Antoine Audouard

DE L'AUDACE, TOUJOURS DE L'AUDACE !

10/12/2021

M. Jean-Luc Barré n'est pas un des biographes de Napoléon Bonaparte, mais celui de François Mauriac et de Jacques Chirac. Il a effectué le coming out homosexuel du premier, pas celui du second, qui répondait (entre autres) au surnom de « Panpan » à cause de la précipitation de ses coïts extra-maritaux (Bernadette elle était sûrement très chouette, mais monsieur « trois minutes douche comprise », comme on le surnommait aussi, avait de gros besoins) est devenu directeur de la collection « Bouquins » en 2008. Celle-ci, historique collection des éditions Robert Laffont dont j'ai eu l'honneur d'être le directeur général pendant cinq ans, devient aujourd'hui une maison d'édition à part entière. Que nous annonce ce nouvel éditeur ? De l'audace, toujours de l'audace, et de l'innovation - un langage qui a dû séduire son actionnaire, M. Bolloré, un capitaine d'industrie que l'on sait toujours à la pointe du progrès.

Les premières audaces éditoriales de M. Barré l'ont amené à publier un « roman à clés » de Mme Zoé Sagan, Braquage. Renseignements pris chez mon ami Ouiqui, cette autrice n'est pas la fille de Françoise ni celle de Carl - et pas plus celle de Peter, le célèbre sprinter slovaque triple champion du monde de cyclisme sur route et vainqueur de Paris-Roubaix ainsi que de douze étapes du Tour de France. De la lecture rapide de son oeuvrette négligée, on ne tire pas un besoin irrépressible de savoir qu'elle existe réellement et, si c'est le cas, de connaître les détails de son inévitablement trépidante biographie. Mon ami Ouiqui me dit que ce n'est pas son vrai nom ; je m'en doutais, mais ce que dit mon ami Ouiqui, je le crois. Pas de photo, aucun détail, allons voir plus loin. Grâce à mon autre ami, Gougueule (je n'ai que des amis sur le Ouèbe), j'accède au site Babelio. Espoir ! Que me dit-on ?  « Zoé Sagan (un pseudonyme) est auteure d'un premier roman intitulé Kétamine (2020). Diplômée du lycée français Charles de Gaulle de Londres, titulaire d'un master 2 en analyse de la politique internationale du Massachusetts Institute of Technology (MIT), elle est professeure adjointe à l'école Jeannine Manuel depuis 2019. » [Intermède qui n'a rien à voir : sky ! trois de mes enfants ont fréquenté cette école et le plus jeune y est toujours : les aurais-je - bloody hell ! - laissés exposés aux thèses d'une espèce de terroriste ? Mauvais père.] Retour à Babelio :

« Elle est également la porte-parole de la 99 % Youth ou l'art de la politique DIY (do it yourself). » Mes doutes ne sont pas dissipés. Fils de journalistes dont l'un exerçait son mauvais esprit au Canard enchaîné,j'ai mené une enquête approfondie où j'ai risqué ma vie. Je suis en mesure de révéler mes découvertes, en exclusivité, à mes follohoueuses et follohoueurs : née à Pont-à-Mousson, Mme Sagan s'appelle en réalité Léonie Prunier et elle est la fille unique d'une bonnetière et d'un commerçant en grains alcooliques et analphabètes ; maltraitée par ses parents (en comparaison, l'enfance malheureuse de M. Moix a été un jardin de roses), elle a découvert la littérature en ramassant dans une poubelle un exemplaire à la jaquette déchirée et conchiée de l'édition France Loisirs de Moi, Christiane F., treize ans, droguée, prostituée… ; cette lecture l'a exaltée ; sa formation littéraire a été complétée par Jamais sans ma fille, de Betty Mahmoudi, Femmes, de Philippe Sollers, La Place,d'AnnieErnaux, Suicide, mode d'emploi, et les oeuvres complètes de Jean Montaldo. Pour se faire une vie digne de l'attention publique, elle hésite entre plusieurs voies : la drogue et la prostitution étaient prises, elle envisage de se dire la fille du footballeur Diego Maradona ou celle de Salvador Dalí ; là encore, malédiction ! Il y a pléthore de candidates. Reste la littérature. Un obstacle : son nom ! Lisez le dernier livre de Léonie Prunier, il vous trouera le cul,c'est mort d'avance. Après des dizaines d'heures à consulter son ami Ouiqui (oui il est aussi son ami, pas que le mien, il est l'ami de tous !), elle choisit ce pseudonyme laissant sous-entendre qu'elle a de la branche. Rien à dire sur le principe, Mlle Simone Kaminker en avait fait autant en se choisissant le nom d'un acteur et metteur en scène historique du cinéma français, Gabriel Signoret. Différence notable : Simone Signoret est devenue une grande actrice, alors que Mlle Sagan écrit comme une bécasse prétentieuse et énervée.

