Antoine Audouard

NOIR C'EST NOIR

24/01/2022

Henri-Georges Clouzot et Jean-Pierre Grumbach, dit Melville, sont deux « cas » du cinéma français ; si l'aîné (Clouzot) commence à tourner avant-guerre et le cadet juste après, ils débutent l'un comme l'autre en noir et blanc et restent des maîtres du « noir » même lorsqu'ils passent à la couleur ; ce sont l'un et l'autre des marginaux que le « système » ne rejette pas et qui exercent une influence stylistique au-delà de nos frontières ; l'un et l'autre suivent leur chemin ; l'un et l'autre sont des auteurs qui, sans vendre leur âme pour obtenir le succès, l'ont souvent trouvé. L'un et l'autre sont réputés pour leur caractère difficile, leurs relations souvent tendues avec les acteurs, leur exigence, leur nature obsessionnelle, voire « paranoïaque » (ainsi François Truffaut qualifie-t-il Jean-Pierre Melville dans une lettre).

Suivez le guide

Puisque Truffaut est un peu mon guide dans le passé du cinéma français, j'ai été chercher ce qu'il disait de ces deux loups solitaires dans sa Correspondance et dans ses deux volumes publiés de critiques. Un seul article sur un film de Clouzot, Le Mystère Picasso, aucun sur Melville, au sujet de qui les mentions dans les lettres sont en général peu amènes, notamment parce que Truffaut a pris la défense de Jean-Luc Godard, jugeant que Melville s'était mal comporté avec son ami qui lui avait offert un (petit) rôle dans À bout de souffle et, surtout, l'avait aidé à monter Léon Morin, prêtre. Truffaut se laisse-t-il dominer par le caractère antipathique, jaloux, àl'occasion odieux de Melville, ou bien n'a-t-il pas vu l'intérêt, l'influence mondiale des films de son aîné ? Ce ne peut être de la jalousie de sa part, car c'est un sentiment qu'on ne décèle jamais chez lui, en tout cas dans ses écrits - et en plus ses propres films noirs sont avant tout des films de Truffaut.

Lors d'un procès en diffamation intenté en 1962 par Roger Vadim à Truffaut, si les « néo-vaguistes » se sont séparés en deux camps - Malle pour Vadim, Godard et Chabrol pour Truffaut -, Melville, qui n'est d'aucun « camp » identifié, s'est rangé du côté de l'auteur des Quatre Cents Coups.

Au-delà de cette comédie judiciaire très parisienne, si j'en crois les biographes de Truffaut, les deux hommes avaient assez de sympathie mutuelle pour déambuler ensemble sur les Champs-Élysées. La relation qu'en donne Philippe Labro, l'écrivain-cinéaste-patron de RTL, ami et « fils spirituel » de Melville, est aussi peu sympathique pour l'un que pour l'autre. « Je me vois en train de descendre les Champs-Élysées avec François Truffaut me disant : “Méfiez-vous de Louis Malle, c'est un arriviste !” Et je me vois les remonter sur le trottoir d'en face avec Louis Malle me disant : “Méfiez-vous de Truffaut, c'est un arriviste !” » L'anecdote en dit au moins autant sur celui qui la rapporte que sur les deux cinéastes. C'est pourtant Melville que Truffaut choisit pour se confier une nuit entière après l'échec de la production française de Fahrenheit 451. Drôle de choix, même si c'est au cours d'une soirée chez Melville qu'il a entendu parler du roman de Ray Bradbury pour la première fois. Les discussions sur le cinéma devaient être vives, car s'ils partageaient une passion pour le cinéma américain, ce n'était pas le même : ainsi de Johnny Guitar, le film de Nicholas Ray, que Truffaut adorait et que Melville tenait, selon le jeune Bertrand Tavernier qui l'avait emmené le voir, pour un film exécrable, un des pires de tous les temps.

