophétique : « Nous étions », déclare l'homme politique devant une foule en délire, « au bord du précipice. Et grâce à moi, nous avons fait un grand pas en avant. »

Vous me direz, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, que me voilà d'humeur bien noire.
Peut-être bien, mais pas que, car une petite voix me dit qu'en effet tout cela est possible, probable dans certains cas - mais pas inéluctable.

Chacun d'entre nous a le droit d'imaginer le pire - et aussi la possibilité, à son modeste niveau, de faire le petit peu à sa portée pour qu'il n'advienne pas.

Sur ce, bonne suite d'été à tous - et prenez pas chaud !

 


PENDANT CE TEMPS

Un jeune homme de dix-sept ans prénommé Nahel meurt abattu par un policier après un « refus d’obtempérer » – et la fête commence.
Les frontistes pointent la « présomption de légitime défense » de la police. Les nupistes fustigent les violences policières.

Pour une fois (mes follohoueurs et follohoueuses savent que je ne suis pas un fan), le président Macron a une réaction plutôt normalement humaine, parlant d’une mort « inexplicable et inexcusable » ; dans la suite, lui et son gouvernement semblent faire ce qu’ils peuvent face aux « débordements » d’émeutiers et de pillards qui s’en prennent aux commissariats, aux commerces, aux voitures, aux poubelles, aux équipements publics, aux pompiers, à certaines mairies. À la veille des « grandes vacances », les médias du monde entier montrent un pays qui brûle.

Et pendant ce temps, une mère pleure son fils, déchirée entre la rage (contre celui qui l’a tué) et le regret (« qu’est-ce que j’aurais dû faire, qu’est-ce que j’aurais pu faire ? »). Elle voit en boucle le film atroce de ce policier qui pointe une arme en direction de la tête de son fils et tire.

Et pendant ce temps un policier est en prison et se repasse deux films de la scène, se demandant (vainement, lui aussi) ce qu’il aurait pu faire, ce qu’il aurait dû faire. Le premier film est celui d’une voiture qui fonce sur lui et son collègue : c’est cela qu’il a affirmé d’abord avant de décrire une autre scène, celle d’une panique et d’un accident.

Moi, je ne sais pas ce qu’il s’est vraiment passé à ce moment-là. Le jeune Nahel n’étant plus là pour donner sa version, restent celles des deux policiers, le tireur et son collègue ;  reste le passager ; restent une enquête et le processus de la justice. C’est imparfait mais c’est tout ce que nous avons.

Certains n’en ont pas besoin, ils savent déjà : un certain nombre savent qu’un policier raciste a tué de sang-froid un bougnoule. Ma (par ailleurs éminemment sympathique) voisine au village dit que des Nahel, on pourrait en tuer cent, deux cents, trois cents, ça ne lui ferait ni chaud ni froid – et encore on serait loin du compte.

Moi je ne sais rien, je ne suis sûr de rien, mais je suis empli de tristesse. Je pense à mon pays, à son avenir.

De tous les témoignages vus et entendus, je retire des réalités douloureuses et qui ne se contredisent pas car elles sont des faits – et non des idéologies…

Des policiers mal équipés, mal formés, se trouvent démunis face à certains jeunes des quartiers – mineurs souvent – dont les parents ont perdu le contrôle et qui – délinquants récidivistes, parfois – sont animés par une terrible violence. Aux policiers comme aux profs on demande de gérer tous les maux d’une société où les crises se succèdent. Au fil des années, on a découragé la police de « faire du social » en organisant des matches de foot et on a diminué les moyens des associations qui, localement, tentent de faire des quartiers des lieux de vie pour leurs habitants. Pour changer cela, il faut une grande détermination dans la durée et une forme d’unité nationale dont nous sommes loin.

Des jeunes (ou pas si jeunes) exaspérés par la répétition des contrôles au faciès, des humiliations, des propos racistes. Sommés de « faire leurs preuves », de « s’intégrer » (« la France, tu l’aimes ou tu la quittes ! »), d’accepter les « valeurs de la république et de la citoyenneté », accusés d’être les champions de la fraude sociale ou des sympathisants islamistes, ils se sentent en permanence pointés du doigt – si ce n’est de la pointe du fusil.

