Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


THAT'S WHAT I WANT

Dans l'avion pour New York je lisais le volume « Best American Magazine writing 2010 » et j'ai ressenti ma « 30.000 feet epiphany » - ma révélation de fin d'année, celle qui va faire de moi l'écrivain qui a découvert un truc que personne n'a su avant lui...

Attachez vos ceintures ! Prêts ?

L'argent est partout. La preuve:

 

Je sais, c'est peut-être un peu décevant et si vous avez l'impression d'avoir lu ça quelque part, vous n'avez pas forcément tort. Simplement - et sans vouloir me défendre - je ne me l'étais pas formulé comme ça...


LETTRE D'AMOUR À FRANÇOIS MOREL

Mon Toto,

Après quelques dizaines d'années de pratique hétéro, je crois à peu près établi que toi et moi ne sommes ni gays ni bi. C'est pourquoi tu ne peux te méprendre sur le sens de ma déclaration - car c'en est une.

Je t'aime, c'est comme ça - ce qu'en droit, je crois, on appelle une « formalité substantielle ».

Je ne te désire pas mais j'aime tout ce que je connais de toi - les détails et le tout : ta voix, ton poids, ta légèreté, ta façon de danser avec la vie, ta générosité, ton inventivité, ton plaisir d'être seul en scène, ton plaisir au moins égal de la partager avec un groupe d'artistes de music-hall aussi cinglés et talentueux que toi, comme dans le spectacle que vous donnez ces temps-ci au théâtre du Rond-Point, Tous les marins sont des chanteurs est, de la première à la dernière seconde, plein de tout ce qui nous donne envie d'aller dans une salle plutôt que de rester allongés sur le canap' à patauger devant netteflicse : du rythme, de la poésie, de l'émotion, de bonnes tranches de rigolade aussi ! L'histoire en chansons d'Yves-Marie Le Guilvinec, marin poète breton ayant (ou non) vécu de 1870 à 1900 n'est pas seulement un hommage à la Bretagne et à la mer par un Normand qui n'a pas le pied marin, c'est une heure et demie enchantée d'où l'on sort avec aux lèvres le sourire, des chansons plein les poumons et la joie au coeur - sans parler de cette imperceptible touche de nostalgie qui accompagne ce qui est beau.

Follohoueurs, follohoueuses, embarquez sans délai avec le capitaine (ou moussaillon) Morel et son équipage fou de musico-chanteurs-acteurs ! Et préparez-vous à chanter avec eux La Paimpolaise, Avec le thon et autres hits signés Le Guilvinec.

Référence

Tous les marins sont des chanteurs, François Morel, Gérard Mordillat, Romain Lemire, Muriel Gastebois, Antoine Sahler, Amos Mah.
Au théâtre du Rond-Point à Paris jusqu'au 3 juillet. Sûrement une nouvelle tournée après mais ils en reviennent tout juste, les marins poètes, faut ben qu'y s'reposent un peu, mon toto et ses potos.

 


POSITIFS ?

Il fut un temps, pas si lointain, où il fallait être positif. On en avait même tiré un barbarisme, « positiver », que le groupe Carrefour utilisait dans ses campagnes de pub. Être « positif », c'était à la fois chasser les idées noires, voir le bon côté des choses, rebondir après un accident de vie, sourire plutôt que faire la gueule, etc. Avoir la « positive attitude », c'était être du bon côté.

Même dans les groupes sanguins, O +, le donneur universel, c'était mieux que O -, A et B + mieux que A et B -. Pour AB -, si on pouvait éviter cette galère !

Puis vint le sida et le positif prit une rafale. Nous vîmes apparaître les visages émaciés, angoissés, des séropositifs et nous avions beau les inciter à « positiver », ils n'étaient pas convaincus qu'être positif c'était si chouette que ça !

Maintenant c'est le Covid : en voyant l'autre jour à New York, à la sortie du centre de tests Covid, un monsieur faire une tronche d'un pied de long en apprenant qu'il était positif, je n'ai pas pensé que j'étais concerné. Me voici positif à mon tour (coup de fil d'Isabelle, ma merveilleuse pharmacienne qui commence par : « je n'ai pas une très bonne nouvelle à t'annoncer », suivi d'un SMS de l'assurance maladie = isolement).