D'après ce que l'on sait d'eux, il est difficile d'imaginer deux êtres plus différents - et mal accordés - par le goût et le tempérament. Dans l'intimité, on sait qu'ils peuvent être l'un et l'autre séduisants, charmeurs, amicaux. En public c'est autre chose car leurs styles, pour effacer un physique qui ne leur plaît pas, sont opposés : Truffaut se cache derrière sa timidité, sa politesse presque excessive, un voussoiement systématique ; Melville a trouvé son costume américain, Stetson et Ray-Ban pour dissimuler sa calvitie, ses yeux globuleux et ses joues tombantes. Sur un tournage, ils sont aussi nerveux l'un que l'autre mais autant qu'on sache, Truffaut ne pique pas de « crises » alors que celles de Melville deviennent vite légendaires - point commun avec Clouzot à qui Truffaut reprochera l'atmosphère de « terreur » qui règne sur ses plateaux de tournage.

Pour Clouzot, c'est autre chose mais assez compliqué aussi ; dans une lettre de jeunesse à son grand ami Lachenay, Truffaut dit avoir vu Le Corbeau treize fois ; certes c'est encore loin de La Règle du jeu (quarante-deux fois) ou même du Roman d'un tricheur de Sacha Guitry, qu'il a dû voir à une trentaine de reprises, mais cela signifie que le chef-d'oeuvre de 1943 l'a marqué. Dans une lettre à Clouzot de 1964, il exprime son admiration pour deux autres de ses oeuvres maîtresses, Quai des Orfèvres et Le Salaire de la peur, et lui rappelle qu'à treize ans il connaissait les dialogues du Corbeau parcoeur. On sait Truffaut mauvais élève, et turbulent, mais quand il s'agissait de cinéma, comme de littérature, il était d'un sérieux absolu. Son admiration pour le film n'a pas diminué avec le temps : l'ayant revu une fois de plus, il adresse ces mots à Clouzot : « c'est un chef-d'oeuvre, il n'a pas bougé, c'est un film parfait et profond, et sensible et fort ». Il qualifie La Vérité de « film important ». Se disant dans une autre lettre incapable de filmer les rapports de force entre les hommes (« peut-être parce que je suis fils unique »), il s'avoue « bon spectateur », « épaté » devant les films de Clouzot ou Polanski.

Tout cela - et même le fait de l'avoir qualifié, avec René Clément, d'« intouchable » dans la catégorie honnie du « cinéma de qualité française », ne l'empêchera pas de le flinguer avec un humour cruel à la sortie des Espions - loin d'être son meilleur, il est vrai : « Avec Les Espions,écrit Truffaut,Clouzot a fait Kafka dans saculotte , formule qui en sept mots suffit à rendre compte parfaitement de la portée exacte de l'entreprise. ».

Quelques mois avant sa mort, il écrit pourtant une lettre chaleureuse à Clouzot, à qui le lie ce qu'il n'ose pas appeler une amitié mais qui lui ressemble fort, pour l'encourager à tourner encore. C'est Truffaut à son meilleur, laissant parler la sincérité de l'admiration avec les simples mots du coeur. Quittons un instant le guide Truffaut pour introduire les trajectoires de ces deux enfants terribles.

Deux marginaux, deux pros

Clouzot a fait ses (interminables) classes en étant longtemps assistant ; Melville s'est lancé sans expérience préalable dans son premier long métrage. Malgré ces différences, l'un et l'autre acquièrent la réputation d'être des techniciens consommés, des maîtres, une aura enrichie par leur caractère difficile et leur look de mecs à qui on ne la fait pas ; ils connaissent parfaitement leur métier et imposent leurs vues et leurs ambitions innovatrices à leurs techniciens. Ils savent obtenir ce qu'ils veulent, ils ne comprennent pas la phrase « ce n'est pas possible » et l'affrontement ne leur fait pas peur, au contraire. S'il faut charmer, ils charment et s'il faut flinguer, ils flinguent. Ce qui compte, c'est le résultat.

Ils ne sont ni l'un ni l'autre des « idéologues » et, sans comporter de message particulier, leurs films mettent en scène de façon moderne le tragique de la condition humaine. L'humanité, c'est d'abord les hommes. Là où Doinel/Truffaut disait et répétait « les femmes sont magiques », chez eux, le plus souvent, les femmes sont des présences, des silhouettes, des corps démembrés comme dans un tableau de Dalí ou de Picasso : bouches, seins, jambes, fesses…

Cherchez la femme

À un petit nombre d'exceptions près, quoique très notables, Melville et Clouzot sont des hommes réalisant des « films d'hommes » où les rôles de femmes sont rarement majeurs.

