Antoine Audouard

Français, mais pas vraiment

12/09/2010

Français de catégorie 1 et 2. Exercez-vous à reconnaître lesquels.

Si l’on interroge beaucoup de jeunes Français d’origine étrangère, ils se définissent facilement, avec humour ou avec colère, comme des Français de « deuxième catégorie », en opposition aux citoyens de « première catégorie » que seraient les Français de souche – ceux pour qui le débat sur l’identité nationale concerne « les autres ». Cette assertion est en général comprise comme le sentiment, plus ou moins fondé, d’une discrimination sociale et économique, doublé du vécu douloureux de certaines humiliations, par exemple policières. C’est l’intensité de ces discriminations qui est parfois discutée mais non leur réalité. Il existe pourtant une discrimination administrative de base qui, sans fonder toute la cascade des autres, en est d’une certaine façon la matrice.
Comme tous les citoyens de ce pays, j’ai appris que nous étions « libres et égaux en droits ». Dans la version française de l’universalisme des droits, on est français comme on est chrétien : quand on l’est devenu, c’est pour la vie, et cette qualité nous fait membres à part entière d’une communauté, sans considération de nos origines. Le baptême laïc ne nous lave pas de nos péchés, mais il nous fait citoyen au milieu des autres citoyens. Ajoutons que le « droit du sol » dont nous nous réclamons fièrement par opposition au « droit du sang » donne à toute personne née sur le territoire français accès automatique à cette nationalité.
Or pour l’établissement ou le renouvellement de ses papiers d’identité, un citoyen français dont les deux parents sont nés à l’étranger devra fournir la preuve de sa nationalité : il s’agît de fournir le certificat de nationalité et, si on ne le possède pas, d’apporter à nouveau les preuves de sa nationalité. D’autres documents d’identité (par exemple le passeport) ne suffisent pas et l’extrait d’acte de naissance non plus. Il y a donc bien deux catégories de Français : ceux dont un des deux parents au moins est né en France – et les autres, ceux qui doivent tout au long de leur vie « faire leurs preuves ».
On me dira que c’est faire grand cas d’une simple formalité…Je voudrais dire pourquoi cet argument ne tient pas. Tout d’abord, c’est toujours un choc quand on est né en France, et que comme les autres Français on ne s’est jamais posé la question de sa nationalité, de découvrir au hasard d’une perte de papiers ou d’une simple péremption que celle-ci n’allait pas d’elle-même ; ce premier épisode se produit en général à l’âge où de jeunes adultes sont confrontés à la fois aux difficultés communes de leur génération, mais aussi aux difficultés spécifiques liées aux discriminations mentionnées plus haut ; ce que l’employé de l’état-civil nous apprend confirme ce que nous savions d’instinct: nous appartenons bien, y compris pour l’administration, à une catégorie inférieure de Français. D’une façon plus générale, quand des générations entières de jeunes gens et jeunes filles sont par ailleurs sommées de « l’aimer ou la quitter », la France leur signale ainsi officiellement qu’ils ne seront jamais « comme les autres » ; pour peu, de plus, qu’ils soient eux-mêmes nés à l’étranger et soient, comme tellement d’entre eux, arrivés en France dans leur enfance, ils diminuent de 50% les chances de leurs propres enfants d’avoir une existence administrative banalement, paisiblement française… Enfin, tout simplement, la nation est aussi faite de symboles : celui-ci est terrible. Quand on a été étranger c’est donc pour la vie – et même l’après-vie…
Je ne suis pas historien du droit et j’imagine qu’il existe des raisons à cette règlementation. Elle me semble aujourd’hui cruelle et discriminatoire par elle-même. Il m’apparaît comme incohérent de s’insurger contre les gages d’allégeance symbolique demandés à ces éternels néo-Français si l’on trouve normal qu’ils aient sans cesse à faire la preuve de leur identité. Il est souhaitable que des associations, des syndicats, des partis sans distinction de couleur politique, et la masse des citoyens réclament son abolition, afin que soit refondé administrativement ce citoyen français – que son mythe devienne réalité, au moins pour l’état civil. Je n’ai pas la naïveté de penser que le reste suivra ; mais je peux raisonnablement espérer que cette réforme, toute limitée qu’elle soit, soit perçue comme un signe positif vis-à-vis de tous ces Français-là, mes frères. Si nous la refusons, je suggérerais de procéder sans hypocrisie à toute une série de modifications législatives et constitutionnelles faisant ressortir clairement l’existence sur le territoire national de deux sortes de Français : les Français de catégorie 1 (que l’on préférera à « Français de type 1 ») et les Français de catégorie 2.
Je voudrais conclure en racontant l’aventure de Mme S. Mme S. a quatre-vingt-treize ans, toute sa tête et de bonnes jambes. L’autre jour, elle avait perdu sa carte d’identité et elle s’est rendue à la mairie de son domicile, une commune du sud de la France, pour s’en faire établir une nouvelle. Immigrée de longue date, Mme S. aime que les choses soient en règle. Elle a été reçue aimablement mais on lui a demandé son certificat de nationalité. Mme S. ne l’avait pas, elle avait été naturalisée il y a bien des années, le papier s’était égaré… Ses deux parents étant nés à l’étranger, lui a-t-il été expliqué, il allait lui falloir écrire au fichier des étrangers de Nantes pour régulariser son dossier. Mme S. s’est mise à trembler et ses yeux se sont remplis de larmes. Tout cela était insurmontable et il lui semblait revivre les incertitudes et les angoisses de son arrivée en France, dans les années 30… Faut-il préciser que Mme S. n’est pas algérienne ou marocaine, mais Juive polonaise ?
Je rêve qu’il soit possible de convaincre le législateur de cesser d’humilier les Mme S. Tant que ce ne sera pas le cas, tant Mme Sucherman, que ses cousins français M. Saïfi et Mlle Saïd, continueront à avoir le sentiment justifié qu’aux yeux de l’administration ils sont français… mais pas vraiment.


Décembre 2009 (article inédit)
 

Commentaires des internautes

Nombre de commentaires par page

Pour ajouter votre commentaire ici, connectez-vous à votre compte ou créez-en un en complétant le formulaire ci-dessous



Réagissez




Captcha

Please enter the characters displayed in the image

Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.