L'audace de ce nouvel éditeur s'est confirmée avec l'annonce d'un autre « roman à clés » relatant des faits allégués d'abus sexuels. Nous n'en saurons pas plus pour l'instant, car la justice a bloqué la parution de cet ouvrage pour atteinte à la vie privée de membres de la famille concernée. À quand le journal secret de Vincent Lambert ou les confessions intimes du père Preynat ? Ayant longtemps travaillé avec Bernard Fixot et contribué avec lui, par la publication de Jamais sans ma fille et autres Vendues !,à la publication et au succès des « documents Fixot », ayant supervisé la publication des mémoires du mercenaire Bob Denard, je ne saurais faire la fine bouche devant des livres qui, sans être de la haute littérature, racontent des histoires humaines en faisant appel à des émotions simples dans un style direct et sans prétention. Mais que vient faire « Bouquins » dans cette galère ?

Soyons rassurés : l'ancien « Bouquins », rebaptisé « La Collection », poursuit sa vie. À l'image de son fondateur, quoique son catalogue fût éclectique, elle ne penchait pas à gauche. Lorsque nous arrivâmes chez Laffont, Guy Schoeller nous proposa la publication en « Bouquins » de l'intégrale du Journal de Goebbels, un document inouï (un adjectif qu'il adorait et dont il avait tendance à abuser) que nous nous refusâmes à publier. Manque d'audace, sûrement.

L'audace de Schoeller ne se résumait pas à des provocations du type de celle-là. Elle consistait à commander à Georges Ifrah, auteur inconnu ayant publié un livre inaperçu, l'Histoire universelle des chiffres,de le remanier entièrement pour en faire un ouvrage aussi savant que distrayant, qu'un passage de l'auteur dans l'émission de Bernard Pivot aiderait à transformer en l'un de ces improbables best-sellers qui, de temps à autre, font leur apparition sur les listes ; elle consistait à dénicher un Dictionnaire des symboles dans les fonds des cartons de la collection ésotérique « Les Énigmes de l'univers »,à le refondre et publier pour en faire ce qui serait une des « vaches à lait » d'une collection qui n'échouait que superbement, comme dans la publication des oeuvres complètes de Victor Hugo ; elle était aussi de commander à l'historien Paul Veyne une préface aux Lettres à Lucilius de Sénèque, un court et dense texte qui était un véritable traité d'histoire de la philosophie latine. L'audace de Schoeller, c'était le monumental Dictionnaire du cinéma de Jean Tulard, qui serait suivi de l'épatant Dictionnaire du rock de Michka Assayas ; c'était aussi de commander à un obscur chercheur passionné des tribus indiennes d'Amérique du Nord une somme illustrée sur leur histoire - somme dont, après plus de vingt ans de labeur, le texte complet a été remis. Autant que je sache, les trois millions de signes écrits à la main qu'il a fallu dactylographier et les splendides planches en couleurs dorment quelque part dans un bureau. M. Barré, tout occupé à des audaces d'un autre genre, n'a pas le temps - ou l'envie - de transformer ce travail d'une vie en un livre. Pendant ce temps il publie l'abominable et verbeux Maurras, quelques potes à lui, un voyageur et un penseur à la mode. Pour balancer Maurras il publie Edgar Morin, Michel Onfray et Jack Lang - un gage de gravitas intellectuel, surtout pour ce dernier auteur, qui a été à Mitterrand ce que Malraux était au général de Gaulle et Voltaire à Catherine II. S'étant gardé à gauche, M. Barré peut maintenant mettre barre tout à droite. S'appuiera-t-il sur un précédent (la publication de son Histoire de la musique) pour rééditer Les Décombres et les Les Mémoires d'un fasciste de Rebatet - sans parler de Brasillach et d'un de leurs aïeux dans l'antisémitisme frénétique, Édouard Drumont ? Rebatet est interviewé dans la légendaire émission Radioscopie de Jacques Chancel, en 1969 je crois, quand le journaliste, engagé volontaire en Indo, admirateur du général Leclerc, donc peu suspect de gauchisme, l'interroge sur ses positions et écrits pendant l'Occupation : après quelques phrases de langue de bois jaillit ce cri du coeur : « Il faut quand même voir ce que les juifs nous avaient fait avant la guerre ! » En d'autres termes, comme disait Céline : « Dans l'affaire entre Hitler et les juifs, tous les torts ne sont pas du même côté. »