Les premiers films de Melville comportent deux beaux rôles de femmes : la nièce du Silence de la mer, dont Nicole Stéphane incarne à merveille la douceur obstinée, est le visage de ce silence que des êtres simples opposent à l'occupant. C'est un peu ennuyeux, très digne, l'atmosphère et la lenteur sont « bressoniennes », des débuts pour le moins surprenants pour un cinéaste qui deviendra obsédé par l'idée de se mesurer au box-office avec les maîtres du film populaire français des années 1960, Henri Verneuil et Gérard Oury. Dès Le Silence, malgré ses défauts, on découvre le noir et blanc à la Melville - en réalité, un noir, blanc, gris. Ce sera moins convaincant quand Melville passera de l'austérité de Vercors au lyrisme poétique de Cocteau pour Les Enfants terribles, film bizarre qui n'est ni vraiment Melville tel qu'on va le découvrir, ni vraiment Cocteau ; le rôle de la même Nicole Stéphane y apparaît artificiel et son jeu, forcé. Passons sur un bizarre film de commande, Quand tu liras cette lettre : certes, on est content d'y voir la très belle Juliette Gréco mais son rôle n'est pas plus épais ou crédible que celui de l'oubliée qui joue sa soeur. Pour être juste,  le rôle de la star masculine Philippe Lemaire, un beau gosse qui n'a pour lui que sa beaugossité un peu rugueuse et voyoute, n'est pas beaucoup plus  passionnant, ni même consistant. Si on ne le savait déjà, ce qui intéresse Melville, ce n'est pas de créer des personnages, mais des silhouettes. Exception sera faite pour Emmanuelle Riva, à qui dans Hiroshima mon amour Alain Resnais imposait un style emphatique terriblement démodé : sa sobriété et la sauvage retenue de sa sensualité dans Léon Morin, prêtre sont merveilleusement crédibles et touchantesface à Belmondo, le cureton le plus diaboliquement sexy de l'histoire du cinéma français, même si le jeune Huster est acceptable - et même pas mal - dans l'étonnante adaptation par Georges Franju de La Faute de l'abbé Mouret. Dans le premier des deux films américains de Melville, l'improbable Deux hommes dans Manhattan, le scénario est mince et invraisemblable, pur prétexte à tourner en partie à New York ; les femmes sont réduites à des types, elles n'ont pas plus d'épaisseur que des strip-teaseuses saisies une fraction de seconde par un projecteur sur la scène d'un night-club : elles apparaissent, font le job et s'effacent aussitôt. Il en sera de même avec L'Aîné des Ferchaux, le deuxième film américain bien meilleur d'ailleurs (comment se rater avec une histoire adaptée de Simenon ? Peu de metteurs en scène, même médiocres, ont réussi cet exploit) : les femmes y sont des poupées ou des ombres et la caméra du cinéaste ne se concentre que sur les deux hommes - deux beaux rôles pour le génial Charles Vanel (soyons clairs : quoi qu'il joue, même dans les pires navets, Vanel est génial - etencore meilleur quand le film est bon) et le jeune Belmondo, épatant lui aussi comme toujours.

