Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LINO, CE HÉROS (3)

Mon Top 14-18 LINO (plus ou moins par ordre de préférence personnelle au moment où je conclus).

GARDE À VUE (aussi dans le top Michel Serrault, qui dans son rôle de notaire odieux, mais innocent réussit l'exploit de presque « voler la vedette » à Lino). Guy Marchand dans un coin de la pièce, passage de Romy, excellente en épouse frustrée, malheureuse et vengeresse.

DERNIER DOMICILE CONNU (excellent Giovanni servi par Marlène Jobert - très mimi, cheveux roux, yeux verts, mollets dynamiques à la limite de l'énervement -, et les superbes seconds Paul Crauchet - encore lui ! - et Michel Constantin).

L'ARMÉE DES OMBRES : un des meilleurs Melville, sans doute le plus personnel de l'homme au Stetson, et le film français sur la Résistance. Aux côtés de Lino, chef de réseau, que du lourd : Signoret, superbe, Paul Meurisse sobre et sombre, Serge Reggiani pour une séquence, Paul Crauchet bien sûr, toujours juste quoi qu'il joue (ici un traître).

LE DEUXIÈME SOUFFLE (top Delon aussi). Selon le témoignage de Giovanni, auteur du roman et coscénariste du film, pour la scène où Lino doit courir pour rattraper un train, Melville a, sans prévenir l'acteur, donné instruction de faire accélérer le train progressivement, afin qu'il n'y ait rien de joué dans l'essoufflement, l'épuisement de son acteur vedette.  « Il me prend pour qui ? »  se serait, selon José,  exclamé Lino. Au-delà de cet incident, Lino s'est très mal entendu avec le terrible Melville, au point de refuser de tourner dans Le Cercle rouge, préférant payer un dédit (le contrat était signé) pour ne pas avoir à supporter une autre fois les humeurs du réalisateur obsessionnel et notoirement difficile. À cette décision nous devons le choix heureux de Bourvil pour ce qui serait son dernier rôle - et le chef-d'oeuvre de Grumbach/Melville.

LES GRANDES GUEULES (top Bourvil aussi). J'ai rapporté plus d'une fois à mon ami Vincent « le King » un fun fact de tournage raconté par Giovanni, scénariste de l'excellent film d'Enrico. Dans le groupe de taulards employés dans la scierie reprise par Bourvil, figurait un des deux « costauds » américains du cinéma français : Jess Hahn (l'autre était Eddie Constantine). « En vrai », Lino, ancien boxeur et catcheur, frappait lourd ; en face de lui, l'autre dur du film c'était pas Hahn, mais Bourvil - un roc. Mon King, tu te fous de ma gueule parce que je la raconte une fois encore et tu la connais par coeur, mais peut-être pas mes adoré(e)s follohoueurs et follohoueuses.

LES AVENTURIERS (top Delon également) super fin dans le décor d'un endroit alors peu connu : le fort Boyard.

LE SILENCIEUX, excellent thriller de Pinoteau, même si on comprend toujours pas tout au scénario Pinoteau/Dabadie (bonheur de voir deux merveilleuses très différentes : Suzanne Flon et Lea Massari).

L'EMMERDEUR (vaut aussi pour Jacques Brel, génial). Fun fact : c'est le premier François Pignon du scénariste Francis Veber, futur réalisateur de La Chèvre, des Compères, du Dîner de cons et du Placard. Entre doux dingue, tête en l'air, et victime de la méchanceté des autres, il y aurait une étude sérieuse à mener de Pignon et de ses transformations dans l'opus vébérien.

UN PAPILLON SUR L'ÉPAULE, un des meilleurs Deray - la plus belle mort de Lino, excellents rôles secondaires, de Paul Crauchet notamment, mais aussi Nicole Garcia et Jean Bouise. Fun fact : il est pas mal question d'une mallette que des méchants très méchants veulent récupérer à tout prix. Lino qui aimait bien comprendre demandait sans cesse à Deray et à ses coscénaristes ce qu'il y avait dans cette fameuse mallette et la réponse revenait, agaçante, toujours la même : « Il y a ce que tu veux. » Et nous, on n'a toujours pas la réponse. Jolie métaphore de la vie, peut-être : il y a ce qu'on veut, ou ce qu'on y met ; et s'il n'y avait rien ?

TOUCHEZ PAS AU GRISBI. On comprend que Gabin ait aussitôt « adopté » Lino. René Dary (rien vu d'autre avec lui ou me souviens pas) et Paul Frankeur sont excellents, mais celui qui occupe l'écran avec Gabin, c'est Lino. La légende dit que, débutant absolu, il avait demandé par provocation un cachet énorme (1 million d'anciens francs, c'est énorme ?), presque équivalent à celui de Gabin, et qu'à sa surprise il l'aurait obtenu. Les producteurs en ont eu pour leur argent. Dora Doll et (surtout) Jeanne Moreau excellentes dans les rôles féminins secondaires.

LA SEPTIÈME CIBLE. Le scénario de ce thriller décalé, signé Pinoteau et Dabadie, est déroutant et parfois improbable, mais Lino est crédible et efficace ; en plus à ses côtés il y a Jean Poiret, Lea Massari, Elizabeth Bourgine ; ce ne sont pas les débuts de Jean-Pierre Bacri, qui deviendra bientôt le grincheux le plus sympathique et célèbre du cinéma français, mais il y est épatant en flic obstiné et pas gracieux.

UN TAXI POUR TOBROUK. Pendant une bonne partie du film, le ton est celui d'une comédie et il y a en effet des scènes comiques et de bonnes répliques « classiques Audiard ». C'est en réalité un film désenchanté, presque désespéré.

100 000 DOLLARS AU SOLEIL est un drôle de western où les chevaux sont remplacés par des camions. On pense à un Salaire de la peur devenu comédie. Le rôle secondaire de Bernard Blier est si distrayant que le duo Belmondo/Lino est en réalité un trio. Gert Fröbe est un des fidèles méchants Allemands du cinéma français.

CADAVRES EXQUIS. Ça finit mal pour Lino, flic acharné et qui pose les yeux là où il ne faut pas, mais c'est chouette de l'entendre en italien, et c'est dirigé par l'excellent Francesco Rosi. Plaisir de voir quelques figures du cinéma international : Alain Cuny (le compagnon d'Arletty dans Les Visiteurs du soir, où Jules Berry est l'inoubliable diable),Max von Sydow et Fernando Rey (l'acteur bunuélien par excellence - fun fact : il a aussi joué le rôle du prêtre dans Les Sept Mercenaires ; pas mal de nanars aussi, mais on oublie).

Pas vu l'autre film italien notable, Cent jours à Palerme (Giuseppe Ferrara, 1984), mais interviewé après sa sortie, Lino disait franchement que ça s'était mal passé entre lui et un metteur en scène dont il n'était pas sûr qu'il en soit réellement un. Habillé pour l'hiver, le mec.

ADIEU POULET. Épatant duo Lino/Patrick Dewaere. Trois « cadors » des seconds rôles Victor Lanoux, politicien salaud très convaincant, Françoise Brion troublante et méchante « Madame Claude », Julien Guiomar, cynique directeur de la police. Encore un (super) scénario signé Francis Veber.

ASCENSEUR POUR L'ÉCHAFAUD. Les rôles principaux du film sont l'ascenseur et la musique de Miles Davis, mais le scénario n'est pas si mal et le trio Jeanne Moreau/Maurice Ronet/Lino est franchement for-mi-da-ble.

LE RAPACE. Un vrai personnage pas clair, et donc intéressant, un vrai film d'aventures, même si le pays latino-américain imaginaire où Giovanni situe l'action est aussi improbable que ceux de René Clair (Le Dernier Milliardaire)ou Louis Malle (Viva Maria).

LE RUFFIAN. Un bon film d'aventures de Giovanni. Claudia Cardinale en « baronne » : magnifique, comme toujours. Très bon début - et très bonne fin aussi.

LA GIFLE marque également les débuts à l'écran d'une jeune actrice promise à un bel avenir : Isabelle Adjani. D'après elle, lorsque la scène de la fameuse gifle est arrivée, Lino n'y a pas été à moitié.

LE CLAN DES SICILIENS. Du pur divertissement, mais ça reste un grand plaisir plus d'un demi-siècle après. Le scénario (Verneuil/Pelegri/Giovanni) fonctionne jusque dans ses épisodes improbables. Delon épatant en traître, Gabin et Lino nickel, comme d'hab. Edward Meeks, l'un des Globe-trotters (l'autre était le jeune Yves Rénier) est le pilote de l'avion que le gang Gabin détourne. Je voyais le très sympathique Edward (un des Américains de la télé et du cinéma français) comme compagnon de vie de l'amie de mes parents Jacqueline Monsigny (autrice de Floris, mon amour). Ils ont même écrit des livres ensemble (notamment sur Grace Kelly, avec laquelle, me dit mon ami Ouiqui, il a tourné un court-métrage inédit) - et un scénario.

LA CAGE. Au premier abord, une curiosité : c'est un bon film qui ne vaut pas seulement par la présence mystérieuse, magique, inquiétante, d'Ingrid Thulin, une des actrices fétiches d'Ingmar Bergman. C'est en apparence un film de genre, un thriller, mais c'est aussi une comédie. Inclassable, donc, et assez jouissif.

125, RUE MONTMARTRE. Vaut aussi pour l'évocation du quartier de la presse, ainsi que les autres protagonistes : Robert Hirsch, qui laissera peu à peu le cinéma pour le théâtre, Andréa Parisy la vilaine et Dora Doll la gentille, Jean Desailly très bien en commissaire peu sympathique, mais efficace.

UN TÉMOIN DANS LA VILLE. Vaut aussi pour la poursuite finale des taxis 403. Pas plus que la poursuite de poids lourds vers la fin de Gas Oil, ce n'est répertorié dans les grandes poursuites du cinéma, mais c'en est une bonne - et qui sort de l'ordinaire - et tous ces phares braqués vers Lino, assassin en fuite, sont comme des yeux accusateurs.

 

À éviter : ESPION LÈVE-TOI. Le film d'Yves Boisset est à la fois d'un scénario improbable (Audiard paresseux à partir d'une Série noire dont je ne sais rien) et d'une exécution lourde ; il réussit l'exploit de rendre insipides des acteurs aussi bons que Michel Piccoli, Bruno Cremer et Heinz Bennent. Fun fact rapporté avec humour par Boisset (plût au ciel qu'il en eût fait preuve dans ses films) : pour les besoins d'une scène, Lino doit se rendre dans une boîte fréquentée majoritairement, si ce n'est exclusivement, par des gays. Ayant demandé si on ne pouvait changer ce lieu pour une boîte « normale », il accepta en maugréant, à condition qu'il n'ait pas à « leur » parler. Aujourd'hui, il serait « cancel » pour homophobie.

On peut aussi passer sur La Grande Menace (Jack Gold, 1978) où, flic français détaché à Londres, on l'entend à l'occasion parler un anglais potable (moins bon que celui de Gabin, à coup sûr) : le film est un polar fantastique au scénario invraisemblable (Lino flic n'y comprend rien et nous non plus d'ailleurs), et on a du mal à tenir, malgré la présence de la belle Lee Remick et le passage en méchante salope de la charmante Marie-Christine Barrault ; fun fact, j'ai  un temps « fréquenté» cette dernière (en tout bien tout honneur) quand elle enregistrait pour Édition no 1, où j'officiais « sous » Bernard Fixot, des spots de pub dans les studios d'Europe 1 rue François-Ier ; je l'ai revue plus tard, amoureuse épouse du très sympathique Vadim Plémiannikov, plus connu sous son nom français de Roger Vadim, découvreur (entre autres) au propre et au figuré de Brigitte Bardot.

Dans les premiers Lino tête d'affiche, on peut voir à la rigueur l'improbable et distrayant Le Gorille vous salue bien, où c'est un plaisir de voir Pierre Dux (de la Française, comme dit PPC) et Charles Vanel dans des rôles secondaires, mais Lino a eu le nez creux, malgré le succès, de décliner l'offre de poursuivre cette frenchy franchise sans grand avenir et de laisser le rôle à Roger Hanin (qui veut voir La Valse du Gorille ?Pas moi).

Le Fauve est lâché est assez radicalement grotesque, malgré la participation de Claude Sautet au scénario et la présence de bons acteurs secondaires : Paul Frankeur, Alfred Adam, François Chaumette, Estella Blain - cette dernière si je ne m'abuse se mangeant une bonne mornifle de Lino.

Boulevard du rhum est loin d'être le meilleur Enrico, mais c'est marrant de voir Bardot vamper Lino quand elle danse avec lui, tout en respectant la règle de base : ni bisou ni coucherie.


