Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


MODIANO, LA DANSE DES OMBRES

Depuis plus de cinquante ans qu'il a publié son premier roman, Patrick Modiano a réussi ce miracle de rester le même sans jamais se répéter. Là où de réputés auteurs n'ayant pas toujours l'excuse d'être des vieillards couverts d'honneurs s'étalent, bavardent, semblent n'avoir jamais assez de pages pour exhiber leur génie, il est de plus en plus concis juste dans chaque détail, chaque phrase. Plus que jamais l'évocation de ses fantômes est au centre de son oeuvre et cette exploration personnelle réveille la nôtre de façon parfois fulgurante.

Il m'a fallu une semaine complète pour lire les quatre-vingt-seize pages de La Danseuse car je m'interrompais sans cesse pour en noter des passages : la beauté de ce petit récit me subjuguait, la soudaine brisure dans une phrase au moment où elle pourrait s'assoupir dans la somnolence d'un balancement élégant, un changement de temps qui génère plus d'incertitude, les oscillations imprévisibles entre un narrateur omniscient et un personnage narrateur qui voudrait tout « mettre au net » mais n'y parvient jamais.

À bientôt quatre-vingts ans (dans deux ans, si j'en crois mon ami Ouiqui), le grand Patrick n'a rien perdu de ses pouvoirs d'enchanteur. Et puis ce qu'il traque sur la mince crête entre rêve et réalité, ce ne sont pas seulement les fantômes rôdant à la lisière de sa vie, ce sont ceux qui hantent les nôtres.

Follohoueurs, follohoueuses de mon coeur,  ne tardez pas à vous faire ce plaisir de le suivre dans la brume lumineuse des rues de Paris et jusqu'à Saint-Leu-la-Forêt via la gare du Nord à la recherche des ombres incertaines de la danseuse, de Boris Kniaseff, Marpressa Dawn, Hovine, Georges Starass et Olaf Barou.

Référence

La Danseuse, 112 pages dont 96 de texte, Gallimard, 2023, 16 euros.

Pour ceux qui en auraient raté, les autres livres de Modiano sont réédités en collection de poche, chez Folio-Gallimard.


ANOMALIE LABYRINTHIQUE

Après quelques chutes, la médecine m'a enjoint de faire scanner de mon cerveau à la recherche d'une possible anomalie du signal labyrinthique. Résultat : y en a pas. J'ai pas perdu mon temps vu que la docteure qui m'a communiqué la nouvelle (j'avais attendu hachement longtemps donc j'me disais y a p'tê't un truc grââââve qu'ils osent pas me dire) est auteure elle-même - et pas de traités neurologiques, mais de romans - dont un sur le tango argentin, un sujet auquel Mrs A. et moi-même sommes sensibles pour des raisons que je ne détaille pas - more onne zis leïteure.

Je me suis quand même interrogé sur cette histoire d'anomalie labyrinthique : est-ce que sans nous prendre pour Borges (Buenos Aires, tango, labyrinthe, tu follohoues ? tout est lié), nous ne sommes pas, nous autz'écrivainszévaines, tous perclus d'anomalies labyrinthiques - et définitivement inopérables, incurables, intraitables ?

P.S.

Vu que j'ai pris le temps de faire assez court, j'en profite pour remercier encore du bottome offe maï arte mes deux anges correctrices, sans lesquelles je sloguerais dans un océan de fôtes : Marie-Odile Mauchamp, alias Malcampo, et Emmanuelle Hardouin, qui  sans se lasser relisent chacun de ces textes, les corrigent et partagent avec moi  interrogations  et suggestions. À toutes les deux un big kyou et muchas gracias !


C'EST QUOI, UN ÉDITEUR ?

Ma vie aura été dominée, dévorée, par la passion des mots.

Promotion gratuite : c'est le sujet et la matière d'un remarquable ouvrage paru il y a quelques mois dont je recommande l'achat en nombre et la lecture par le petit nombre (ze happy fioux) de mes follohoueurs et follohoueuses qui ne l'auraient pas encore. Il s'intitule Au commencement et comporte 480 pages de réflexions sur la littérature, d'anecdotes fascinantes, de blagues zilarantes et de commencements zépatants d'ouvrages zadmirables - tout ça pour 28,50 euros, ce qui est littéralement donné pour un tel trésor de kulture et d'amusement.

Mais ce n'est pas tout : pour vous spécialement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, et gratuitement, je complète mes conseils à ceuzécelles qui rêvent d'être publiés (voir mon slog du 5 décembre 2022, So you want to write ?) par quelques réflexions sur ce qui a été longtemps mon métier - celui d'éditeur.

Le mot en français désigne deux personnes auxquelles on donne en anglais deux noms différents : le publisher et l'editor.

Un éditeur est, à l'origine, une personne (publisher) qui prend le risque d'éditer des livres, c'est-à-dire de transformer des manuscrits en livres, de les faire imprimer et de les diffuser à ses frais, moyennant rémunération de leurs auteurs. Exemples français anciens : MM.  Michel Lévy, Louis Hachette, Albin Michel, Joseph Arthème Fayard, René Julliard, Ernest Flammarion, Pierre Larousse, Robert Denoël, Gaston Gallimard, Robert Laffont, Pierre Seghers sont des éditeurs. Exemples plus récents : Mmes Liana Levi, Odile Jacob, Anne-Marie Métailié, MM. Bernard Fixot, Olivier Cohen sont des éditrices/teurs.

L'éditeur est aussi (deuxième sens) l'editor, celui ou celle qui, sous l'autorité du publisher, s'occupe de la qualité générale du texte.

Publisher et editor travaillent au sein d'une entité juridique et commerciale rassemblant les autres services nécessaires à la production et à la diffusion des livres : on désigne cette entité du même mot d'éditeur ou maison d'édition ; le plus souvent, mais pas toujours (les éditions de Minuit ne s'appellent pas éditions Jérôme Lindon), cette entité porte le nom de son/sa fondateur/trice, même si celui-ci/celle-ci ou sa famille n'en sont plus les propriétaires. Dans la vaste majorité des cas, cette entité prend un risque économique, puisqu'elle assume les investissements nécessaires à la publication et à la diffusion ; cette notion de risque m'apparaît comme consubstantielle à la véritable activité d'édition et c'est par paresse ou abus de langage qu'on appelle « éditeurs » ces « éditeurs à compte d'auteur » qui proposent un service payant aux auteurs non publiés par les premiers, mais qui ont le désir (et les moyens, car c'est en général pas donné) de transformer leur prose (ou leurs vers) en un livre qu'ils puissent donner fièrement à leur famille et à leurs amis ou vendre au compte-gouttes. J'en connais certains qui se baladent avec leur stock dans le coffre de leur voiture en vue des signaturzéfestivals où, assis derrière leur petite table, ils attendent le chaland et, tels les commerçants qui « font » les marchés, ils rivalisent d'imagination pour l'appâter (« pas frais, mon poisson ? ! »), voire, l'alpaguer. L'un de ces courageux juge d'ailleurs tout véhicule automobile non à sa consommation d'essence, ses performances sur la route, sa sécurité, sa technologie, son empreinte environnementale, mais au nombre d'exemplaires de ses ouvrages que peut contenir le coffre.

Pour en finir avec cette divagation et en revenir aux maisons d'édition, les vraies, signalons que le publisher est celui qui dirige la maison et prend les décisions essentielles. Il s'agit donc d'une personne humaine, propriétaire (ou non) de la maison d'édition, l'ayant ou non fondée, mais assumant sa responsabilité éditoriale et économique. Certains d'entre eux pratiquent le « micro-management » à un point comique : selon le témoignage d'un de ses anciens salariés, il fallait passer par le bureau de M. Georges Dargaud, fondateur des célèbres éditions du même nom (Tintin, le magazine Pilote, Astérix, etc.), afin d'obtenir son autorisation personnelle pour chaque photocopie. Obsédé de l'ordre autant qu'économe, il passait dans les bureaux le soir après la fermeture et bazardait à la poubelle tous les papiers qui traînaient sur les tables.

Le publisher est un chef d'entreprise, un gestionnaire garant de sa viabilité vis-à-vis de son banquier ou de ses actionnaires, un patron entretenant des relations sociales (empathiques ou conflictuelles, paternalistes ou non) avec les salariés de la maison qu'il dirige. C'est d'abord et surtout la personne qui donne le la du style éditorial de la maison, de ses collections, celle qui est garante de sa fidélité à une tradition, à une identité, et de sa capacité à évoluer tout en restant elle-même.

Le « petit monde de l'édition », constitué autrefois de quelques bourgeois fortunés sensibles à la littérature, a bien changé à l'ère des médias et des réseaux sociaux : le publisher exerce plus que jamais une fonction de représentation : quand sa maison est en vue ou qu'un de ses auteurs fait controverse, il « monte au créneau » pour glorifier ou justifier. Ce n'est pas sans danger, car certains, sous couvert de défendre « la maison », développent des tendances à l'hubris, voire s'« aulassisent[1] » face aux micros et caméras. Cette fonction n'est pas négligeable et suppose un grand discernement, car il faut au publisher savoir quand l'ouvrir et quand la fermer, quand se montrer et quand se cacher. Ceux que l'on voit et entend le plus ne sont pas nécessairement les plus efficaces et les plus discrets sont parfois les plus malins.

Là, pourtant, n'est pas l'essentiel : le publisher est d'abord et surtout une personne qui fait des choix et en assume les conséquences.