Je reste positif en attendant de redevenir un homme négatif et heureux, car si nous sommes isolés avec un de mes fils, l'autre positif de la famille (pourtant c'est lui le premier qui a dit il y a trois semaines : « je suis sûr que je vais l'attraper à un moment »), nous ne sommes pas écrasés dans quatre mètres carrés l'un contre l'autre, nous avons un grand espace, et un négatif dans la famille qui fait nos courses et la cuisine. J'ajoute que, pour ce que nous en subissons, Omicron n'est pas bien méchant.

Redevenus négatifs (soyons positifs : d'ici quelques jours plutôt que quelques semaines), nous aurons le loisir d'être positifs sans complexes et sans réserve. Si chacun d'entre nous pouvait contribuer à répandre le virus de la bonne humeur dans ses différentes versions (petit sourire amical, petit sourire d'encouragement, petit coup de fil de « comment tu vas ? » ou « j'ai pensé à toi » grosse blague lourde), nous ne vaincrions pas tous les méchants virus du monde, les haines et les guerres, mais nous aurions un impact positif sur notre santé personnelle et collective.

Alors ouaille note, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur !

Comme chantait John Lennon : « All we are saying is give PLUS a chance ! »

Bonne année à toussétoutes !

 

Promotion gratuite

Pharmacie Parodi

Isabelle Doumerc

222, rue du Faubourg-Saint-Martin

01 46 07 34 71

 


MES AMIS TREZA

J'ai des potes za, des potes pas - et des potes tréza.

Un pote trèzagôche juge autoritaire et amateure la gestion de la crizsanitaire par le pouvoir ; sans vouloir le pousser vers la gôchedelagauche, je lui rappelle que la gestion par le même pouvoir de lacrizdéjiléjôn, puis de la réformdéretrèt' nous annonçait le type de direction auquel on pouvait s'attendre.

Après ces préliminaires, mon ami trèzagôche et moi nous sommes zaccordés sur un point : si nous sommes las, ce n'est pas tant de la crise, ou de l'enchaînement des crises (comme disait un des personnages du Quai de Ouistreham de Florence Aubenas, « Depuis le temps, ils auraient pu inventer un autre mot »), c'est de l'auto-intoxication collective, stimulée par les médiazérézosocios : « y en a marre, c'est n'importe koi, on n'en peut plus, font chier » ? tout ça devant le bistrot « fermékifèd'laventahemporter ».

Tiens, faut qu'j'en parle à mon pote trèzadroite pour savoir ce qu'il en pense.

 

Références : 

Mes amis, le premier chef-d'oeuvre d'Emmanuel Bobovnikoff, dit Bove (vingt-six ans, l'enfoiré !) : première édition chez Ferenczi et fils, 1924, rééditions diverses dont Le Livre de poche, 2018, et L'Arbre vengeur, avec Un Autre ami, 2015, plus préface, postface et illustrations).

Le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas (L'Olivier, 2010).


MOI, J'ADORE

Il y a quelques mois, suivant les recommandations de Doctor B. (elle affirme son autorité de façon si ferme et charmante que je pourrais répondre « vos désirs sont des ordres » à chacune de ses suggestions), j'avais pris rendez-vous pour un bilan sanguin. Rendez-vous à 7 h 40 (7 h 30 était déjà pris). Au terme d'un effort colossal pour surmonter ma PPR (Peur Pathologique du Retard, vous connaissez, braves et bravettes ?), je me retrouve devant la porte fermée du labo, à temps pour assister à l'arrivée de deux jeunes femmes qui déverrouillent l'entrée. Les trois personnes qui patientaient déjà entrent. « Attendez ici, Monsieur, on viendra vous chercher. »

À 7 h 45, personne n'est ressorti pour venir me chercher, il y a la queue, mais j'ai reçu pour instruction de patienter sur le banc devant le labo, alors je patiente sur le banc devant la porte. Bol, il ne pleut pas.