LINO, CE HÉROS (2)

De Gabin à Lino

C'est avec Gabin et Jacques Becker que débute à l'écran le sportif forcé à la retraite par une défaite et une mauvaise blessure.

Les fées Lumière, ayant cruellement ignoré le come-back Gabin/Dietrich, sont alignées pour que le grand retour de Gabin marque aussi le brillant début de celui qui devient son fils spirituel.

Lorsque Gabin expose sa conviction qu'on n'apprend pas à devenir comédien, c'est Lino qu'il cite en exemple : dès son premier film, Touchez pas au grisbi, l'ancien boxeur exprime une incroyable aisance, un naturel qui vont par étapes le sortir des rôles de second couteau. Truand et traître dans Grisbi, Becker lui confiera un rôle de galeriste salaud dans Montparnasse 19, pas un de ses chefs-d'oeuvre, le biopic où Gérard Philipe incarne Modigliani de façon assez théâtrale[1]. Lino impressionne pourtant : ici il n'est ni porte-flingue ni cogneur ; juste un marchand d'art cynique, jaloux et profondément antipathique. Entre-temps il a été de nouveau truand, puis flic (plutôt marrant de le voir se faire envoyer à terre sur une prise de judo par une fliquette fluette dans Maigret tend un piège). La filmo (merci encore à mon ami Ouiqui !) indique quelques titres qui doivent valoir leur pesant de confiseries Bahlsen (on aime), ou de glaces Miko, comme Les Mystères d'Angkor[2] (William Dieterle, 1960) ou Le Jugement dernier (Vittorio De Sica, 1961). Peu à peu, Lino peut abandonner son activité gagne-pain d'organisateur de combats de catch. Ça y est, il est devenu un acteur professionnel qui peut assurer le quotidien de sa famille.

C'est à partir du Gorille vous salue bien (Bernard Borderie, 1958) que Lino occupe le devant de la scène et, sans cesser d'incarner des personnages secondaires plus ou moins intéressants, enchaîne les premiers rôles : il rend potable celui à la base peu engageant qu'il occupe dans le médiocre Le Fauve est lâché (Maurice Labro, 1959), il est mari trompé et assassin dans l'excellent noir de Molinaro, Un Témoin dans la ville,1959), il est voleur volé par ses camarades de fric-frac et dupé par sa maîtresse dans la bonne adaptation de Boudard par Simonin/Audiard/Granier-Deferre (La Métamorphose des cloportes, 1959), un rôle qu'il a contribué à rendre moins odieux, mais qu'il a choisi pour son ambiguïté. Crieur de journaux embarqué dans un improbable imbroglio, il est injustement accusé d'un crime dans l'excellent 125 rue Montmartre (Grangier,1959). Déjà il met à profit sa notoriété naissante pour construire ce personnage qui s'imposera dans la suite de sa carrière, l'homme au grand coeur qui sait cogner s'il faut, mais ne trahit pas. Pour l'homme qui n'embrasse pas, il faudra attendre un peu, car dans Montmartre il embrasse Dora Dollet se retrouve même au lit avec elle? Truand en fuite aux côtés du tout jeune Belmondo dans l'excellent premier film de genre de Sautet Classes tous risques (1960), il traverse le désert en soldat héroïque dans le subtil et amer Un Taxi pour Tobrouk (Denys de La Patellière, 1961, scénario et dialogues d'Audiard, superbes seconds rôles de Charles Aznavour et Maurice Biraud, notamment) et surtout à partir des légendaires Tontons flingueurs (Georges Lautner, 1963) il est une tête d'affiche ; désormais, qu'il soit truand, tueur, flic, espion, juge ou honnête homme, il installe de film en film ce personnage d'un homme d'honneur fidèle à la parole donnée et qui, à l'écran du moins, ne se retrouve plus jamais au lit avec sa partenaire, si jolie soit-elle, un homme qui n'embrasse pas, mais qui gifle (à l'occasion) les vilaines filles menteuses. Ainsi devient-il « Lino », qu'un magazine français des années 1970 classe, sondage à l'appui, comme le Français le plus populaire, juste derrière le commandant Cousteau. Côté box-office, il atteint les sommets presque dans tous les genres. Avec 89 millions d'entrées dans les films où il tient le rôle principal, mon ami Ouiqui me dit qu'il pèse à lui seul plus de 60 % du box-office des films français de sa période d'activité. Je souris de le voir en bon flic français face à Gabin capo sicilien dans le film de Verneuil Le Clan des Siciliens. Le Rital et le Parigot-Normand d'adoption ont-ils songé à échanger les rôles ? Comme toujours ils sont impeccables l'un et l'autre, Gabin en voyou patriarche et Lino en flic têtu, secondés par un Delon particulièrement bon - comme toujours - dans le pas net. Prof d'histoire-géo dans La Gifle, romancier dans La Septième Cible où, fun fact, on voit l'entrée historique des éditions Robert Laffont place Saint-Sulpice[3], il a su sortir de sa zone de confort, celle où il excellait et se sentait à l'aise. Un scénariste et cinéaste aussi carré que mon ami José Giovanni lui a donné des rôles ambigus et subtils : le mercenaire du Rapace, l'aventurier du Ruffian ou des Aventuriers sont chargés d'ombre, comme le flic opiniâtre, désabusé et finalement cynique de l'excellent Dernier domicile connu.

Pour les amateurs du héros pur et dur, ils ont été troublés par la révélation post-mortem d'une double vie sentimentale : oui, Lino était bien ce mari attentif, ce père de famille exemplaire, cet ami fidèle, ce militant discret d'une association d'aide aux enfants handicapés. Tout ça, c'était pas de la frime. Mais non, il n'était pas cet homme parfait, cet être idéal qui n'a rien à cacher et a vécu une vie sans tache. Oui, mais non, mais oui, tout ça : un humain, en somme. Et « Lino », tout simplement.

 

 



[1] Et encore, on a échappé au pire. Dans la première version du script écrit par Jeanson, l'artiste passait une partie de son temps à déclamer des vers de Nerval ou de Rimbaud. En reprenant le projet prévu pour Max Ophüls, décédé avant le tournage, Becker a rapproché le script de sa manière à lui, plus sobre et moins bavarde. Ouf, même si Jeanson en a pris ombrage et a retiré son nom du générique.

[2] Bizot prétend que ce sont des lectures et des cours au Collège de France qui lui ont donné le désir d'Angkor, mais il faut que je lui demande si ce film n'a pas joué son rôle.

[3] Et même M. Robert Laffont in person pour une scène, ainsi que la longue silhouette de son fils Laurent.


LINO, CE HÉROS (1)

C'était Lino

On disait « Gabin », « Bébel » ou « Delon », mais pour le public Lino Ventura c'était « Lino », tout simplement - le cousin germain ou le pote costaud qu'on a envie d'appeler en cas de coup dur, celui sur qui on peut toujours compter, le « loyal », le « fidèle ».

Comme souvent dans les affaires humaines, c'était sûrement plus compliqué. Faut-il croire le réalisateur Denys de La Patellière, selon qui l'ancien boxeur et catcheur était un peu « truqueur » - que veut dire ce mot d'ailleurs, et ne le sommes-nous pas tous un peu ? On préfère la version de sa famille et de ses amis, où l'homme dans la vie correspond en tous points au personnage de l'écran tel qu'il s'est peu à peu dégagé dans les films policiers ou d'aventures dont il était le héros.


Jamais sans mon Gabin

 (Gab-5)

Sur les films, je n'ai rien contre la VOD, mais que ce soit par vertu (vive le droit d'auteur !), pusillanimité (un super-gendarme va-t-il jaillir de mon ordinateur et me passer des menottes ?) ou manque de savoir-faire, je ne pratique pas le streaming ; je continue donc à apprécier les DVD, surtout ceux où l'éditeur a fait l'effort de proposer quelques suppléments valables (le pire en ce domaine, c'est René Château qui ne propose à peu près rien qu'un lien Internet, quelques reproductions d'affiches et de la promo pour les livres René Château, voire un pitoyable quiz).

Mon top 8[1] des Gabin d'avant-guerre : La Grande Illusion, Les Bas-Fonds, Pépé le Moko[2], Le Quai des brumes, Gueule d'amour, La Belle Équipe, La Bête humaine, Le Jour se lève, Remorques.

Mon top 14[3]-18 des Gabin d'après-guerre : La Traversée de Paris, Le Rouge est mis, Les Misérables (M. Tulard, auteur du monumental Dictionnaire du cinéma de la collection « Bouquins », qui exècre Le Chanois et Delannoy, qualifie ce dernierdenullissime), Le Sang à la tête, Archimède le clochard, Touchez pas au grisbi, French Cancan, Maigret tend un piège, Maigret et l'affaire Saint-Fiacre, Gas-Oil, Mélodie en sous-sol, Un Singe en hiver, Des Gens sans importance, Le Cave se rebiffe, Le Pacha, Le Clan des Siciliens, Deux hommes dans la ville, La Horse, Le Chat.

Un cas à part : je ne sais si je recommande L'Affaire Dominici (Claude Bernard-Aubert, 1973, rien vu d'autre de ce réalisateur)[4], un des seuls Gabin notables que je n'avais pas vus, mais il y est exceptionnel, en patriarche taiseux de Lurs, et ça fait plaisir de reconnaître quelques visages dans les rôles secondaires : Victor Lanoux est un fils faible et perdu, Gérard Depardieu un petit-fils un peu voyou (va savoir pourquoi ça lui va bien), Paul Crauchet un flic acharné mangé par son obsession ; à noter Geneviève Fontanel, épatante d'ambiguïté en bru qui se tait soit parce qu'elle ne sait rien, comme elle le dit et le répète, soit parce qu'elle épouse à l'extrême la valeur de base de la vie de son beau-père, le silence. Le film lui-même est ambigu : son épilogue où l'on voit apparaître le vrai défenseur des Dominici, le ténor du barreau marseillais Émile Pollak, signe le banal film à messages : « les vrais coupables n'ont pas été démasqués », « mes clients sont innocents », « plus jamais ça ! », mais il y a de bons moments de cinéma et Gabin lui-même, avare de mots, tout de lenteur et de fureur contenue, est? Gabin. Très différent et puissant à sa manière, sera Michel Serrault trente ans plus tard dans une autre version de l'affaire (L'Affaire Dominici, de Pierre Boutron[5], avec aussi Michel Blanc, assez loin des Bronzés, et épatant en petit flic teigneux et ambigu), d'ailleurs non élucidée à ce jour et qui ne le sera sans doute jamais.

Un deuxième cas à part, c'est le troisième (et dernier) Maigret, Maigret voit rouge (Grangier, 1963). Pas forcément le top du scénario, mais on entend qu'il parle (bien) anglais et en dehors de l'incontournable Frankeur, on a droit dans des rôles secondaires à Michel Constantin, Edward Meeks (enfant j'ai croisé cet acteur, qui était avec Jess Hahn et Eddie Constantine un des Américains du cinéma français), Marcel Bozzufi et Françoise Fabin ( ah ! ces mollets[6] !)

Quelques nanars (ou « boulons », comme dit mon ami Choo-Choo) : La Bandera (Julien Duvivier, 1935) un des premiers grands succès de Gabin avant-guerre, et de l'aveu même de sa vedette, à la limite du regardable. Pour la curiosité, Annabella, Viviane Romance et Robert Le Vigan dans les rôles secondaires. Le film est dédié par Duvivier au général Franco[7]. Pas lu le roman de Mac Orlan d'où il est tiré, mais ce qui passait (peut-être) à l'écriture donne un scénario absurde, chargé d'invraisemblances et de pitoyables coups de théâtre.

J'ai cité Golgotha (Duvivier, 1935) - une bonne histoire à la base, même si on connaît la fin -, c'est assez lourd et empesé malgré les grands acteurs (dont Edwige Feuillère, épouse de Gabin/Ponce Pilate dans le film et à laquelle le facétieux ne s'adressa plus désormais qu'en l'appelant « madame Ponce ») ; dans le genre Jésus je préfère l'étrange L'Évangile selon saint Mathieu de Pasolini, La Dernière Tentation de Christ de Scorsese et surtout l'indépassable film des Monty Python La Vie de Brian.