Même s'il s'entoure de conseillers ou d'un comité de lecture, c'est la personne qui, en dernier recours, choisit, décide, s'engage et indique les priorités de publication. Devant ses auteurs, ses responsables de collection, le véritable publisher dit « oui » ou « non » et, s'il prend le temps de la réflexion, ne laisse pas indéfiniment ses interlocuteurs patauger dans les marécages du doute. Tout le monde a envie d'entendre un « oui » enthousiaste plutôt qu'un « non » méprisant, mais c'est comme dans le reste de la vie : rien n'est pire que « rien », « bof » ou « on verra ». Un bon « non » bien argumenté vaut mieux qu'un « oui » mollasson : au cours de ma longue vie d'auteur, quelques « non » m'ont été très utiles, m'ont obligé à reprendre un manuscrit, voire à le mettre de côté pour de bon. Savoir dire non clairement, mais sans brutalité inutile est un des attributs auxquels on reconnaît le véritable publisher. J'ajoute que pour dire oui avec efficacité, il est nécessaire d'avoir eu le courage de dire non assez souvent.

Faire une première synthèse de ce qui précède, c'est aboutir au portrait d'un être paradoxal. Pour le définir, je cite pour la première fois (mais pas la dernière) Bernard Fixot, fondateur (avec l'aide de votre serviteur et de la regrettée Anne Gallimard) des éditions Fixot, puis de XO Éditions (« Lire pour le plaisir ! ») : « Un éditeur, c'est quelqu'un qui est capable de discuter le matin avec un poète et l'après-midi avec son banquier. »

Là-dessus me reviennent en mémoire deux autres définitions du métier, volontiers données par mon ancien partenaire-et-patron. La première est assez magnifique : « Être éditeur, c'est publier les livres qu'on aime et en vendre assez pour pouvoir continuer. » J'ai ici souligné les trois mots-clés : aimer, vendre et continuer.

Parlons donc d'amour, de vente et de continuité.

I. - L'amour toujours.

Sans amour (coup de foudre ou non), pas d'édition.

Il en est des amours littéraires comme des amours humaines. Après une rencontre fortuite (un manuscrit pioché dans la pile des envois, ça n'est pas fréquent, mais ça existe) ou préparée (quelqu'un connaît quelqu'un chez X et lui recommande un ami - ça n'est pas tout le temps comme ça, mais ça existe aussi et c'est même fréquent) naît un sentiment.

Ce peut être un coup de foudre qui débouchera sur une liaison brûlante, aussi passionnée que fugace. Née dans l'embrasement, l'histoire s'achèvera mal, parfois dans le ressentiment, voire la haine ; j'ai connu ça, je l'ai observé comme editor, l'ai vécu comme auteur.

Ce peut être aussi une « vraie histoire d'amour » débouchant dans certains cas sur un mariage ou un concubinage durable. Dans ce cas, le publisher ne devrait pas oublier l'adage selon lequel « il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour ». Alors il sait dans la durée apporter à l'auteur soutien psychologique et matériel, dans des domaines parfois bien éloignés de la littérature. Bernard (Fixot, plus haut cité) aimait à relater une anecdote. La scène se passe au comité de lecture de la maison Gallimard dont il est alors le (très jeune) directeur commercial. C'est une grand-messe hebdomadaire et les membres du Comité, souvent écrivains de renom, se plient à sa discipline monastique. Y veille Mme Odette Laigle, qui fait respecter la règle inflexible : on n'interrompt le comité de lecture sous aucun prétexte. Pourtant, ce matin-là, Odette enfreint la règle et vient chuchoter quelques mots à l'oreille de Gaston Gallimard, le légendaire fondateur de la maison et à cette époque encore son maître absolu. Sur ce, Gaston se lève, s'adresse à l'assistance : « Je vous prie de m'excuser, j'ai un appel urgent à prendre. » Gaston disparaît quelques minutes avec Odette, revient. « Je vais devoir vous laisser. C'était Montherlant. Il y a une fuite dans sa salle de bains. Il faut que je lui trouve un plombier. »

L'éditeur se trouve ainsi mêlé intimement aux soucis de la vie pratique de ses auteurs, comme aux aléas de sa vie sentimentale. Je me souviens d'un écrivain (l'excellent Alphonse Boudard) dont la double vie amoureuse générait de complexes problèmes contractuels et comptables, car il fallait payer une partie de ses droits d'auteur à sa légitime épouse et l'autre à sa régulière maîtresse.

Quoi qu'il en soit de ces aspects annexes, on en revient toujours aux bases : l'amour d'un auteur non pas forcément pour ses qualités humaines (certains sont de véritables fripouilles), mais pour la qualité de ce qu'il/elle écrit. J'ai eu[2] connu un éditeur (toujours en activité) qui toute sa vie a par amour de ses livres (et amitié aussi, je crois) publié et aidé financièrement un auteur (aujourd'hui décédé) dont les livres non seulement n'entraient jamais dans les listes de best-sellers et rarement dans les sélections des prix littéraires, même mineurs, mais ne faisaient qu'à l'occasion l'objet de consistantes recensions critiques. J'ajoute que l'aussi sympathique que talentueux Jacques A. Bertrand ne « réseautait » pas et ne faisait partie d'aucun jury, d'aucune académie, d'aucune commission distribuant les subventions. Il n'y avait donc aucune sorte d'intérêt, direct ou indirect, à Bernard Barrault à lui apporter son soutien : y suffisaient la foi fidèle dans son talent et la conscience de ses difficultés au quotidien.

Pour refermer ce premier chapitre, je crois (je crois vraiment) que l'édition devrait toujours rester cet engagement passionné ; il est triste, il est affligeant, de voir des éditeurs publier par habitude, en suivant des procédures routinières. Comme l'écrivait autrefois Georges Brassens : « Il vaut mieux ne pas faire les choses que les faire sans passion. »

2. - Parlons chiffres.

« J'aimerais pousser une longue plainte jusqu'à 100, 150 000 exemplaires », dit un personnage de Sempé assis dans le bureau de son éditeur. Vendre ! même les auteurs qui disent s'en moquer en sont obsédés autant que de la reconnaissance critique. Plus, même, si par malheur ils sont dépendants du montant de leurs droits d'auteur pour payer leur loyer et leurs factures. Quant aux éditeurs eux-mêmes, qu'ils veuillent vendre c'est heureux et souhaitable - c'est leur métier, c'est ce qu'on attend d'eux. Encore faut-il qu'au moment où ce livre, tant aimé six mois plus tôt, sort, ils s'y emploient et s'en donnent les moyens. C'est loin d'être toujours le cas, car l'amour des éditeurs est comme celui de certains séducteurs, fondamentalement polygame. Il est plus facile et moralement acceptable d'aimer plusieurs livres en même temps que d'avoir plusieurs partenaires amoureux, mais si ces objets de désir sont trop nombreux, plus aucun ne peut bénéficier de cette concentration absolue, de cette détermination qui sont les conditions du succès. Trop d'éditeurs publient trop de titres et, affolés devant leur propre programme, restent passifs à l'heure de la sortie. Tel l'homme qui a trop d'amantes pour les satisfaire toutes, ils se dispersent sans procurer de plaisir, attendant que les attachées de presse accomplissent des miracles ou que « quelque chose » se passe ». Ce « quelque chose » se produit parfois, mais c'est rare.

Pour clore ce chapitre « vente », je ne résiste pas au plaisir un peu taquin de citer une autre définition du métier (la troisième et dernière) estampillée Fixot : « Il n'y a que deux raisons de publier un livre. Soit il s'agit d'un chef-d'oeuvre, soit on va le vendre. »

C'était dit en manière de provocation aux « directeurs de collection » de Laffont, la maison dont il venait de prendre la direction avec son fidèle adjoint (moi). Ça couinait beaucoup dans les couloirs, mais c'était bien envoyé, car ils avaient (pas tous, mais presque tous) tendance à proposer à la publication un nombre déraisonnable de titres sans sérieuse considération des moyens de les vendre. J'ai même entendu l'un d'eux, mis en face de l'évidence des pertes sur un de ses titres (à-valoir important, ventes faibles) dire sans perdre son sérieux : « On perd oui, mais on se rattrape sur la quantité. »

Je dois reconnaître qu'à prendre la formulation fixotienne au pied de la lettre, je n'aurais jamais dû être publié, car si je n'ai jamais (à ma connaissance) écrit de chef-d'oeuvre, aucun de mes livres n'a été un best-seller ; seuls deux (sur la quinzaine que j'ai publiés en quarante-cinq ans) sont entrés, à faible altitude, les classements où ils ne sont pas restés longtemps ; j'espère néanmoins avoir écrit quelques bons livres que mes différents éditeurs ne regrettent pas d'avoir publiés et dont les lecteurs conservent un bon souvenir. 

Pour clore ce chapitre « ventes », une phrase entendue dans la bouche d'un de ces « petits hommes gris » qui venaient nous contrôler, chez Laffont, à l'époque où un grand capitaine de la finance et de l'industrie avait repris le groupe d'édition dont la maison faisait partie et entendait nous inculquer les sains principes de l'économie moderne auxquels nous étions rétifs. « Pourquoi, demanda ce sage, publier dix livres qui se vendent à 10 000 exemplaires alors qu'il serait beaucoup plus simple et rationnel d'en publier un seul diffusé à 100 0000 ? » Pourquoi, en effet ?

A. - Parce que, sauf exception, il est assez difficile à un éditeur, même s'il est aussi avisé qu'optimiste, d'avoir des certitudes de cette nature. « Le premier ouvrage de fiction d'un éditeur », disait l'un d'entre eux, « c'est son budget ». Combien de succès arrivent de nulle part, déclenchés par un battement d'ailes de papillon ? À l'inverse, combien de « best-sellers » annoncés se cassent-ils la gueule dans les grandes largeurs ? « Rien n'est plus triste », disait un de mes camarades auteurs, « qu'un best-seller qui ne se vend pas ». Boutade, mais pas que?

B. - Parce que, sauf pour un écrivain qui s'impose dans la durée et « a son public », les conditions d'un succès de librairie sont complexes et fluctuantes. Un bon éditeur tâche de les flairer, de les anticiper, de les favoriser, mais il ne peut ni les créer ex nihilo, ni maîtriser ces imperceptibles et inquantifiables facteurs « chance », « humeur du temps » dont le rôle est essentiel, pas plus qu'il ne peut mesurer l'intensité de l'indispensable bouche-à-oreille qui fait les grands succès.

