Antoine Audouard

DIX HEURES DE BONHEUR

01/03/2021

Je finirai bien par écrire quelques lignes sur Truffaut et ses films, mais je  me trouve à mon insu - de mon plein gré[1] - contraint de le remercier à nouveau pour du cinéma qui  n'est pas le sien.

Ayant regardé, ébloui, sans une minute de lassitude, les 5 h 30 du Napoléon (1927) d'Abel Gance, j'ai appuyé sur la touche bonus et enchaîné avec La Roue (1923). D'abord, j'ai cru avoir affaire à un documentaire sur les trains : voies ferrées, locomotives, fumée, on était entre L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière et La Bête humaine de Jean Renoir. Point ! C'est dans un nouvel opéra que je pénétrais, 4 h 30 « seulement » dans le montage fourni par l'éditeur alors que le film existe dans différentes versions allant jusqu'à 7 h 53.[2]

Sisif, le personnage central de La Roue, n'inspire pas a priori le même sentiment de majesté que Napoléon[3] Bonaparte : c'est un ingénieur mécanicien veuf qui élève seul son fils et voue une passion amoureuse à sa loco, la Pacific 231 - la même, je crois, que Jean Gabin bichonnera dans La Bête humaine une dizaine d'années plus tard : il connaît chacune des inflexions de sa voix et, à la manière de l'homme écoutant la femme aimée, sait deviner son état, ses besoins, ses humeurs. A good deed should never go unpunished : mon ami Bruce m'a appris ce proverbe américain qui trouve ici son illustration, car en sauvant puis recueillant une petite fille rescapée d'un accident de train, l'infortuné Sisif met en branle la roue du destin. Je passe sur les détails d'un mélodrame à rebondissements ; il suffit de dire qu'en grandissant, la petite Norma, la « rose du rail », devient l'objet de passions folles, au centre desquelles celle de son père adoptif, rival amoureux de son propre fils, fabricant de violons à l'âme nervalienne. Des rails de  Nice et de la gare Saint-Lazare, où les sections ferroviaires furent tournées, jusqu'aux pentes du mont Blanc, où Sisif aveugle voit sa fin, le film est d'une beauté aussi stupéfiante que sa liberté : Gance filme les trains de La Roue comme il filmera les chevaux dans Napoléon, il passe de Sophocle à Racine, de Zola à Charlot, balayant tout le spectre, du drame social à la tragédie antique en passant par le burlesque ; il est réaliste quand il faut l'être, poétique et rêveur le reste du temps. Il aime les visages qu'il sait caresser et tourmenter, le beau visage de Norma (superbe Ivy Close), la face noire et le regard aveugle de Sisif (Séverin-Mars bouleversant et moins cabot que le pourtant génial Albert Dieudonné dans Napoléon), et sa caméra donne toujours l'impression d'être exactement là où il faut être, car on voit tout, le proche, le lointain, le présent, les fantômes du passé. Ce film est hanté par une présence dont on ne voit jamais le visage, mais dont on connaît le nom,  Ida Danis, le  grand amour du réalisateur, atteinte de la tuberculose au début du tournage qui se poursuivra loin de Paris, en s'adaptant aux lieux où sa guérison est espérée : Nice, Arcachon (pour une seule scène), Chamonix ; ainsi un film reposant sur les ressorts de l'antique fatum est-il accompagné par une tragédie intime, car pas plus que son acteur principal, le génial Séverin Mars, décédé peu après la fin du tournage, Ida, dédicataire du film,  n'assistera à sa sortie parisienne, avec première le 14 décembre 1922 au Gaumont Palace, avec en  bande son live compilée et composée par Arthur Honegger, un orchestre de rien moins que soixante musiciens. Cocteau dira qu'il y a un cinéma avant et après la Roue, comme il y a une peinture avant et après Picasso ;  sans vouloir pinailler je n'en suis pas si sûr pour Picasso, car c'est négliger Matisse, Braque, Miro et autres Dali - tout aussi importants dans les révolutions de l'art du XXe siècle, mais sur la Roue, tel Molly Bloom je dis oui, oui, oui, oui, oui. Ça fait beaucoup de oui, ça : cinq  si je recompte bien. Oui à sa démesure, oui à ses bricolages de génie, oui à sa beauté, oui à son humanité ! Et oui, aussi, à son impossible longueur !  oui, même (j'en suis à six), à ses imperfections !