Après cette divagation christique, revenons à nos nanars.
Je n'ai vu que des extraits de son premier film (Chacun sa chance,1930), une comédie légère où il pousse la chansonnette aux côtés de sa partenaire (et première femme) Gaby Basset ; idem des Gaietés de l'escadron (Maurice Tourneur, 1932), où il partage la vedette avec Raimu et Fernandel, mais ça m'a bien l'air d'être le degré au-dessous de zéro du comique troupier ; ayant comme Fernandel fait ses débuts sur les planches dans des numéros de comique et de chanteur, Gabin avait un vrai lien d'amitié avec le Marseillais. Après avoir mené chacun de leur côté des carrières à succès, ils se retrouvèrent pour créer une société de production commune. Las ! La GAFER ne produisit qu'un film où ils partageaient la vedette. Deux des plus grandes stars du cinéma français en tête d'affiche, le succès était assuré. Les jeunes producteurs-acteurs s'entourèrent de bons professionnels : Pascal Jardin et Claude Sautet pour le scénario, et Gilles Grangier pour la mise en scène? Le résultat : démoli par la critique, boudé par le public, L'Âge ingrat fut un four et marqua la fin de la GAFER. Une soixantaine d'années plus tard, le film reste à peine regardable. La minceur du scénario, la succession incohérente des rebondissements sub-courtelinesques gomment le plaisir passager de revoir la jeune et durablement délicieuse Marie Dubois ou l'excellent Noël Roquevert. Quant aux stars, l'inintérêt fondamental de leurs personnages et la débilité définitive de l'intrigue les poussent à en faire des caisses ; en étant des parodies d'eux-mêmes, ils parviennent à peine à nous faire sourire de temps en temps et ne font que souligner l'inanité de la faible aventure où ils se sont imprudemment lancés. Pourtant, même si ce n'était pas son registre naturel, Gabin peut être bon dans une comédie, à condition qu'elle raconte une histoire. En duo avec Darry Cowl, aidé par Bernard Blier, Julien Carette, Dora Doll et Roquevert, il avait excellé dans Archimède le clochard. Lorsque dans deux scènes du film il danse et chante, il est émouvant de voir cet homme alourdi vivre sans retenue ni ridicule un moment de sa jeunesse - ici, le personnage de Gabin colle parfaitement avec le personnage joué par Gabin et tout en riant de bon coeur, on est gagné par une forme d'émotion assez poétique : vers la fin du film, c'est joli, de voir cethomme seul qui s'éloigne en dansant pieds nus, ses chaussures à la main, sur la plage de Cannes, mais c'est poignant aussi.

Quant aux Vieux de la vieille (Gilles Grangier, 1960), il paraît que c'est un film « important », car c'est le premier où Gabin (quarante-cinq ans à l'époque du tournage) se vieillit pour se rapprocher de ses deux co-stars (Noël-Noël, soixante-deux ans, et Pierre Fresnay, soixante-trois) pour former un trio de vieillards indignes ; à mon humble avis, c'est tout simplement affligeant de bout en bout. Triste de penser que c'est le dernier film tourné par l'excellent Pierre Fresnay, autrefois partenaire du jeune Gabin dans La Grande Illusion, et qui affectait tout au long du film un faux accent charentais grotesque à côté du faux accent berrichon de Noël-Noël et de l'accent normand (un peu plus juste) de Gabin. Ça se veut un road-movie de trois vieux insupportables, mais ce n'est que long et ennuyeux - à deux ou trois gags près. Ça devait (peut-être) passer en livre grâce à la vivacité de l'écriture de René Fallet et l'intervention d'Audiard n'a pas suffi pour en faire une histoire qui tienne un tant soit peu la route - ça reste une série de sketches assez faibles. Pourtant Grangier, modeste artisan tout-terrain assez injustement sous-estimé, si ce n'est méprisé, savait y faire en comédies comme en témoigne la suprêmissime Cuisine au beurre (1963) où règne le couple Fernandel-Bourvil?

Pas vu Monsieur (Le Chanois, 1964), que M. Tulard qualifie de « pitoyable », mais j'aimerais bien parce qu'aux côtés du « Vieux » débute[8] la future « grande sauterelle » Mireille Darc, que j'ai eu la chance de croiser deux ou trois fois plus tard dans sa vie (j'ai réécrit quelques répliques d'un oubliable téléfilm dont elle était la star et pour me remercier elle m'a invité à l'accompagner dans un cinéma des Champs-Élysées voir La Leçon de piano, le beau film de Jane Campion. On a même pris un thé après). Dans le genre navet, mon ami Vincent « King » et moi avons regardé effarés l'indigent Tatoué (Denys de laPatellière, 1968) : pour compenser le creux du scénario, Gabin et de Funès cabotinent à tout va. Il y a un running gag de niveau moins que zéro, les rebondissements sont absurdes et longuets (c'est terrible, quand 1 h 31 de comédie, ça n'en finit pas) ça nous a peinés parce que c'est un sujet de Boudard et Alphonse, c'est Alphonse - et que Jardin a participé au scénario et écrit les dialogues, où il fait du sous-Audiard pour masquer l'incohérente et radicale inanité de l'histoire. Plus de trois millions d'entrées à l'époque, OK, mais ça vaut pas un pet de lapin. Paraît que Gabin et de Funès, tous deux méga-stars à l'époque, étaient très contents à l'idée de tourner ensemble pour la première fois depuis La Traversée de Paris mais ça s'est mal passé. Un peu à cause de la différence des personnalités : Gabin qui veut que tout soit en place pile-poil et de Funès qui improvise sans arrêt. Questions d'ego aussi : visionnant les rushes, quand l'un des deux préfère une prise, l'autre en préfère une autre. Franchement, vu le résultat, z'auraient mieux fait de s'abstenir. Du même La Patellière, le calamiteux Le Tueur (1972), avec son scénario sans queue ni tête malgré quelques bons dialogues de Pascal Jardin, ne résiste en (petite) partie qu'à cause de la qualité des acteurs : Bernard Blier (« le Bernard ») en patron de la Sûreté, Fabio Testi, pas si mal en Alain Delon du pauvre, la jeune et mignonne Uschi Glas, sans oublier Félix Marten (pas mal !), Ginette Garcin et un certain Gérard Depardieu promis à un bel avenir. Pour la curiosité, chanson de Ricky Shayne, pseudonyme de George Albert Tabett, un rocker français (un « sous-Johnny » si on veut être méchant), ayant fait une honnête carrière dans les pays germanophones. Il y a sûrement d'autres Gabin calamiteux, mais je ne les ai pas tous vus et ne vais pas me lancer dans la liste de ceux qui sont simplement moyens.

Top 14-18 des noms : le sien est hors compétition : Jean Gabin Alexis Moncorgé, Gogol et Tchekhov, qui partageaient (entre autres) un goût pour les noms marrants, auraient adoré. Pour  en revenir à Gabinski et à ses noms de cinéma, il en a eu une belle collection ; passons sur ceux où il n'a qu'un prénom, avec ou non sobriquet,  citons d'abord les noms de famille à consonance bien française (les Bouin, Grivot, Cordier, Fricot, Lafarge ; Valois Châtelain ou Châtelard, Maréchal, Rivet, Ruffin, Ledru, Lamy, Viard, Laurent, Ferré, Neveux, Raynal, Lambert, Boulin, Martin, Quentin, Le Guen, voire Malhouin) ; certains  sortent un peu de l'ordinaire[9] ; souchien : Jean-Hugues Guillaume Boutier de Blanville, dit « Archimède le clochard » ; comte Enguerrand de Montignac, ou « Legrain », légionnaire en retraite ; Antonio Sanna, chirurgien ; Nicolas Dange, dit « Nick », agent colonial ; Léandre Brassac, vétérinaire ; Joé Greer, coureur automobile ; Victor Le Garrec, entraîneur de boxe ; Trott Lennard, aventurier ; Raymond Pinsard, mécanicien de locomotive, aveugle après un accident ; André Gobillot, avocat ; Carlo Bacchi, industriel romain ; Victor Messerand, inventeur ; Henri Danglard, directeur de cabaret ; Pedro Savreda, mécanicien ; François Paradis, trappeur ; Martin Roumagnac, entrepreneur en maçonnerie ; Pépel,[10] dit « Waska », cambrioleur ; « Pépé le Moko », caïd parisien coincé dans la casbah d'Alger ; Jean Chappe, camionneur ; Lucien Bourrache, dit « Gueule d'amour », légionnaire ; Ferdinand Maréchal, dit « le Dabe », un truand[11] ; Martousse, mauvais garçon ; le baron Jérôme Napoléon Antoine ; Jean-Marie Péjat, réparateur de vélos ; Richard Briand-Chamery, dit « le commandant », turfiste un peu escroc ; Emile Beaufort, président du conseil ; Léandre Brissac, vétérinaire ; Maître André Gobillot, avocat ; Trott Lennard, aventurier ; Victor Ploubaz, aventurier mythomane ; Noël Schoudler, financier ; Auguste Maroilleur, paysan ; Vittorio Manalese, truand chef de clan ; Germain Cazeneuve, éducateur ; sans compter Gaston Dominici, Jean Valjean, Eugène Lantier, Ponce Pilate, le maréchal Lannes et le commissaire Maigret - et (j'allais oublier) Arsène Lupin dans une opérette.

Quelques jolis sobriquets de Gabin à l'écran (qualité des films non garantie) : Paulo les Diams ; le Dabe ; Max le Menteur, Pépé le Moko ; Père Tulipe.

Top professions : les plus courantes (je ne compte pas) ont été truand en retraite ou non ; mais il a souvent été ouvrier ; mécanicien (Gloria), chauffeur, marin, marchand (de tissus, Chacun sa chance) ou de TSF (Tout ça ne vaut pas l'amour) ;opérateur de cinéma (Coeurs joyeux). Hors-la-loi ou acharné à la faire appliquer, il a pratiqué l'alternance des fonctions : inspecteur de police dès son deuxième film (Méphisto, 1931), il était cambrioleur dans le troisième (Paris béguin), revenant avec régularité aux rôles de soldat ou flic (souvent commissaire) ; il a été paysan à deux reprises ; aventurier parfois il a été aussi - mais plus rarement - ingénieur, contremaître, ou industriel, mareyeur et armateur, juge une fois, avocat, inventeur, trapéziste, garagiste, artiste peintre (Grandgil dans La Traversée de Paris), médecin, vétérinaire, restaurateur - et footballeur aussi ; bibliothécaire une fois, et chef de gang en même temps (ouf !) ; il a été conducteur d'autos, de trains, de péniches, pilote de bateaux, chauffeur de camions - jamais pilote d'avion à ma connaissance ni de fusée, je ne vois pas dans sa longue filmo de film d'aventures spatiales. Déjà que selon Lautner il râlait de devoir insérer sa masse dans un « suppositoire » ( la Matra du Pacha), je ne le vois pas trop grimper à bord d'une capsule mise en orbite autour de la terre, même s'il avait eu Sandra Bullock comme partenaire.[12]

Top partenaires féminines : la plus connue est Michèle Morgan (Le Quai des brumes, Remorques) mais il y a la belle Dita Parlo de passage dans La Grande Illusion, la belle et très méchante Viviane Romance dans La Belle Équipe, moins méchante dans La Bandera où transite la belle Annabella ; superbe Arlettydans Le Jour se lève ; la glamoureuse Simone Simon (La Bête humaine),c'est pas rien, et Mireille Balin (Gueule d'amour, Pépé le Moko) a les plus beaux mollets du cinéma français avant Jeanne Moreau qui sera la jeune et pétulante amante du vieillissant Gabin dans Gas-oil.

Après guerre, il y aura aussi Danièle Delorme, bien mignonne en Fantine (Les Misérables)et toujours mignonne, mais dangereuse (Voici le temps des assassins), Françoise Arnoul, ravissante débutante dans French Cancan  et touchante dans Des Gens sans importance, et bien sûr Bardot : il paraît que, malgré le plaisir de retrouver « madame Ponce », Edwige Feuillère, qui jouait (très bien) le rôle de légitime épouse, Gabin était gêné de tourner les scènes les plus osées d'En cas de malheur face à la plus hot des jeunes actrices françaises - cette gêne dont Autant-Lara a su jouer fait partie de l'intérêt du film et enrichit l'ambiguïté de ce personnage d'un homme désabusé et vieillissant tourmenté par le « démon de la chair » . Je n'aurai garde d'oublier que les rôles secondaires d'Annie Girardot (Le Rouge est mis, Maigret tend un piège) ne sont pas mineurs) ; mentionnons uneapparition de Martine Carol dans Le Cave se rebiffe,un film qui voit le retourd'une presque star d'avant-guerre :Françoise Rosay (La Kermesse héroïque) épatante en vieille indigne et qui se spécialisera dans ce rôle pour la dernière partie de sa longue carrière (premier film, muet, en 1911, quand elle avait vingt ans le dernier en 1973, quand elle avait dépassé les quatre-vingts) ; last but not least, n'oublions pas la grande Simone Signoret, sa partenaire dans un de leurs plus grands films, Le Chat. Fun facts rapportés par le metteur en scène Granier-Deferre : Gabin craignait un peu Simone ; il l'avait demandée comme protagoniste, appréciant ses qualités d'actrice, mais il considérait avec un scepticisme  goguenard ou un peu inquiet ses engagements à gauche, et il craignait qu'elle ne l' «emmerde » avec sa propagande politique » ; entre deux scènes, Simone faisait tranquillement ses mots croisés et tout s'est déroulé sans anicroches ; le chat, en bon chat, au lieu de faire ce qu'il était censé faire (fuir Signoret et aller vers Gabin), persistait à faire le contraire.