3. - L'amour dure-t-il deux ans ?

Ayant détourné un titre (pas lu, rien à dire dessus) de M. Beigbeder, reprenons et filons la métaphore amoureuse : l'édition ce n'est pas (à mon sens en tout cas) une étreinte furtive, c'est un amour qui dure. Croire en un auteur, c'est l'accompagner jusqu'à ce qu'il trouve un public, si cette rencontre ne se fait pas immédiatement. C'est rester à ses côtés dans les phases plus difficiles de sa vie éditoriale. Être le meilleur ami de Machin(e), no 1 des ventes, c'est facile ; continuer à lui témoigner affection, confiance et soutien quand ielle n'est plus au sommet, plus à la mode, c'est autrement plus important. Auteur, je suis content que mon éditeur soit présent quand je reçois honneurs et reconnaissance ; mais c'est quand je me retrouve seul, attaqué ou détesté, ignoré, oublié, que sa présence m'est précieuse et que l'« amitié » qu'il m'a témoignée aux temps heureux est autre chose qu'un « bruit qu'on fait avec sa bouche » (l'expression, dans un autre contexte, est du poète René Daumal).

Être éditeur, c'est donc aussi dire la vérité à l'auteur, si l'on pense qu'il s'est égaré ou n'a pas assez travaillé. Ce n'est pas une vérité d'évangile, car l'éditeur n'est pas Dieu, pas plus qu'il n'est dépositaire d'une science ou d'un sixième sens infaillibles qui lui permettraient de juger en absolue certitude de la qualité des manuscrits.

C'est encore ne jamais oublier un paradoxe : dans la « chaîne économique » du livre, les libraires vivent (médiocrement ou mal, en général), les maisons d'édition, diffuseurs et distributeurs connaissent des hauts et des bas ; à quelques notables exceptions près, les auteurs ont intérêt à avoir une autre source de revenus pour tenir le coup - sans en faire des salariés ou des « assistés », il serait bon que les éditeurs se souviennent parfois que les écrivains aussi ont des fins de mois à boucler ; si iels travaillent et deviennent de chroniques insomniaques par « amour de l'art » ou parce qu'ils n'ont aucun talent ni aucun goût pour une autre activité, ce n'est pas une raison pour se désintéresser de leur situation économique.

 

Fermons le chapitre « maisons d'édition » et ouvrons celui du deuxième sens d'« éditeur », celui que les Anglo-Saxons appellent l'editor.

L'editor est celui ou celle qui, au sein de la maison d'édition, suit l'auteur(e), échange plus régulièrement avec iel[3], suit ses projets, lit la première version d'un nouveau manuscrit, formule un premier jugement critique, des suggestions éditoriales parfois générales, parfois plus détaillées. Ce dernier point me paraît essentiel, car il est vrai que le diable est dans les détails : rien n'est plus précieux pour l'auteur(e) qu'une lecture critique attentive et rien n'est plus triste que ces livres qui ont été confiés directement à un(e) correcteur/trice avant d'être imprimés. Lorsque le livre est accepté et programmé, c'est l'editor qui va donner le ton à l'intérieur de la maison, partager son enthousiasme. L'editor est aussi celui/celle qui reste là dans les périodes difficiles, qui n'oublie pas, celui/celle dont la présence ne dépend pas des aléas commerciaux ou critiques.

Certains publishers sont parfois en même temps d'excellents editors, capables à l'occasion de se plonger dans un texte avec une extrême concentration et de mettre de côté leurs autres obligations pour accompagner l'auteur du début à l'aboutissement du processus éditorial. J'ai connu cela deux ou trois fois dans ma vie : pour mon roman L'Arabe, pour les éditions française et québécoise de mon récit Partie gratuite et, plus récemment, pour ma compil Au commencement[4]. Dans les trois cas, la suite, comme disent les footeux, a été plus « compliquée », mais je garde de ces heures de travail en commun un souvenir reconnaissant et ébloui.

Je m'aperçois en me relisant que mon double portrait est assez éloigné de ce que je comprends du manager dans l'édition moderne : devenue une « industrie », celle-ci n'a plus le temps, elle est dominée par l'obsession de la performance, du résultat immédiat et les editors eux-mêmes sont soumis à l'obligation de rendement. On a l'impression que les grands groupes traitent leurs maisons d'édition comme les milliardaires leurs clubs de football, recrutant de nouveaux entraîneurs sans leur donner le temps ou la sérénité de construire dans la durée. En termes de contenus, à force de chercher du chiffre à court terme, même de bons editors finissent par intérioriser une sorte de « formatage » généralisé et tentent d'imiter ce qui vient de marcher. Jadis, on se tournait vers la télévision ou la radio pour générer de nouveaux auteurs, quitte à leur trouver des « nègres » s'ils étaient incapables d'écrire ; aujourd'hui on va du côté d'Internet, des influenceurs, de ceuzécelles qui génèrent des millions de « likes ». « Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline. « Tel auteur, combien de followers, combien de vues ? », demandera le publisher modern style.

Il est vrai qu'un éditeur qui ne vend pas (ou pas assez) est en danger de mort ou d'être racheté par un plus gros.

Il est vrai aussi que si peu à peu, au lieu de publier des textes, on publie des « contenus » hâtivement rédigés, plus ou moins interchangeables et « marketés » avec précipitation, l'édition existera encore comme un processus mécanique sans foi ni sens et sera accomplie la prophétie annoncée il y a près de trente ans par André Schiffrin[5] de « l'édition sans éditeurs » - ni auteurs, d'ailleurs, car les textes seront produits sur ces plateformes d'écriture qu'on voit fleurir un peu partout, voire générés par des moteurs d'Intelligence artificielle.

Reste à espérer qu'ici et là, quelques « résistants » parviennent à garder curiosité, passion et sens de l'aventure intacts - et à tenir assez longtemps. Peut-être sommes-nous condamnés, comme à la fin de Fahrenheit 451, à devenir des « hommes-livres » qui se cachent dans les bois en nous passant des exemplaires recopiés à la main de livres aimés - car ce n'est pas l'édition qui compte, sa rentabilité, son économie générale, mais les émotions, les réflexions, le bris de solitude que provoquent au plus profond de nous les textes que nous lisons.

 



[1] Néologisme tiré du nom de l'indéracinable président de l'Olympique lyonnais, M. Jean-Michel Aulas, connu non seulement pour les résultats brillants de ses clubs, mais aussi pour sa mauvaise foi extrême et sa tendance, lorsque ça tourne mal, à faire sauter des fusibles plutôt qu'à assumer ses responsabilités.

[2] Provençalisme fautif, mais qui me plaît bien.

[3] Je sais, c'est pas ça, iel, mais pour « il ou elle » ça me semble efficace et plus ou moins dans l'esprit - et pas blessant pour iel.

[4] Follohoueurs, follohoueuses, qu'on se le dise ! On peut trouver ces trois ouvrages remarquables, le premier en poche (collection Folio), les deux autres dans leur édition d'origine (Robert Laffont pour Partie gratuite et Phébus pour Au commencement.

[5] Le fils de Jacques Schiffrin, fondateur des éditions de la Pléiade rachetées par Gaston Gallimard, avait lui-même fondé Pantheon Books, aujourd'hui part du groupe Penguin Random House, filiale du groupe allemand Bertelsmann.


SO YOU WANT TO WRITE ?

So follohoueurs, follohoueuses of my heart, you want to write a fugue ?

Le génial Glenn Gould en a écrit une que je vous recommande, car elle est délicieuse d'humour et empreinte d'un amour profond du Kapellmeister J.-S. Bach que le Crazy Canuck a si glorieusement servi. Franchement c'est pas facile - et quoiqu' arrière-petit-fils d'un compositeur et petit-neveu d'un pianiste, je ne suis pas la personne indiquée pour vous conseiller dans un genre que peu de modernes ont osé suivre depuis Liszt, Ravel et le génial Chostakovitch. On passe, donc.

So, follohoueurs, follohoueuses of my heart, you want to be a rock'n'roll star!

Nothing I can do for you non plus : après avoir assisté à mon premier concert de rock (Rolling Stones, 1971, Palais des Sports de Paris), ayant observé toutes ces jeunes filles qui jetaient leurs tee-shirts sur scène pour faire danser leurs jolies poitrines nues sous les yeux de Mick Jagger, je trouvais que rock star c'était assez cool, mais j'ai raté le coche. J'ai été le bassiste (médiocre mais enthousiaste) puis le guitariste rythmique (médiocre mais enthousiaste) d'un groupe qui n'avait pas de nom, pas de jeu de scène et un répertoire limité. Pour ne rien arranger à notre cas, nous avions tous dépassé la trentaine lorsque nous avons débuté et c'étaient pas des minettes déchaînées qui nous attendaient à la sortie, mais nos légitimes épouses et nos petits nenfants. So meutche pour les rock,n'roll dreams.

À la place j'ai fait écrivain. Mon heure de staritude littéraire s'est produite il y a un peu plus de quarante ans en Grèce : mon amoureuse au bras, mon sac sur le dos, j'entrais dans un modeste établissement hôtelier d'Athènes lorsque le réceptionniste s'est précipité vers moi. Sky ! étais-je en présence d'un Hellène francophile ayant lu un de mes deux premiers romans ? Non? simplement, observant une machine à écrire Hermès Baby verte au bout de ma main, cet être de culture n'avait pu résister à un élan d'admiration : au pays d'Homère, l'apprenti scribouillard que j'étais, reconnaissable non à son regard enflammé, mais à son outil de travail, jouissait d'un prestige inouï. Me laissant le sac sur le dos, le jeune homme m'arracha littéralement la machine de la main et, la portant comme si c'eût été un objet sacré, nous escorta jusqu'à notre chambrette. De ma longue carrière dans le monde des lettres, je n'ai jamais été aussi « cool » qu'à ce moment-là.

So, après mûre réflexion, you want to write a book?