Se réduisant le plus souvent à de longues jambes en bas noirs et à des poitrines serrées dans des chemisiers à paillettes, les femmes des films postérieurs de Melville sont nettement moins intéressantes ; à peine plus consistantes, traîtreuses ou complices, elles servent vite fait de « Bond girls » à Belmondo ou à Delon : ce sont ces deux mâles que la caméra de Melville caresse à n'en plus finir, long coïtus homoérotique interruptus par la mort inéluctable du bel homme. Une exception dans les Melville tardifs est le beau personnage de Mathilde, dans L'Armée des ombres, interprété par une Simone Signoret déjàépaissie mais toujoursbelle femme et grande actrice. Le rôle n'est pas aussi puissant ni aussi développé qu'il pourrait l'être mais elle est une présence impressionnante - et elle meurt très bien (ça y est, je l'ai dit). Elle est la dernière femme notable de la filmo de Melville, dont les derniers films sont 100 % des films d'hommes où passent quelques jolies donzelles, qui se contentent d'être un peu salopes ou de se sacrifier - ou l'un et l'autre. Même avec l'alors sublime Catherine Deneuve, à qui Truffaut a donné de si beaux rôles, Melville ne prend pas la peine de créer un personnage vaguement intéressant. Chassez le naturel macho, il revient au pas, au trot, au galop. Un peu à la manière du personnage de Bourvil dans Le Cercle rouge, Melville préfère leschats.

Les femmes de sa vie

Même s'il n'en a pas eu cinq, comme Guitry, mais « seulement trois », les femmes ont beaucoup occupé la vie et le cinéma de Clouzot. Les femmes du cinéma de Clouzot, ce sont d'abord les femmes de Clouzot : sa première compagne Suzy Delair est la partenaire de Pierre Fresnay dans son premier film, le troublant et distrayant L'assassin habite au 21. Après la guerre, elle est à nouveau la vedette féminine de Quai des Orfèvres. Sa présence est virevoltante et sa voix, agaçante (à mes oreilles) quand elle parle, prend son vrai charme quand elle entonne Avec son tralala, son petit tralala. Elle faisait tourner toutes les têtes. Entre deux films avec Suzy en vedette féminine, Clouzot a offert un rôle trouble et superbe - son plus beau sans doute - à Ginette Leclerc dans Le Corbeau. Passons sur Le Retour de Jean, le short réalisé par Clouzot dans le pontifiant ensemble du film à sketches Retour à la vie. Entouré par deux tâcherons, MM. André Cayatte, et Georges Lampin, Clouzot se met presque à leur niveau et Louis Jouvet y est à son pire ; la scène où une femme facile s'offre à lui est nulle - et insupportable la grande scène où, ayant offert assistance à un Allemand  blessé en fuite, il découvre que celui-ci a été un tortionnaire et lui fait la leçon. Le message, même dans sa partie « bizotesque » (pour devenir un bourreau, un homme n'a pas besoin d'être un monstre, un homme ordinaire suffit) sur le fond, est délivré sous une forme ampoulée à la limite du tolérable et complété par un addendum qui le vide de tout sens quand le personnage de Jouvet affirme que lui ne torturerait pas, jamais. Mais je m'égare (de l'Est) comme toujours, j'en étais aux femmes.

La deuxième épouse de Clouzot, Véra, est le grand amour de sa vie - il faut d'ailleurs un regard amoureux pour lui voir un grand talent : elle passe en rôle secondaire dans Le Salaire de la peur - elle est limitée mais acceptable dans Les Diaboliques où Signoret mange l'écran ; potable dans Les Espions où, occupée à exploser des oreillers dans des crises de panique, elle a peu l'occasion d'ouvrir la bouche ; après la mort de Véra, et avec l'affirmation de ses angoisses catholiques, le péché est de plus en plus au centre des obsessions du réalisateur. Son pendant, la jalousie, est le sentiment qui dévore Serge Reggiani et Bernard Fresson, les partenaires masculins de Romy Schneider dans L'Enfer et d'Élisabeth Wiener dans le dernier film du réalisateur, La Prisonnière.

Aux enfers du « grand film »

