Antoine Audouard

HEURES HEUREUSES (CE QUI RESTE)

14/06/2021

Parasite a ouvert l'heure du cinéma coréen — et pourquoi pas ? C'est un petit film malin, mignon et bien joué d'un réalisateur créatif qui a déjà excellé dans des genres très différents. De plus, au-delà du cas Bong Joon-ho, pour le peu que j'en connais, ce bizarre pays à l'histoire tourmentée génère une culture artistique, littéraire et cinématographique riche et diverse. Autant de raisons d'y aller voir de plus près.

En cinéma, nous avions connu des heures.

Quelques exemples de ces heures heureuses :

- italiennes (néoréalisme, comédie) ;

- japonaises (le choc de Rashômon à la Mostra de Venise en 1950) ;

- hongkongaises (Yip Man et Bruce Lee, Wong Kar-Wai, John Woo que Quentin Tarantino connaît par coeur, le génial Infernal Affairs que Martin Scorsese a transposé décemment) ;

- chinoises (Zhang Yimou, Chen Kaige, Ang Lee, ) ;

- suédoises (d'Alf Sjöberg à Roy Andersson et Ingmar Bergman) ;

- danoises (de Dreyer à Lars von Trier et Thomas Vinterberg — tiens, j'ai toujours pas vu Drunk, Ludo va m'engueuler  par Ludo :  son dernier message était « vas-y aujourd'hui » et c'était il y a quinze jours)

- même si on n'inclut pas l'indispensable Fawlty Towers et Black Adder parce que c'était de la télé, il y a de belles heures britanniques, de David Lean à Roland Joffé, de Ken Loach à Mike Leigh, de Blake Edwards (The Party, le premier Pink Panther) à Terry Gilliam (les Monty Python), de Carol Reed (Le Troisième Homme) à Stephen Frears, d'Alan Parker à Danny Boyle, de Laurence Olivier à Kenneth Brannagh, sans compter Alfred Hitchcock, qui vaut une pendule à lui tout seul ;

- des heures océaniennes (Jane Campion, mais aussi L'Âme des guerriers, en Nouvelle-Zélande, les Mad Max et Baz Luhrmann en Australie) ;

- des heures polonaises (de Wajda à Zulawski ; de Polanski — excellent jeune cinéaste polonais passé à l'Ouest pour le meilleur (Le Bal des vampires, Rosemary's Baby)et le propret — à Kieslowski) ;

- une heure tchèque (Milos Forman, lui, n'a rien perdu en devenant américain) ;

- une heure hongroise (je projetais des films de Miklos Jancso au ciné-club du lycée avec une constance que les sifflets et les huées n'entamaient pas) ;

- une heure yougoslave (ah ! la découverte des films d'Emir Kusturica !) ;

- des heures russes, il y en eut plusieurs depuis S. M. Eisenstein, mais le cinéma russe, qui a résisté à Staline et Brejnev, survivra-t-il à Poutine ? À suivre ;

- plusieurs films magnifiques ou marquants sont sortis de pays qui n'ont pas eu leur heure, et je n'entre pas  dans les détails des cinémas nationaux que je connais mal et qui sont à la mode ou hors de mode depuis si longtemps qu'on ne compte pas leurs heures (le cinéma indien, le cinéma égyptien) ;

- j'allais négliger les heures québécoises (Denys Arcand, Xavier Dolan) ;

Et  les heures américaines ? (de Mack Sennett à Buster Keaton, des Three Stooges aux Marx Brothers, de Chaplin à Laurel et Hardy, de D. W. Griffith à John Ford et Howard Hawks, de Lubitsch et Capra à Billy Wilder, d'Orson Welles à David Lynch, les westerns, les films noirs, et j'en passe) ;

Tu connais pas les heures françaises ? t (d'Abel Gance à Jean Vigo, de Renoir à Renoir, de Carné aux Becker père et fils, du réalisme années trente à la Nouvelle Vague années soixante).

Il y a même eu une heure suisse.

Je m'en suis souvenu en revoyant La Salamandre, le film d'Alain Tanner qui a lancé cette heure. Adolescent sentimental et agité, je l'avais vu au cinéma à sa sortie (1971) et avais été bouleversé, en même temps que j'étais tombé amoureux de son improbable héroïne, Rosemonde (Bulle Ogier). Ce n'est pas sans une certaine crainte que je me suis replongé dans ce film : cinquante ans plus tard, que resterait-il de mon émoi ?

Je ne suis pas sûr de la réponse, mais j'ai été épaté par l'audace, la qualité, la liberté, l'humour. Dans les bonus du DVD, Alain Tanner, toujours en vie, toujours moustachu, toujours en marche, raconte qu'il fut sidéré de son succès, de son retentissement mondial, car il pensait avoir raté son film dont il ne voyait que les défauts. Le couple masculin qui accompagne la jolie Bulle, elfe sexy et impeccable « mauvaise fille », est irrésistible de drôlerie et de poésie — le thème « social » ne se transforme jamais en message idéologique aux intentions pesantes. Comme souvent au cinéma le manque de moyens financiers et techniques a été suppléé par l'imagination. Avant Tanner, le Suisse du cinéma, c'était Godard ; après Tanner, l'heure suisse a commencé. On allait voir les films de Michel Soutter (Les Arpenteurs) ou de Claude Goretta (L'Invitation). On allait les voir parce qu'ils étaient suisses et que ce « label » nous promettait des beaux visages de femmes, des forêts où retentiraient les voix de Jean-Luc Bideau et Jacques Denis : « Ah ! que le bonheur est proche ! Ah que le bonheur est lointain ! » Avec eux, grâce à eux, l'insupportable et cruelle dinguerie du monde nous devenait presque douce, ci laissant sur nos visages éblouis par la lumière du jour au sortir de la salle l'ineffaçable cicatrice d'un sourire.

Succès ou pas, Tanner a continué à bricoler ses films comme il l'entendait, avec de gros rêves et de petits moyens. Sans doute n'avait-il plus, comme à ses débuts, à expédier lui-même les copies dans les salles où ses films seraient projetés, mais il a décliné poliment les offres de divers producteurs lui proposant de « vrais budgets » pour de plus gros films. Il est resté jusqu'au bout ce « petit Suisse » avec sa grosse moustache qui fait les choses par passion — et à sa manière — ou ne les fait pas.

Et quand on entend sa voix de vieux monsieur dire avec un peu d'émotion « ce qui reste, au bout du compte, c'est la beauté », on a envie de le prendre dans ses bras et de lui faire un bisou.

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