Dans son introduction au Napoléon, Truffaut emploie au sujet d'Abel Gance le terme surprenant de cinéaste « raté ». Attention au sens qu'il donne au mot, qu'il lui attribue avec autant d'admiration que d'affection. Avec leurs excès de mélo, leurs scènes théâtrales venant se glisser entre deux séquences de grands espaces, avec leurs invraisemblances scénaristiques, leur érotisme limité au genou, leur onirisme naïf, il a raison de nous rappeler que si La Roue et Napoléonne sont pas des films « parfaits », ils sont de la famille de La Comédie humaine, des Rougon-Macquart, de Guerre et paix,de L'Idiot, de Moby Dick, du Comte de Monte-Cristo ou des Misérables, oeuvres de génie à la durable imperfection.

Et puis dix heures de cinéma à l'heure où nos enfants ont du mal à dépasser les trente secondes de vidéo sur YouTube, c'est quand même pas rien. (To be continued.)

 

Références

1. - Les romans de Jean Renoir n'ont pas l'air facile à trouver, mais la belle biographie de son père a été rééditée : Pierre-Auguste Renoir, mon père (collection Folio Gallimard).

2. - Mon fils Ulysse, qui a regardé à mes côtés les 45 premières minutes de La Roue, et ma femme, qui suit au quotidien l'évolution de mes obsessions, m'ont offert le Dictionnaire Jean Renoir, de Philippe De Vita (Honoré Champion éditeur, 460 pages, 29 euros) : de A, comme acteur (rapports paradoxaux), à Z, pas comme Zorro, mais comme Darryl Zanuck (rapports frustrants) en passant par Truffaut[4] et Wind, Sand and Stars (Terre des hommes fut un best-seller aux États-Unis et Saint-Exupéry, qui partageait la cabine de Renoir dans le bateau vers New York, lui en donna un exemplaire ; la lecture, écrivit-il plus tard à Saint-Ex, le laissa « sur le derrière ») ; il n'y a pas d'entrée « Jean Gabin », mais un bel index m'a permis de voir qu'il était mentionné à dix-neuf reprises (dix pour Michel Simon).

3 La Roue vient d'être réédité dans un coffret contenant cinq DVD et un livret : intégrale du prologue et des quatre époques du film (8 heures, attachez vos ceintures ! (suppléments sur la restauration du film et archives diverses où l'on voit Abel Gance, âgé, et son chef  opérateur  évoquer des souvenirs de tournage et de montage)



[1] A cause de cette formule assez malheureuse, le cycliste Richard Virenque a été moqué d'abondance mais - dopage ou pas - c'était un coureur qui avait du panache.

[2] Note à l'attention de Bizot : toute sa vie, Gance a pensé à d'autres versions du film , y compris en feuilleton (slogan : « vous avez aimé The Crown, vous adorerez The Wheel) ; quelques années avant sa mort il envisageait encore une version parlante réduite à 1h30. Pas sûr de ce que ça aurait donné, car le muet crée l'obligation de « dire » en images et la longueur, l'intolérable (excruciating) longueur est l'âme même du projet.

[3] On rappellera au passage qu'un de grands-pères de l'excellentissime Nata Rampazzo s'appelait Napoleone, ce qui témoigne du fait que si les aventures militaires du Corse ont laissé des souvenirs d'effroi en Espagne, il n'en a pas été de même en Italie.

[4] On y vient, on y vient…

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