Clouzot comme Melville ont un « grand projet » qui rencontre d'extraordinaires difficultés. Si Melville réussit à mettre sur pied son Armée des ombres, considéré comme « le meilleur film français sur l'Occupation et la Résistance », celui-ci ne connaîtra pas le succès espéré par son auteur ; quant à Clouzot, il ne mènera jamais à terme son très ambitieux Enfer dont il n'est resté que des bribes muettes, dont le courageux Serge Bromberg alla tenter d'obtenir les droits auprès de la dernière Mme Clouzot qui, per fortuna, n'était pas actrice, mais seulement catholique - et courtoise. Elle lui avait refusé ce qu'elle avait refusé à d'autres - non sa vertu, sans doute imprenable et que d'ailleurs il ne réclamait pas. Sans une providentielle panne d'ascenseur les choses en seraient restées là. Mais en homme obstiné il mit à profit quelques minutes d'intimité forcée pour convaincre la récalcitrante. Le montage qu'il en a tiré n'est pas le film (dont un remake que je n'ai pas vu a été tiré par Claude Chabrol à partir du scénario), mais on peut avoir des doutes sur le devenir de ce film. Les causes officielles de l'interruption du tournage sont les maladies (celle de Reggiani, que Jean-Louis Trintignant refusera de remplacer au pied levé, puis celle Clouzot lui-même, mais en suivant le montage réalisé par Serge Bromberg, qui alterne les séquences muettes sauvées du tournage, quelques scènes tournées (avec Bérénice Bejo dans le rôle de Romy et Jacques Gamblin dans celui de Reggiani) en suivant le script, et des interviews des acteurs ou techniciens survivants, on pénètre dans le monde d'un homme à l'ambition démente, et qui perd les pédales. Le récit même du tournage tel qu'on pourrait le reconstituer porterait le même titre que le film, mais pour d'autres raisons : sauf pour quelques bricoleurs qui sur instructions de Clouzot, fanatique d'art moderne, s'amusaient à inventer des machines cinétiques permettant de colorer les lèvres ou la langue de Romy Schneider dans toutes les couleurs, c'était l'enfer. Enfer pour les acteurs - Romy devait tirer la langue des centaines de fois, Reggiani, qui n'est pas Belmondo, devait reprendre jusqu'à l'épuisement des courses sur une route de montagne. Dommage d'avoir, pour les martyriser, choisi la plus belle actrice du cinéma européen d'après-guerre et l'un de ses meilleurs acteurs, Serge Reggiani, dont la carrière, débutée en 1938 et s'étalant sur soixante ans, comprend quelques-uns des plus beaux rôles du cinéma français. Surfant sur ses succès internationaux, Clouzot avait mis en route une superproduction financée par la Columbia. Son lieu de tournage principal était un lac appartenant à EDF en contrebas du viaduc de Garabit, dans un décor naturel grandiose. En raison de la construction d'un barrage, le lac était appelé à disparaître, ce qui donnait un temps de tournage de quelques semaines au cinéaste, animé de l'ambition de réaliser un film révolutionnaire et total mais handicapé par des problèmes cardiaques chroniques qui avaient effrayé ses commanditaires, il en tira argument pour exiger non pas une équipe de tournage, pas deux, mais trois. Au lieu d'une efficacité supplémentaire, le résultat fut de perturber profondément les techniciens des équipes 2 et 3 qui n'avaient pas d'idée de ce que ceux de la 1 faisaient avec le patron et attendaient, préparaient, préparaient pendant des heures tandis que Clouzot faisait inlassablement des prises de la même scène. Si l'on ajoute qu'insomniaque, Clouzot réveillait ses différents assistants à trois heures du matin pour avoir leur avis sur sa dernière trouvaille, on obtient la recette d'un désastre.