Il n'y a pas que dans le groupe Editis qu'on rencontre la même hypocrisie au sujet des rééditions d'antisémites morbides, avec (Céline) ou sans (Maurras) talent. On se souvient peut-être de la suspension par Antoine Gallimard de la réédition dans la collection « Pléiade » des oeuvres de Drieu La Rochelle qui avait été nommé par son grand-père Gaston à la tête de la collection fondée par un juif, Jacques Schifrin, viré par le même Gaston dès l'arrivée des Allemands à Paris. Dans l'ordre des lâchetés, je ne sais où « Courage, virons ! » et « Courage, suspendons ! » se situent en regard du célèbre « Courage, fuyons ! », mais il est délicieux de voir que certaines traditions françaises ne se perdent pas. Animé d'une audace rajeunie, M. Gallimard petit-fils a finalement suspendu sa suspension et réédité Drieu avant de caler (provisoirement ?) devant les pamphlets antisémites de Céline. Fort heureusement un jeune audacieux, omnia veritas, n'a pas eu ces pudeurs de jeune fille et succombé au « wokisme » rampant qui gangrène nos vraies valeurs de liberté - le même qui a amené le rejeton à suspendre la publication des oeuvres de M. Matzneff dont, instruit par M. Sollers, il avait continûment publié les oeuvres « transgressives ». Espérons qu'il se reprenne et se souvienne qu'il y a peu encore, avant d'absurdes ennuis avec la justice, M. Matzneff était son « ami ». Chez Bouquins comme chez Gallimard, on utilise l'argument « si nous ne publions pas ces textes, ils circuleront sous le manteau, publiés par d'inavouables officines ». Puis on dégote un universitaire plus ou moins clairement zemmouro-lepénisant, mais doté d'un pedigree universitaire acceptable, chargé d'établir une édition scientifique.

M. Barré a la chance d'appartenir au groupe d'édition qui diffuse maintenant l'ami intime du grand patron : je suis sûr que si M. Bolloré demandait à M. Zemmour de rassembler ses oeuvres complètes (de Balladur, immobile à grands pas jusqu'à La France n'a pas  dit  son dernier mot en passant par Les Rats de garde, coécrit avec Patrick Poivre d'Arvor (un auteur à l'autorité intellectuelle incontestable dont les oeuvres complètes mériteraient également une belle édition), celui-ci saurait convaincre d'en céder les droits dans des conditions raisonnables ; peut-être irait-il, après la préface dudit PPDA, jusqu'à écrire lui-même une introduction à sa pensée et à son oeuvre. Cela serait de l'audace. Resterait à publier les écrits révisionnistes de M. Faurisson, l'édition définitive des Mémoires de M. Le Pen, barre à gauche pour le journal politique de sa fille Marine ; n'oublions pas le journal intime et les carnets secrets du général Aussaresses, chef tortionnaire non repentant, l'intégrale non censurée des sketches de M. Dieudonné, les pensées politiques de M. Bigard - et pourquoi pas, liberté d'expression oblige, le Bouquin des blagues racistes et antisémites ? Putain, merde, y en a marre du bien-pensant !

Allons, de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace !

Références

Yann Moix : Orléans (Grasset , 2019)

C'est  le prédécesseur de M. Barré, mon ami Daniel Rondeau, qui m'a invité à préfacer dans Bouquins deux livres dont je suis fier : le Tous les contes de ma Provence  de mon père Yvan Audouard, et les Œuvres de la Vietnamienne Duong Thu Huong. Dans un moment de faiblesse (il était moins audacieux, alors), M. Barré m'a chargé  de préfacer une édition des lettres de Tchekhov : Vivre de mes rêves, lettres choisies et traduites (superbement) par Nadine «  Nadioucha » Dubourvieux.

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