Antoine Audouard

CINQ CARREAUX

14/01/2012

Je venais de décliner l'apéritif.

Mon voisin a regardé par la fenêtre et il m'a dit : « Pour moi, la vie, c'est cinq carreaux ».

Je voyais bien qu'il y avait des carreaux, cinq rangées de cinq, à ses portes fenêtres, mais je n'ai pas tout de suite compris ce qu'il voulait dire, sans doute parce qu'au lieu de me les désigner il restait d'abord debout, les bras ballants, à regarder dans le vide.

Puis il me les a montrés, non pas la troisième rangée, celle du milieu, mais celle d'en dessous, à hauteur des yeux quand on est assis au bout la table de la salle à manger.

« Par ici, a-t-il dit, je voyais mon père revenir du domaine. Et puis le tien... »

Il s'est embarqué sur une anecdote qu'il m'avait racontée bien des fois, où mon père arrivait un matin en slip, etc. J'aurais voulu, plutôt, qu'il continue à voir passer les fantômes de sa vie à travers ses cinq carreaux. Je voyais son petit mur ocre où au printemps grimpent de fières roses (qui avaient inspiré à mon père une histoire), son portail du même vert que celui de son garage/atelier, de l'autre côté de la route.

Les cinq carreaux m'ont donné au cœur ce léger coup qui ne trompe pas – cette reconnaissance d'un de ces détails, sans importance, par lesquels la vie nous surprend, nous touche, résonne en nous de façon mystérieuse et souterraine. Il m'a semblé que l'image n'était pas celle, photographique, du ressouvenir des albums – mais qu'elle était animée d'une forme de mouvement de film muet : son père, comme le mien, bougeait, l'un venant de la route de la Marine, et l'autre du chemin d'en face, deux perpendiculaires qui ne s'étaient jamais croisées et qui pourtant, à l'approche de la mort, ne cessent plus de se rencontrer car la vie elle-même se réduit à ça.

Il s'est souvenu que dans le temps, entre Noël et le Jour de l'An, sa femme préparait un repas à midi et le soir et qu'ils étaient dix autour de la table. Son regard se posait tour à tour sur les places vides et il nommait ceux qui les occupaient – à part sa fille, ils sont tous morts.

Dans mon roman l'Arabe, je l'ai appelé Juste, on le surnomme « la vigie de la route des Pierres » - il ne s'est pas reconnu et ne s'est senti en rien concerné par cette histoire sauf quand un personnage traite le maire de « petit pédé » (en patois on dit pelofi, dont le son me plaisait bien, mais je travaillais à effacer les couleurs locales), parce qu'il n'aime pas beaucoup le maire.

Plus tôt dans la journée , il s'était « amusé » (je crois bien que c'est l'expression qu'il a employée) à compter les morts qu'il avait connus – oui, je sais, il ne l'a pas dit comme ça. Il a dit : « à compter combien de gens que j'avais connus étaient morts ». Il s'était arrêté à 71. En continuant, il serait, je crois, facilement arrivé à 100... Plus que les vivants (même s'il a gardé l'œil), ce sont ceux-là qu'il voit passer à travers les cinq carreaux lorsqu'il s'assied à la tête de la table où, midi et soir, il fait à manger pour un.

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