Borislav à Notre Dame
Le soir de l'incendie de Notre Dame, j'ai vite éteint la télé qui ne diffusait pas mon programme préféré (Canteloup, je l'avoue sans honte) pour nous passer en boucle les images de l'effondrement de la flèche accompagnées des visages défaits de « personnalités » en larmes qui n'avaient pas de mots ou d'anonymes hébétés qui n'avaient rien à dire. Par bonheur, Trump s'était soustrait à son ardente obligation (la paix dans le monde par la construction de murs) et il était intervenu avec son habituelle hauteur de vue pour, nous dire qu'il fallait agir vite, ce qui nous avait échappé. Ensuite viendraient les curés, les « experts », les pompiers héroïques. Le business télévisuel me privait de l'intimité de mon chagrin à moi, m'empêchait d'évoquer les heures passées à arpenter les ruelles autour de Notre Dame lorsque je cherchais à y évoquer les présences d'Héloïse et d'Abélard, dans cette île de la Cité, où ne se dressait pas encore la silhouette familière.
Je pensais aussi à Borislav, mon cousin bulgare.
Lorsqu'en famille nous avions rendu visite à ma grand-mère à Sofia, Borislav était celui qui m'aidait à communiquer avec ma cousine, dont le français était aussi faible que mon bulgare. Borislav parlait notre langue parfaitement , comme le russe et l'allemand. Quelques mois plus tard il était venu en visite à Paris et avait résidé chez nous.
« Qu'est-ce que tu as envie de faire ? » avais-je demandé le premier soir - et sa réponse avait fusé : « visiter Notre Dame. »
Le lendemain matin nous nous y étions rendus à pied ( Bagatelle - Pont de Neuilly- Notre Dame, c'est quand même une tirée) et à mon grand embarras, c'est lui qui m'avait fait visiter la cathédrale. Il en connaissait chaque recoin parfaitement et il y avait dans ses explications le mélange entre la précision du guide qui connaît son affaire et la conviction passionnée d'un amoureux. Il était l'illustration incarnée de la phrase de Confucius : « celui qui sait une chose ne vaut pas celui qui l'aime ; celui qui aime une chose ne vaut pas celui qui en fait sa joie. »
Lorsque l'agacement vous prendra, comme il me prend aussi face à ces milliardaires qui donnent des millions pour reconstruire la cathédrale, comme nous donnons de la mie aux pigeons, vous penserez peut-être à Borislav ou à l'un de ceux pour qui, comme lui, - au-delà des bombardements médiatiques coupées d'écrans publicitaires - ont ressenti intimement qu'un bout de leur âme à eux s'échappait en fumée dans le ciel de Paris l'autre soir.
Ps. Référence : Entretiens de Confucius, traduits par Pierre Ryckmans