Antoine Audouard

« Être acteur c'est chouette, c'est bath[1] »

19/05/2022

(Gab-2)

Gabin a beau dire dans une interview que le métier de comédien ne s'apprend pas, c'est un talent, une façon d'être soi en jouant les autres, on ne peut, à voir et revoir ses films, qu'être ébloui par la variété, la richesse de son jeu. Lorsqu'il se tait, son visage et tout son corps expriment. Même vu de dos, il « est » Gabin. Et puis - un peu plus encore quand, un embonpoint accru par l'amour de la bonne chère en bonne compagnie le freine - il fait tout lentement. Lorsqu'il se suicide à la fin de ce sublime mélo qu'est Le jour se lève (Marcel Carné, 1939), il est délibéré, lent, tranquille dans chacun de ses gestes.

« Comment ? »

Comment ce fils d'artistes (son père était artiste de music-hall et sa mère aussi avait été chanteuse « fantaisiste » de caf'conc') qui ne voulait pas faire de music-hall est-il devenu le bel ouvrier du cinéma français des années 1930, le truand idéal ou le flic ronchon des années 1950 et 1960, cet inoubliable homme d'un autre âge de La Horse ou du Chat ?

Comment ne pas prendre en sympathie un acteur vedette qui, contrairement à ce que Truffaut écrivait injustement, préférait que la caméra s'attarde sur le visage de ses (le plus souvent ravissantes) partenaires féminines ? « Elles me rendent plus beau de dos », dit-il un jour de sa voix bourrue, illustrant cette « absence d'ego », rare chez les acteurs, relatée par un des jeunes assistants de Georges Lautner alors qu'il tournait Le Pacha.

Comment ne pas avoir envie d'admirer une star toujours ponctuelle et qui poussait le professionnalisme jusqu'à assister au tournage des scènes auxquelles il ne participait pas ?

Comment ne pas admirer le courage d'un homme qui, en pleine guerre, approchant la quarantaine, réfugié dans le confort de Hollywood où il vivait une romance torride avec Marlene Dietrich, choisit d'arrêter le cinéma pour rejoindre de Gaulle et les Forces françaises libres à Londres ? Pas pour donner sa voix, comme le génial Pierre Dac, ce qui n'eût pas été si mal, mais pour se battre : tu parles d'un tournage ! Il finit la guerre comme canonnier, puis chef de char d'un régiment blindé de fusiliers marins. La guerre gagnée, il déclina l'honneur de défiler sur les Champs-Élysées avec son char, préférant les bras de la belle Marlene. Moins « m'as-tu vu », tu meurs.

Comment ne pas être impressionné par les capacités de réinvention de lui-même d'un acteur star à trente ans et qui, quelque peu éclipsé, se relance à l'approche de la cinquantaine et, le succès revenu, « sert » (« servir », un mot qu'il employait souvent) le cinéma dans la comédie, le film policier ou le drame avec une égale conviction ? Gabin ne cabotine pas quand, dans ses interviews, il mentionne son respect pour « le gars, là-haut, qui a payé sa place ».

Un monde sans Gabin ?

Deux jolis films récents[2] imaginaient, l'un, un monde sans Johnny, l'autre un monde sans les Beatles. Imaginons un instant un monde sans Gabin.

Si M. Ferdinand Moncorgé avait réellement connu un garagiste du côté de la place Pereire et, en 1922, lui avait confié son fils Jean, dix-huit ans, qui voguait alors de petit boulot en petit boulot, celui-ci serait-il devenu mécanicien auto et serait-il passé à côté de la plus belle carrière du cinéma français du xxe siècle ? Impossible à dire, of course. Toujours est-il que Ferdinand, artiste de music-hall et tenancier de café de son état, « piégea » son fainéant de fils[3] en l'emmenant aux Folies Bergère où il enchaîna les petits boulots, de la régie à la figuration, et devint Jean Gabin.

