Antoine Audouard

TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (9)

01/06/2021

Tous les noms, le nom

Dédoublements, de redoublements, recoupements, la vie, le cinéma ; tout se nomme, se dénomme, se renomme… Le comédien François Darbon (Antoine et Colette, Baisers volés) prête son nom de famille à Christine (Claude Jade), la jeune amoureuse (Baisers volés), puis épouse (Domicile conjugal) et ex-épouse (L'Amour en fuite) de Doinel. Quant à Doinel lui-même, après s'être interrogé sur sa réelle identité, Truffaut tente une plongée intérieure vers l'origine de son nom. S'agît-il d'une variation musicale sur le nom d'Etienne Loinod ( Jacques Doniol-Valcroze), collaborateur des Cahiers du cinéma ? Truffaut hésite, dit-il, jusqu'au jour où quelqu'un (qui ? il ne le précise pas) lui rappelle que la secrétaire de Jean Renoir s'appelait Ginette Doinel. Les origines arméniennes de Charles Aznavour fournissent la vérité de la première vie de Charlie Kohler sous son identité d'Édouard Saroyan, le pianiste virtuose. Truffaut lui-même fait passer le souvenir de sa mère (Montferrand) chez le personnage de Ferrand qu'il interprète (La Nuit américaine).

Kohler est le nom de famille de Charlie (Aznavour, Tirez sur le pianiste) et Julie[1] (Moreau, La Mariée était en noir) ;et le « Bliss » de Camille, déjà attribué à Claude Rich, un des rares hommes — avec Fergus (Charles Denner) — que Julie Kohler n'assassine pas dans La Mariée, n'est-il pas (fausse) promesse de délice ? On découvre un Morane industriel dans La Mariée (Michael Lonsdale, toujours épatant dans des rôles de salaud doucereux) avant qu'il ne prenne son envol avec Bertrand le séducteur de L'Homme qui aimait les femmes ; le compagnon de Doinel dans Les Quatre Cents Coups s'appelle Bigey, nom de l'éditrice (Brigitte Fossey) du livre L'Homme qui aimait les femmes.

J'ai longtemps cru que le nom Lachenay (Desailly dans La Peau douce)venait du marquis de La Chesnaye (inoubliable Marcel Dalio dans La Règle du jeu). Pourquoi pas, même s'il faut se souvenir que l'ami d'enfance et de toujours de Truffaut s'appelait Robert Lachenay, inspirateur du jeune camarade de Doinel dans Les Quatre Cents Coups.Improbable producteur (des Mistons), le vrai Lachenay devint un bon critique dont Truffaut « empruntait » parfois le nom pour ses articles au vitriol, et un réalisateur passé inaperçu, resté caché dans les sous-couches de la Nouvelle Vague à la crête de laquelle surfaient Godard, Resnais, Rivette, Rohmer ; Lachenay, son pote d'école buissonnière , le « compagnon secret[2] » de ses rêves de jeunesse,.est mort  vingt ans   après son »vieux salaud » d'ami dans l'ombre où il avait vécu. Dans vingt ans, mes petits-enfants s'intéresseront peut-être aux films de Rivette, le plus « secret » des « néo-vogueurs », mais écumeront-ils le Web pour visionner Le Scarabée d'or (1961), Les Voix d'Orly (1965) ou Morella (1971), les trois courts-métrages mis en scène par Lachenay ? I don't think so. Qu'avait pensé  ce discret en entendant son nom utilisé pour le personnage d'un lâche-né[3] ? I don't know. Rien dans la Correspondance offerte par ma chère Malcampo, et vers laquelle je ne cesse de revenir pour trouver des indices. « Mon cher vieux » Robert est le premier destinataire des lettres de Truffaut (plus de cinquante lettres en une trentaine d'années). Ce dernier est mort trop jeune pour qu'ils aient l'occasion de prononcer ces mots étranges : « Nous nous connaissons depuis quarante ans. » Je dois être assez vieux — j'ai quelques amis de cinquante ans…