On peut déclencher un « grand plan de rénovation des conduites de gaz ». Mais peut-on imaginer un « grand plan » de refondation du lien social qui fasse croître en harmonie les valeurs du civisme et l’égalité des chances ? Est-il possible de se soucier des conditions d’exercice du métier de policier  et en même temps de l’avenir des enfants-  qui ne sont pas  leurs enfants mais nos enfants- des quartiers , y compris en aidant leurs parents quand ils sont dépassés, plutôt qu’en les punissant .

Et puis je pense à ce gosse, à cette femme, à cet homme, à leurs solitudes définitives qui ne se rencontreront sans doute jamais, bien qu’il ait « demandé pardon » selon son avocat.

P.S.  dans le match des cagnottes, on sait à qui va la victoire. Avant d’être « clôturée », la cagnotte de soutien à la femme du policier emprisonné avait réuni plus d’1,5 millions d’euros, celle pour la maman du jeune  Nahel 243.000.


RIEN NE VAUT UNE VIE ?

Il y a quelques années, deux de mes jeunes camarades de la « diversité » se proposaient d'établir une carte du monde de la valeur de la vie humaine. Leur intuition était qu'à cette Bourse imaginaire, les vies européennes ou nord-américaines étaient cotées très haut tandis que les vies africaines ou asiatiques, Japon, Taïwan et Corée du Sud exceptés, ne valaient pas un pet de lapin.

L'actualité récente vient illustrer, une fois de plus, la pertinence de leur intention.
À un milliard pièce, les cinq passagers du Titan pesaient déjà lourd : la concentration médiatique et les efforts de secours dont ils ont été l'objet sont sans commune mesure avec l'espèce de morne indifférence dans laquelle, en même temps, des centaines de migrants syriens et africains sont morts en Méditerranée, un événement qui se produit tous les jours - et dans la Manche aussi - sans déclencher plus que des affirmations d'impuissance et une confuse déploration.

Dans un monde déchiré de meurtrières guerres locales, où des millions d'individus se trouvent victimes d'une chronique misère économique aggravée par le changement climatique, des masses de malheureux continueront, sur de fragiles embarcations, à chercher d'autres rives pour se faire une vie décente. La valeur de leurs vies augmentera-t-elle à nos yeux ou continuerons-nous à les traiter comme une horde bigarrée de touristes galeux et de terroristes islamistes au couteau entre les dents ?

PS. Rappel. La phrase complète de Malraux c'est : « Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie. » La partie la plus importante, tristement, c'est la première.


DOMMAGES COLLATÉRAUX

Le plus grave de l'agression de Poutine contre l'Ukraine, sont les victimes et les destructions.
En marge de sa réaction militaire et de sa campagne mondiale de relations publiques, je note dans la réaction nationaliste de l'Ukraine un détail qui n'en est pas un : dans un désir de « dérussification » , on déboulonne la statue de quelque général soviétique, no comment ;  autre chose est de débaptiser une « rue Pouchkine » et le « conservatoire Tchaïkovski » de Kiev, une académie musicale plus que centenaire à la fondation de laquelle le musicien avait contribué, avec le compositeur Alexandre Glazounov et son élève Sergueï Rachmaninov. Que l'empreinte culturelle russe sur des terres aille bien au-delà des frontières de la Russie n'est en rien un argument pour l'annexion ou la sujétion de ces terres ; la nier est une absurdité et la certitude d'un appauvrissement, d'un rétrécissement intellectuel pour les Ukrainiens eux-mêmes.


PRENDRE SA RETRAITE ?

Faisant partie de ces privilégiés qui touchent déjà une retraite plus que correcte, je suis frappé par le nombre de personnes de mon âge ou plus (nous, les seniors !) qui en touchent une minuscule et sont obligées de travailler pour obtenir un revenu décent.