C'est le bordel, de nouvelles personnes arrivent, passent devant tout le monde et entrent. Une dame plus âgée que moi vient s'asseoir sur le banc : « Pfff ! ? Bonjour madame, vous avez rendez-vous quelle heure ? ? 7 h 50. » Les minutes passent, il est bientôt 8 heures, 8 h 15 et toujours rien. À côté de moi, la vieille enchaîne les pfff , c'est le seul son qui semble pouvoir franchir ses lèvres pincées. « Tu sais quoi, chérie », ai-je envie de commenter, moi non plus j'ai pas de rendez-vous pour un boulot à 9h pile, mais moi aussi j'en ai marre, alors si par chance tu pouvais me dispenser de ton pfff, ça serait pas plus mal. » Je suis entré avec quarante-cinq minutes de retard et j'ai réussi à retenir mon pfff à moi alors que je recevais comme explication : « On a eu un problème. ? Un seul ? »

Je pense à ma compagne de banc à chaque fois qu'une personne de plus commente le confinement, le couvre-feu, le reconfinement d'un « y en a marre » exaspéré. Moi, les gars, les filles, savez quoi ?  ça fait un an et j'en ai pas marre du tout, j'adore !

Pas de bistrots, pas de bisous, pas de théâtre, pas de ciné, musées fermés, c'est la vraie vie, isn't it ?

L'autre option, au prochain « y en a marre » que j'entends, c'est pfff et ça, non, laisse tomber, le monde d'après, moi, j'adore.

Et pour tous ceux qui en ont marre, marre - marre du virus, marre de la tronche de cake d'Olivier Véran, marre de Castex, de Macron, marre de tout, j'ai qu'un truc à leur dire : Pfff ! 

 

PS. Cette petite déclaration d'amour à mon époque et à mes concitoyens, surtout franciliens, a été rédigée avant les annonces de reconfinement de M. Castex, I'm not making this up[1], I guarantee it[2]. J'ai A-DO-RÉ. Tout me plaît chez cet homme, d'ailleurs, à commencer par son look Gargamel quand il annonce des mauvaises nouvelles. Et pour ceux qui ne sont pas d'accord, you know what ? Pfff.

 

Promotion gratuite:

Pour me remettre de mes émotions analytiques, je me suis offert une petite brioche consolatrice à ma boulangerie favorite, Les Gamins du Faubourg, 210 rue du Faubourg-Saint-Martin. Tél. : 01 40 35 59 40. Tout y est bon et je n'ai jamais entendu Nourdine, Karima, Souhela, Sofia ou Amanda, qui a remplacé Habiba, servir une baguette en faisant  Pfff  et quand il y a la queue le samedi matin, les clients habituels sont tellement aimables que je n'ai presque jamais à prononcer le mot « invalide » sur un ton suppliant pour qu'on me laisse passer devant.



[1] (J'invente rien) Formule classique de l'excellent chroniqueur Dave Barry

[2] Pub télé : The men's warehouse. Le barbu ajoute: ?You're going to love he way you look.?


JE NE DIRAI RIEN

Un ami fontvieillois, grand amateur de l'oeuvre de Marcel Pagnol, m'envoie la photo d'une devanture. Quels ouvrages mes amis villageois avides de lecture peuvent-ils « click and collect », comme on dit en provençal ? La trilogie du barde d'Aubagne ?  Point !

C'est un trio d'Ex au poids moral incontestable, incontournable, que le commerçant a exposés en vitrine : M. Benalla, ex-protecteur rapproché de M. Macron, va nous révéler ce qu'ils ne veulent pas qu'il dise ; M. Jean-Louis Debré, ex-porte-documents de M. Chirac, va nous dire ce qu'il ne pouvait pas dire. Quant à Mme Royal, ex-compagne de M. Hollande, ex-espoir du socialisme français et ex-ambassadrice des pôles, elle va nous dire ce qu'elle peut « enfin » dire. Il ne manquait que Le Temps de la vérité où M. Carlos Ghosn, ex-PDG sous-payé de Renault et Nissan, révèle enfin pourquoi ses actionnaires l'ont honteusement exploité avant de tenter d'avoir sa peau. Pour former un élégant quinconce, on aurait pu ajouter une nouveauté explosive : L'Engagement, où M. Montebourg, ex-futur héros de la gauche, révèle enfin comment ils l'ont empêché d'agir

