Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


COMMENCEMENTS

 

Des quelques années où, à défaut d'enseigner ce que je ne savais pas, je tentais avec des succès divers de faire partager ma passion de la lecture attentive à  des étudiants appelés à devenir journalistes, il me prit l'envie de collectionner les premières phrases. J'eus à ce sujet plusieurs conversations délicieuses, dont l'une avec l'éditeur Olivier Cohen. Nous comparions nos souvenirs : la précision presque entomologique de certaines entrées en matière, le flou rêveur de certaines autres. Pour la précision, sa favorite, je crois, était le début de La Chartreuse de Parme : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d'apprendre au monde qu'après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » J'avais du goût pour deux débuts d'Aragon : « La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva laide. Franchement, elle lui déplut. » et : « Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. » - où Aragon dit plus tard qu'en l'écrivant il n'avait aucune idée de qui pouvait être ce « Guy » et ce « M. Romanet ».

Dans le flou méditatif,  Olivier prisait particulièrement la première phrase  de Moby Dick : « Call me Ishmael. » La traduction française donne : « Appelez-moi Ismaël », qu'on ne saurait contester, mais qui ne rend pas le halo d'incertitude qui entoure la phrase du chef-d'oeuvre américain.

Si j'ai bonne mémoire, Olivier proposait un « Appelez-moi Ismaël, mettons », qui  se discute mais ne manque pas d'audace. Il n'est pas interdit de suggérer: « Vous pouvez (ou « pourriez ») m'appeler Ismaël », une invite imprécise dont le seul inconvénient est que Melville aurait pu l'écrire ainsi en anglais (« you may » ou « you might as well ») si telle eût été son intention. Or, des grands prosateurs américains, Melville est l'un des plus poétiques, donc l'un des plus précis : c'est donc qu'il a souhaité qu'autour de ce « call me » flotte un ruban de brume marine.  Il n'y avait pas d'urgence  romanesque à  révéler au lecteur le nom de son narrateur. Alors est-ce juste comme ça, au pif, qu'a débuté la chasse à la baleine ? Que nenni ! Ce serait oublier que, comme plusieurs personnages centraux du livre - dont le célèbre capitaine Achab -, son inspiration générale et son substrat sont bibliques - Moby Dick elle-même n'est-elle pas un avatar de la baleine qui avala l'infortuné Jonas ? - dont il est d'ailleurs longuement question au cours d'un des premiers chapitres du livre dans le sermon d'un tonnant prédicateur. Un éditeur moderne parlerait paternellement à l'auteur : « Herman, vous avez du talent et votre histoire est intéressante, mais vous me proposez un roman d'aventures dont les premiers chapitres sont encombrés de références religieuses. Vos lecteurs connaissent moins bien l'Ancien Testament que vous, mon vieux, et vous allez les décourager avant même de les avoir embarqués à bord du  Pequod. Alors de grâce, accélérez ! »  Au contraire - et bien heureusement - Melville ralentit : c'est que - ainsi qu'il le dit, explicitement cette fois, la méditation et l'eau lui paraissent intimement liés et que son livre, sans doute écrit  en état d'auto hypnose, est une belle, une profonde et terrifiante promenade méditative sur les océans à laquelle,  une vingtaine d'années plus tard, le vagabondage  subaquatique  mystique de Jules Verne fera écho.  Histoire de finir par un autre commencement, j'en donne la magique première phrase : « L'année 1866 fut marquée par un événement bizarre, un phénomène inexpliqué et inexplicable que personne n'a sans doute oublié. »

 

 


LE REFLET DES NUAGES

A force de regarder les reflets des nuages dans l'eau, il s'opère un transfert : plus lumineux, plus denses et colorés, d'une netteté de couleur agréable à l'oeil (et pourtant d'une inquiétante teinte de surnaturel), les nuages reflétés deviennent soudain plus « réels » que les originaux : le passage d'un élément à l'autre les enveloppe d'une matière nouvelle et même le friselis des vagues (pourtant lui aussi causé par son frère invisible du ciel, le vent) leur confère une texture, les rend presque palpables ; à longer la rivière, les yeux tournés vers eux, on se prend à tendre la main et l'on imagine le terme d'une course, dans le verrou d'un fond de vallée, où ils ne pourraient plus nous échapper. A cette source d'images on boirait jusqu'à plus soif - c'est-à-dire à jamais.


LE PAYS OU CE BLEU N'EXISTE PAS

?.

. c'est la Grèce - ou plutôt la Grèce ancienne - si j'en crois (et pourquoi ne pas le croire) l' « historien des couleurs » (il y a des professions qu'on aurait aimé exercer) Michel Pastoureau.


CINQ CARREAUX

 

Je venais de décliner l'apéritif.

Mon voisin a regardé par la fenêtre et il m'a dit : « Pour moi, la vie, c'est cinq carreaux ».

Je voyais bien qu'il y avait des carreaux, cinq rangées de cinq, à ses portes fenêtres, mais je n'ai pas tout de suite compris ce qu'il voulait dire, sans doute parce qu'au lieu de me les désigner il restait d'abord debout, les bras ballants, à regarder dans le vide.

Puis il me les a montrés, non pas la troisième rangée, celle du milieu, mais celle d'en dessous, à hauteur des yeux quand on est assis au bout la table de la salle à manger.

« Par ici, a-t-il dit, je voyais mon père revenir du domaine. Et puis le tien... »


LE LANGAGE MYSTERIEUX DES CAFARDS

Ryszard Kapuscinski donne dans Un Enfer pétrifié une description saisissante du Liberia en proie à la guerre des warlords. L'image qui conclut cette évocation - celle d'un soldat nu brandissant une kalachnikov - est comme une métaphore d'un ensemble abandonné à la folie sanglante des hommes. Mais de ce texte dense, hanté par le sang, je retiens deux pages sur les cafards... 


TRACES

De sa jeunesse Truman Capote avait gardé le souvenir de ses "classes" d'écrivain quand, n'ayant pas encore renoncé à son rêve de devenir danseur de claquettes, il notait sur des carnets, sans ordre ni suite, toutes les observations qui lui passaient par la tête - bribes de conversation, slogans d'affiches, chansons, morceaux de portraits. C'est ainsi que chez lui s'aiguise le sens de la précision, celui du détail, qui en fait à la fois un élément littéraire essentiel (par la force symbolique parfois mystérieuse qu'il exerce) et un élément journalistique central. Exemples...


MEMOIRES D'OLIFANT (3)

Son olifant, Roland d'abord le méprise et le repousse. Puis il le sonne quand il est trop tard. Quand la mort vient, enfin, il lui est plus précieux que son épée...


MEMOIRES D'OLIFANT (2)

 

La suite de l'aventure d'un détail: le célèbre olifant de la "Chanson de Roland".

 


MEMOIRES D'OLIFANT (1)

C?est le premier détail de l'histoire de la littérature française. Détail : objet, couleur, odeur dont la force est descriptive, narrative et aussi secrètement symbolique. Quoi de plus beau détail que ce cor, l'olifant, dans lequel le neveu de Charlemagne, Roland, il y a près de mille ans, perd son souffle, son sang et sa vie ?


UNE JUSTE ERREUR

David Grossman n'aime pas être appelé « conscience morale d'Israël » mais il est difficile d'y échapper quand, devant le cercueil de son propre fils, tué dans son tank par un missile du Hezbollah, on est capable de continuer à dire qu'il faut « connaître son ennemi de l'intérieur de soi-même »?


Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.