Antoine Audouard

QUAND J'AVAIS TON ÂGE

03/12/2014

D’une façon générale, le répugnant écart qui régnait
Entre la misère des uns
Et la fortune de certains
Me donnait envie de vomir
Longtemps j’en ai gardé une sympathie d’instinct
Pour la famille des doctrines (appelées couramment communisme)
Qui prétendent mettre fin de façon radicale
A ce mal fondamental.
Quand j’avais ton âge
Un voyage en Russie- où j’avais par ailleurs perdu mon pucelage -
Ne m’avait pas sorti de cette insomnie-
Ni quelques séjours en Bulgarie,
Terre de tes ancêtres où l’on faisait la queue
Pour trouver à manger mieux
Que des patates ou du chou-
Ou mettre la main avant le baisser du rideau
Sur quelques produits de première nécessité-
Sans parler de la privation de liberté
Ni de ton grand-oncle Borislav
Qui, parce que autrefois diplomate sous un roi slave,
Passait banni sa vie à balayer la boue
D’un groupe d’immeubles lézardés
D’une lointaine banlieue sofiote.
Il lui restait toujours assez de sous
Au fond de sa cagnotte
Pour écluser son chagrin à la slivova
Sous les yeux de ma cousine Dida
En répétant davaï davaï !
Les yeux éteints, les jours, les ans passant
Ainsi qu’un long enterrement.
Il est mort je ne saurais te dire quand.
Plus tard j’ai connu pire :
Des décennies après la fin
De la surveillance
Dont il était l’objet,
En la personne de son beau-frère,
Chargé par la police de moucharder ses moindres mots,
Vesko était encore plein de colère,
Poursuivant imaginaire vengeance
Au nom de la justice contre cette engeance
Qui lui avait contre sa famille, ses amis,
Inoculé une toxique bactérie
Par laquelle à jamais il était privé de confiance.
Il est mort en pétard, solitaire et amer.
Il n’y a pas, mon fils, de réparation finale des torts
Sauf sur les fresques du jugement dernier
Que l’on voit aux portails des églises
Où un Seigneur toujours vainqueur
Punit les méchants,
Les jetant dans d’éternels tourments
Tandis que les justes, à sa droite, bénis,
Sont promis aux vergers d’Eden,
Où coule le miel et abondent les fruits.
Quand je vois sur les fenestrons
Un spécimen de ces histrions
Dont la colère messianique
Nous promet des révolutions
Pour peu – modeste condition –
Qu’on punisse de barbares populations,
Je pense à ces regards tristes.
Mais est-ce une raison
Pour passer bien au large,
Les yeux fermés sur le gars effondré
Sur la banquette, ou sur le trottoir allongé,
Une raison pour considérer
Qu’après tout puisque de notre honnête aisance
Rien n’a été volé, aux plus pauvres arraché,
Tout ça ne nous regarde pas ?
Des injustices de la vie nous ne sommes pas
Responsables, c’est triste, terrible, même, mais c’est comme ça ?
Devant cela, mon fils, tu ne détournes pas les yeux, je le sais,
Et que si tu ne peux
- Petit, je me souviens, tu t’en voulais de n’avoir pas mis au point le médicament au nom en –ine qui sauverait ton grand-père –
D’un coup de baguette magique établir sur terre le royaume des Cieux,
Où l’on vivra d’amour, où hommes et bêtes seront frères et sœurs,
Tu continues au fil de ta vie,
Sans cesser de rire, de créer, de rêver,
De parler avec les malheureux,
D’avoir de ces gestes petits, minimaux,
Par où passe la bonté de ton cœur
En ce monde où l’on vit aux cris de « moi, moi, moi ! »
Tu sais déjà que l’autre, c’est toi, et tu n’oublieras pas
Et que si ce poème, bien qu’il commence
Par l’abomifreux « quand j’avais ton âge »,
Peut t’y accompagner parfois,
Ça valait le coup d’essayer…

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