Follohoueurs, follohoueuses, la vie n'est pas forcément facile pour vous et je ne vais pas vous faire pleurer en ces jours d'arrivée du muguet (très joli bouquet offert par Mrs. A. !), mais trois petites histoires pour illustrer :

  1. En cette veille de printemps, le chauffeur de taxi qui m'amène gare de Lyon pour un salutaire cap au sud engage la conversation. Hassan[1] vient d'avoir quatre-vingts ans et il pense, peut-être, prendre sa retraite d'ici son prochain anniversaire. Tout ça, dit-il, c'est pas grave, ce qui l'embête vraiment c'est son fils : il fait taxi, comme lui, il a le dos en compote, comme tous les chauffeurs, et à quarante-sept ans il a déjà dû se faire opérer - mais quelle retraite aura-t-il et dans quel état sera-t-il quand il la prendra ?
  2. Sur le marché du vendredi, au village[2], je rencontre Jean-Marie. Quarante ans de jardinage, des plaques en fer dans le dos qui le font souffrir dès que les températures montent, ce qui a tendance à se produire assez souvent par chez nous ; retraite à 900 euros et s'il se met en grève ou décrète « le jour de colère des jardiniers », ses clients ne lui paieront pas ses journées et il n'y a pas pour le défendre de syndicat de « gilets verts ».
  3. À sept ans, en pleine guerre, Momo gardait sur le Causse un troupeau de brebis - et lorsque la nuit on entendait le hurlement du loup, sa tante les envoyait le chasser, équipés d'un bâton, son frère aîné (dix ans) et lui. Après la guerre, Momo a découvert l'école, puis l'apprentissage : artisan ébéniste installé au village, il a cotisé beaucoup plus que les 172 trimestres réglementaires. Aujourd'hui qu'il est devenu un vaillant octogénaire dont la vie saine inclut un whisky quotidien, je suis heureux que Momo ait encore la santé pour s'adonner à ses passions d'homme simple : nourrir chaque matin les taureaux, pêcher de nuit, aller cueillir des champignons en Lozère ; je trouve injuste qu'il soit contraint de travailler à son atelier pour réparer des chaises ou des armoires plutôt que d'y pratiquer son art de la sculpture sur bois.

D'autres continuent non par besoin économique, mais par goût et par choix. Ainsi d'Anna : elle a été prof et vient de prendre sa retraite de prof. Sa dernière année d'enseignement a duré un trimestre. Elle pourrait vivre tranquillement en donnant quelques cours particuliers pour arrondir les fins de mois et se payer le restau, mais elle se trimballe de l'autre côté du Rhône pour apprendre le français à des saisonniers agricoles équatoriens. Mon amie LK, déjà citée ici, fait de même au Secours populaire, où elle apprend à un Bolivien que le B, ce n'est du tout pareil que le V, ainsi que les diaboliques différences de sens du mot Vert/Vers/Ver/Verre (verre, pas Berre, comme l'étang).

Peut-être qu'il faudrait arrêter d'écrire. Pour moi ce serait comme prendre ma retraite de la vie. Franchement, follohoueurs, follohoueuses, dans la mesure où ça dépend de moi et avec l'aide de mes thérapeutheszépotes, c'est pas demain la veille.

Références retraite, deux petits chefs-d'oeuvrenapoléonistes (fanatiques de l'Empereur, s'abstenir !) :

Le roman des Cent jours, de Joseph Roth (276 pages, traduction Blanche Gidon, éditions du Seuil)

La mort de Napoléon, de Simon Leys (125 pages, postface de Françoise Châtelain, édition de poche Ombres Blanches)

 



[1] Les prénoms ont été changés - ou pas - mais les récits sont véridiques, aille garantie itte.

[2] Toujours le même : Fontvieille (13990, Bouches-du-Rhône, région Bas-de-France).


VARIATIONS AMOUR ET HAINE

Le sujet de Stendhal, l'obsession de Stendhal, c'est l'amour. Et pourtant, dans la phrase qui me happe en pleine relecture de La Chartreuse de Parme il n'est pas question d'amour, mais de haine.

« Je n'ai point du tout de plaisir à haïr. »

Les mots que Stendhal met dans la bouche du tout jeune Fabrice Del Dongo m'avaient-ils frappé de la même manière lorsque, à quatorze ans, j'avais dévoré La Chartreuse ? De Fabrice je partageais l'obsession amoureuse et c'est avec une passion toute personnelle que je suivais ses complexes affaires de coeur. Si j'avais eu une tante belle comme la duchesse Sanseverina, j'en serais moi aussi tombé amoureux ; mes sens s'éveillaient pour des filles « faciles » comme Marietta, la comédienne un peu prostituée, ou Fausta, la chanteuse à la voix d'or et au coeur froid, et j'apprenais comme lui, mais de façon moins rude, que l'amour a ceci de commun avec l'art que si tout vient du rêve et de l'instinct, ardus sont les chemins pour parvenir au but. Je rêvais de rencontrer la belle Clélia Conti : d'elle j'aurais été fou - elle aurait à l'instant rejoint les autres héroïnes dont j'étais déjà amoureux - l'infidèle et sensuelle Anna Karénine, l'inatteignable princesse Natacha Bolkonski, la belle Mme Arnoux qui pour moi n'aurait jamais de cheveux gris.