You know what ? Don't ! Il y a de par le monde trop de livres et trop peu de forêts. Trop peu de lecteurs également, si on excepte les moutons de Panurge qui vont en masse acheter le dernier bête-seller ou le dernier prix - prix Zunic, prix Magaz, prix Zonier, prix Mystère, Mono prix ou Fran prix. Anyway les prix vous vous en battez léc' ou lézov',[1] vos ambitions sont ailleurs, vous rêvez d'écrire Ze Book.

Souvenez-vous de l'inscription d'un scribe (égyptien, assyrien, chais plus) il y a quelques milliers d'années : tout a déjà été écrit, tout a été dit, à quoi bon en rajouter ? La plainte a été reprise au xviie siècle par M. de La Bruyère sous une forme à peine différente.

Vous insistez quand même pour l'écrire, ce putain de livre ? Tant pis pour vous.
Parce que j'ai été longtemps éditeur, parce que j'ai publié une quinzaine de livres, des aspirants écrivains débutants me supposent doté d'une science et d'une sagesse dont je suis dépourvu - sans compter de relations que je n'ai pas cultivées hors un microscopique jardin d'amitiés.

Étant établi que je ne sais pas les secrets de la réussite d'une entreprise d'écriture, pas plus que je ne connais les ficelles pour être publié, je vous propose néanmoins, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, quelques fragments glanés au fil d'une vie dominée par les mots.

 

PROLOGUE
« Bien faire la cuisine » ne signifie pas qu'on ait la compétence d'ouvrir un restaurant ; de même « bien écrire » ne signifie pas qu'on soit capable d'écrire un livre. Dans les deux cas, ne pas oublier que des clients vont être invités à payer? Ça y est, vous êtes au courant, l'édition est un commerce ; malgré votre faible sens des affaires, vous en êtes sûr(e) : vous avez un livre à écrire, ça fait des années que vous y pensez et c'est le moment? Sur ce, blague raciste (précision : c'est un copain malien de bistrot qui me l'a racontée) : « Qu'est-ce qui est long et dur chez les Noirs[2] ? » Quel est le rapport, me direz-vous ? Vous voulez écrire un livre ? Spoiler alert : si vous croyez que ça va être facile, parce qu'on vous l'a dit cent fois, « toi qui écris si bien, tu devrais écrire un livre », quittez cette vaine espérance, car ça va être long et dur. Ça vous fait peur ? Laissez tomber tout de suite : franchement, si vous avez du temps libre, il y a des tas de trucs sympas à faire, des balades en forêt, des expos, des randos, des séries Netflix, des films, des livres, l'apprentissage d'une langue étrangère, ou d'un instrument de musique, la danse, la calligraphie, le jardinage, le repassage, la cuisine, la masturbation, le macramé, sans oublier la sieste, élément majeur de l'essentiel, l'ineffable Rien?

Capish ? Vous êtes décidé malgré tout à vous lancer ? Alors fasten your seat belts !

 

CHAPITRE 1. - MISE EN ROUTE

Deux anges à garder dans le viseur, que vous soyez croyant ou pas.

Mon amie allemande Karin, rencontrée en Inde au cours d'un séjour ayurvédique, était une impossible réac qui insistait pour me convaincre d'une évidence : que je le veuille ou non, que j'y croie ou non, Dieu veille sur moi aussi. Elle nourrissait une passion païenne pour le grand Roger Federer et, quoique adversaire résolue de toutes technologies modernes, inventions sataniques, elle m'empruntait mon téléphone pour vérifier les derniers résultats de son chéri. Sans prosélytisme, lourdingue, avec un humour surprenant pour une extrémiste, elle partageait avec moi ses convictions religieuses profondes. Karin me dit un jour espérer être accueillie au Ciel par deux anges. Je lui demandai leurs noms.

Le premier, dit-elle, s'appelle « fais de ton mieux ».

Quant au deuxième, il s'appelait « sois patient ».

Que les deux anges qui attendent Karin fassent l'effort de se rapprocher de la planète Terre et vous accompagnent !

Deux axiomes à n'oublier sous aucun prétexte :

Axiome no 1 : « Ne parle pas de ce que tu ne connais pas et ne comprends pas » (Docteur Anton Pavlovitch Tchekhov).

Corollaire : lorsque votre sujet s'éloigne de ce dont vous avez une expérience directe, prenez le temps de la connaissance, non pas en ingérant à toute vitesse le maximum de données sur Internet, mais en vous imprégnant en profondeur, de la façon la plus sensorielle possible : pour faire vivre des lieux nouveaux il faut en avoir tourné la terre entre ses doigts, les avoir respirés, arpentés, le jour, la nuit, en avoir longuement absorbé les vibrations. Pour les humains réels ou imaginaires il faut afin de les comprendre un peu les fréquenter longtemps, lire ce qu'ils ont lu, voir ce qu'ils ont vu, écouter ce qu'ils ont écouté et éviter de porter sur eux des jugements hâtifs - éviter de les juger tout court.

En complément, j'espère que vous avez suivi depuis longtemps un autre conseil du docteur Tchekhov, celui d'observer, d'écouter et de noter les détails frappants de la vie quotidienne. Vous avez donc depuis longtemps un petit carnet - ou bien un fichier sur votre téléphone - pas la peine de photographier, car sauf si on est photographe, quand on prend une photo on ne regarde pas vraiment. L'ancien légionnaire Loup Durand, excellent nègre de Paul-Loup Sulitzer et bon écrivain populaire, poussait à la manie le goût des noms propres : il  les notait  dès qu'il  en voyait un à  son goût et  en  conservait des collections entières dans des petits carnets, dans lesquels il allait pêcher lorsqu'il avait besoin de nommer un de ses personnages. Si vous n'avez pas acquis la bonne habitude du carnet de notes, il n'est jamais trop tard pour commencer.

Axiome no 2 : « N'enveloppe pas tes écrits dans le sucre »(Docteur Anton Pavlovitch Tchekhov).

L'avantage d'écrire en restant proche d'émotions familières est une forme de justesse qui ne trompe pas et à l'évidence de la sincérité. Ses risques sont un sentimentalisme à tendance larmoyante et un exhibitionnisme satisfait. La souffrance est chez beaucoup une des conditions de la création ; elle ne doit pas être un laissez-passer pour le n'importe quoi auto-apitoyé, ; même si vous parlez de vous-même. C'est affreux qu'on vous ait fait du mal, mais ça ne vous donne pas de talent pour autant. Je me souviens d'un primo-auteur dont le manuscrit était particulièrement long et ennuyeux et qui, à toute critique répondait au bord des larmes par cette triste et épouvantable phrase : « Mais c'est vrai ! Tout s'est passé exactement comme ça. »  L'expression sans filtre de la vérité de vos sentiments ne présente pas d'intérêt par elle-même.

Un dernier conseil de cette nature - pas une interdiction, une supplication à genoux : de grâce tenez-vous à l'écart des clichés. Ok, la fiction est une exploration de l'inconnu, mais quand vous n'y connaissez rien et que vous croyez inventer, en réalité vous ne faites que recycler des images vues à la télé.

Avant de poursuivre

Si vous voulez perdre du temps, allez voir sur Internet avec les mots clés « comment écrire un best-seller ? ». Ça ne sert à rien. Si vous voulez en plus perdre de l'argent, vous pouvez même acheter des formations en ligne.

Si vous insistez pour perdre du temps et de l'argent vous pouvez en plus vous inscrire à un « atelier d'écriture » : certains sont proposés par des auteurs, d'autres par des éditeurs. Si vous nourrissez l'espoir qu'un stage dans l'atelier Galligraseuil vous offrira un accès privilégié chez Galli, Gra ou Seuil, laissez tomber.

À part ça, je ne doute pas qu'on y rencontre des gens sympas, voire un(e) chéri(e).

And now, without further ado, au boulot 

1 Respirez.
Même si vous êtes un spécialiste de la plongée en apnée, il ne faut pas oublier de respirer quand vous pratiquez (la course à pied, la musique, l'amour, l'écriture).

2 Inspirez-vous, ne pastichez pas.
Si vous voulez écrire, il y a fort à parier que vous êtes déjà un(e) lecteur(trice) passionné(e). Il n'y a pas de mal à ça, au contraire. Comme le rappelait l'excellente et bien nommée Francine Prose il y a quelques années à ceux qui craignent d'être « influencés » dans leur écriture par de grands écrivains : « Personnellement, je ne vois pas d'inconvénient à être influencée par Tolstoï ou Dostoïevski. »
N'oubliez pas, toutefois que vous ne vous lancez pas dans cette incertaine entreprise pour écrire « comme » ceux que vous admirez ou à leur manière : le pastiche peut être un genre amusant, mais vous ne ferez pas preuve d'une excessive prétention en ayant simplement l'ambition de trouver votre voix/voie à vous. Que vos goûts personnels soient plutôt « littéraires » ou plus « grand public » - ou les deux, c'est pas interdit -, gardez-vous d'imiter ceux que vous aimez.

 3 . Soyez bête.
Combien de romans sont gâchés par les prétentions à l'intelligence de leur        auteur, à son envie débordante de délivrer des messages, d'exposer ses              idées. Récit personnel ou roman, vous n'écrivez pas une thèse, vous racontez une histoire. Quitte à passer pour niais aux yeux des esprits forts et des  malins[3], racontez-la le plus simplement, le plus honnêtement possible.

4 . Trouvez le chemin le moins parcouru[4].
L'industrialisation et la mondialisation de l'édition font du livre un marché qui impose des « formatages » plus ou moins clairs, plus ou moins explicites. N'oubliez pas que si le thriller a tendance à se standardiser sous l'influence de John Grisham, l'horreur sous celle de Stephen King, le roman historique celle de Dan Brown, le polar celles de Harlan Coben ou Michael Connelly, l'autofiction celle d'Annie Ernaux, la littérature jeunesse celle de J. K. Rowling[5], tous ces auteurs majeurs dans des genres divers ont imposé leur voix et tracé leur voie à leur façon. Do it your way, Frankie - et you too, Franca !

