Antoine Audouard

MEMOIRES D'OLIFANT (3)

28/10/2010

Depuis quand l’agonie de Roland a-t-elle commencé ? Aussi bien depuis le début du poème ou presque – et en tout cas certainement depuis qu’il a empoigné son olifant pour la première fois, afin d’appeler Charlemagne. Mais à l’heure où il se trouve seul, entouré des cadavres des douze pairs, une sorte d’énergie s’attarde en lui, et ce refus de céder qui nous l’a rendu presque odieux le laisse au soin de notre admiration. Roland est et demeure ce qui en nous refuse de se rendre – même contre l’évidence.
Or ce païen qui se penche sur son corps quasi-cadavre et veut lui prendre son épée, n’est-il pas de l’ordre de l’évidence ? Roland la refuse : « Il ouvrit les yeux et lui dit ces mots : A ma connaissance, tu n’es pas des nôtres. Il tient l’olifant, qu’il ne voulait pas perdre, le frappe sur le heaume aux gemmes serties d’or, fracasse l’acier et la tête et les os, lui fait jaillir les yeux de la tête et devant ses pieds l’a renversé mort. »
Ainsi la mutation s’accomplit-elle : l’olifant symbole de lâcheté, puis vecteur de l’appel désespéré et inutile, est devenu un instrument de bravoure. Là où Roland opposait la main à épée et la main à cornet, ces deux mains ne sont plus qu’une force, unifiée, forgée par la conscience de la fin proche. L’olifant se trouve fendu, le cristal et l’or en sont tombés : c’est dans ce dépouillement, cette nudité que Roland se trouve lui aussi à se dépouiller – sa vanité s’en est allée, et si le païen se fait recevoir, puis moquer (« Comment as-tu eu l’audace ? (…) Nul ne l’entendra qui ne t’en tienne pour fol ») c’est presque sans jugement, pour avoir tenté de le saisir « à droit ou à tort ».
Olifant brisé, Roland tente ce vieux geste des combattants vaincus en voulant briser son épée, afin qu’elle ne tombe pas aux mains des ennemis. Quand la mort le saisit, enfin, « dessus lui met l’épée et l’olifant ». Aux jeux de la guerre aussi, l’émotion ultime n’est pas de gagner mais de perdre ? et ceux qui meurent laissent aux survivants de ces dettes dont ils ne se remettent pas, leur vie entière.
Lorsque Charles découvre son neveu mort, il demande au duc d’Anjou de sonner son cor. Le dialogue des cuivres, qui a accompagné son inutile course-poursuite vers Roncevaux, se poursuit au-delà de la mort. Puis, lorsqu’il part à la poursuite des païens, il demande à deux de ses soldats de se substituer à Olivier et à Roland : l’un porte l’épée et l’autre l’olifant. Tout brisé qu’il soit, et curé de ce qui fit son inutile beauté, l’olifant a bien été couvé par son maître et il a conservé quelque chose de sa vie, de son sang, de son souffle.
Une dernière fois, le poète nous montre l’olifant, flottant au-dessus de la mer des batailles, menant très haut ses charges. Avec lui porte la voix de Roland, porte jusqu’à nous ses querelles et sa paix, ses défauts et sa gloire, ses colères et son silence où seul passe le vent, au milieu des hauts monts, des ambitions des hommes.
La guerre est dans l’histoire de bien des nations – son fracas, sa gloire, ses morts. La France ne fait pas exception. Mais si les noms des défaites ne sont ni sur les places, si sur les plaques des rues, elles sont gravées dans les mémoires et les cœurs, des vals ténébreux aux mornes plaines. Et la musique qui les accompagne est celle de l’olifant.
 

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