 

Quelques livres, quand même

Florence Moncorgé Gabin : Quitte à avoir un père, autant qu'il s'appelle Gabin. J'ai pas lu, mais j'adore le titre.
Jean Gabin (avec Sébastien Gimenez) : Maintenant je sais.
Gilles Grangier : Au-delà de la Loire, c'est l'aventure. Pas le plus coté des réalisateurs français, mais un très bon, même s'il s'est raté parfois - assez rarement, en fait ce petit bouquin est plein de récits délectables sur le cinéma français et on y voit Gabin, mais pas que : Harry Baur, Carette, Dalio, Audiard, etc.

Des bios, il y en a plusieurs, mais je sais pas laquelle recommander, j'en ai lu aucune.

L'exposition

« Jean Gabin. L'exposition » (jusqu'au 10 juillet 2022 à l'espace Landowski - 28, avenue André-Morizet - Boulogne-Billancourt).



[1] Je sais, il y en a neuf.

[2] Qu'on peut aussi classer dans les nanars selon l'humeur.

[3] Ça, c'est mon coup de chapeau à l'ami Loïc, grand fan du Stade toulousain, grand lecteur de romans policiers et propriétaire avec sa femme Céline de la meilleure fromagerie du faubourg : Fernin - 204, rue du faubourg Saint-Martin. Tél. : 09 88 01 74 49. C'est aussi pour Brassens qui accepta une fois à par amitié pour mon père de quitter sa retraite estivale de Sète pour venir jouer dans les arènes de Fontvieille au profit de « la galette des vieux » Moi mon colon, celle que j'préfère, c'est la guerre de 14-18 !

[4] Mon ami Ouiqui m'indique qu'après des débuts audacieux (son film Patrouille de choc, inspiré par son expérience de reporter de guerre en Indochine, a été menacé par la censure, et le suivant Les Tripes au soleil, consacré au racisme, longtemps interdit), il a rencontré des difficultés : dans les années 1970, il a surtout réalisé des films pornographiques sous le pseudonyme de Burd Tranbaree, mais je n'ai pas vu Les Mémoires de monsieur Léon, Maître fesseur, Excès pornographiques, Prouesses porno ou Sarabande porno,pas plus que Les Jouisseuses, Cuisses infernales et Infirmières très spéciales. Contrairement à ce que son titre semble indiquer, Le Dernier Coït n'est pas un film porno apocalyptique, mais une adaptation de Chase ; quant à son denier projet, inachevé, La Jonque chinoise, je ne sache pas que Lino Ventura, son acteur principal, qui n'embrassait pas à l'écran, se soit embarqué en fin de carrière dans un film de cul ; d'ailleurs il n'est pas mort d'une épectase.

[5] Rien vu de lui non plus de lui, mais il a au moins un point commun avec M. Bernard-Aubert, il a réalisé un Monsieur Léon, avec le même Michel Serrault, qui n'est pas maître fesseur, mais médecin et résistant. M. Boutron est le réalisateur de la série Florence Larrieu : le juge est une femme, dont je n'ai vu aucun des treize épisodes, pas plus de sa suite Alice Nevers : le juge est une femme ;no comment non plus sur Les Étonnements d'un couple moderne, un téléfilm de 1987 qui a obtenu le 7 d'or du meilleur téléfilm. Sur ce thème, nul doute de M. Bernard-Aubert, alias Burd Tranbaree, eût réalisé une oeuvre que ni Télé 7 jours, ni Télérama n'eussent songé à primer - et qu'aucune chaîne, sauf peut-être le Canal Plus des origines, n'eût envisagé de diffuser.

[6] Toutes les références aux mollets sont dédiées à mon pote peuthe « Cap'tain Denis », fondateur de la « mollettologie »

[7] La toujours vigilante Malcampo me signale que j'omets de signaler que c'était avant la guerre civile, quand Franco commandait les troupes espagnoles au Maroc. Ajoutons par égard pour Duvivier qui n'était pas de gauche, mais pas facho, que si déjà Franco ourdissait son coup, le réalisateur ne pouvait le savoir et remerciait simplement le général pour avoir facilité son tournage.

[8] Quoique? elle avait déjà tourné cinq ou six films, dont Poui-Pouic, avec de Funès.

[9] J'ai ajouté l'occupation principale du personnage.

[10] Adaptant les fonds de Gorki, Renoir les a transposés en France, mais, peut-être à 'initiative de son co-adaptateur le génial émigré Zamiatine, il a conservé aux personnages les noms à consonance russkoff.

 Ainsi Jany Holt  est-elle Nastia la prostituée, Suzy Prim Vassilitatilieva  et Maurice Baquet Aliocha le fou accordéoniste. Robert Le Vigan, Jésus dans Golgotgha, est un acteur alcoolique innommé. Noter le passage, en promeneur, du réalisateur Jacques Becker, assistant et ami de Renoir.

[11] Audiard n'utilisait pas que les mots de Gabin et ses manières pour écrire ses personnages. C'est sûrement en pleine connaissance de cause qu'il a emprunté le prénom du père de l'acteur, l'artiste de music-hall Ferdinand Moncorgé.

[12]  Il faut bien Sandra Bullock pour tenir toute la durée de Gravity


L'éternité du « Vieux »

(Gab-3)

Certains disent que Gabin exagère un peu quand il affirme avoir connu une période difficile après la guerre. S'il avait été marseillais, comme son ami Fernand Contandin, dit Fernandel, on aurait dit qu'il « galéjait ».

Il est vrai que si son nom était loin d'être oublié, il lui fallait se réinventer? La cinquantaine pas encore atteinte il n'avait pas besoin de se vieillir pour faire « vieux », un attribut mal porté dans le cinéma qui a tendance - c'est pas nouveau - à idolâtrer la jeunesse? Tout à sa passion pour Marlene qui l'avait suivi à Alger, puis à Paris, Gabin imagina de tourner avec elle : une affiche avec deux des plus grandes stars du cinéma d'avant-guerre, c'était un ticket gagnant assuré. Je n'ai pas vu Martin Roumagnac, de Georges Lacombe, auquel Gabin croyait tant qu'il avait lui-même acheté les droits du roman de Pierre-René Wolf (pas lu), mais je crois comprendre qu'on peut s'en passer. Son échec commercial marqua la fin de l'illusion du grand come-back à deux et celle d'une liaison. Suivirent quelques années où l'ancien fusilier marin dut souquer ferme pour rester professionnellement à flot. En 1949, le retour sur scène (pour une pièce d'Henri Bernstein, un auteur qui lui aussi, avant-guerre, avait eu son heure de gloire et qui, lui aussi, était passé de mode) ne le « remit » pas en vogue, pas plus qu'un film de l'excellent René Clément. Il jouait dans Au-delà des grilles le rôle d'un passager clandestin, mais il était peut-être passé des cabines de luxe au fond de la cale où le cinéma français, sans l'oublier totalement, le négligeait. Les retrouvailles avec Carné pour La Marie du port (1950) ne lui portèrent pasbonheur,pas plus que des voyages en Italie pour ce que j'imagine être d'improbables nanars, Pour l'amour du ciel, de Luigi Zampa (1951) et Fille dangereuse, de Guido Brignone (1953). Enfin vint le Grisbi. Le film de Jacques Becker (1954) a, à ce point, marqué l'image cinématographique de Gabin qu'il est difficile de se souvenir qu'il n'était pas le premier choix du réalisateur de Casque d'or et du Trou pour le rôle de Max le menteur. Daniel Gélin, qui avait déjà tourné avec Becker, et François Périer furent pressentis - et ce dernier suggéra que Gabin serait un bien meilleur choix pour ce rôle de truand sur le retour que « le Vieux » en viendrait à incarner à tant de reprises.

D'un pan à l'autre de sa carrière il excella toujours dans les rôles d'hommes contre, de rebelles, de marginaux, de refuzniks gouailleurs ou taiseux d'une société qui prétend imposer des valeurs (de soumission, d'argent triomphant, de convenances, de progrès) à son esprit d'indépendance et de liberté. Même s'il est tentant de dessiner le portrait d'un personnage type de Gabin, ce qui frappe d'abord, c'est la diversité de ses rôles : industriel coureur de jupons (La Vérité sur Bébé Donge), financier (Les Grandes Familles),aristocrate devenu : légionnaire (Le Tatoué, 1972) ou clochard (Archimède le clochard, 1959) ; cheminot devenu aveugle (La nuit est mon royaume, 1951) ;conducteur de camions (Gas-oil, Des gens sans importance) ;ex-débardeur de ports devenu armateur et mareyeur (Le Sang à la tête). Il fut également le meilleur commissaire Maigret, avant de devenir ce vieux truand qui sort de sa retraite pour un « dernier coup » (Ne touchez pas au grisbi, Mélodie en sous-sol) ; il fut ce meneur de revues en retraite (décidément) pour l'excellent French Cancan où il retrouvait Renoir ; il fut grand chef d'un restaurant poussé au crime par une vilaine fille (Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins), il fut assassin, truand sicilien et flic, le patriarche paysan acharné de La Horse, il fut l'avocat et l'amant de la jeune criminelle Brigitte Bardot (En cas de malheur), éducateur idéaliste dans un des meilleurs films de José Giovanni, Deux hommes dans la ville ;il fut chirurgien, peintre, il fut turfiste escroc vivant d'expédients (Le Gentleman d'Epsom),il fut même président du Conseil (Le Président) ; il fut Gaston Dominici ; il fut aussi et pour finir, quoique ce ne soit pas son dernier film, l'inoubliable vieux du Chat,face à Simone Signoret. Jeune et beau, vieux et lourd, économe de gestes et de mots, même s'il roulait en bouche ceux qu'Audiard avait écrits pour lui, il fut surtout le grand, l'unique Jean Gabin, « monstre entre les monstres », qui pouvait tout jouer et malgré sa notoriété reconquise d'icône nationale, n'avait pas peur de jouer des personnages ambigus, voire antipathiques, comme le flic infiltré chez les trafiquants de drogue de l'excellent Razzia sur la chnouf (Henri Decoin,1955). Du témoignage même de ses partenaires hommes ou femmes, il était à la fois un pro accompli et pointilleux, mais passé un premier abord timide prenant une forme plutôt rugueuse, il était généreux dans les rapports de travail, ne rechignant pas à les mettre en valeur.

Jeune premier, il était un héros tragique dont le personnage mourait de mort violente ; il connut sa dernière mort par balles avant cinquante ans, dans un duel-règlement de comptes avec Lino Ventura à la fin de l'excellent film noir de Gilles Grangier Le Rouge est mis. Après cela, vieux indestructible, il sembla parvenir à une forme d'éternité où il est toujours. (À suivre)


« Être acteur c'est chouette, c'est bath[1] »

(Gab-2)

Gabin a beau dire dans une interview que le métier de comédien ne s'apprend pas, c'est un talent, une façon d'être soi en jouant les autres, on ne peut, à voir et revoir ses films, qu'être ébloui par la variété, la richesse de son jeu. Lorsqu'il se tait, son visage et tout son corps expriment. Même vu de dos, il « est » Gabin. Et puis - un peu plus encore quand, un embonpoint accru par l'amour de la bonne chère en bonne compagnie le freine - il fait tout lentement. Lorsqu'il se suicide à la fin de ce sublime mélo qu'est Le jour se lève (Marcel Carné, 1939), il est délibéré, lent, tranquille dans chacun de ses gestes.

« Comment ? »

Comment ce fils d'artistes (son père était artiste de music-hall et sa mère aussi avait été chanteuse « fantaisiste » de caf'conc') qui ne voulait pas faire de music-hall est-il devenu le bel ouvrier du cinéma français des années 1930, le truand idéal ou le flic ronchon des années 1950 et 1960, cet inoubliable homme d'un autre âge de La Horse ou du Chat ?

Comment ne pas prendre en sympathie un acteur vedette qui, contrairement à ce que Truffaut écrivait injustement, préférait que la caméra s'attarde sur le visage de ses (le plus souvent ravissantes) partenaires féminines ? « Elles me rendent plus beau de dos », dit-il un jour de sa voix bourrue, illustrant cette « absence d'ego », rare chez les acteurs, relatée par un des jeunes assistants de Georges Lautner alors qu'il tournait Le Pacha.