5. Soyez ambitieux.
Vous en avez longtemps rêvé donc ne soyez pas petit bras, allez-y à fond en suivant votre instinct. Si vous vous plantez, que ce ne soit pas dans la médiocrité.

6. Soyez humble.
Vous êtes le douze milliardième humain à croire qu'il/elle a quelque chose d'intéressant à raconter. Ayez l'humilité de savoir que chaque ligne de votre littérature n'est pas forcément ce truc génial qui n'a jamais été dit avant. Autant que possible, restez clair et concis.

7. Laissez s'exprimer l'impatience.
Un texte littéraire n'est ni une bonne idée, ni un bon sujet, ni un bon titre, ni une bonne première phrase. C'est une nécessité intérieure, une obligation physique : il vous est impossible d'y échapper, vous ne pouvez pas faire autrement. Si vous pouviez, vous ne seriez pas en train de lire ces conseils.

8. Soyez patient.
La Chartreuse de Parme a, nous dit-on, été écrite en cinquante-deux jours. Vous n'êtes pas Stendhal, ni Alexandre Dumas, qui avait de plus la chance d'avoir dans son ombre un certain Auguste Maquet, coauteur reconnu ou ignoré de nombre de ses grands livres, dont Monte-Cristo? Même si on a vu des livres, des chefs-d'oeuvre à l'occasion, s'écrire à toute vitesse, tout le monde n'est pas Georges Simenon, connu pour sa vitesse d'exécution insensée, et il est rare qu'un bon livre s'écrive en une semaine ou deux. Sauf exception, l'écriture n'est pas un sprint, mais une longue randonnée en terrain accidenté. Et comme disait la conseillère financière américaine Suze Ormond, « there are no shortcuts ». In french,  il n'y a pas de raccourcis.

9. Soyez discipliné.
Quand vous vous mettez à votre table de travail, travaillez. Ne consultez pas Internet toutes les cinq minutes et laissez votre téléphone à distance. N'allez pas boire un café tous les quarts d'heure.

10. Laissez faire.
Les contraintes que vous vous imposez (nombre d'heures, style « ce matin quand les gosses sont à l'école, vendredi parce que j'ai pris mes RTT, cette semaine parce que j'ai posé mes congés pour ça ») peuvent être un piège. Si vous avez décrété que vous vous y mettiez à neuf heures et qu'à neuf heures vous êtes sec, ou crevé, mieux vaut vous allonger et faire une courte sieste que de piocher désespérément dans une mémoire ou une imagination rétives.

11. Est-il préférable d'écrire le jour, ou la nuit ?
Un exemple au hasard : moi. Longtemps je me suis couché de bonne heure (ça vous rappelle un truc ? bingo, oui, un écrivain de l'ancien temps a commencé un livre comme ça) : mes journées étant occupées par un travail salarié passionnant, je me levais au milieu de la nuit pour écrire ce que mon père appelait ses « petites couillonnades ». Un AVC a mis fin prématurément à ma vie de salarié ; insomniaque chronique, j'ai continué à écrire la nuit parce qu'on est peinard et qu'il arrive qu'une ombre tentante se dessine derrière une fenêtre éclairée et stimule l'imagination ; depuis que ma neurologue m'a gentiment engueulé en m'interdisant de faire un deuxième AVC, j'essaie de rester couché la nuit et d'écrire pendant la journée. Quand une idée géniale me vient la nuit, je ne bondis plus pour la noter : soit elle a disparu le matin et elle n'était peut-être pas si géniale que ça, soit elle s'est accrochée aux parois et il est toujours temps de la noter quand il fait jour.

 12. Les « trucs ».
Vous avez sûrement lu des dossiers sur le thème « Comment écrivez-vous ? ». Ça ne vous sert à rien. Qu'untel écrive sur un cahier ligné, un bloc Rhodia, un cahier Clairefontaine, sur des feuilles blanches ou à l'ordinateur, ça ne vous indique en rien le support qui vous convient le mieux ; idem pour les questions de stylo à encre, pointe Bic, feutre, crayon, voire plume sergent-major. Surtout n'achetez aucun des (nombreux) ouvrages qui vous révèlent les secrets de l'écriture, comment créer des personnages, comment construire une histoire. Tout ça, c'est drouille, arnaque et compagnie. Vous avez votre papier, votre écran, ce truc à écrire qui vous fouaille.  Go !

13. Un lieu où écrire.
Là encore, pas de règle. Certains préféreront la tranquillité d'une pièce fermée, d'autres s'installeront à la table de la cuisine, au bistrot du coin avec leur ordinateur ou leur cahier.

Un piège
« Je peux pas écrire parce que j'ai pas d'endroit, pas de table, pas la bonne lumière? » c'est du bidon : aménagez le possible, ou bien démerdez-vous. Ou bien vous cherchiez seulement une excuse pour exprimer vos regrets futurs de n'avoir pas écrit ce que vous rêviez d'écrire?

14. Musique ?
Y en a ki sont pour, d'autres contre. Moi chais pas, y a des  jours avec et des jours sans.

 15. Des rituels ?
Chais pas. Chacun son truc. Moi j'en ai pas, ni d'objet fétiche à part deux : un petit outil inca offert par mon camarade Jean-Daniel Baltassat ; une des deux cornes d'un taureau que j'ai vu mourir à l'abattoir de Tarascon.

 16. Assis, debout, couché ?
Peu importe, du moment que l'installation permet une posture confortable. Si c'est assis (mon habitude), un bon choix de chaise est important, et n'oubliez pas les appuis : chaise face à la table, pas de travers, pieds posés au sol, bien parallèles, largeur de bassin, posture de la montagne assise, mes lecteurs yogis et yoginis comprendront. Et puis l'appui intérieur, situé à peu près au-dessous du nombril : le chi des arts martiaux et de l'énergie sexuelle est aussi celui de l'élan créatif? Ready ? Au taf !

 

CHAPITRE 2. - J'ÉCRIS MON LIVRE

1. Un plan ?

Chais pas, faut voir. P'têt' ben qu'oui, p'têt' ben qu'non !

Non : écrire, c'est la liberté, on n'est pas à l'école.

Oui : certes un livre n'est pas un film, qui a besoin d'un séquencier précis et détaillé scène par scène, mais il y a des avantages à préparer le terrain. Blaise Cendrars, l'auteur du magnifique Poème du transsibérien, disait ainsi planifier ses romans dans le détail et n'avoir plus ainsi qu'à rédiger pour « remplir », ce à quoi il prétendait ne pas  prendre spécialement de plaisir Menteur !.

Conclusion : perso chuis plutôt pour le plan, avec un caveat[6] : qu'il ne soit pas un carcan, plutôt une main courante qui vous guide en vous laissant l'occasion de ces courtes excursions qu'on appelle digressions et qui sont parfois le meilleur du parcours.

2. Deux trucs qu'on ne vous dit pas - ou trop rarement. Au début d'un livre, les deux questions stylistiques fondamentales sont : « à quel temps l'histoire est-elle racontée ? » et « qui la raconte ? ». Dans les deux cas les réponses ont des conséquences, car chacune présente des contraintes spécifiques ; de plus, il faudra rester au long du texte en cohérence avec les choix de départ. En respectant vos propres choix, vous allez éviter la confusion inutile et dangereuse chez le lecteur :

a)   Le temps

-     écrire au présent est naturel et tentant, mais présente de redoutables inconvénients ;

-     le couple passé simple/imparfait est un classique qui a l'avantage de la souplesse et permet de créer sans effort des « plans » temporels différents ; l'imparfait doublé de l'imparfait du subjonctif pour la concordance des temps peut vous sembler bitrange autant qu'ézarre[7] (m'enfin, Léopoldine, putain de nonne, ne le comprîtes-vous point ? Il fallait afin que je connusse votre état que vous m'en informassiez) ;

-     le passé composé a son charme, mais il est malaisé à manier pour certaines scènes, et il devient vite lourd ;

-     le futur a eu sa mode (qui allait avec le « tu » - voir ci-dessous), mais dans la durée il présente de gros inconvénients ;

-     le conditionnel : il y a eu des tentatives en ce sens, me semble-t-il, mais je n'ai aucun exemple probant en tête.

b)  qui raconte ?

-     je, pourquoi pas ? Mais de quel « je » s'agit-il ? Un narrateur témoin ? Un protagoniste narrateur ? et puis ce « je » est-il fiable ? Le meurtre de Roger Ackroyd, le premier roman d'Agatha Christie que j'ai lu, est un bon exemple du potentiel diaboliquement efficace d'un narrateur à la première personne à qui le naïf lecteur n'a pas forcément raison de faire confiance ( je suis gentil, je ne spoile pas pour les chanceux qui n'ont pas  encore lu)

-     « il » ou « elle » présuppose le narrateur omniscient. S'il est tellement courant, c'est qu'il est souple, pratique et favorise la clarté du récit ;

-     « tu » a eu sa mode dans les années 1970, mais je le trouve très vite lassant ;

-     « nous » ou « vous » : compliqué, nous éviterions, vous aussi, donc ;

-     « ils », « elles » ou « ielles » : idem.

3. Bougez.

Pas toutes les trente secondes, mais même en ayant adopté une bonne posture vous avez besoin de bouger de temps en temps, ne serait-ce que pour vous décontracter les épaules et le dos, ou secouer vos neurones qui s'engourdissent dans l'immobilité.

4. Buvez.

Balzac c'était le café, pour d'autres c'est le vin rouge ou blanc, le whisky, le Coca, le thé à la menthe fraîche, l'absinthe, la bière, l'Orangina? Si vous en tenez pour les boissons excitantes, soyez prêt à assumer les conséquences pour votre foie et votre santé en général. Moi c'est l'eau - une gourde que je remplis plusieurs fois dans la journée.