Petit garçon, il avait voulu suivre jusqu'à la ligne de front les pantalons rouges des soldats français pour devenir l'un d'entre eux ; soldat (Gueule d'amour, La Bandera),il le fut à l'écran - et déserteur (Le Quai des brumes),caïd à Alger (Pépé le Moko),ouvrier sableur (Le jour se lève), ingénieur, conducteur de locomotive (La Bête humaine), marin (Remorques) - sans oublier Ponce Pilate (dans le bizarroïde Golgotha de Duvivier où Harry Baur est Hérode et Robert Le Vigan Jésus). Tout cela au cours de sa première carrière seulement, celle qui, interrompue par la Seconde Guerre mondiale, l'amena à Hollywood où il tomba dans les bras de Marlene Dietrich, tourna (in english) quelques films oubliables avant de laisser tomber le cinoche pour s'engager aux côtés de De Gaulle dans les Forces françaises libres. Revenu au cinéma, il dut constater qu'il était trop tard pour retrouver la jeunesse de sa vie et de son image à l'écran. Avec ses cheveux blancs, il était à quarante ans un ex-jeune premier qui devait ramer pour devenir un jeune vieux prometteur. Il fallut s'accrocher. Lui qui n'avait été qu'aimé dans sa première vie cinématographique connut de relatifs échecs et essuya pour la première fois les vacheries de la critique. Il faudrait s'habituer, développer une vraie capacité d'indifférence qui lui serait bien utile lorsque, avec d'autres vieillissants « ci-devant » (metteurs en scène, acteurs, scénaristes) il devint une des têtes de Turc des jeunes loups de la Nouvelle Vague. Du camp des rebelles à la « vieille garde », on échangeait des horions, et les pisse-copie se régalaient ; pour créer le « buzz » comme on ne disait pas encore, un critique crut fin de titrer dans un article sur un film de La Patellière dont Gabin était la vedette : « Jean Gabin règle son compte à la Nouvelle Vague ». Ambiance. Dans ses interviews, Gabin dit qu'il s'en fout, de tout ça, ce qu'on raconte. Est-ce vrai ? Qui s'en fout vraiment, qui développe l'ultime capacité d'indifférence ? C'est sans doute à ça aussi qu'il pense quand il dit ailleurs qu'il aime le cinéma qui lui a tout donné, mais pas les à-côtés, la promotion, les voyages.

Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie

La phrase célèbre de Paul Valéry s'applique parfaitement à Gabin, qui avait beau avoir à l'écran des rôles de solitaire ou de rebelle, mais qui, hors sa famille, cultivait le culte de copains qui n'étaient pas une cour vouée à sa dévotion, mais de véritables amis - une « bande » qui, la journée de tournage finie, aimait à se retrouver pour un repas ou une virée - à condition que celle-ci ne l'emmenât point trop loin. « Passé la Loire, c'est l'aventure », dit-il un jour à son ami Gilles Grangier, qui a utilisé la phrase comme titre d'un merveilleux petit livre de souvenirs… La bande à Gabin comporte des visages qui nous sont familiers, ceux de Bernard Blier, Jean Lefebvre, Robert Dalban, Paul Frankeur ou André Pousse, auxquels à partir du Grisbi viendra s'adjoindre celui de Lino ; côté scénaristes c'est Albert Simonin, puis Michel Audiard, rencontré via Grangier et dont il se méfiait un peu au début, croyant avoir affaire à un fils de famille et qui devint un ami proche et - pour le meilleur et l'ordinaire - l'auteur de bon nombre de ses films à succès et de ses répliques cultes. (À suivre)



[1] Jean Gabin dans une interview.

[2] Jean-Philippe, de Laurent Tuel, avec Johnny Hallyday et Fabrice Luchini, 2006 et Yesterday, de Danny Boyle, avec Himesh Patel, Lily James et Ed Sheeran, 2019.

[3] Ah ! l'historique collection de tous ces cossards qui, selon leurs parents, suivaient le mauvais chemin et se préparaient une existence de honte (pour leur famille), d'échecs et de misère (pour eux-mêmes). À voir la liste des « ratés » annoncés qui se sont fait un nom, tout parent digne de ce nom cesserait instantanément de pousser ses enfants à bien travailler à l'école et de les féliciter pour leurs bons résultats. Les phrases « on ne fera jamais rien de toi » et « tu n'arriveras à rien » sont la matrice de bien des succès. Les ex-premiers de la classe qui ont réussi leur vie sont une poignée. Pour info j'ai été premier de ma classe ex aequo pendant l'année scolaire 1965-1966, en classe de 7e (CM 2 pour les modernes), mais ça n'a pas duré. Notre instituteur (à blouse blanche comme il se doit) s'appelait M. Genet et sous des dehors sévères il était la douceur même. Qu'est devenu mon condisciple ? j'ai oublié son nom - à l'époque déjà, j'étais plus enclin à devenir le pote des mauvais sujets, une tendance qui n'a fait que se renforcer par la suite…

Livres reliés

Partie Gratuite

Partie Gratuite

08/03/2018
' Par un beau midi de début d'été, le 28 juin 2012, j'ai émergé d'une sieste pour découvrir que le côté gauche de mon corps était paralysé et que toute la partie gauche du [...]

Commentaires des internautes

Nombre de commentaires par page

Pour ajouter votre commentaire ici, connectez-vous à votre compte ou créez-en un en complétant le formulaire ci-dessous



Réagissez




Captcha

Please enter the characters displayed in the image

Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.