
J'avais 21 ans et dans le car menant de la triste ville industrielle de Homs à Palmyre, je lisais Anna Karénine. Mon voisin de voyage m'a poussé du coude : on arrivait. J'ai refermé mon livre, le coeur battant d'une imprécise attente tandis que les premiers temples de l'ancienne ville de la reine Zénobie allongeaient leurs gracieuses silhouettes vers le ciel pur de nuages. Tout était sable et bleu. Au sommet d'une aride colline se découpait la masse moins élégante de l'ancien fort où, en 1940, mon grand-père avait été stationné durant la « drôle de guerre ».
Que voit-on passer entre les pierres reconstituées virtuellement de la merveilleuse exposition « Sites éternels » du Grand Palais ? quelques figures humaines, des statues effondrées, des fantômes.
L'émotion qui étreint le passant (on n'ose dire « le visiteur » tant ici les moyens techniques déployés nous donnent l'impression d'être témoins, et non consommateurs culturels ayant acheté notre billet pour l'entrée de 16h30) devant les paysages de Palmyre et de ces autres sites dont l'existence sera désormais essentiellement imaginaire, car leur beauté s'est éboulée non sous l'usure du temps mais sous les bombes, les pelles et les pics, les explosifs...
A quoi ça sert de s'y immerger, pour dix minutes ou pour une heure, à l'heure où les troupes d'Assad fils (un garçon qui a de la branche car il s'en prend à Alep avec la même subtilité destructrice que son père à la sublime Hama) détruisent et massacrent en toute tranquillité ?
On a voulu nous faire croire après le Bataclan, que prendre un verre à une terrasse, assister à un spectacle, étaient des actes de résistance civique. Dira-t-on que faire la queue (espérons-le assez longue) pour visiter ces « sites éternels » est une manifestation d'opposition, un cri de révolte contre ces destructions humaines et artistiques perpétrées par les ennemis complémentaires du régime syrien et de Daech avec la complicité internationale? Non ! Ce n'est que l'occasion d'une évocation personnelle sensorielle et puissante, celle d'une méditation poignante.
Que restera-t-il sur ces sites eux-mêmes, quand la guerre se retirera ? L'aurore balaiera-t-elle plus que des ruines ocre et blanches effondrées, émiettées ? Ou bien sera-ce comme à Cluny, Sparte, Olympie, où le peu qui demeure évoque puissamment la grandeur de ce qui fut ?
Il n'a fallu «que» trois mois de travail qu'on imagine intense et frénétique, à ma merveilleuse amie Sylvie Hubac, la toute nouvelle directrice de la Réunion des musées nationaux, pour mobiliser les talents, les documents et l'énergie nécessaires à monter ce projet proche de son coeur - car ces lieux furent des rêves de sa jeunesse - de la nôtre, car nos âges commençaient par 2 quand, ayant tout juste publié mon premier roman, équipé d'une machine à écrire portative, je rendis visite au Liban à une stagiaire d'ambassade éblouie de la beauté des lieux et découvrant la perpétuelle folie de leurs occupants. Sa sincérité et une forme de foi naïve ont survécu à la guerre ainsi qu'à l'expérience du service de l'Etat, à la répétition des espoirs et des déceptions.
Il ne fallait pas seulement des moyens financiers et technologiques pour réussir pareille exposition; sans un coeur plein d'ardeur tout cela eût échoué ou n'eût été qu'une sinistre reconstitution. - or ces pierres vibrent de vie et nous portent à penser aux hommes qui les édifièrent, à ceux qui y vécurent, ceux qui les admirèrent ou les relevèrent- comme à ceux qui y meurent. Notre ombre se mêle aux leurs, et, promeneurs au milieu de pierres imaginaires, nous contribuons en silence à faire vivre cette vie qui, n'étant plus, à travers nous se prolonge et n'est pas tout à fait oubliée.