5. Faites pas (pas trop) chier vos proches.

OK vous écrivez et c'est très important, vous n'êtes pas toujours aussi disponible que d'habitude pour les tâches ou les conversations du quotidien, mais votre conjoint(e) et vos enfants n'ont pas à être punis parce que l'écriture n'a pas avancé comme vous vouliez aujourd'hui. A la question « Tu as eu une bonne journée ? » vous n'avez pas besoin de répondre en détail, mais quelques mots seront mieux qu'un « mmm » agacé ou - pire - un aboiement. Pendant les repas vous avez des absences parce qu'il vous arrive de penser à un passage du livre en cours et vous êtes d'une humeur bizarre, ardue à déchiffrer pour les autres : à la fois vous ne pensez qu'à ça et voudriez ne parler que de ça, et en même temps vous refusez de raconter ce que vous écrivez parce que c'est votre voyage secret et si vous en dites un mot tout va s'évanouir et vous ne pourrez plus écrire. Souvenez-vous : c'est pas de leur faute si cette étrange obsession s'est emparée de vous - et ils n'ont pas tort de vous regarder comme un malade atteint de symptômes difficiles à comprendre.

 

CHAPITRE 3. - EH BIEN DANSONS MAINTENANT

1. Écrire c'est comme la valse ou le tango, il y a trois temps à respecter.

Temps 1 : la maturation. Il n'y a pas de loi sur sa durée : entre le moment où le désir d'écrire naît, commence à prendre forme, et le début de l'écriture proprement dite, il peut se passer quelques heures, quelques jours, quelques semaines, des mois, des années. Le projet que nous réalisons actuellement avec mon jumeau tamoul Léonard Anthony attend depuis vingt ans?

Temps 2 : l'écriture. Si ça jaillit, ça jaillit et tant mieux si c'est du goutte à goutte, let it be.

Temps 3 : la révision. Ça y est, vous avez un manuscrit. C'est fini ? Non, ça commence? Avant de le confier pour avis à qui que ce soit, relisez, révisez. Le diable, comme on dit, est dans les détails. Coupez : tout est toujours trop long, sauf Homère, Tolstoï et Proust - +et on répète toujours dix fois les mêmes choses.

Prêtez une attention particulière au début : première phrase, premier paragraphe, première page. Pas plus qu'il n'existe un manuel de « l'art d'écrire », il n'existe une « règle universelle des premières lignes », mais il est préférable de se tenir à l'écart des généralités mollassonnes (mon éditrice/agente d'épouse cite souvent un exemple catastrophique : « depuis les origines de l'homme? »).

Corrigez. D'accord, on n'est pas à la dictée de Pivot, mais vous voulez éviter que vos premiers lecteurs aient la vue obscurcie par une multitude pagailleuse de coquilles typographiques et de fautes d'orthographe ou de français. La révision comprend la ponctuation, évidemment, mais aussi le soin de la présentation : paragraphes, espaces, chapitres? le texte n'est pas seulement dans les mots et les phrases, il est dans les respirations intérieures qui lui donnent son rythme.

Ne surcorrigez pas non plus. Une certaine maladresse dans la spontanéité vaut mieux qu'un français correct, mais empesé.

2. Parfait n'existe pas. N'oubliez pas la phrase de Shakespeare (si vous ne la connaissiez pas, c'est cadeau) : « Il n'est d'excellente beauté sans quelque étrangeté de proportions. » Même si vous avez respecté les trois temps ci-dessus, votre texte aura encore des défauts - et s'il est publié il en aura encore.

3. Posez-vous à nouveau les deux questions fondamentales, celles des anges de Karin : ai-je fait de mon mieux ? Ai-je été assez patient ? Si vous répondez « non » en conscience à l'une des deux questions, peu importe que vous ayez passé un mois, un an ou dix ans sur votre texte, remettez-vous au travail.

4. Si vous répondez « oui », choisissez bien vos premiers lecteurs. Dans l'idéal ce sont des lecteurs/trices ; bien disposés à votre égard, vous leur faites assez confiance pour savoir qu'ils/elles ne se contenteront pas d'un « c'est super » ou « c'est génial », mais partageront sincèrement leur opinion, fût-elle critique. Par « opinion sincère », la plupart des auteurs (professionnels ou amateurs) entendent en réalité la reconnaissance de leur talent - si ce n'est de leur génie- mais si quelqu'un vous a lu avec attention et exprime sans vindicte particulière des réserves de détail ou d'ensemble, c'est important et toujours mieux que « c'est sympa ». Si vous n'êtes pas prêt à l'entendre, gardez le manuscrit pour vous.

5. N'écoutez personne. Vous me direz : à quoi ça sert d'avoir des lecteurs si on ne les écoute pas ? Je maintiens : si votre texte a quelque valeur il est probable qu'il sera plus ou moins déroutant, bizarre, différent, non conforme. Rappel : Vous n'écrivez pas pour entrer dans une case, ressembler à ce qui se fait déjà. Et vous ne pouvez pas plaire à tout le monde. Une réaction de lecteur en dit autant - et même parfois plus, je crois - sur ce lecteur que sur le texte qu'il lit.

6. Écoutez les bons conseils. Vous me direz : tu viens de dire de n'écouter personne, mec. Ouais? Vous me direz aussi : « Admettons ; mais alors comment distinguer les bons conseils des mauvais ? La règle est simple : un bon conseil c'est un truc que vous saviez déjà ; un mauvais c'est quelque chose que vous ne comprenez pas, qui ne résonne pas en vous. Il en est du conseil littéraire comme du conseil sentimental. Si la phrase commence par « à ta place, je ferais ci ou ça? » c'est mauvais signe. L'autre n'est pas à votre place, pas plus que vous n'êtes à la sienne. Sa bienveillance à votre endroit, son intuition ou sa lucidité peuvent vous aider à formuler une intention enfouie ou réprimée - et cela seul est précieux.

7. N'obéissez pas aux ordres.

L'écriture passe à tort pour une activité intellectuelle alors que c'est en réalité une activité éminemment corporelle. Souvenez-vous de ce que dit mon ami le capitaine Denis : « Le corps n'aime pas les injonctions, il réagit mieux aux suggestions. »

8. N'envoyez pas votre manuscrit à des écrivains connus dont vous espérez le soutien. Sauf coup de bol extraordinaire, ils ont autre chose à faire, ça les emmerde et ils n'ont pas le temps.

9. N'envoyez pas votre manuscrit au hasard. Vous me direz : « mais je ne connais personne dans le monde de l'édition, je n'ai pas de ?réseau? », souvenez-vous des exemples - ils sont nombreux - d'auteurs, classés « littéraires » ou « commerciaux », qui ont commencé par envoyer leur premier manuscrit par la poste ou à le déposer chez l'éditeur comme une bouteille à la mer. Certes, ils sont plus nombreux encore, les anonymes qui ont fini anonymes. Pourtant eux aussi avaient tiré les mots du coeur des nuits, du fond de la souffrance, eux aussi y avaient mis tout leur coeur, toute leur foi. Qu'est-ce qui leur a manqué ? Un peu de chance, peut-être ? Se cache-t-il parmi ces égarés jaunissant dans un fond de tiroir des chefs-d'oeuvre que le monde aura ignorés [8]? Peut-être : de toute façon, comme le pensait Tchekhov de ses propres oeuvres - et Luis Buñuel de ses films -, le célébré, l'ignoré, le beau, le laid, le sublime, l'atroce, tout ça sera soumis à l'universelle entropie et terminera en poussière dans la vaste malle de l'oubli.

10. Si après tout ça vous n'êtes pas découragé et souhaitez quand même tenter le coup, observez les noms des éditeurs de livres que vous avez achetés, lus et appréciés.

11. Préparez-vous au refus. Vous avez écrit pour vous-même et il peut se produire que les choses en restent là. Vous étiez seul au début de l'écriture, vous vous trouverez souvent seul dans la suite. Stephen King raconte qu'à ses débuts il avait planté dans la caravane où il vivait avec sa femme un clou qui tenait les lettres de refus de ses nouvelles par des magazines. Le premier roman de l'auteur de best-sellers mondiaux John Grisham a été refusé par plusieurs éditeurs avant d'être publié avec un premier tirage très modeste. Avant de publier son premier livre, Amélie Nothomb a essuyé beaucoup de refus. Avant le triomphe mondial de Harry Potter, le premier volume de la saga de J. K. Rowling, une mère célibataire qui ne connaissait personne, a été refusé un bon nombre de fois.

12. Oubliez tout ce qui précède. À part Tchekhov et les anges de Karin. Ce que j'en dis, moi?

Voilà. Bonne chance !



[1] Quoique?

[2] Les études.

[3] La peste soit de cette engeance !

[4] Titre d'un best-seller de Scott Peck inspiré d'un poème de Robert Frost : The Road Less Traveled.

[5] Exemples parmi d'autres, liste non exhaustive of course.

[6] cadeau du petit latiniste: mise en garde.

[7] contrepèterie lamentable  mais classique, en hommage à la mémoire de Vladimir  Kouzmine Karavaieff, père de mon meilleur ami de jeunesse Stéphane, mort il y a cinq  ans avec un foie bien abîmé.

[8] Note de Malcampo : Michel Tournier prétendait que les vrais écrivains étaient ceux qui n'avouaient jamais et gardaient leurs manuscrits (éventuellement chefs-d'oeuvre) dans leurs tiroirs.

 


DIX HEURES DE BONHEUR

Je finirai bien par écrire quelques lignes sur Truffaut et ses films, mais je  me trouve à mon insu - de mon plein gré[1] - contraint de le remercier à nouveau pour du cinéma qui  n'est pas le sien.