Il était temps ! par ces temps troublés, connaître l'identité des mystérieux « ils » censurant la vérité d'un garde du corps, recevoir les secrets susurrés de la bouche de l'incorruptible chiraquien, entendre la parole libérée de la madone de la rue de Solférino, et j'ajoute connaître les secrets d'une victime du capitalisme mondialisé - voilà qui va faire se lever dans notre pays une vague d'amour de la vérité qui risque de tout emporter sur son passage.    On annonce pour bientôt des « J'avoue tout » signés Nicolas Sarkozy, et « Moi, l'irrésistible » de François Hollande ; les époux Balkany nous préparent un bouleversant document humain, « Voleurs ou volés ! » tandis que M. Cahuzac cherche un titre pour le récit déflagrant de l'escroquerie dont il a été victime.  Tout, tout, ils vont tout dire. Et le zizi ? même pas en rêve.

Pour moi, ancienne école, je prends l'engagement ferme, irrévocable, de ne rien dire. Pourtant je pourrais si je voudrais[1], car j'en sais, des choses qu'ils ne veulent pas que vous sachiez. Je tiendrai néanmoins et nulles flatteries, aucunes offres sonnantes et tintinnabulantes n'entameront ma résolution. C'est comme ça : quoiqu'ils fassent, quoiqu'ils disent enfin, je garderai le silence. Et s'ils m'empêchent de me taire, je n'en dirai pas plus. Tant pis pour les conséquences.

 

Références : plutôt que ces immondes plaquettes de propagande, commandez-vous les quatre volumes des souvenirs de Pagnol,  qu'il n'est jamais trop tard pour lire ou relire, ou bien un indispensable quinconce : la réédition des superbes romans graphiques de l'ami Jean-Pierre Autheman, récemment, cruellement   et définitivement[2]  arraché à la place du Forum :  Aux carrefours du destin ( éditions Glénat, 45 euros dans toutes les bonnes crémeries), 860 pages de talent, d'humour et d'amour d'Arles,  notre ville natale préférée.



[1] Je sais, c'est une faute, Malcapo va être fâchée avec moi.

[2] Moi aussi je peux faire des trilogies !


LE COMMENCEMENT DE LA FIN

Si M. Philippe, Premier ministre zélé, obéit à son boss en précisant les conditions du déconfinement, il commence par nous rappeler qu'il ne s'agît que du début de la fin - réalité dont, étant nés, nous devrions avoir conscience car, comme c'est écrit dans le Tripitaka bouddhiste (pas de Titicaca, idiot !) : « les agrégats sont impermanents : étant nés, il doivent disparaître. Leur cessation est agréable ».

Pendant cette période qui n'est pas terminée - bons citoyens, rappelons-le, les turbulences de tous ordres générées par « un tout petit machin » ont pu nous faire oublier à quel point tout était normal : nos gouvernants éclairés par la sagesse (nous avons un président-philosophe, à la différence de ces  pauvres Américains qui ont élu un escroc bonimenteur de foire), la science et le souci du bonheur du peuple, ont pris dans des circonstances difficiles les bonnes décisions pour nous protéger ; pendant ce temps leurs opposants soulignaient leur impéritie, leur manque de courage et leur incapacité à prendre les véritables décisions d'intérêt national.

Est-il nouveau que faute de masques ( qu'ils aient été détruits, perdus, volés ou pas commandés à temps), l'annonce de l'arrivée imminente, massive, des masques en tienne lieu ? Est-il nouveau que leur absence persistante soit un « scandale d'Etat masquant (c'est le cas de le dire) incompétences en chaîne, bureaucratie inutile, casse sociale corruption? Est-il nouveau que l'ultra-libéralisme à la sauce mondialisée, déjà à l'origine de la pandémie, tente de profiter du malheur du peuple pour l'asservir un peu plus ? Non !