Appelle-moi par mon prénom

Il y a  la danse des prénoms, aussi : la petite Sabine (Sabine Haudepin), fille de Jules et Catherine dans Jules et Jim, revient toujours en Sabine, fille du couple Lachenay dans La Peau douce ; des années plus tard  la même actrice sera Nadine, la jeune comédienne ambitieuse et sans scrupule du Dernier Métro, tandis que Dorothée — oui, celle du Club Dorothée — est Sabine dans L'Amour en fuite ; la jeune Claude Jade est la charmante Christine des Doinel ; Catherine Sihol l'odieuse Marie-Christine, épouse assassinée de Julien Vercel dans Vivement dimanche ; Fabienne est le prénom de la belle Mme Tabard[4] (Delphine Seyrig) dans Baisers volés ; ce sera celui d'une des conquêtes de Morane dans L'Homme qui aimait les femmes ; Bernadetteest une autre de ses victimes, double redoublement car celle-ci est interprétée par une Sabine (Glaser), et l'on sait que Bernadette Lafont est une des actrices fétiches de Truffaut, des Mistons à Une belle fille comme moi ; Marie Dubois est la pétulante Thérèse, amoureuse de Jim, qui fait la locomotive dans Jules et Jim, tandis que Thérésa (Nicole Berger) est le prénom de la prostituée amoureuse de Charlie dans Tirez sur le pianiste ; Catherine Deneuve s'appelle Marion dans La Sirène du Mississippi et dans Le Dernier Métro ; Julie (Jeanne Moreau) est la serial-killeuse de La Mariée, et devient l'irrésistible et sympathique star Julie Baker (Jacqueline Bisset) de La Nuit américaine ; Bernard, c'est d'abord Bernard Menez, le distrayant accessoiriste crétin dont la réplique décalée et absurde clôt La Nuit, puis le prénom est dévolu à Gérard Depardieu qui le conserve entre Le Denier métro et La Femme d'à côté. Julien est le père d'Antoine Doinel (Albert Rémy) dans Les Quatre Cents Coups ;après un rôle secondaire dans Baisers volés, il devient le petit Julien Leclou (Philippe Goldmann), un des jeunes héros de L'Argent de poche, puis l'inconsolable Davenne de La Chambre verte ; son dernier avatar sera Vercel (Jean-Louis Trintignant), l'agent immobilier injustement accusé du meurtre de l'amant de sa femme dans Vivement dimanche ; Odile est la maquilleuse (Nike Arrighi) de La Nuit américaine,puis Mme Jouve(Véronique Silver), l'émouvante narratrice de La Femme d'à côté ; Liliane est une jeune femme dont Truffaut était épris et qui l'a fait mariner, puis repoussé, précipitant son malheureux engagement dans l'armée : elle a inspiré la Colette d'Antoine et Colette ; vengeance tardive, Liliane est le prénom porté par Dani, la petite amie d'Alphonse qui le largue en plein tournage pour un cascadeur anglais dans La Nuit américaine ; pour le fun je cite Victor, L'Enfant sauvage, et le H de Hugo, qu'on ne voit pas dans Adèle H., mais dont la figure hante sa fille. Jean-Pierre Léaud est Antoine, père d'Alphonse dans les cinq Doinel, et il devient Alphonse dans La Nuit américaine, ayant en quelque sorte accouché de lui-même. Et moi je suis Antoine depuis toujours, un peu à cause de mon parrain Antoine[5] Blondin ; c'est marrant, quand j'ai fait ma « profession de foi[6] » en 1967 à l'église Saint-Pierre de Neuilly, je devais me choisir un prénom et ce fut François, non à cause de Truffaut dont je ne verrais le premier film en salle (La Nuit américaine, je crois) que cinq ou six années après, ou de Bizot, que je ne rencontrerais que trente-cinq ans plus tard, mais à cause d'un autre ami de mon père, le réalisateur de télévision François Chatel. (À suivre.)



[1] Julie Colère, ça lui va bien — la première fois que j'ai vu le film, j'ai cru que ça s'écrivait comme ça.

[2] Référence gratuite. The Secret Sharer, récit magnifique et peu connu de Joseph Conrad, en français Le Compagnon secret, traduction que je n'adore pas, mais je n'en ai pas qui rende comme l'anglais : « Le passager clandestin », c'est pas ça, « Le partageur »,ça n'existe pas, sauf peut-être si on est Samuel Beckett, qui a osé Le Dépeupleur (j'adore le titre, mais j'ai pas lu) —, alors va pour « Le compagnon secret »…

[3] N'est pas Lacan qui veut, je sais.

[4] Référence gratuite : qui, ayant vu le film, ne se remémore la scène où devant sa glace, Doinel tente d'évaluer son coeur incertain en répétant en alternance les prénoms des deux femmes qui l'occupent : Christine Darbon et Fabienne Tabard.

[5] Antoines en littérature : le chéri de Cléopâtre, Tchekhov, Trollope, Blondin, un des Thibault (Roger Martin du Gard), Bloyé (roman de Paul Nizan), Saint-Exupéry. Sinon en peinture/sculpture : Van Dick, Bourdelle, Watteau — et on n'oublie pas Antoine Lumière, père de Louis et Auguste. Ou les sportifs Antoine « Grizzi » Griezmann et Antoine « Toto » Dupont, sans compter Antoine le chanteur : « Ma mère m'a dit “Antoine va t'faire couper les cheveux”, je lui ai dit “Ma mère, dans vingt ans si tu veux”… »

[6] Anciennement « communion solennelle ». Ma grand-mère Baptistine s'est tapé une nuit de train depuis Arles pour assister à la cérémonie. Il faut dire que selon son fils mon père, c'était une « sainte femme ».

Livres reliés

Partie Gratuite

Partie Gratuite

08/03/2018
' Par un beau midi de début d'été, le 28 juin 2012, j'ai émergé d'une sieste pour découvrir que le côté gauche de mon corps était paralysé et que toute la partie gauche du [...]

Commentaires des internautes

Nombre de commentaires par page

Pour ajouter votre commentaire ici, connectez-vous à votre compte ou créez-en un en complétant le formulaire ci-dessous



Réagissez




Captcha

Please enter the characters displayed in the image

Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.