L'amour, la littérature, c'était pareil? Par une fin d'été, nous nous étions lu Les Liaisons dangereuses entre jeunes gens des deuxsexes de dix-huità vingt ans ; entre deux lettres, parti dans la cuisine pour couper un morceau de pain, tout entier soumis à l'ivresse des sens, je m'étais entaillé un doigt jusqu'à l'os ; près de cinquante ans plus tard j'en ai la cicatrice à la base de l'index, histoire de ne jamais oublier que le vert paradis des amours enfantines n'existe pas, les amours adolescentes n'ont rien d'innocent, tout ce bouillonnement des sentiments et des désirs est dangereux. Comment vivre sans, pourtant ? Chez Balzac j'aurais toujours l'amour pur de Mme de Mortsauf, celui clandestin de Mme de Bargeton, je ne résisterais pas longtemps à l'attrait sensuel de Coralie ; de mon cher Stendhal, en tout cas de Julien Sorel du Rouge et le Noir, je partagerais la passion homicide pour Mme de Rénal et nourrirais l'illusion de m'échapper dans les bras de Mathilde de La Mole. Qu'on ne me croie pas voué aux princesses russes et à la petite noblesse provinciale française, je me porterais volontaire pour désennuyer Emma Bovary, je tomberais bientôt sous le charme des ouvrières de Zola, de ses filles de petite vertu. À propos de « petite vertu », c'est-à-dire de prostituées, moi, à la différence des passagers de la diligence, j'aurais consolé la pauvre Boule de Suif, je l'aurais tenue contre moi, embrassée - qui sait si nous n'aurions pas passé quelques nuits ensemble ? Et Becky Sharp, la jolie méchante fille du Vanity Fair de Thackeray, est-ce qu'elle n'était pas aussi irrésistible que la Tess de Thomas Hardy ! Comme j'avais aimé les Filles du feu de Nerval ! et les femmes vénéneuses de Baudelaire, celles d'Apollinaire, d'Eluard ! Bientôt je serais fou de Bérénice, que l'Aurélien d'Aragon séduisait avant d'en être séparé par l'abîme des conventions bourgeoises. Je n'ai même pas dédaigné les James Bond girls, les attirantes traîtresses des romans de Chase ou de Jim Thompson, les dangereuses jolies de chez Chandler ou Hammett ; à l'occasion j'ai même eu - je n'en suis pas fier mais il faut l'admettre - de furtifs rapports avec les ravissantes troussées à la hussarde par le prince Malko, plus connu sous le nom de S.A.S.

Dans la vraie vie, sans me « ranger[1] », j'ai l'espoir d'avoir rencontré celle qui sera ma « dernière moitié » (l'expression est de Sacha Guitry qui, à cinquante ans, épousa en cinquièmes noces une jeune femme qui en avait vingt-cinq) ; mon incurable polygamie littéraire, quant à elle, durera aussi longtemps que me tiendra le goût passionné de lire : je retomberai amoureux des mêmes femmes qui ne me tiendront pas rigueur d'avoir vieilli alors qu'elles sont restées dans l'éclat de leur jeunesse ; nos étreintes ne m'empêcheront pas de faire de nouvelles rencontres platoniques ou violemment érotiques.

Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à la haine.