Nouveauté nous avons, plus profonde et que j'ai observée à la télévision, écoutée à la radio et décelée sur mon téléphone potable : dans des temps anciens, en 2019, les entreprises faisaient de la réclame pour nous vendre leurs produits. Maintenant, banques, assurances, supermarchés, marques automobiles, paient pour nous être utiles, nous aider - notamment à devenir meilleurs. Avant et après le journal télévisé, les spots s'enchaînent pour un méga-show humanitaire au milieu duquel l'écran pour les Restos du Coeur apparaît légèrement gnangnan. Loin, très loin, à Séoul,  Osaka et Beijing, à San Francisco et Seattle, et même à Levallois et   Issy les Moulineaux, des êtres bienveillants ont entendu l'appel des églises, des philanthropes et philosophes, et des activistes humanitaires du monde entier, et décidé de dépenser leur agent rudement gagné à vendre des nourritures bourrées d'OGM, des voitures polluantes  et des téléphones qui explosent en vol ou nous grillent les neurones par centaines de millions, afin de contribuer à rien moins que le triomphe du bien sur la terre jusque dans ses recoins.

J'avoue que depuis l'époque où M. Séguéla faisait oeuvre pionnière  prêchant que la pub était la forme moderne de l'information, j'avais conservé un certain scepticisme sur son rôle social. Assez de ces vieilles lunes gauchisantes ! La pub, mon frère, gagnée par la vague mondiale de l'écologie humaniste, veut contribuer au bien individuel et collectif : sauver les femmes et enfants battus, nous garantir de l'équitabilité suprême de tout ce que nous consommons - et en prime lutter contre le réchauffement climatique. Mes  bien chers frères, mes bien chères soeurs, si vous voulez, vous aussi, contribuer à l'avènement de l'universel  et éternel bien, quelques gestes simples : allez chez Leclerc ou Carrefour, dont vous applaudirez la caissière, achetez une voiture électrique, le dernier portable Huapplesung, mangez de la viande française, n'oubliez pas  les gestes-barrière : no bisous, éternuez dans votre coude et lavez-vous les mains. Et surtout pas d'angoisse : nous n'en sommes qu'au début de la  fin - soyez patients,  on n'est pas sortis de l'auberge, surtout qu'elle n'a pas encore rouvert ses portes et moi j'ai encore 1000 pages des Mémoires d'outre-tombe à lire, sans coupures publicitaires.


UN GENIE MELANCOLIQUE

CONTRADICTIONS ET INTUITIONS D'UN GENIE MELANCOLIQUE

C'est sans joie ni complaisance - plutôt comme une forme de maladie chronique avec laquelle il est condamné à vivre - que Châteaubriand diagnostique son propre génie, et à plusieurs reprises au cours des Mémoires , un homme qui n'a pas attendu Cioran pour ressentir  dans ses fibres « l'inconvénient d'être né » juge son don littéraire comme un malheur, une malédiction qu'il lui faudra trimballer au fil d'une existence trop longue. « Alexandre créait des villes partout où il courait ; j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie », écrit-il vers la fin du récit de ses aventures américaines de 1791. Les mots « tristesse » et « ennui » reviennent souvent sous sa plume et à l'en croire, l'écriture n'est pour lui qu'un pis-aller, le refuge d'une vie d'échecs. Ayant vécu la vie de « coureur des bois » avec des trafiquants de peaux et flirté avec de jolies « sauvages » qui lui donneront la matière de  l'oeuvre « américaine » qui lui vaudra le succès,  il a  discuté en tête à tête avec George Washington plus longtemps et avec plus de réelle intimité que Malraux avec Mao cent soixante-quinze ans plus tard : ce n'est tout de même pas rien. S'il a échoué dans l'entreprise poétique, donc impossible, de trouver entre l'est et l'ouest de ce pays-continent un passage qui n'existe d'ailleurs pas, il n'a pas fait que regarder les jambes des filles et blablater avec le héros de la guerre d'indépendance et premier président U.S. Il a perçu en profondeur les possibilités et les contradictions internes de cette république qui - il le note dès son arrivée - offre un refuge à des partisans de la monarchie absolue fuyant une autre république. Il en chante les jeunes héros, en célèbre les institutions naissantes, en quoi il voit une régénération  moderne des valeurs de l'Athènes antique. Dans les bois américains, le chevalier et vicomte de Châteaubriand (plus fier de son nom que de son titre, a-t-il précisé d'emblée) retrouve la solitude aimée et les sensations des bois bretons de son enfance ; les jolies Indiennes qui lui tournent autour avec une innocence coquette réveillent une nature sensuelle réprimée, en même temps qu'elles sont des incarnations de ces femmes irréelles, idéalisées, dont les silhouettes l'ont suivi et hanté depuis sa jeunesse. Pour un être accoutumé aux fantômes, aux fantasmes, la forêt américaine est un refuge naturel. Pourtant déjà, observe-t-il avec sa mélancolie coutumière, la « sauvagerie » recule ; victimes des coups des civilisateurs  et corrompues par leurs vices, les tribus du nord au sud sont repoussées, chassées de leurs terres, privées de leurs rites,  salies par l'expansion du commerce, quand elles ne sont pas massacrées par les soldats de cette nouvelle république qui feint de conquérir des « déserts » et en déloge et détruit des populations entières. Avant de se réembarquer  vers  la France pour aller servir par l'épée une cause à laquelle il n'est pas sûr de croire,  ce chevalier sans Graal médite longuement sur l'avenir de ce pays où il perçoit la puissance irrésistible et les contradictions internes qui l'accompagneront au fil de son histoire et aujourd'hui encore : il mentionne explicitement, en anticipation de la guerre de Sécession,  les conséquences de l'esclavage,  mais aussi celles du massacre des Indiens, de l'urbanisation galopante, ainsi que l'impact destructeur  pour l'unité de la société de la religion du commerce et des extrêmes inégalités de fortune. Ce n'est pas une analyse,  même s'il y mêle des « data », comme on dirait aujourd'hui - plutôt une série de  fulgurantes visions. Philadelphie, où le « palais présidentiel » de Washington est une modeste maison, n'est alors qu'un village et New York un gros bourg. Comment un esprit aussi violemment tourné vers le passé, aussi amoureux de ce qui n'est plus, peut-il s'imprégner avec autant de force d'un futur qui n'est qu'esquissé ? Il faut croire que ce détestable génie ne l'entourait pas seulement de la fumée des songes mais d'un peu de ces cruels pouvoirs prophétiques dont l'exercice remplit le devin, non de vaine fierté, mais d'un invincible chagrin.