Ayant regardé, ébloui, sans une minute de lassitude, les 5 h 30 du Napoléon (1927) d'Abel Gance, j'ai appuyé sur la touche bonus et enchaîné avec La Roue (1923). D'abord, j'ai cru avoir affaire à un documentaire sur les trains : voies ferrées, locomotives, fumée, on était entre L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière et La Bête humaine de Jean Renoir. Point ! C'est dans un nouvel opéra que je pénétrais, 4 h 30 « seulement » dans le montage fourni par l'éditeur alors que le film existe dans différentes versions allant jusqu'à 7 h 53.[2]

Sisif, le personnage central de La Roue, n'inspire pas a priori le même sentiment de majesté que Napoléon[3] Bonaparte : c'est un ingénieur mécanicien veuf qui élève seul son fils et voue une passion amoureuse à sa loco, la Pacific 231 - la même, je crois, que Jean Gabin bichonnera dans La Bête humaine une dizaine d'années plus tard : il connaît chacune des inflexions de sa voix et, à la manière de l'homme écoutant la femme aimée, sait deviner son état, ses besoins, ses humeurs. A good deed should never go unpunished : mon ami Bruce m'a appris ce proverbe américain qui trouve ici son illustration, car en sauvant puis recueillant une petite fille rescapée d'un accident de train, l'infortuné Sisif met en branle la roue du destin. Je passe sur les détails d'un mélodrame à rebondissements ; il suffit de dire qu'en grandissant, la petite Norma, la « rose du rail », devient l'objet de passions folles, au centre desquelles celle de son père adoptif, rival amoureux de son propre fils, fabricant de violons à l'âme nervalienne. Des rails de  Nice et de la gare Saint-Lazare, où les sections ferroviaires furent tournées, jusqu'aux pentes du mont Blanc, où Sisif aveugle voit sa fin, le film est d'une beauté aussi stupéfiante que sa liberté : Gance filme les trains de La Roue comme il filmera les chevaux dans Napoléon, il passe de Sophocle à Racine, de Zola à Charlot, balayant tout le spectre, du drame social à la tragédie antique en passant par le burlesque ; il est réaliste quand il faut l'être, poétique et rêveur le reste du temps. Il aime les visages qu'il sait caresser et tourmenter, le beau visage de Norma (superbe Ivy Close), la face noire et le regard aveugle de Sisif (Séverin-Mars bouleversant et moins cabot que le pourtant génial Albert Dieudonné dans Napoléon), et sa caméra donne toujours l'impression d'être exactement là où il faut être, car on voit tout, le proche, le lointain, le présent, les fantômes du passé. Ce film est hanté par une présence dont on ne voit jamais le visage, mais dont on connaît le nom,  Ida Danis, le  grand amour du réalisateur, atteinte de la tuberculose au début du tournage qui se poursuivra loin de Paris, en s'adaptant aux lieux où sa guérison est espérée : Nice, Arcachon (pour une seule scène), Chamonix ; ainsi un film reposant sur les ressorts de l'antique fatum est-il accompagné par une tragédie intime, car pas plus que son acteur principal, le génial Séverin Mars, décédé peu après la fin du tournage, Ida, dédicataire du film,  n'assistera à sa sortie parisienne, avec première le 14 décembre 1922 au Gaumont Palace, avec en  bande son live compilée et composée par Arthur Honegger, un orchestre de rien moins que soixante musiciens. Cocteau dira qu'il y a un cinéma avant et après la Roue, comme il y a une peinture avant et après Picasso ;  sans vouloir pinailler je n'en suis pas si sûr pour Picasso, car c'est négliger Matisse, Braque, Miro et autres Dali - tout aussi importants dans les révolutions de l'art du XXe siècle, mais sur la Roue, tel Molly Bloom je dis oui, oui, oui, oui, oui. Ça fait beaucoup de oui, ça : cinq  si je recompte bien. Oui à sa démesure, oui à ses bricolages de génie, oui à sa beauté, oui à son humanité ! Et oui, aussi, à son impossible longueur !  oui, même (j'en suis à six), à ses imperfections !

Dans son introduction au Napoléon, Truffaut emploie au sujet d'Abel Gance le terme surprenant de cinéaste « raté ». Attention au sens qu'il donne au mot, qu'il lui attribue avec autant d'admiration que d'affection. Avec leurs excès de mélo, leurs scènes théâtrales venant se glisser entre deux séquences de grands espaces, avec leurs invraisemblances scénaristiques, leur érotisme limité au genou, leur onirisme naïf, il a raison de nous rappeler que si La Roue et Napoléonne sont pas des films « parfaits », ils sont de la famille de La Comédie humaine, des Rougon-Macquart, de Guerre et paix,de L'Idiot, de Moby Dick, du Comte de Monte-Cristo ou des Misérables, oeuvres de génie à la durable imperfection.

Et puis dix heures de cinéma à l'heure où nos enfants ont du mal à dépasser les trente secondes de vidéo sur YouTube, c'est quand même pas rien. (To be continued.)

 

Références

1. - Les romans de Jean Renoir n'ont pas l'air facile à trouver, mais la belle biographie de son père a été rééditée : Pierre-Auguste Renoir, mon père (collection Folio Gallimard).

2. - Mon fils Ulysse, qui a regardé à mes côtés les 45 premières minutes de La Roue, et ma femme, qui suit au quotidien l'évolution de mes obsessions, m'ont offert le Dictionnaire Jean Renoir, de Philippe De Vita (Honoré Champion éditeur, 460 pages, 29 euros) : de A, comme acteur (rapports paradoxaux), à Z, pas comme Zorro, mais comme Darryl Zanuck (rapports frustrants) en passant par Truffaut[4] et Wind, Sand and Stars (Terre des hommes fut un best-seller aux États-Unis et Saint-Exupéry, qui partageait la cabine de Renoir dans le bateau vers New York, lui en donna un exemplaire ; la lecture, écrivit-il plus tard à Saint-Ex, le laissa « sur le derrière ») ; il n'y a pas d'entrée « Jean Gabin », mais un bel index m'a permis de voir qu'il était mentionné à dix-neuf reprises (dix pour Michel Simon).

3 La Roue vient d'être réédité dans un coffret contenant cinq DVD et un livret : intégrale du prologue et des quatre époques du film (8 heures, attachez vos ceintures ! (suppléments sur la restauration du film et archives diverses où l'on voit Abel Gance, âgé, et son chef  opérateur  évoquer des souvenirs de tournage et de montage)



[1] A cause de cette formule assez malheureuse, le cycliste Richard Virenque a été moqué d'abondance mais - dopage ou pas - c'était un coureur qui avait du panache.

[2] Note à l'attention de Bizot : toute sa vie, Gance a pensé à d'autres versions du film , y compris en feuilleton (slogan : « vous avez aimé The Crown, vous adorerez The Wheel) ; quelques années avant sa mort il envisageait encore une version parlante réduite à 1h30. Pas sûr de ce que ça aurait donné, car le muet crée l'obligation de « dire » en images et la longueur, l'intolérable (excruciating) longueur est l'âme même du projet.

[3] On rappellera au passage qu'un de grands-pères de l'excellentissime Nata Rampazzo s'appelait Napoleone, ce qui témoigne du fait que si les aventures militaires du Corse ont laissé des souvenirs d'effroi en Espagne, il n'en a pas été de même en Italie.

[4] On y vient, on y vient?


INCONSOLABLE

Théorie générale de la lecture : les livres, à part ceux des amis,  peuvent attendre : les bons le bon moment ; les mauvais toute la vie.

Avec ce principe, je me tiens en général à distance de cette espèce proliférant à toutes les rentrées littéraires : le « livredontonparle ». Ce n'est donc pas sans une réticence extrême que j'ai approché le livre de Camille Kouchner.

J'ai rencontré son père au  Liban en 1978  ( une fois de plus, vieillissante chose que je suis devenue, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître) et j'ai été impressionné,  plus que charmé - non tant par cet intense, ce féroce désir d'action qui émanait de lui, que par son coeur calme et ses mains tranquilles tandis que Beyrouth (déjà, toujours, pauvre Liban, si loin de Dieu, si proche de la Terre Promise) retentissait de l'écho des armes et des bombes ; il n'est pas devenu un ami mais nous nous sommes toujours croisé affectueusement ; plusieurs de mes proches sont aussi les siens et ils lui ont conservé estime, admiration, amitié vraie à travers les aléas d'une vie à remous ; vu la dignité, la constance de leurs engagements à eux, cela ne compte pas pour rien et cela évite les jugements hâtifs que l'on pourrait risquer sur un homme dont le défaut public majeur aura été de trop aimer être ministre. Sur sa vie privée je ne savais rien. Autant dire que je ressentais une gêne à l'idée d'y pénétrer par un périscope m'offrant en gros plan un scandale pédophile.

