Mon jeune et merveilleux ami Mourad Benchellali me racontait qu'assez tôt dans sa détention à Guantanamo, il avait rêvé qu'il retournait à l'école - signe que dans cette épreuve qu'il n'avait pas choisie et qui s'annonçait longue et cruelle, il pressentait l'occasion d'un apprentissage. Pour un garçon intelligent mais turbulent, qui avait interrompu prématurément ses études, il bénéficiait d'un programme complet de rattrapage. Il en a profité pour apprendre l'anglais et l'arabe, étudier le Coran, lire Harry Potter et cultiver une douceur et une tolérance naturelles qui font de cet « ennemi combattant » qui n'a jamais porté les armes un des êtres humains les plus profondément pacifiques et bienveillants que je connaisse.
Nos conditions de détention - si j'ose ainsi nommer le confinement qui nous est imposé par la situation sanitaire - ne sont en rien comparables à celles qu'a eu à subir Mourad; nous pouvons néanmoins, comme lui, en profiter pour retourner à l'école.
Ma vie m'a donné la chance de recevoir quelques cours que je peux partager avec les avides lecteurs de ce blog. En voici la première partie.
Mon séjour dans les locaux des hôpitaux Lariboisière et Fernand Widal m'a donné l'occasion de fréquenter de près un monde que je ne connaissais peu et mal… …J'ai eu la chance de développer des relations de camaraderie, voire d'amitié, avec quelques-uns des soignants ou agents avec qui j'ai été le plus régulièrement en contact. J'ai donc au cours des dernières années suivi en direct et en temps réel la lente dégradation des conditions de travail dans les hôpitaux français où l'on a voulu installer sans réflexion de fond des objectifs de performance…Manque de moyens, de lits , de personnel, de matériel, fatigue chronique de beaucoup de soignants : s'il y avait une leçon à retenir de la « crise », ce serait que les hommages vibrants aux soignants ne suffisent pas : c'est bien sympathique de les applaudir aux fenêtres ou sur le « fenestron » (c'est ainsi que mon père, le regretté Yvan Audouard, appelait l'écran de télévision quand il tenait sa chronique du « Canard Enchaîné ») : il faut les équiper, les payer plus décemment - et leur assurer des conditions de travail correctes. Un peu à la manière des flics à qui on a demandé de faire du chiffre et qui passent parfois plus de temps à surveiller les horodateurs et mettre des prunes qu'à assurer la sécurité, on a demandé aux directeurs d'hôpitaux de rentabiliser= fermer des « lits » qui ne tournaient » pas assez vite, pas de remplacement des personnels manquants, recrutements rendus difficiles à cause de salaires « peu attractifs » (euphémisme pour dire « autour du SMIC » et horaires impossibles); soignants sommés de cocher des cases sur des fiches ou des formulaires informatiques : autant de temps passé loin du patient qui en a besoin. Dans ces conditions le soin est peu à peu devenu comme le nettoyage des chiottes dans les trains : on accomplit sa tache le plus vite possible, on signe la feuille, (traçabilité oblige !) et on passe à la suite (cadence oblige). Ça ne veut pas dire que le travail est mal fait : la température a été prise, le taux de sucre mesuré, la toilette effectuée, mais le supplément gratuit, le sourire, la conversation anodine, passent à l'as.
Certes il y a des priorités et à la veille du pic d'épidémie on ne va pas demander aux soignants déjà exténués, appelés en panique à droite et à gauche, de faire du « small talk » avec des patients en détresse respiratoire, sans compter que sont vite atteintes les limites de la conversation entre un patient et un soignant masqués - encore faut-il qu'on leur en fournisse, des masques, d'ailleurs ! Il serait dommage d'oublier tout cela une fois le virus maîtrisé (très bonne blague sur Internet : ne prenez pas le Covid 19, attendez la version updatée : le Covid 20). Le système de santé français a fait l'objet d'un consensus politique : si notre provisoire « union nationale » de temps de guerre pouvait enfin déboucher sur des choix politiques et budgétaires permettant de le « refonder » en temps de paix dans le long terme plutôt que dans les bricolages de l'urgence en comptant sur le « dévouement » et « l'héroïsme », cela prouverait que collectivement nous avons été à l'école du virus.
PS. Quelqu'un peut-il enregistrer une nouvelle version de la délicieuse chanson « tout c'qui est dégueulasse porte un joli nom » en ajoutant le mot « coronavirus ?
https://www.youtube.com/results?search_query=+tout+c%27qui+est+%C3%A9gueulasses+porte+un+joli+nom
PPS : ceci rédigé il y a quelques jours - entre-temps témoignage d'une jeune infirmière reçu par WhatsApp entre deux vidéos marrantes (il y en a d'excellentes) Elle a choisi le métier par vocation, et non par défaut : son stage en chirurgie interrompu la voici reversée dans un service de pneumologie débordé, sous-équipé et en manque de personnel. Payée une misère elle met sa vie en danger pour sauver la nôtre. Si elle traverse l'épreuve, comme son compagnon aide- soignant dans une équipe de nuit dédiée au Covid 19, lui dira-t-on seulement ? « Merci beaucoup Alice, voici un euro de prime (l'augmentation par nuit de garde obtenue pendant son stage de dernière année d'études) : économise, joue au loto une fois tous les trois mois, si tu gagnes tu auras tes chances de partir en vacances ! Peut pas se plaindre, la petite : au moins elle n'a pas (pas encore ?) trouvé sous sa porte un mot anonyme lui demandant de déménager parce qu'elle et son chéri représentent une menace sanitaire pour les occupants de l'immeuble…