Au pays du business roi, les poètes sont souvent respectés, admirés, révérés, aimés. Ainsi ne suis-je pas surpris de voir pleine la grande salle du 92nd Sreet Y pour un hommage au poète récemment disparu WS Merwin.
Né à New York, ayant grandi dans le New Jersey et en Pennsylvanie, ce fils de pasteur presbytérien qui, à cinq ans, composait des hymnes, avait obtenu une bourse d’études à Princeton. Il avait vécu dans le Greenwich Village quand c’était encre le phare et le havre des poètes et musiciens désargentés. Puis l’appel de la forêt avait commencé à sonner en lui et il s’était transporté dans le Lot, avant de trouver un sanctuaire sur une île de Hawaï.
Mon merveilleux ami l’écrivain John Burnham Schwartz ouvre la séance. C’est chez John que nous avons rencontré William, compagnon de vie de sa mère Paula. Comme beaucoup des « grands » que j‘ai croisés dans ma vie, j’ai été frappé par sa simplicité, la chaleur humaine spontanée qui émanait de lui, son absence totale de pose – aussi l’attention mutuelle constante que Paula et lui se portait avait quelque chose de rare et de bouleversant.
Plus tard, toujours grâce à John, nous avons assisté à une lecture de William dans le cadre de la « Writers conference » de Sun Valley (Idaho), dont John est le directeur littéraire. L’homme était frêle, les mots clairs et mystérieux, la présence discrète et formidable.
Nous ne l’avons revu qu’une fois à Brooklyn – avec Paula ils passaient l’essentiel de leur temps à Hawaï, répugnant à revenir vers une civilisation qu’il voyait destructrice de tout ce qui selon lui donnait du prix à la vie. Sur son île de Maui, il écrivait ses poèmes (il avait appris le hawaïen pour recueillir des légendes locales et composer une étonnante épopée de l’île, (The Folding Cliffs ), et plantait une petite forêt de palmiers avec Paula. John, qui leur rendait visite le plus souvent qu’il le pouvait – William devenait aveugle et Paula était malade – les voyait allongés ou assis l’un à côté de l’autre, silencieux, se tenant la main. Quand il eut presque complètement perdu la vue, il y avait encore de la poésie en lui : son dernier volume fut dicté. Ensuite il se tut.
John parle de lui. Je sens qu’il contient toute l’émotion en lui – et plusieurs fois je vois les larmes qui lui montent aux yeux, sa voix pourtant habituée à parler en public qui tremble légèrement, son corps qui se crispe. Pour finir, il lit deux poèmes, le second consacré à Paula.
Toute la soirée nous avons entendu des témoignages : éditeurs, poètes, amis, qui s’achevaient par la lecture d’un ou deux poèmes. C’était émouvant, drôle parfois – Paula était presque toujours présente. Et puis après le dernier témoin, une voix a retenti : c’était celle de William, enregistré il y a une quinzaine d’années. Il a lu trois poèmes. Ci-dessous le deuxième :
Yesterday
Mon ami dit
Je n’étais pas un bon fils, tu comprends
Et je dis Oui, je comprends
Il dit, je n’allais pas voir mes parents très souvent, tu sais
Et je dis Oui, je sais
Même quand nous habitions la même ville
J’y allais peut-être une fois par mois
Peut-être encore moins
Je dis Oh oui...
Il dit : la dernière que j’ai été voir mon père
Je dis, la dernière fois que j’ai vu mon père
Il dit, la dernière fois que j’ai vu mon père,
Il me posait des questions sur ma vie,
Comment je me débrouillais,
Et puis il est passé dans la pièce à côté
Pour chercher quelque chose qu’il voulait me donner
Oh, dis-je,
Sentant à nouveau le froid de la main de mon père
La dernière fois
Il dit, Et mon père s’est retourné dans l’embrasure de la porte,
M’a vu regarder ma montre
Et il a dit
Tu sais je voudrais que tu restes
Pour parler avec moi
Oh oui, je dis
Mais si tu es occupé, il a dit,
Je ne veux que tu te sentes obligé
Juste parce que je suis là
Je ne dis rien
Il dit : Mon père a dit
Peut-être que tu as un travail important à faire
Ou bien quelqu’un à voir
Et je ne veux pas te retenir
Je regarde par la fenêtre
Mon ami est plus âgé que moi
Il dit : Et j’ai dit à mon père que oui, c’était bien ça,
Je me suis levé et je suis parti,
Tu sais,
Alors que je n’avais nulle part où aller
Et rien à faire.
Ensuite la voix de William a dit « Good night » et beaucoup ont cru qu’il nous disait aurevoir – mais c’était encore un poème – et encore, toujours, pour Paula.
Good Night
Dors doucement, mon vieil amour,
Ma beauté dans l’obscurité
La nuit est un rêve que nous faisons,
Tu le sais, tu le sais,
La nuit est un rêve, tu le sais,
Un vieil amour dans l’obscurité
Qui sans fin t’enveloppe quand tu vas,
Tu le sais
Dans la nuit où tu vas
Dors doucement
Sans fin dans l’obscurité
Dans l’amour que tu sais.
Et puis la voix du poète s’est tue sans s’éteindre. Elle résonnera encore longuement dans les cœurs, réveillant leurs amours vieux ou jeunes et les accompagnant sans fin dans les nuits obscures.
PS. Les deux traductions ci-dessus sont personnelles. Le traducteur français attitré de WS Merwin est Luc de Goustine.