Le message c'est qu'il n'y a pas de message

Que disent leurs films ? À proprement parler, rien et si l'on en juge à la faiblesse du seul film à message de Clouzot, mentionné au début de ce texte, ça vaut mieux comme ça. En apparence ils racontent et n'offrent ni propos politique ou moral (sauf peut-être dans L'Armée des ombres ou Le Silence de la mer), ni leçon. La psychologie des personnages de Melville est rudimentaire, c'est leur silhouette qui compte, et la lumière qui les éclaire ou les laisse dans l'ombre en dit parfois plus que les paroles qu'ils prononcent. Dans les meilleurs Clouzot,  la psychologie est plus complexe, même chez certains personnages secondaires ; ce sont eux qui contribuent à créer l'atmosphère particulière de la pension où le crime de l'Assassin habite au 21 a lieu, eux qui donnent vie au Corbeau ou à son Quai des Orfèvres ; de même dans La Vérité,  le rôle de Marie-José Nat, soeur jalouse et frustrée n'est pas éclipsé par Brigitte Bardot, alors au summum de sa beauté. Pour le coup c'est le personnage de l'amant assassiné, pourtant joué avec une belle ambiguïté par Sami Frey, qui apparaît falot, tandis que le duel judiciaire de l'avocat général et de l'avocat nous réserve quelques morceaux de bravoure de ces deux grands acteurs que sont Paul Meurisse et Charles Vanel. A son déclin Clouzot sera moins heureux, réduisant peu à peu ses personnages à des types, même quand ils sont incarnés par d'excellents comédiens.  Les femmes deviennent coquines (Dany Carel dans l'Enfer mais aussi la Prisonnière) objets de fantasmes ( Elizabeth Wiener dans la Prisonnière, Romy Schneider dans l'Enfer),  les hommes des jaloux (Reggiani dans l'Enfer,  Bernard Fresson dans la Prisonnière) ou des pervers ( Laurent Terzieff dans la Prisonnière)

Marginaux et passeurs

Leur aura s'étend au-delà du cinéma français, où ils représentent de façon très personnelle une passerelle entre les « classiques » et la Nouvelle Vague : Clouzot connaîtra plusieurs succès mondiaux et l'influence de Melville s'exerce aux États-Unis (Tarantino) et jusqu'en Asie, où de jeunes réalisateurs japonais ou hongkongais (Johnnie To) sont profondément marqués par son style.

Les rôles de leurs vies

S'ils ont leurs acteurs fétiches, dans les rôles principaux ou secondaires, ils savent les sortir de leur « zone de confort » pour donner des rôles inattendus à des « monstres sacrés » : les trois rôles que Melville confie à Belmondo sont très à part dans la riche filmographie de notre « Bébel » national, ceux de Delon parmi les plus marquants de sa carrière ; la Bardot de La Vérité de Clouzot est loin des films de Vadim, les deux films que Melville tourne avec Ventura changent Lino des rôles qui l'ont rendu célèbre, même si les deux hommes en sortiront fâchés au point de ne plus se parler ; le Bourvil du Cercle rouge, le dernier rôle de ce grand acteur, est aux antipodes des comédies qui l'ont rendu célèbre. Pour Clouzot, les deux rôles qu'il donne à Pierre Fresnay sont à part - et mémorables - dans la carrière de ce grand acteur, il rend Montand acceptable, et même bon dans Le Salaire de la peur, film où le grand Charles Vanel est inoubliable. Loin de ses emplois dans ses films à succès du Monocle, Paul Meurisse est superbe chez Clouzot (Les Diaboliques et La Vérité) comme chez Melville (Le Deuxième Souffle). Héroïne chez Melville, criminelle chez Clouzot, la Simone Signoret vieillissante met à leur service toute sa puissance et sa justesse de grande actrice, dont le sommet sera atteint dans deux des meilleurs films de ce magnifique et sous-estimé cinéaste qu'était Pierre Granier-Deferre : je cite souvent Le Chat et La Veuve Couderc car ce sont des films qui vous happent et ne vous lâchent plus de la vie.

L'habit fait le moine

Même s'il les secoue, les perturbe, leur crie dessus ou les irrite au point que certains menacent de quitter le tournage en cours, Melville choisit ses acteurs parce qu'il leur fait confiance. Il passe plus de temps à les habiller qu'à leur expliquer leur rôle. Ayant enfilé sa soutane seyante, Belmondo sera prêtre ; un galure et un imper sur le râble, le voici transformé en voyou et balance (Le Doulos) ; un imper et son chapeau sur la tête, Delon sera un tueur (Le Samouraï) ; autre chapeau, autre imper pour Bourvil afin d'en faire un vieux cheval  de  flic (Le Cercle rouge).