Résumons pour ceux qui n'auraient pas lu la presse ou écouté la radio :  Camille et son jumeau Victor sont les enfants d'un couple de « people de gôche » : le French doctor vedette et Evelyne Pisier, grande soeur de l'actrice Marie-France révélée par François Truffaut : petite taille pour Evelyne, mais gros calibre : juriste de haut niveau, puis directrice du Livre dans le ministère de la Culture de Jack Lang, elle est l'une des figures de la réussite politique et sociale de ces féministes qui, dans le sillage de Simone de Beauvoir,  ont fait de la liberté la valeur suprême et n'ont jamais rien lâché - de leurs engagements de jeunesse, de leurs choix amoureux, de leur désir d'être mères- quitte à  payer le prix des contradictions que cela comportait. Les histoires d'A, chantaient les Rita Mitsouko,  les histoires  d'amour finissent mal, en général. Divorce : voici Camille avec ses frères ( le jumeau, mais aussi l'ainé ) dotés de deux nouvelles familles : celle de son père est plus lointaine, plus froide, plus sévère ; le centre de chaleur est du côté de sa mère, avec un beau-père qu'elle adore et qui le lui rend bien.  Les filles ne portent pas de culottes, on fume et on boit  entre amis, il y a des nounous, le Jardin du Luxembourg, une maison d'été à Sanary où les enfants devenus ados sont invités à prendre part à la fête par des adultes portant  - presque tous - des noms connus  derrière leur prénom : ça fleure bon la libération sexuelle et la gauche caviar. C'est « la grande familia », bordélique, chahuteuse, alcoolisée, enfumée. Même si on n'avait rien lu avant sur le livre, on pressentirait que ça va mal tourner : lorsque le beau-père (son  nom n'est jamais écrit) se met à abuser sexuellement du jumeau de Camille, utilisant la jeune fille comme témoin indirect et complice involontaire, on voudrait lui crier :   Ne te laisse pas faire, Camillou ! tu as quatorze ans, c'est d'un crime que se rend coupable cet adulte et tu dois le crier pour t'en libérer et en libérer ton frère aimé. Mais des années durant, Camille se tait, comme son frère, comme sa mère, comme le beau-père confronté finalement à sa responsabilité, comme toute la grande familia lorsque le secret suinte.
Dans les familles où on discute de tout et où  « on se dit tout », les silences sont plus lourds qu'ailleurs, et porteurs de plus grandes souffrances. C'est à ce long et bruyant silence que Camille met fin,  avec la même sobre dignité que Vanessa Springora l'année dernière, la même retenue, le même courage.
La familia  grande, si sa colère est clairement dirigée contre un homme, est beaucoup plus et beaucoup mieux qu'un livre de vengeance et de révélations : on ne peut le lire ( d'une traite hier, dans mon cas) sans avoir le coeur serré et on voudrait à la fin prendre l'auteur dans ses bras, l'appeler  mon Camillou comme sa maman et la consoler.
Au-delà de l'odieuse figure du  « beau-père » dont le crime est prescrit mais qui se trouve aujourd'hui, comme Gabriel Matzneff, aussi seul qu'il avait été entouré, au-delà de la « schadenfreude »,  cette joie mauvaise d'assister au spectacle des « belles âmes » de gauche confrontées à leurs faiblesses ou leurs turpitudes, c'est un livre sur la tristesse où cruellement s'attardent des perles de rire et des odeurs de thym ;  c'est un livre sur le silence, un livre qui tour à tour murmure et hurle - un livre de colère et  d'amour , comme il y en a peu, un livre d'inconsolable qui parle à la part d'inconsolable en nous.

La  familia Grande , de Camille Kouchner ( Le Seuil, 204 pages, 18 euros)


VENGEANCES MARINES

 

Les grands romans offrent plusieurs lectures possibles qui ne rélèvent pas forcément à l'occasion de la première découverte. Qui plus est nous avons changé, vécu, depuis notre première prise de contact et les mêmes mots ne touchent plus notre coeur et notre âme de la même façon.

Relisant Moby Dick quelque temps après Vingt mille lieues sous les mers, je vois entre ces deux « romans d'aventures » un point commun que je n'avais pas perçu : leurs personnages centraux, les capitaines Nemo et Achab, protagonistes/antagonistes des narrateurs fictifs (Ismaël/le professeur Aronnax), sont à bord du Nautilus ou du Pequod pour assouvir une vengeance dont l'objet même et la poursuite obsessionnelle finissent par constituer une menace pour leur propre équipage - et l'humanité elle-même dans le cas de Nemo.

La lecture de Frankenstein, le chef-d'oeuvre de Mary Shelley[1]  encouragea, semble-t-il, Melville dans la folle entreprise de l'écriture de Moby Dick. Est-ce donc un hasard que la première vision de l'infortuné Victor Frankenstein, fuyant la vengeance de la créature qu'il a imprudemment lâchée dans la nature, apparaît au narrateur au milieu des icebergs, pendant une exploration maritime ?

L'océan, lieu privilégié des rêveries et des méditations philosophiques, n'est pas un lieu hors du monde : les massacres et crimes en tout genre s'y déroulent et à son horizon se déploient des libertés sans frein : celles de la poésie comme celles des passions rouge sang.

 



[1] Encore un de ces livres à la fois très connus et jamais lus. Cf ma note de blog du 22 janvier dernier


BREF ÉLOGE DES LIVRES TROP LONGS

Ayant consacré mon été 2018 à la lecture des Voyages de Gulliver et mon hiver à celle de Frankenstein, mon été 2019 s'est lancé avec le Nautilus du capitaine Nemo, au cours de ses Vingt mille lieues sous les mers.

Que c'est long ! Que c'est bon !

Il y a bien des étés, ma passion de la lecture s'est forgée dans les longueurs de Jules Verne, celles de Dumas, des insupportables attentes qui rythment Robinson Crusoé, Ivanhoé, Moby Dick ; tant de chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale, du Quichotte à Proust en passant par Tolstoï.

Un des effets de la crétinisation mise en oeuvre par Google et autres Netflix est de nous rendre inaccessibles les délices de ce genre de lectures où la soumission volontaire au temps d'un autre nous réapprend à nous laisser glisser dans la texture profonde du nôtre. Là où le capitalisme moderne crie : « vite ! vite ! plus vite ! », voici notre temps retrouvé : lent, interminable parfois (ah ! les pages de classification des poissons ou des coraux, ah ! les détails de la chasse aux perles), rapide quand l'action s'enclenche ou que les passions s'attisent et nous font battre le coeur - il est comme le temps de nos vies mêmes qui tour à tour se traînent, ensablées, et filent sous nos pas à une allure où nous perdons le souffle.

Alors cet été, profitez des heures rendues à la rêverie, à la sieste en toutes ses versions, aux joies du corps en leurs diverses formes, mais aussi n'hésitez pas à vous immerger dans un de ces gros livres, un de ces livres trop longs qui distillent leurs enchantements bien au-delà des saisons.


PARFOIS LA TRISTESSE ET LA RAGE

Dans la plupart des cas, c'est Tchekhov qui a raison et il faut pour écrire développer en soi une capacité d'indifférence pour nous tenir à distance des émotions brutes qui, exprimées littéralement, ne produisent qu'une littérature de la confusion.

Quoique...[1]

Dans La Suspension, Géraldine Collet raconte l'histoire d'une jeune femme, petite fille du déporté 21055 à Buchenwald, qui prend le train pour se rendre rue Gaston Gallimard dans l'espoir de recueillir du PDG de la célèbre maison, des explications sur la réédition projetée des pamphlets antisémites de Céline.

La mise en parallèle des fragments du récit d'un grand-père plutôt taiseux avec la part d'ombre du passé de la prestigieuse maison où j'ai publié la plupart de mes livres serre les tripes et le coeur. On y découvre (ou redécouvre) que le fondateur de la collection la Pléiade était juif et que, sa petite maison ayant été rachetée par GG, il a été écarté de sa direction pour complaire aux nazis au profit de Drieu la Rochelle, à qui le suicide a sans doute évité le peloton d'exécution, e dont les oeuvres ont aujourd'hui l'honneur de la collection en reliures cuir dorées à l'or fin. Récit et enquête, ce petit livre nous entraîne dans les méandres nauséabonds d'un passé qui, décidément, ne passe pas. Plongeant dans les solides traditions de l'antisémitisme français, ayant connu ses heures les plus noires sous l'occupation allemande, il trouve ses prolongements contemporains bien au-delà du cercle de quelques douteux intellectuels pratiquant l'entrisme cynisme dans les médias et l'édition, mais aussi au coeur de la montante extrême droite européenne, et jusqu'au radical-islamisme chicos ripoliné à la Tariq Ramadan.

Dans la production de la modeste et courageuse maison Rue de l' Échiquier, vous pouvez courir chez votre libraire et investir 10 euros, et même plusieurs fois 10 euros, pour l'acquisition de ces 64 pages atroces où Mlle (ou Mme) Collet démontre avec force que la tristesse et la rage peuvent parfois générer des oeuvres poignantes, salutaires, nécessaires.

Référence : La Suspension, de Géraldine Collet, éditions de l'Échiquier, 64  pages, 10 euros.



[1] Ceci en hommage au merveilleux Guy Leverve, gone but not forgotten comme on  dit en patois grenoblois


MIROIR DIS-MOI

L'écrivain face à ses critiques est un peu comme la méchante reine de Blanche Neige : « Miroir, dis-moi que je  suis la belle ! »

Quand le miroir lui dit ce qu'elle veut entendre, tout va bien. S'il  ose lui dire qu'elle est moche - ou alors pas mal mais tout de même avec des défauts - là, c'est la crise.

Je suis contraint d'avouer que je ne fais pas exception à la règle. J'en reçois un cruel et salutaire rappel grâce à un ami bienveillant qui a pris le soin et le temps de ressortir des archives quelques-uns des articles consacrés à ce que mon père appelait  avec tendresse «  mes petites couillonnades ».

Treize livres en un peu plus de quarante ans, on ne peut pas dire que c'est de la surproduction chronique.

A  parcourir ces documents, je retrouve les mêmes plaisirs et les mêmes colères - ces dernières à peine atténuées par le filtre du temps. Je lis aussi avec intérêt les reproches amicaux adressés à mes deux premiers livres (1977 et 1979, ça ne nous rajeunit pas). Le premier est apprécié par son lecteur qui note que, encouragé par mon éditeur, j'aurais pu raturer quelques passages. Pour le deuxième, un autre lecteur note qu'amoureux de mon style j'ai peut-être oublié de raconter une histoire. Je me souviens que j'étais embarrassé de devoir avouer à une lectrice libanaise que «  le Voyage au Liban » ne traitait en rien de son pays mais d'un personnage  qui n'y part jamais. De cela, j'étais à l'époque assez fier. Je ne me rendais pas compte que l'émotion amoureuse et la passion de la littérature ne suffisaient pas à produire un bon livre. Allons : je n'en ai pas honte aujourd'hui mais je dois simplement vivre avec cette version de moi-même, l'accepter avec tendresse et un peu d'ironie, réservant le critique en moi au manuscrit tout juste achevé - avant publication car après, n'en déplaise à mon cher Bizot, c'est imprimé et  - bien ou mal - c'est ainsi.

En conclusion  cette phrase entendue dans la bouche d'un confrère (je ne sais plus qui). « Maintenant, assez parlé de moi. Vous avez lu mon dernier livre ? »

 


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