Comment ne pas avoir envie d'admirer une star toujours ponctuelle et qui poussait le professionnalisme jusqu'à assister au tournage des scènes auxquelles il ne participait pas ?

Comment ne pas admirer le courage d'un homme qui, en pleine guerre, approchant la quarantaine, réfugié dans le confort de Hollywood où il vivait une romance torride avec Marlene Dietrich, choisit d'arrêter le cinéma pour rejoindre de Gaulle et les Forces françaises libres à Londres ? Pas pour donner sa voix, comme le génial Pierre Dac, ce qui n'eût pas été si mal, mais pour se battre : tu parles d'un tournage ! Il finit la guerre comme canonnier, puis chef de char d'un régiment blindé de fusiliers marins. La guerre gagnée, il déclina l'honneur de défiler sur les Champs-Élysées avec son char, préférant les bras de la belle Marlene. Moins « m'as-tu vu », tu meurs.

Comment ne pas être impressionné par les capacités de réinvention de lui-même d'un acteur star à trente ans et qui, quelque peu éclipsé, se relance à l'approche de la cinquantaine et, le succès revenu, « sert » (« servir », un mot qu'il employait souvent) le cinéma dans la comédie, le film policier ou le drame avec une égale conviction ? Gabin ne cabotine pas quand, dans ses interviews, il mentionne son respect pour « le gars, là-haut, qui a payé sa place ».

Un monde sans Gabin ?

Deux jolis films récents[2] imaginaient, l'un, un monde sans Johnny, l'autre un monde sans les Beatles. Imaginons un instant un monde sans Gabin.

Si M. Ferdinand Moncorgé avait réellement connu un garagiste du côté de la place Pereire et, en 1922, lui avait confié son fils Jean, dix-huit ans, qui voguait alors de petit boulot en petit boulot, celui-ci serait-il devenu mécanicien auto et serait-il passé à côté de la plus belle carrière du cinéma français du xxe siècle ? Impossible à dire, of course. Toujours est-il que Ferdinand, artiste de music-hall et tenancier de café de son état, « piégea » son fainéant de fils[3] en l'emmenant aux Folies Bergère où il enchaîna les petits boulots, de la régie à la figuration, et devint Jean Gabin.

Petit garçon, il avait voulu suivre jusqu'à la ligne de front les pantalons rouges des soldats français pour devenir l'un d'entre eux ; soldat (Gueule d'amour, La Bandera),il le fut à l'écran - et déserteur (Le Quai des brumes),caïd à Alger (Pépé le Moko),ouvrier sableur (Le jour se lève), ingénieur, conducteur de locomotive (La Bête humaine), marin (Remorques) - sans oublier Ponce Pilate (dans le bizarroïde Golgotha de Duvivier où Harry Baur est Hérode et Robert Le Vigan Jésus). Tout cela au cours de sa première carrière seulement, celle qui, interrompue par la Seconde Guerre mondiale, l'amena à Hollywood où il tomba dans les bras de Marlene Dietrich, tourna (in english) quelques films oubliables avant de laisser tomber le cinoche pour s'engager aux côtés de De Gaulle dans les Forces françaises libres. Revenu au cinéma, il dut constater qu'il était trop tard pour retrouver la jeunesse de sa vie et de son image à l'écran. Avec ses cheveux blancs, il était à quarante ans un ex-jeune premier qui devait ramer pour devenir un jeune vieux prometteur. Il fallut s'accrocher. Lui qui n'avait été qu'aimé dans sa première vie cinématographique connut de relatifs échecs et essuya pour la première fois les vacheries de la critique. Il faudrait s'habituer, développer une vraie capacité d'indifférence qui lui serait bien utile lorsque, avec d'autres vieillissants « ci-devant » (metteurs en scène, acteurs, scénaristes) il devint une des têtes de Turc des jeunes loups de la Nouvelle Vague. Du camp des rebelles à la « vieille garde », on échangeait des horions, et les pisse-copie se régalaient ; pour créer le « buzz » comme on ne disait pas encore, un critique crut fin de titrer dans un article sur un film de La Patellière dont Gabin était la vedette : « Jean Gabin règle son compte à la Nouvelle Vague ». Ambiance. Dans ses interviews, Gabin dit qu'il s'en fout, de tout ça, ce qu'on raconte. Est-ce vrai ? Qui s'en fout vraiment, qui développe l'ultime capacité d'indifférence ? C'est sans doute à ça aussi qu'il pense quand il dit ailleurs qu'il aime le cinéma qui lui a tout donné, mais pas les à-côtés, la promotion, les voyages.

Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie

La phrase célèbre de Paul Valéry s'applique parfaitement à Gabin, qui avait beau avoir à l'écran des rôles de solitaire ou de rebelle, mais qui, hors sa famille, cultivait le culte de copains qui n'étaient pas une cour vouée à sa dévotion, mais de véritables amis - une « bande » qui, la journée de tournage finie, aimait à se retrouver pour un repas ou une virée - à condition que celle-ci ne l'emmenât point trop loin. « Passé la Loire, c'est l'aventure », dit-il un jour à son ami Gilles Grangier, qui a utilisé la phrase comme titre d'un merveilleux petit livre de souvenirs? La bande à Gabin comporte des visages qui nous sont familiers, ceux de Bernard Blier, Jean Lefebvre, Robert Dalban, Paul Frankeur ou André Pousse, auxquels à partir du Grisbi viendra s'adjoindre celui de Lino ; côté scénaristes c'est Albert Simonin, puis Michel Audiard, rencontré via Grangier et dont il se méfiait un peu au début, croyant avoir affaire à un fils de famille et qui devint un ami proche et - pour le meilleur et l'ordinaire - l'auteur de bon nombre de ses films à succès et de ses répliques cultes. (À suivre)



[1] Jean Gabin dans une interview.

[2] Jean-Philippe, de Laurent Tuel, avec Johnny Hallyday et Fabrice Luchini, 2006 et Yesterday, de Danny Boyle, avec Himesh Patel, Lily James et Ed Sheeran, 2019.

[3] Ah ! l'historique collection de tous ces cossards qui, selon leurs parents, suivaient le mauvais chemin et se préparaient une existence de honte (pour leur famille), d'échecs et de misère (pour eux-mêmes). À voir la liste des « ratés » annoncés qui se sont fait un nom, tout parent digne de ce nom cesserait instantanément de pousser ses enfants à bien travailler à l'école et de les féliciter pour leurs bons résultats. Les phrases « on ne fera jamais rien de toi » et « tu n'arriveras à rien » sont la matrice de bien des succès. Les ex-premiers de la classe qui ont réussi leur vie sont une poignée. Pour info j'ai été premier de ma classe ex aequo pendant l'année scolaire 1965-1966, en classe de 7e (CM 2 pour les modernes), mais ça n'a pas duré. Notre instituteur (à blouse blanche comme il se doit) s'appelait M. Genet et sous des dehors sévères il était la douceur même. Qu'est devenu mon condisciple ? j'ai oublié son nom - à l'époque déjà, j'étais plus enclin à devenir le pote des mauvais sujets, une tendance qui n'a fait que se renforcer par la suite?


DE QUOI GABIN EST-IL LE NOM ?

(Gab-1)

« Vive la vedette ! » est l'un des chapitres du Plaisir des yeux, un des deux livres d'essais critiques de Truffaut, et Gabin n'y a pas une ligne. Tout juste est-il cité dans Les Films de ma vie, à propos de La Grande Illusion - il est vrai que c'est de Renoir qu'il est question, un des rares intouchables du cinéma français. Dans un article d'Arts (1959) Truffaut y va carrément au bazooka : « Ce sont [Gabin et Gérard Philipe] des artistes trop dangereux qui décident du scénario ou le rectifient s'il ne leur plaît pas. Ils influencent la mise en scène, exigent des gros plans. Ils n'hésitent pas à sacrifier l'intérêt du film à ce qu'ils s'appellent leur standing et portent selon moi la responsabilité de nombreux échecs. » Lorsqu'un journaliste suisse lit cette phrase à Lino Ventura, le « fils spirituel » cinématographique de Gabin, son protégé, son ami, celui-ci entre dans une violente colère. Truffaut n'est pas plus clément dans le cadre privé de sa Correspondance. S'il fait référence, évoquant à son ami Lachenay sa propre situation de déserteur, au Quai des brumes de Marcel Carné, il n'en donne même pas le titre, mentionnant « ce film qui se passe au Havre ». Trente ans plus tard, conseillant un jeune auteur qui a, lui écrit-il, écrit « le meilleur scénario que j'aie lu depuis huit ans », il lui recommande de ne pas l'envoyer à Gabin, « qui n'y comprendrait rien ». Est-ce adouci par le temps ou arrondi par les succès qu'il conseille à Depardieu d'accepter de jouer dans Fort Saganne,« un rôle de militaire, comme Jean Gabin dans Gueule d'amour » ? Hors Renoir, aucun des autres rôles de Gabin ne trouvera grâce à ses yeux, hormis La Traversée de Paris, un des deux films de Claude Autant-Lara qu'il admire - avec réserve pourtant, car il classe avec un certain mépris ce metteur en scène complexe et ambigu dans la vaste caste du « cinéma français de qualité » qu'il voue aux gémonies - avec ses acteurs et scénaristes. Pour ne rien arranger, avec le temps Gabin est associé à Audiard, à ses mots d'auteur, ses répliques - et Truffaut déteste Audiard et tout ce qu'il représente, détestation que le scénariste des Tontons flingueurs lui rend bien.

Laissons le jeune Truffaut à ses règlements de comptes néo-vaguistes et revenons à notre « monstre ». Un cinéphile a appelé John Wayne le Jean Gabin du cinéma américain (ou Gabin le John Wayne du cinéma français, je ne sais plus). On comprend ce qu'il voulait dire, dans le sens où un acteur populaire en vient à incarner pour le grand public national l'image rêvée du spectateur - et Gabin jeune fut cela, de même, sur un mode différent, que Gabin vieux. L'homme à cheval qu'est John Wayne, le bel ouvrier, le soldat héroïque, le déserteur incarné par Gabin jeune, le flic qui ne lâche pas, le voyou avec un code d'honneur, le paysan obstiné joués par Gabin le Vieux, ce sont des Américains ou des Français en mieux. La comparaison entre les deux acteurs atteint vite ses limites.

John Wayne, cow-boy ou soldat, n'a jamais joué que « John Wayne » alors que Gabin a excellé dans des rôles d'une infinie variété, incarnant chacun de ses personnages tout en restant Gabin. Imagine-t-on John Wayne en artiste, en homme politique, en clodo, en cheminot ? Gabin et Wayne sont l'un et l'autre des icônes, des « monstres sacrés », mais Gabin est un comédien beaucoup plus accompli. (À suivre)


Pratique de liberté

Non, ceci n'est pas une discussion sur ce que certains appellent la "dictature macronienne" - pass vaccinal, affaiblissement du Parlement, refus du débat.

N'ayant pas vécu sous une dictature au sens traditionnel du terme, je n'ai pas de point de comparaison me permettant de former un jugement personnel sur ces questions. Je constate seulement qu'en ces temps d'élections, nous vivons dans un pays où chaque citoyen a l'occasion de donner sa voix à celui ou celle des candidats lui paraissant représenter au mieux ( ou au moins mal) ses valeurs - sens de la liberté compris. Ce choix est-il réellement « libre » ou conditionné plus ou moins clairement par les médias et une pression idéologique sournoise ? Question épineuse à laquelle je me garderai de proposer une réponse - même la plus timide.

Quant à la liberté, le très regretté Tzvetan Todorov notait déjà que par l'Europe et le monde, les groupes politiques estampillés « liberté » étaient le plus souvent d'extrême droite. En France aujourd'hui, combien jugent des atteintes à la liberté, les barrières morales et politiques à l'expression du racisme, de l'antisémitisme et de l'homophobie ? « On n'a plus le droit de rien dire » est trop souvent le mantra des intolérants et des xénophobes de tout poil.

Je n'ai donc pas la prétention de savoir ce qu'est  la «  liberté », mais je ressens une joie particulière lorsqu'il me semble en découvrir une forme nouvelle. Assister il y a quelques soirs au spectacle du groupe marocain Kabareh Cheikhats a été un de ces moments de découverte jubilatoire.

Dans le Cabaret Sauvage occupé par ce Kabareh venu de Casablanca, il y a tout ce qu'exècrent Mme Le Pen et M. Zemmour : des Franco-marocains passant du français à l'arabe et retour, des « barbus », des jeunes femmes dont les cheveux sont recouverts d'un foulard - ce symbole « d'oppression » vilipendé par les frontistes old style et new school. Il y a aussi des Français « souchiens », comme moi, des vieux, des jeunes, parfois très jeunes. Surtout, sur scène il y a Ghassane et son groupe : des barbus, oui, mais maquillés, portant robes et perruques et chantant un répertoire de femmes, les cheikhats, ces chanteuses marocaines populaires qui ont chanté l'amour, mais aussi la résistance à la colonisation française.

