Antoine Audouard

UN GENIE MELANCOLIQUE

21/04/2020

CONTRADICTIONS ET INTUITIONS D'UN GENIE MELANCOLIQUE

C'est sans joie ni complaisance - plutôt comme une forme de maladie chronique avec laquelle il est condamné à vivre - que Châteaubriand diagnostique son propre génie, et à plusieurs reprises au cours des Mémoires , un homme qui n'a pas attendu Cioran pour ressentir  dans ses fibres « l'inconvénient d'être né » juge son don littéraire comme un malheur, une malédiction qu'il lui faudra trimballer au fil d'une existence trop longue. « Alexandre créait des villes partout où il courait ; j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie », écrit-il vers la fin du récit de ses aventures américaines de 1791. Les mots « tristesse » et « ennui » reviennent souvent sous sa plume et à l'en croire, l'écriture n'est pour lui qu'un pis-aller, le refuge d'une vie d'échecs. Ayant vécu la vie de « coureur des bois » avec des trafiquants de peaux et flirté avec de jolies « sauvages » qui lui donneront la matière de  l'oeuvre « américaine » qui lui vaudra le succès,  il a  discuté en tête à tête avec George Washington plus longtemps et avec plus de réelle intimité que Malraux avec Mao cent soixante-quinze ans plus tard : ce n'est tout de même pas rien. S'il a échoué dans l'entreprise poétique, donc impossible, de trouver entre l'est et l'ouest de ce pays-continent un passage qui n'existe d'ailleurs pas, il n'a pas fait que regarder les jambes des filles et blablater avec le héros de la guerre d'indépendance et premier président U.S. Il a perçu en profondeur les possibilités et les contradictions internes de cette république qui - il le note dès son arrivée - offre un refuge à des partisans de la monarchie absolue fuyant une autre république. Il en chante les jeunes héros, en célèbre les institutions naissantes, en quoi il voit une régénération  moderne des valeurs de l'Athènes antique. Dans les bois américains, le chevalier et vicomte de Châteaubriand (plus fier de son nom que de son titre, a-t-il précisé d'emblée) retrouve la solitude aimée et les sensations des bois bretons de son enfance ; les jolies Indiennes qui lui tournent autour avec une innocence coquette réveillent une nature sensuelle réprimée, en même temps qu'elles sont des incarnations de ces femmes irréelles, idéalisées, dont les silhouettes l'ont suivi et hanté depuis sa jeunesse. Pour un être accoutumé aux fantômes, aux fantasmes, la forêt américaine est un refuge naturel. Pourtant déjà, observe-t-il avec sa mélancolie coutumière, la « sauvagerie » recule ; victimes des coups des civilisateurs  et corrompues par leurs vices, les tribus du nord au sud sont repoussées, chassées de leurs terres, privées de leurs rites,  salies par l'expansion du commerce, quand elles ne sont pas massacrées par les soldats de cette nouvelle république qui feint de conquérir des « déserts » et en déloge et détruit des populations entières. Avant de se réembarquer  vers  la France pour aller servir par l'épée une cause à laquelle il n'est pas sûr de croire,  ce chevalier sans Graal médite longuement sur l'avenir de ce pays où il perçoit la puissance irrésistible et les contradictions internes qui l'accompagneront au fil de son histoire et aujourd'hui encore : il mentionne explicitement, en anticipation de la guerre de Sécession,  les conséquences de l'esclavage,  mais aussi celles du massacre des Indiens, de l'urbanisation galopante, ainsi que l'impact destructeur  pour l'unité de la société de la religion du commerce et des extrêmes inégalités de fortune. Ce n'est pas une analyse,  même s'il y mêle des « data », comme on dirait aujourd'hui - plutôt une série de  fulgurantes visions. Philadelphie, où le « palais présidentiel » de Washington est une modeste maison, n'est alors qu'un village et New York un gros bourg. Comment un esprit aussi violemment tourné vers le passé, aussi amoureux de ce qui n'est plus, peut-il s'imprégner avec autant de force d'un futur qui n'est qu'esquissé ? Il faut croire que ce détestable génie ne l'entourait pas seulement de la fumée des songes mais d'un peu de ces cruels pouvoirs prophétiques dont l'exercice remplit le devin, non de vaine fierté, mais d'un invincible chagrin.

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