Magnifique, la formulation de Stendhal, et si juste ! « Je n'ai point de plaisir ? » Chez ceux qui haïssent, on devine le plaisir, la passion, l'addiction parfois. Il y a peu de personnes que je déteste ainsi : une seule crois, de qui je préfère me tenir à distance quoiqu'il m'adresse de loin en loin des signes d'une « amitié » à laquelle je ne crois pas (comparaison facile : j'ai quelques vrais amis et je sais la différence : je peux toujours compter sur eux, ils peuvent toujours compter sur moi). J'ai préféré réserver la passion des sentiments à quelques femmes ; quant à ceux que je n'aime pas beaucoup (voire pas du tout), le plus souvent une forme de curiosité amusée recouvre spontanément l'émotion détestatrice. Je ne me fais nulle gloire et ne tire nulle vanité de ce trait de mon caractère qui n'est pas du daltonisme psychologique, car je vois, je ressens les raisons qui pourraient me conduire à l'hostilité et c'est sans effort particulier, sans injonction morale, que je les laisse s'estomper, inapte que je suis, en général, au plaisir de vivre intensément la haine de l'autre. Qu'on n'appelle pas cela sagesse, ce serait prêter à cette immobilité naturelle de mon âme une intention qui m'est étrangère. Cet Autre qui m'a blessé ou fait un tort, je ne l'aime pas, je le méprise et au moment de le haïr vraiment une vague d'indifférence me submerge : au fond je m'en fous et s'il s'attarde dans mes pensées, laissons-le végéter dans la région reculée des souvenirs anciens et je m'ennuierais moi-même à le laisser occuper le premier rang au balcon de mon coeur.

Y a-t-il des gens qui me haïssent ? Pendant les vingt ans de ma vie d'éditeur, j'ai donné la main sans états d'âme à des mesures impopulaires, à quelques licenciements. Je n'avais pas l'impression d' « obéir aux ordres » mais de faire ce que j'avais à faire sans état d'âme particulier, car si j'étais le plus souvent d'accord avec mon boss, ce n'était pas systématiquement le cas ; il avait la sagesse de ne pas m'impliquer dans des décisions que j'aurais pu juger révoltantes  Bref, j'étais dans ma fonction et je comprends que du point de vue de certains, jugeant la mesure injuste, ils avaient besoin de détester aussi ma personne. Tout ce que je peux en dire se trouve dans une formule attribuée à La Hire, le compagnon de batailles de Jeanne d'Arc, qu'aimait à citer Piere Schoendoerffer: « J'ai fait tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire en temps de guerre ; et pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu. »

Références

Hors La Chartreuse de Parme  et de Boule de Suif, les héroïnes citées viennent du Rouge et le Noir, du Lys dans la vallée, des Illusions perdues, de Guerre et Paix, de L'Éducation sentimentale etd'Aurélien - tous ces romans en diverses collections de poche.



[1] Que je n'aime pas ce mot, qui fait de l'être humain un casier, une étagère !


LE VRAI BARRAGE

LK, vieille amie et fidèle lectrice, notant la tonalité tristounette de mon dernier post, me raconte une histoire qui nous rassérène.

Arrêt d'autobus mairie du XIXe (je la connais bien, c'est celle que mon grand-père a libérée en août 1944). Ce n'est pas l'heure de pointe, LK monte dans le bus en même temps qu'une dame africaine qui porte un bébé et demande à son petit garçon d'aller s'asseoir à la place libre à côté de LK. Physique Kirikou ; comme il est petit, LK l'aide à monter sur le siège et la conversation s'engage entre elle et Ismaël (sept ans). Le bus longe le parc des Buttes-Chaumont, Ismaël semble rêveur ; puis il se tourne vers LK et observe : « As-tu vu comme ces fleurs blanches sont belles ? » s'ensuit une discussion sur les fleurs blanches, les fleurs rouges, celles qui poussent dans la terre, celles qu'on voit aux arbres. Échange d'informations biographiques : Ismaël annonce qu'il « travaille ». Éclaircissement : il travaille à l'école - et bien, ce que LK avait déduit de sa façon de parler.

Il y a des moments où l'on se réjouit que la bonne vieille école de la République soit encore capable de donner à un petit Malien haut d'à peine un mètre (son obsession c'est de devenir grand, très grand, comme son papa) les moyens d'exprimer ainsi son émerveillement printanier.

Si Mme Le Stylo du Front national remporte les prochaines élections - ce qu'à Dieu ne plaise - et qu'elle cherche noise à Ismaël et sa famille, LK est prête à faire barrage ; elle peut compter sur moi en renfort.

Sur ce, follohoueurs, follohoueuses, comme disait l'excellent Philippe Meyer pour conclure sa chronique France-culturelle : « Le Ciel vous tienne en joie ! »


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