Ce groupe de chanteurs et musiciens (ils sont douze, mais seuls dix ont fait le voyage de Paris - va savoir pourquoi, dans sa grande sagesse, l'administration a refusé deux visa ), est souvent présenté comme un groupe folklorique « transgenre » - ambiance Alcazar ou Paradis Latin. Rien contre, mais avec ces termes réducteurs on est loin du compte. Si oud, tambours et tambourins sont folkloriques, oui ils le sont. Si un homme habillé en femme est « transgenre », oui, ils le sont. Quand on écoute, c'est plus subtil :  leurs musiques puisent aux sources diverses (arabes, juives, andalouses) de la culture marocaine. Et s'ils sont provocateurs dans le Maroc contemporain, peu réputé pour son atmosphère de liberté, oui ils assument ce choix, quitte à subir quelques insultes. La légende de ces « cheikhats » a marqué leur adolescence : en chantant leurs chansons, en les dansant, ils expriment un choix artistique et politique qui va bien au-delà de la provoc' et dépasse le cadre marocain. On ressent leur plaisir parfois malicieux et leur joie communicative à incarner ces femmes, poétesse, résistantes, divas, objets d'opprobre sous le protectorat français et qui pour beaucoup sentent encore le soufre aujourd'hui ; en les magnifiant, ces jeunes gens aussi talentueux qu'audacieux redonnent vie à des traditions théâtrales anciennes dans différentes cultures - le théâtre élisabéthain anglais, le No ou le Kabuki japonais, le théâtre classique et l'opéra chinois. Ce travestissement existe aussi depuis longtemps au Maroc et en rendant hommage à ces femmes, ces hommes n'obéissent pas tant à un esprit de provocation qu'à la liberté de la perpétuelle réinvention des cultures. Ghassane, entre deux chansons, blague, parle politique ou religion (prudemment, mais librement dans les deux cas - puis après une brève introduction, il se lance dans un long poème lyrique - transe et danse. Ils chantent ces cheikhats ignorées - ils chantent les femmes de nos vies, les femmes qui vivent en nous depuis bien avant nous. Il y a de quoi rire et pleurer, de quoi danser au long des longues nuits. Ensemble de qualité professionnelle, le Kabareh est composé d'amateurs passionnés qui se débrouillent pour gagner leur vie à côté - la recette d'un spectacle sert à faire la fête. Tradition pour tradition, le Kabareh n'est pas seulement un groupe folklorique : ces musiciens sont aussi des comédiens qui jouent Shakespeare (en arabe).

Avis aux amis américains : ils entament ces jours-ci une tournée américaine : début le 6 avril au Poe's Pub de New York, le 8 au Contemporary Arts Center de Cincinatti, le 9 au Spotlite de Detroit, puis le 11 à la Old Music School de Chicago. Sinon j'espère que lors de leur prochain passage en France ils pourront tous avoir leur visa. Pour les voir dans leur contexte familier, rendez-vous au Vertigo, un club mythique de Casablanca, qu'on n'ose pas appeler leur « port d'attache », mais qui est leur lieu de liberté première.

 

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Instagram : kabarehcheikhats

 

 

 


UKRAINE, UN AMOUR RUSSE ?

Stress pré-électoral, blues post-électoral, nous avons passé l'année soumis au supplice chinois du cycle des news : de covid en attentat terroriste, de vax en antivax, du Mali à la Syrie, de l'Afghanistan à l'Ukraine, de Macron à Le Pen, chacun d'entre nous est devenu une chaîne d'infos en continu. Ça diffuse 24/24, jamais d'écran noir, pas une respiration pour un divin rien. Impossible d'y échapper, comme à ces angoisses nocturnes qui nous assaillent parfois et auxquelles il est inutile de répondre : « Allez, pense à autre chose ! » Soignons donc le mal par le mal.

Les argumentaires plus ou moins subtils pour exonérer Poutine de ses crimes sont deux ordres :

? Le premier est stratégique et si grossier que même M. Mélenchon et Mme Le Pen ont fini par y renoncer[1] : en gros, tout ça, c'est la faute des Américains et de l'OTAN ; humilié, cerné, agressé, Poutine ne fait que se défendre avec ses moyens - excessifs, brutaux peut-être, mais compréhensibles. Bombardements systématiques sur des cibles civiles, enlèvements et viols en masse.
À supposer qu'Européens et Américains aient commis des erreurs de compréhension et de stratégie dans leur gestion de l'ère post-soviétique, le concept même d'une Russie (dix-neuf millions de kilomètres carrés) cernée par les Occidentaux est assez comique.

? Le second argument pro-Poutine est historique et se décline en deux parties :

  1. En tentant de reconstituer l'Union soviétique, Poutine ne fait après tout que retrouver les frontières de l'Empire russe existant du règne de Pierre le Grand (1721) jusqu'à la révolution de 1917 ;
  2. Culturellement, il existe un « espace russe » dont les frontières poussent aux quatre points cardinaux, jusqu'à la Pologne à l'Ouest, au Japon à l'Est, la Finlande et la Suède au Nord, la Turquie et l'Iran au Sud.

Plus subtil que le premier, cet argument n'en est pas moins profondément pervers : au nom de l'interpénétration culturelle historique entre ces zones tampons, la Russie disposerait-elle d'un droit éternel à envahir l'Ukraine, la Pologne et les pays baltes, voire tout ou partie de la Scandinavie ?  Selon cette ligne, que ne laissons-nous Erdogan reconstituer l'Empire ottoman dans ses frontières d'avant 1914 ? N'a-t-il pas, lui aussi, le droit de se porter au secours des populations turcophones de la proche Bulgarie qui a été sous la domination de la Divine Porte pendant plus de siècles que dans l'imperium soviétique ?  L'Histoire est réécrite sans cesse par ceux qui prétendent en tirer des leçons politiques.

Histoire pour histoire, il n'est pas inutile de rappeler que l'Empire russe, puis l'Union soviétique se sont défaits par implosion et nécrose et non attaques venues de l'extérieur. Il n'est pas interdit à leurs populations de former des alliances démocratiques entre elles ou avec d'autres - précisément ce que M. Zelenski veut faire pour l'Ukraine, pays imparfait, mais de fonctionnement à peu près démocratique, en se rapprochant de l'Union européenne. Les poutinistes gloussent : un ancien acteur, de seconde zone, un comique de télévision, lui, un grand leader, un Churchill? Ils préfèrent sans doute accorder du crédit à la formation de M. Poutine, officier de carrière au KGB qui a, au moment décisif, fait le choix opportuniste du recyclage politico-affairiste dans la nouvelle Russie. Est-ce donc une surprise absolue que cet ancien apparatchik aux méthodes de voyou et à l'ambition sans limites ni scrupules n'ait pas, mais alors  pas du tout, poussé son pays dans la direction démocratique que M. Poutine a poussé son pays et les récentes républiques qui l'entourent, préférant sa petite « grande Russie » entourée de régimes « aux ordres », de dictatures corrompues sur le modèle de celle qu'il a installée à Moscou, recourant à la brutalité sans limites, au mensonge organisé - voire au chantage nucléaire lorsque les Occidentaux osent remuer une oreille et aider l'Ukraine autrement qu'en « paroles verbales » (Pagnol).

Parlons culture pour finir et laissons les chars poutiniens. Le grand Nicolaï Gogol appartient-il au patrimoine russe ou ukrainien ? Les deux, mon général !
Et Boulgakov ? me rappelle mon amie Nadine « Nadioucha » Dubourvieux, l'une de grandes traductrices de russe, que je consulte avant de publier ces réflexions pour éviter d'y raconter trop de bêtises. Né à Kiev, médecin dans l'armée russe, ayant mené sa tumultueuse carrière littéraire à Moscou, l'auteur du génial Maître et Marguerite est-il ukrainien ? russe ? Là aussi, les deux ! Avançons dans le temps : née en Ukraine de parents biélorusses et ukrainiens, écrivant en russe, l'auteure Svetlana Alexievitch est-elle ou non un exemple de l'universalisme dans son expression russe ?

Parlons cinéma : Sergueï Loznitsa, admirable documentariste, auteur de trois films de fiction non moins admirables, est né en Biélorussie, a suivi ses études en Ukraine puis à Moscou à l'école du cinéma. Est-il biélorusse, ukrainien, russe ? Les trois ! Est-ce un argument pour la destruction de Marioupol et la prise de Kiev ? I say niet, niet, niet !

 

Références

Tout Gogol est traduit en français dans diverses éditions, idem pour Boulgakov (collection « Bouquins », Robert Laffont) et tout Alexievitch, je crois.

Pour Nadioucha, rappelons qu'elle est la traductrice française des oeuvres de Marina Tsvetaieva, y compris Vivre dans le feu,  un ensemble de textes autobiographiques de la grande poétesse  assemblés par Tzvetan Todorov ; j'ai eu l'honneur d'être le préfacier de la Correspondance d'Anton Tchekhov  dont elle a été l'éditrice, la commentatrice et l'émérite traductrice ( Vivre de mes rêves, Bouquins- Robert Laffont, 2015)

Les films de Loznitsa sont disponibles en DVD ; pour raisons diverses, le rude et déprimant Donbass est très demandé en ce moment ; sa libre adaptation de La Douce de Dostoïevski (Une femme douce)est une merveille. Notons qu'en Ukraine même, il a été reproché à Loznitsa de manquer de loyauté à son pays, tout cela parce qu'en artiste il persistait à se refuser au cinéma de propagande et préférait la nuance, l'ironie, la complexité, au militantisme nationaliste.

Sur cette énorme fatigue qui nous accable et les moyens de nous en libérer, je ne saurais que trop re-recommander l'indispensable Goodbye fatigue, de l'excellentissime Léonard Anthony, disponible dans toutes les bonnes crèmeries, en librairie, sur FNAC.com et chez Zonzon (Overjoy, 250 pages, 16,60 euros). C'est presque épuisé, ne perdez pas de temps, il n'y en aura pas pour tout le monde !



[1] Quoique?


NOIR C'EST NOIR

Henri-Georges Clouzot et Jean-Pierre Grumbach, dit Melville, sont deux « cas » du cinéma français ; si l'aîné (Clouzot) commence à tourner avant-guerre et le cadet juste après, ils débutent l'un comme l'autre en noir et blanc et restent des maîtres du « noir » même lorsqu'ils passent à la couleur ; ce sont l'un et l'autre des marginaux que le « système » ne rejette pas et qui exercent une influence stylistique au-delà de nos frontières ; l'un et l'autre suivent leur chemin ; l'un et l'autre sont des auteurs qui, sans vendre leur âme pour obtenir le succès, l'ont souvent trouvé. L'un et l'autre sont réputés pour leur caractère difficile, leurs relations souvent tendues avec les acteurs, leur exigence, leur nature obsessionnelle, voire « paranoïaque » (ainsi François Truffaut qualifie-t-il Jean-Pierre Melville dans une lettre).

Suivez le guide

Puisque Truffaut est un peu mon guide dans le passé du cinéma français, j'ai été chercher ce qu'il disait de ces deux loups solitaires dans sa Correspondance et dans ses deux volumes publiés de critiques. Un seul article sur un film de Clouzot, Le Mystère Picasso, aucun sur Melville, au sujet de qui les mentions dans les lettres sont en général peu amènes, notamment parce que Truffaut a pris la défense de Jean-Luc Godard, jugeant que Melville s'était mal comporté avec son ami qui lui avait offert un (petit) rôle dans À bout de souffle et, surtout, l'avait aidé à monter Léon Morin, prêtre. Truffaut se laisse-t-il dominer par le caractère antipathique, jaloux, àl'occasion odieux de Melville, ou bien n'a-t-il pas vu l'intérêt, l'influence mondiale des films de son aîné ? Ce ne peut être de la jalousie de sa part, car c'est un sentiment qu'on ne décèle jamais chez lui, en tout cas dans ses écrits - et en plus ses propres films noirs sont avant tout des films de Truffaut.

Lors d'un procès en diffamation intenté en 1962 par Roger Vadim à Truffaut, si les « néo-vaguistes » se sont séparés en deux camps - Malle pour Vadim, Godard et Chabrol pour Truffaut -, Melville, qui n'est d'aucun « camp » identifié, s'est rangé du côté de l'auteur des Quatre Cents Coups.

