Antoine Audouard

L OMBRE DES ROIS

10/04/2020

 Sicut nubes, quasi naves...   velut umbra
« Comme  un nuage... comme des navires, comme une ombre »

(Châteaubriand en exergue des Mémoires d’Outre-tombe) 

 

Ma vie m’a mis en contact avec quelques « puissants », sans me couper de la glèbe dans laquelle mes ancêtres ont vécu et travaillé pour que je naisse et vive libre. Ainsi, je l’espère, ai-je appris à ne mépriser ni craindre personne. «  Je n’étais bon, ni pour tyran, ni pour esclave », écrit Châteaubriand dans le livre II des Mémoires d’Outre-Tombe, « et tel je suis demeuré. »

Aristocrate sans fortune ni sens de la carrière, solitaire et mélancolique, Châteaubriand, exilé de sa Bretagne natale en 1788, a des mots sans tendresse pour décrire la cour finissante de Versailles – seuls le cou et les mains de Marie-Antoinette et les boucles blondes des enfants du couple royal éveillent en lui une compassion rétrospective – l’année suivante, c’est l’effarement qui s’empare de lui devant le spectacle presque comique des « vainqueurs de la Bastille », groupe dépenaillé qui l’a emporté sur des troupes invalides et un gouverneur timide, dignes symboles d’un régime en bout de course; quoiqu’il ait eu de la sympathie pour les « idées nouvelles », l’effarement du jeune chevalier tourne à l’effroi devant les premières têtes sur les piques brandies en triomphe. Au-delà de son horreur face aux crimes, commis au nom de la liberté, il exprime un dégoût aristocratique devant la vulgarité de ce peuple de poissardes et de sans culottes qui le gêne dans ses flâneries et l’oblige à désennuyer son ennui au fond d’une loge de théâtre où il trouve son « désert » chéri et observe à la dérobée une jeune fille dont il ne sait si elle lui plaît, s’il l’aime, mais qui lui fait si « terriblement peur » qu’il ose à peine lui adresser la parole.  Est-ce le même homme qui, revenant à Londres trente ans plus tard comme ambassadeur de la Restauration, se souvient des années qu’il y a passé, émigré sans le sou ? Sitôt  libéré du protocole, il fuit la pompe et les ors pour déambuler dans les rues pauvres, recherchant les portes « étroites et indigentes» où il trouvait refuge au temps de sa misère d’exilé.

Ce « noble sans vassaux ni fortune » et les enfants ou petits-enfants d’esclaves africains ne sauraient être plus différents ( j’aurais voulu voir la tronche de François René, habitué des  opéras aux Italiens, devant Howlin’ Wolf ou Koko Taylor). Ils ont pourtant un océan en commun : c’est sur l’Atlantique qu’ils embarquèrent pour l’Amérique, lui seul et libre pour une aventure longuement rêvée et choisie, eux battus et enchaînés pour aller se casser le dos dans les champs.

Combien d’aristos parmi les bluesmen and women retrouvés il y a une vingtaine d’années par Martin Scorsese et sa petite bande d’aficionados de la musique noire africaine-américaine ? Si les bluesmen ont souvent des noms – voire des surnoms – royaux, il est frappant de voir combien ont vraiment commencé leur existence en ramassant le coton, en nettoyant les fossés ou les chiottes. Le blues n’est pas né du souvenir de la souffrance, mais de cette souffrance elle-même. Mais pour le petit nombre de ceux qui ont suivi des carrières royales, comme B.B. King, combien sont morts au fond de la misère à laquelle ils s’étaient arrachés, comme Rosco Gordon, star des années 1950 qui acheta sa première Cadillac à dix-sept ans et termina sa vie dans une blanchisserie du Queens à New York ?

« Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé », écrit le vicomte de Châteaubriand, qui mentionne ensuite « cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence ».

Grâce à Scorsese and gang, une trace restera de ces beaux visages ravagés de tristesse et hantés par les crimes, de ces voix venues de l’oubli : leur monde a sombré presque aussi complètement que la société féodale dont Châteaubriand fut le dernier témoin.

Qui connaît encore les noms de Nehemiah « Skip » James , pasteur et bluesman mort à l’hôpital sans un sou, de J.B. Lenoir,  le Martin Luther King du blues, mort en 1967 après un accident de voiture, des suites d’une hémorragie interne négligée par les urgences à l’hôpital ?  Et Sister Rosetta Tharpe qui dirigeait son chœur de gospel une guitare électrique à la main ? Qui connaît la légende  de ces « Little », de ces « Big Joe », «  Big Johnny » ou « Big Sam », de ces « Fats » ?  Et qui, hors les Blues academies, a jamais entendu parler de Bobby Rush, qui, il y a vingt ans encore tournait, comme depuis ses débuts un demi-siècle plus tôt, dans les bars craspouilles du « Chitlin Circuit », déchaînant les foules avec son look gangsta rap avant la lettre et son « electric mud »,  impur de blues, de gospel et de funk ?   Bobby s’arrangeait toujours pour être de retour chez lui, à Jackson, Mississipi, à temps pour se changer et se rendre en famille la messe baptiste de 9h15 du dimanche matin : « on Saturday night, I dance for the babe – and on Sunday morning, I dance for Christ. »

Comme au temps de Châteaubriand, qui notait que les hommes et leurs monuments passent, ceux-là ont disparu, comme les rues qui étaient  pour eux haven and heaven », leur hâvre  et leur paradis : Beale à Memphis et Maxwell à Chicago – mais les ombres de ceux qui en furent les  rois, des reines, nous accompagnent – et leurs voix casées de chagrins et de joies…

 

Références

Je lis Châteaubriand en intégrale dans l’édition de la Pléiade  mais il existe une édition en 2 tomes dans la collection Le Livre de Poche.

The Blues (2003), coffret de sept films produits par Martin Scorsese, réalisés par Scorsese in person, Wim Wenders, Charles Burnett, Mike Figgis, Richard Pearce, Marc Levin et Clint Eastwood.

 

 

 

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