Antoine Audouard

GERMAINE TILLION

21/09/2010

Disparue il y a un an, Germaine Tillion n’était pas de l’espèce qui, comme Valmont, "se lasse de tout". Jeune ethnologue à dos de mule dans les Aurès en 1935, résistante de juin 1940, déportée à Ravensbrück, observatrice déchirée de la guerre des « ennemis complémentaires » en Algérie, elle avait sondé l’horreur des hommes (« le versant atroce ») sans renoncer à les aimer. « Je ne me suis jamais considérée que comme un simple témoin…» écrit-elle pourtant.
Quel témoin, alors ! qui arracha à la mort des dizaines de condamnés, se fit injurier par le général Massu pour avoir dénoncé la torture systématique en Algérie, mais aussi par Simone de Beauvoir pour n’en être pas devenue une « porteuse de valises ». Toujours elle assuma – à la manière de Camus – sa « poignante tendresse pour [sa] patrie » et, partant, le tragique de sa position « centriste » (« entendons par là que je ne haïssais frénétiquement personne »), intervenant tant pour des « terroristes » algériens que pour des putschistes emprisonnés.
La force de ces « Fragments de vie » ne tient pas seulement à l’héroïsme discret de Tillion, à la modestie lumineuse de son humanisme ou à la justesse de ses engagements. Elle tient d’abord à la révélation d’une méthode d'enquête et de réflexion née à l'épreuve d'une vie entière : cette idée, qui trouve sa source dans les villages chaouias d’Algérie, et se forgea dans l’univers concentrationnaire, qu’on ne devrait pas « observer les autres sans s’observer préalablement soi-même », ou bien que « les événements vécus sont la clé des événements observés ». Ni objectivité désincarnée, ni subjectivité tournant au solipsisme, mais dialogue permanent, aller-retour entre soi et l’autre, source unique de ce « vouloir comprendre » qui l’emmena et la guida dans les situations les plus malaisées, les plus dangereuses. Avec Tillion, on est loin du charabia d’une vérité « révolutionnaire » (justifiant donc tous les mensonges) : « Je ne peux pas dire qu’une chose n’est pas vraie, quand je pense qu’elle est vraie », écrira-t-elle dès 1951 à une camarade communiste qui lui reproche de participer, aux côtés de David Rousset, à la dénonciation des camps soviétiques.
L’autre miracle de ces « fragments », c’est tout simplement leur écriture. C’est une chose de dire que Tillion était une femme bien et une ethnologue exigeante et audacieuse ; c’en est une autre de voir comment, portée par la souffrance et la compassion, elle a pu « écarter avec peine la pierraille brûlante du passé proche » pour écrire ses plus belles pages « face à l’extrême ». Témoin toujours certes, qui sait mobiliser toutes les ressources de son intelligence et de son expérience pour ne pas se contenter de documenter le malheur des autres, et se trouve capable de ressentir « les grandes vagues sombres d’aveugle fureur qui se gonflent silencieusement dans leur nuit ». Qu’il s’agisse de son évocation de sa vie dans les Aurès, de son récit de sa course contre la montre – finalement vaine – pour sauver de l'exécution deux résistants, de son incroyable lettre au tribunal allemand, de ses récits de la déportation, on est ébloui et touché par cette plume qui sait se glisser jusque dans les sensations primaires et les restituer avec une puissance évocatrice, dans une langue juste et fermée à la sentimentalité. « L’hiver il faisait parfois si froid que j’essayais de n’ouvrir qu’un seul œil à la fois pour réchauffer l’autre. » Sur la faim, cette page hantée où le soleil noir de Ravensbrück éclaire les sommets des Aurès: « Certes, j’avais senti d’instinct les pudeurs qui entourent tous les rites de la nourriture dans ces pays où la famine est chronique (…) mais je ne les ai vraiment comprises que lorsque, dans l’aube glaciale, j’ai vu des fantômes chancelants se détourner, tous, d’un seul mouvement, pour ne pas rencontrer le regard d’un autre fantôme qui – brusquement isolé des autres – grignotait dans les ténèbres tandis que, dans le silence devenu total, on n’entendait plus que le bruit énorme des dents grinçant sur quelque chose, de la salive mouillant quelque chose, des lèvres suçant quelque chose, et de la glotte se tendant et se détendant pour avaler quelque chose. »
Il faut être reconnaissant à Tzvetan Todorov d’avoir été chercher ces textes à travers livres, articles et archives et d’en avoir composé cette « autobiographie » imaginaire et fidèle pourtant, dont Tillion eut le projet mais qu’elle ne rédigea jamais. A comprendre et à aider les autres, à voir ‘tout, et le contraire de tout’, elle avait fini par passer sa vie, sa belle vie d’être humain, à ne voir que les autres et à s’oublier elle-même.

Article publié dans le Nouvel Observateur en 2010

Référence: Germaine Tillion, Fragments de vie, textes rassemblés et présentés par Tzvetan Todorov (Le Seuil).
 

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