Au-delà de cette comédie judiciaire très parisienne, si j'en crois les biographes de Truffaut, les deux hommes avaient assez de sympathie mutuelle pour déambuler ensemble sur les Champs-Élysées. La relation qu'en donne Philippe Labro, l'écrivain-cinéaste-patron de RTL, ami et « fils spirituel » de Melville, est aussi peu sympathique pour l'un que pour l'autre. « Je me vois en train de descendre les Champs-Élysées avec François Truffaut me disant : ?Méfiez-vous de Louis Malle, c'est un arriviste !? Et je me vois les remonter sur le trottoir d'en face avec Louis Malle me disant : ?Méfiez-vous de Truffaut, c'est un arriviste !? » L'anecdote en dit au moins autant sur celui qui la rapporte que sur les deux cinéastes. C'est pourtant Melville que Truffaut choisit pour se confier une nuit entière après l'échec de la production française de Fahrenheit 451. Drôle de choix, même si c'est au cours d'une soirée chez Melville qu'il a entendu parler du roman de Ray Bradbury pour la première fois. Les discussions sur le cinéma devaient être vives, car s'ils partageaient une passion pour le cinéma américain, ce n'était pas le même : ainsi de Johnny Guitar, le film de Nicholas Ray, que Truffaut adorait et que Melville tenait, selon le jeune Bertrand Tavernier qui l'avait emmené le voir, pour un film exécrable, un des pires de tous les temps.

D'après ce que l'on sait d'eux, il est difficile d'imaginer deux êtres plus différents - et mal accordés - par le goût et le tempérament. Dans l'intimité, on sait qu'ils peuvent être l'un et l'autre séduisants, charmeurs, amicaux. En public c'est autre chose car leurs styles, pour effacer un physique qui ne leur plaît pas, sont opposés : Truffaut se cache derrière sa timidité, sa politesse presque excessive, un voussoiement systématique ; Melville a trouvé son costume américain, Stetson et Ray-Ban pour dissimuler sa calvitie, ses yeux globuleux et ses joues tombantes. Sur un tournage, ils sont aussi nerveux l'un que l'autre mais autant qu'on sache, Truffaut ne pique pas de « crises » alors que celles de Melville deviennent vite légendaires - point commun avec Clouzot à qui Truffaut reprochera l'atmosphère de « terreur » qui règne sur ses plateaux de tournage.

Pour Clouzot, c'est autre chose mais assez compliqué aussi ; dans une lettre de jeunesse à son grand ami Lachenay, Truffaut dit avoir vu Le Corbeau treize fois ; certes c'est encore loin de La Règle du jeu (quarante-deux fois) ou même du Roman d'un tricheur de Sacha Guitry, qu'il a dû voir à une trentaine de reprises, mais cela signifie que le chef-d'oeuvre de 1943 l'a marqué. Dans une lettre à Clouzot de 1964, il exprime son admiration pour deux autres de ses oeuvres maîtresses, Quai des Orfèvres et Le Salaire de la peur, et lui rappelle qu'à treize ans il connaissait les dialogues du Corbeau parcoeur. On sait Truffaut mauvais élève, et turbulent, mais quand il s'agissait de cinéma, comme de littérature, il était d'un sérieux absolu. Son admiration pour le film n'a pas diminué avec le temps : l'ayant revu une fois de plus, il adresse ces mots à Clouzot : « c'est un chef-d'oeuvre, il n'a pas bougé, c'est un film parfait et profond, et sensible et fort ». Il qualifie La Vérité de « film important ». Se disant dans une autre lettre incapable de filmer les rapports de force entre les hommes (« peut-être parce que je suis fils unique »), il s'avoue « bon spectateur », « épaté » devant les films de Clouzot ou Polanski.

Tout cela - et même le fait de l'avoir qualifié, avec René Clément, d'« intouchable » dans la catégorie honnie du « cinéma de qualité française », ne l'empêchera pas de le flinguer avec un humour cruel à la sortie des Espions - loin d'être son meilleur, il est vrai : « Avec Les Espions,écrit Truffaut,Clouzot a fait Kafka dans saculotte , formule qui en sept mots suffit à rendre compte parfaitement de la portée exacte de l'entreprise. ».

Quelques mois avant sa mort, il écrit pourtant une lettre chaleureuse à Clouzot, à qui le lie ce qu'il n'ose pas appeler une amitié mais qui lui ressemble fort, pour l'encourager à tourner encore. C'est Truffaut à son meilleur, laissant parler la sincérité de l'admiration avec les simples mots du coeur. Quittons un instant le guide Truffaut pour introduire les trajectoires de ces deux enfants terribles.

Deux marginaux, deux pros

Clouzot a fait ses (interminables) classes en étant longtemps assistant ; Melville s'est lancé sans expérience préalable dans son premier long métrage. Malgré ces différences, l'un et l'autre acquièrent la réputation d'être des techniciens consommés, des maîtres, une aura enrichie par leur caractère difficile et leur look de mecs à qui on ne la fait pas ; ils connaissent parfaitement leur métier et imposent leurs vues et leurs ambitions innovatrices à leurs techniciens. Ils savent obtenir ce qu'ils veulent, ils ne comprennent pas la phrase « ce n'est pas possible » et l'affrontement ne leur fait pas peur, au contraire. S'il faut charmer, ils charment et s'il faut flinguer, ils flinguent. Ce qui compte, c'est le résultat.

Ils ne sont ni l'un ni l'autre des « idéologues » et, sans comporter de message particulier, leurs films mettent en scène de façon moderne le tragique de la condition humaine. L'humanité, c'est d'abord les hommes. Là où Doinel/Truffaut disait et répétait « les femmes sont magiques », chez eux, le plus souvent, les femmes sont des présences, des silhouettes, des corps démembrés comme dans un tableau de Dalí ou de Picasso : bouches, seins, jambes, fesses?

Cherchez la femme

À un petit nombre d'exceptions près, quoique très notables, Melville et Clouzot sont des hommes réalisant des « films d'hommes » où les rôles de femmes sont rarement majeurs.

Les premiers films de Melville comportent deux beaux rôles de femmes : la nièce du Silence de la mer, dont Nicole Stéphane incarne à merveille la douceur obstinée, est le visage de ce silence que des êtres simples opposent à l'occupant. C'est un peu ennuyeux, très digne, l'atmosphère et la lenteur sont « bressoniennes », des débuts pour le moins surprenants pour un cinéaste qui deviendra obsédé par l'idée de se mesurer au box-office avec les maîtres du film populaire français des années 1960, Henri Verneuil et Gérard Oury. Dès Le Silence, malgré ses défauts, on découvre le noir et blanc à la Melville - en réalité, un noir, blanc, gris. Ce sera moins convaincant quand Melville passera de l'austérité de Vercors au lyrisme poétique de Cocteau pour Les Enfants terribles, film bizarre qui n'est ni vraiment Melville tel qu'on va le découvrir, ni vraiment Cocteau ; le rôle de la même Nicole Stéphane y apparaît artificiel et son jeu, forcé. Passons sur un bizarre film de commande, Quand tu liras cette lettre : certes, on est content d'y voir la très belle Juliette Gréco mais son rôle n'est pas plus épais ou crédible que celui de l'oubliée qui joue sa soeur. Pour être juste,  le rôle de la star masculine Philippe Lemaire, un beau gosse qui n'a pour lui que sa beaugossité un peu rugueuse et voyoute, n'est pas beaucoup plus  passionnant, ni même consistant. Si on ne le savait déjà, ce qui intéresse Melville, ce n'est pas de créer des personnages, mais des silhouettes. Exception sera faite pour Emmanuelle Riva, à qui dans Hiroshima mon amour Alain Resnais imposait un style emphatique terriblement démodé : sa sobriété et la sauvage retenue de sa sensualité dans Léon Morin, prêtre sont merveilleusement crédibles et touchantesface à Belmondo, le cureton le plus diaboliquement sexy de l'histoire du cinéma français, même si le jeune Huster est acceptable - et même pas mal - dans l'étonnante adaptation par Georges Franju de La Faute de l'abbé Mouret. Dans le premier des deux films américains de Melville, l'improbable Deux hommes dans Manhattan, le scénario est mince et invraisemblable, pur prétexte à tourner en partie à New York ; les femmes sont réduites à des types, elles n'ont pas plus d'épaisseur que des strip-teaseuses saisies une fraction de seconde par un projecteur sur la scène d'un night-club : elles apparaissent, font le job et s'effacent aussitôt. Il en sera de même avec L'Aîné des Ferchaux, le deuxième film américain bien meilleur d'ailleurs (comment se rater avec une histoire adaptée de Simenon ? Peu de metteurs en scène, même médiocres, ont réussi cet exploit) : les femmes y sont des poupées ou des ombres et la caméra du cinéaste ne se concentre que sur les deux hommes - deux beaux rôles pour le génial Charles Vanel (soyons clairs : quoi qu'il joue, même dans les pires navets, Vanel est génial - etencore meilleur quand le film est bon) et le jeune Belmondo, épatant lui aussi comme toujours.

Se réduisant le plus souvent à de longues jambes en bas noirs et à des poitrines serrées dans des chemisiers à paillettes, les femmes des films postérieurs de Melville sont nettement moins intéressantes ; à peine plus consistantes, traîtreuses ou complices, elles servent vite fait de « Bond girls » à Belmondo ou à Delon : ce sont ces deux mâles que la caméra de Melville caresse à n'en plus finir, long coïtus homoérotique interruptus par la mort inéluctable du bel homme. Une exception dans les Melville tardifs est le beau personnage de Mathilde, dans L'Armée des ombres, interprété par une Simone Signoret déjàépaissie mais toujoursbelle femme et grande actrice. Le rôle n'est pas aussi puissant ni aussi développé qu'il pourrait l'être mais elle est une présence impressionnante - et elle meurt très bien (ça y est, je l'ai dit). Elle est la dernière femme notable de la filmo de Melville, dont les derniers films sont 100 % des films d'hommes où passent quelques jolies donzelles, qui se contentent d'être un peu salopes ou de se sacrifier - ou l'un et l'autre. Même avec l'alors sublime Catherine Deneuve, à qui Truffaut a donné de si beaux rôles, Melville ne prend pas la peine de créer un personnage vaguement intéressant. Chassez le naturel macho, il revient au pas, au trot, au galop. Un peu à la manière du personnage de Bourvil dans Le Cercle rouge, Melville préfère leschats.

Les femmes de sa vie

Même s'il n'en a pas eu cinq, comme Guitry, mais « seulement trois », les femmes ont beaucoup occupé la vie et le cinéma de Clouzot. Les femmes du cinéma de Clouzot, ce sont d'abord les femmes de Clouzot : sa première compagne Suzy Delair est la partenaire de Pierre Fresnay dans son premier film, le troublant et distrayant L'assassin habite au 21. Après la guerre, elle est à nouveau la vedette féminine de Quai des Orfèvres. Sa présence est virevoltante et sa voix, agaçante (à mes oreilles) quand elle parle, prend son vrai charme quand elle entonne Avec son tralala, son petit tralala. Elle faisait tourner toutes les têtes. Entre deux films avec Suzy en vedette féminine, Clouzot a offert un rôle trouble et superbe - son plus beau sans doute - à Ginette Leclerc dans Le Corbeau. Passons sur Le Retour de Jean, le short réalisé par Clouzot dans le pontifiant ensemble du film à sketches Retour à la vie. Entouré par deux tâcherons, MM. André Cayatte, et Georges Lampin, Clouzot se met presque à leur niveau et Louis Jouvet y est à son pire ; la scène où une femme facile s'offre à lui est nulle - et insupportable la grande scène où, ayant offert assistance à un Allemand  blessé en fuite, il découvre que celui-ci a été un tortionnaire et lui fait la leçon. Le message, même dans sa partie « bizotesque » (pour devenir un bourreau, un homme n'a pas besoin d'être un monstre, un homme ordinaire suffit) sur le fond, est délivré sous une forme ampoulée à la limite du tolérable et complété par un addendum qui le vide de tout sens quand le personnage de Jouvet affirme que lui ne torturerait pas, jamais. Mais je m'égare (de l'Est) comme toujours, j'en étais aux femmes.

La deuxième épouse de Clouzot, Véra, est le grand amour de sa vie - il faut d'ailleurs un regard amoureux pour lui voir un grand talent : elle passe en rôle secondaire dans Le Salaire de la peur - elle est limitée mais acceptable dans Les Diaboliques où Signoret mange l'écran ; potable dans Les Espions où, occupée à exploser des oreillers dans des crises de panique, elle a peu l'occasion d'ouvrir la bouche ; après la mort de Véra, et avec l'affirmation de ses angoisses catholiques, le péché est de plus en plus au centre des obsessions du réalisateur. Son pendant, la jalousie, est le sentiment qui dévore Serge Reggiani et Bernard Fresson, les partenaires masculins de Romy Schneider dans L'Enfer et d'Élisabeth Wiener dans le dernier film du réalisateur, La Prisonnière.