Et à la fin…

Rares dans leurs films sont les happy ends ; même les happy ends des premiers Clouzot sont tout relatifs car la tonalité reste sombre : on a trop baigné dans la boue de l'ambiance du Corbeau pour se laisser vraiment attendrir par la révélation de l'innocence de Denise (superbe Ginette Leclerc) et de l'amour naissant entre elle et le docteur Germain (Pierre Fresnay). Quant à L'assassin et à Quai des Orfèvres, malgré le ton enjoué des dialogues et le rythme, l'impression dominante reste celle du noir des ruelles de Montmartre, celui des façades d'immeubles fatigués, des corridors et des cages d'escalier où tant de scènes se déroulent. Tentative de happy end à la peu  convaincante comédie  Miquette et sa mère mais décidément « ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants », c'est pas le truc de Clouzot.

Dans les films noirs de Melville, peu nombreux sont ceuxoù la mort est épargnée à son personnage principal. Clouzot est plus varié : quand il y a meurtre, on n'y assiste pas toujours et le cinéaste, réputé pour sa maîtrise du scénario, sait nous piéger, comme dans Les Diaboliques, où nous croyons voir un meurtre quand il s'agit d'un piège, piège tendu à l'épouse par le mari et l'amante, piège tendu par le réalisateur au spectateur. On pourrait, par cuistrerie de pseudo-cinéphile ou aux fins du seul divertissement, prétendre ceci : en scénarisant la mise en scène d'un « faux meurtre », que le film finit par démonter, Clouzot procède à une interrogation de ce qu'est le cinéma, comme s'il disait : vous savez bien que ce que vous croyez voir n'existe pas, tout ça c'est du chiqué, du cinéma. C'est Rashômon : pas plus que celui d'un homme, le vrai d'une caméra n'est la Vérité. Toutes ces vues dumonde, trompeuses, incertaines jusque dans leur sincérité, ne sont que des fragments subjectifs, éclatés, du monde. Dans la Nouvelle Vague et à sa suite, ce thème sera poussé, rabâché parfois, avec davantage de lourdeur.

Deux possédés

De leur mauvais caractère, de leur habitude de maltraiter leurs équipes techniques et leurs comédiens, aucune conclusion particulière à tirer : nombreux sont les metteurs en scène réputés difficiles  à tort (Welles) ou à raison ( Julien Duvivier). Même sur ce point les témoignages ne concordent pas toujours, montrant plutôt deux hommes obsédés, possédés par leur travail et imposant à tous leur niveau d'exigence avec plus ou moins de brutalité. Mon ami l'écrivain, scénariste et cinéaste José Giovanni avait gardé un exécrable souvenir de sa collaboration unique avec Melville (pour Le Deuxième Souffle, tiré d'un de ses romans) ; dans un documentaire consacré à Melville, après avoir rapporté un mauvais traitement inutile infligé par l'homme au Stetson (il faisait partie de ces hommes qui ont besoin de se déguiser pour être sûrs qu'ils existent - peut-être parce qu'il se trouvait laid), il a cette phrase terrible : « En réalité, il voulait être seul. »

Peut-être est-ce le dernier mot sur ces deux « cas » en quête de la mythique « baleine noire » qui habitait les eaux profondes de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils voulaient être seuls. Et maintenant ils nous laissent seuls avec leurs films : nous n'avons été ni maltraités ni injuriés par leurs réalisateurs - et il nous reste le meilleur : la chance de les voir et, pour certains, de les revoir.

So long, gents !

PS.

Désolé de ne pas avoir pris le temps de faire plus court  - près de deux mois entre les premières lignes et la rédaction finale, ça semble long mais ça passe vite.

 

Références

Une fois de plus j'ai puisé dans la Correspondance de Truffaut et dans ses deux volumes de critiques (Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux, chez Flammarion, collection « Champs »), ainsi que dans la monumentale biographie de Serge Toubiana et Antoine de Baecque (collection « Folio », Gallimard) dont l'index complet et minutieusement établi est particulièrement facile à utiliser.

Pour les films de mes deux monstres, ils sont tous disponibles en DVD. En VOD aussi je suppose, mais j'ai eu la flemme de chercher - déjà que j'ai mis un mois à écrire ce que vous venez de lire, je vais pas me lancer dans des recherches complémentaires : follohoueurs, follohoueuses je vous le dis : je vous aime, mais  dé-mer-dez-vous !

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