Aux enfers du « grand film »

Clouzot comme Melville ont un « grand projet » qui rencontre d'extraordinaires difficultés. Si Melville réussit à mettre sur pied son Armée des ombres, considéré comme « le meilleur film français sur l'Occupation et la Résistance », celui-ci ne connaîtra pas le succès espéré par son auteur ; quant à Clouzot, il ne mènera jamais à terme son très ambitieux Enfer dont il n'est resté que des bribes muettes, dont le courageux Serge Bromberg alla tenter d'obtenir les droits auprès de la dernière Mme Clouzot qui, per fortuna, n'était pas actrice, mais seulement catholique - et courtoise. Elle lui avait refusé ce qu'elle avait refusé à d'autres - non sa vertu, sans doute imprenable et que d'ailleurs il ne réclamait pas. Sans une providentielle panne d'ascenseur les choses en seraient restées là. Mais en homme obstiné il mit à profit quelques minutes d'intimité forcée pour convaincre la récalcitrante. Le montage qu'il en a tiré n'est pas le film (dont un remake que je n'ai pas vu a été tiré par Claude Chabrol à partir du scénario), mais on peut avoir des doutes sur le devenir de ce film. Les causes officielles de l'interruption du tournage sont les maladies (celle de Reggiani, que Jean-Louis Trintignant refusera de remplacer au pied levé, puis celle Clouzot lui-même, mais en suivant le montage réalisé par Serge Bromberg, qui alterne les séquences muettes sauvées du tournage, quelques scènes tournées (avec Bérénice Bejo dans le rôle de Romy et Jacques Gamblin dans celui de Reggiani) en suivant le script, et des interviews des acteurs ou techniciens survivants, on pénètre dans le monde d'un homme à l'ambition démente, et qui perd les pédales. Le récit même du tournage tel qu'on pourrait le reconstituer porterait le même titre que le film, mais pour d'autres raisons : sauf pour quelques bricoleurs qui sur instructions de Clouzot, fanatique d'art moderne, s'amusaient à inventer des machines cinétiques permettant de colorer les lèvres ou la langue de Romy Schneider dans toutes les couleurs, c'était l'enfer. Enfer pour les acteurs - Romy devait tirer la langue des centaines de fois, Reggiani, qui n'est pas Belmondo, devait reprendre jusqu'à l'épuisement des courses sur une route de montagne. Dommage d'avoir, pour les martyriser, choisi la plus belle actrice du cinéma européen d'après-guerre et l'un de ses meilleurs acteurs, Serge Reggiani, dont la carrière, débutée en 1938 et s'étalant sur soixante ans, comprend quelques-uns des plus beaux rôles du cinéma français. Surfant sur ses succès internationaux, Clouzot avait mis en route une superproduction financée par la Columbia. Son lieu de tournage principal était un lac appartenant à EDF en contrebas du viaduc de Garabit, dans un décor naturel grandiose. En raison de la construction d'un barrage, le lac était appelé à disparaître, ce qui donnait un temps de tournage de quelques semaines au cinéaste, animé de l'ambition de réaliser un film révolutionnaire et total mais handicapé par des problèmes cardiaques chroniques qui avaient effrayé ses commanditaires, il en tira argument pour exiger non pas une équipe de tournage, pas deux, mais trois. Au lieu d'une efficacité supplémentaire, le résultat fut de perturber profondément les techniciens des équipes 2 et 3 qui n'avaient pas d'idée de ce que ceux de la 1 faisaient avec le patron et attendaient, préparaient, préparaient pendant des heures tandis que Clouzot faisait inlassablement des prises de la même scène. Si l'on ajoute qu'insomniaque, Clouzot réveillait ses différents assistants à trois heures du matin pour avoir leur avis sur sa dernière trouvaille, on obtient la recette d'un désastre.

Le message c'est qu'il n'y a pas de message

Que disent leurs films ? À proprement parler, rien et si l'on en juge à la faiblesse du seul film à message de Clouzot, mentionné au début de ce texte, ça vaut mieux comme ça. En apparence ils racontent et n'offrent ni propos politique ou moral (sauf peut-être dans L'Armée des ombres ou Le Silence de la mer), ni leçon. La psychologie des personnages de Melville est rudimentaire, c'est leur silhouette qui compte, et la lumière qui les éclaire ou les laisse dans l'ombre en dit parfois plus que les paroles qu'ils prononcent. Dans les meilleurs Clouzot,  la psychologie est plus complexe, même chez certains personnages secondaires ; ce sont eux qui contribuent à créer l'atmosphère particulière de la pension où le crime de l'Assassin habite au 21 a lieu, eux qui donnent vie au Corbeau ou à son Quai des Orfèvres ; de même dans La Vérité,  le rôle de Marie-José Nat, soeur jalouse et frustrée n'est pas éclipsé par Brigitte Bardot, alors au summum de sa beauté. Pour le coup c'est le personnage de l'amant assassiné, pourtant joué avec une belle ambiguïté par Sami Frey, qui apparaît falot, tandis que le duel judiciaire de l'avocat général et de l'avocat nous réserve quelques morceaux de bravoure de ces deux grands acteurs que sont Paul Meurisse et Charles Vanel. A son déclin Clouzot sera moins heureux, réduisant peu à peu ses personnages à des types, même quand ils sont incarnés par d'excellents comédiens.  Les femmes deviennent coquines (Dany Carel dans l'Enfer mais aussi la Prisonnière) objets de fantasmes ( Elizabeth Wiener dans la Prisonnière, Romy Schneider dans l'Enfer),  les hommes des jaloux (Reggiani dans l'Enfer,  Bernard Fresson dans la Prisonnière) ou des pervers ( Laurent Terzieff dans la Prisonnière)

Marginaux et passeurs

Leur aura s'étend au-delà du cinéma français, où ils représentent de façon très personnelle une passerelle entre les « classiques » et la Nouvelle Vague : Clouzot connaîtra plusieurs succès mondiaux et l'influence de Melville s'exerce aux États-Unis (Tarantino) et jusqu'en Asie, où de jeunes réalisateurs japonais ou hongkongais (Johnnie To) sont profondément marqués par son style.

Les rôles de leurs vies

S'ils ont leurs acteurs fétiches, dans les rôles principaux ou secondaires, ils savent les sortir de leur « zone de confort » pour donner des rôles inattendus à des « monstres sacrés » : les trois rôles que Melville confie à Belmondo sont très à part dans la riche filmographie de notre « Bébel » national, ceux de Delon parmi les plus marquants de sa carrière ; la Bardot de La Vérité de Clouzot est loin des films de Vadim, les deux films que Melville tourne avec Ventura changent Lino des rôles qui l'ont rendu célèbre, même si les deux hommes en sortiront fâchés au point de ne plus se parler ; le Bourvil du Cercle rouge, le dernier rôle de ce grand acteur, est aux antipodes des comédies qui l'ont rendu célèbre. Pour Clouzot, les deux rôles qu'il donne à Pierre Fresnay sont à part - et mémorables - dans la carrière de ce grand acteur, il rend Montand acceptable, et même bon dans Le Salaire de la peur, film où le grand Charles Vanel est inoubliable. Loin de ses emplois dans ses films à succès du Monocle, Paul Meurisse est superbe chez Clouzot (Les Diaboliques et La Vérité) comme chez Melville (Le Deuxième Souffle). Héroïne chez Melville, criminelle chez Clouzot, la Simone Signoret vieillissante met à leur service toute sa puissance et sa justesse de grande actrice, dont le sommet sera atteint dans deux des meilleurs films de ce magnifique et sous-estimé cinéaste qu'était Pierre Granier-Deferre : je cite souvent Le Chat et La Veuve Couderc car ce sont des films qui vous happent et ne vous lâchent plus de la vie.

L'habit fait le moine

Même s'il les secoue, les perturbe, leur crie dessus ou les irrite au point que certains menacent de quitter le tournage en cours, Melville choisit ses acteurs parce qu'il leur fait confiance. Il passe plus de temps à les habiller qu'à leur expliquer leur rôle. Ayant enfilé sa soutane seyante, Belmondo sera prêtre ; un galure et un imper sur le râble, le voici transformé en voyou et balance (Le Doulos) ; un imper et son chapeau sur la tête, Delon sera un tueur (Le Samouraï) ; autre chapeau, autre imper pour Bourvil afin d'en faire un vieux cheval  de  flic (Le Cercle rouge).

Et à la fin?

Rares dans leurs films sont les happy ends ; même les happy ends des premiers Clouzot sont tout relatifs car la tonalité reste sombre : on a trop baigné dans la boue de l'ambiance du Corbeau pour se laisser vraiment attendrir par la révélation de l'innocence de Denise (superbe Ginette Leclerc) et de l'amour naissant entre elle et le docteur Germain (Pierre Fresnay). Quant à L'assassin et à Quai des Orfèvres, malgré le ton enjoué des dialogues et le rythme, l'impression dominante reste celle du noir des ruelles de Montmartre, celui des façades d'immeubles fatigués, des corridors et des cages d'escalier où tant de scènes se déroulent. Tentative de happy end à la peu  convaincante comédie  Miquette et sa mère mais décidément « ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants », c'est pas le truc de Clouzot.

Dans les films noirs de Melville, peu nombreux sont ceuxoù la mort est épargnée à son personnage principal. Clouzot est plus varié : quand il y a meurtre, on n'y assiste pas toujours et le cinéaste, réputé pour sa maîtrise du scénario, sait nous piéger, comme dans Les Diaboliques, où nous croyons voir un meurtre quand il s'agit d'un piège, piège tendu à l'épouse par le mari et l'amante, piège tendu par le réalisateur au spectateur. On pourrait, par cuistrerie de pseudo-cinéphile ou aux fins du seul divertissement, prétendre ceci : en scénarisant la mise en scène d'un « faux meurtre », que le film finit par démonter, Clouzot procède à une interrogation de ce qu'est le cinéma, comme s'il disait : vous savez bien que ce que vous croyez voir n'existe pas, tout ça c'est du chiqué, du cinéma. C'est Rashômon : pas plus que celui d'un homme, le vrai d'une caméra n'est la Vérité. Toutes ces vues dumonde, trompeuses, incertaines jusque dans leur sincérité, ne sont que des fragments subjectifs, éclatés, du monde. Dans la Nouvelle Vague et à sa suite, ce thème sera poussé, rabâché parfois, avec davantage de lourdeur.

Deux possédés

De leur mauvais caractère, de leur habitude de maltraiter leurs équipes techniques et leurs comédiens, aucune conclusion particulière à tirer : nombreux sont les metteurs en scène réputés difficiles  à tort (Welles) ou à raison ( Julien Duvivier). Même sur ce point les témoignages ne concordent pas toujours, montrant plutôt deux hommes obsédés, possédés par leur travail et imposant à tous leur niveau d'exigence avec plus ou moins de brutalité. Mon ami l'écrivain, scénariste et cinéaste José Giovanni avait gardé un exécrable souvenir de sa collaboration unique avec Melville (pour Le Deuxième Souffle, tiré d'un de ses romans) ; dans un documentaire consacré à Melville, après avoir rapporté un mauvais traitement inutile infligé par l'homme au Stetson (il faisait partie de ces hommes qui ont besoin de se déguiser pour être sûrs qu'ils existent - peut-être parce qu'il se trouvait laid), il a cette phrase terrible : « En réalité, il voulait être seul. »

Peut-être est-ce le dernier mot sur ces deux « cas » en quête de la mythique « baleine noire » qui habitait les eaux profondes de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils voulaient être seuls. Et maintenant ils nous laissent seuls avec leurs films : nous n'avons été ni maltraités ni injuriés par leurs réalisateurs - et il nous reste le meilleur : la chance de les voir et, pour certains, de les revoir.

So long, gents !

PS.

Désolé de ne pas avoir pris le temps de faire plus court  - près de deux mois entre les premières lignes et la rédaction finale, ça semble long mais ça passe vite.

 

Références

Une fois de plus j'ai puisé dans la Correspondance de Truffaut et dans ses deux volumes de critiques (Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux, chez Flammarion, collection « Champs »), ainsi que dans la monumentale biographie de Serge Toubiana et Antoine de Baecque (collection « Folio », Gallimard) dont l'index complet et minutieusement établi est particulièrement facile à utiliser.

Pour les films de mes deux monstres, ils sont tous disponibles en DVD. En VOD aussi je suppose, mais j'ai eu la flemme de chercher - déjà que j'ai mis un mois à écrire ce que vous venez de lire, je vais pas me lancer dans des recherches complémentaires : follohoueurs, follohoueuses je vous le dis : je vous aime, mais  dé-mer-dez-vous !


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