LA FIN DU MONDE EST AVANCEE

Par préfectoral arrêté

Suivant un ministériel décret

Il a été décidé

Que suite à la résolution de l'ONU

Votée à l'unanimité

En harmonie et conformité

Avec l'avis rendu

Par la bruxelloise commission

En plénière session

Et en application

De l'article 49.3 alinéa b

De la french constitution

Complété par un secret traité

Vous, peuple fier et libre, enfant d'une historique révolution,

L'avez pour de bon dans le tarfion

Et je ne parle pas des admonestations,

Des arrestations, des coûteuses contraventions !

Cette fois-ci c'est pour de bon :

La fin du monde est avancée.

 

Tous les citoyens sont ici avisés, notifiés et priés

De ne surtout pas paniquer,

Les voies publiques de dégager

Et de remettre à la saint Mélenchon

Leurs éternelles tentations

De se grouper pour protester

En défilantes manifestations

Entre République et Nation.

Pour éviter contagion

Et définitive déflagration

Vaines sont les rébellions

Point d'autre médication

Qu'une macronante soumission.

Braves gens soyez de bons Français

Chez vous restez confinés !

Ce n'est qu'un mauvais moment à passer

La fin du monde est avancée.

 

Seuls les naïfs croyaient

Qu'humains on était programmés

Pour encore durer quelques millions d'années

Trop lourd est pour la terre à porter

Le poids de nos  mortels péchés

La fin du monde est avancée.

Il y aura du direct à la télé

Ne tardez point à vous connecter

Entre de nombreux écrans de publicité

pour vous renseigner, vous éclairer

CNews et BFM télé

Sur leurs plateaux ont rassemblé

Des experts patentés :

En virologie, épidémiologie, en biologie,

Ce sont des cadors inouïs

Capables de répondre à toutes les questions

Que par millions vous vous posez

Et même à celles auxquelles , niais,

Vous n'aviez pas pensé.

Certains d'entre eux - c'est tout nouveau dans le milieu

Sont mêmes capables d'humblement balbutier

Je sais pas, m'sieur,  je fais d'mon mieux

 

En positive conclusion

D'un débat dont l'intensité

Pourrait vous fatiguer, vous stresser,

Nos chaînes ont recruté

Un as de la sportive compétition

Qui vous dispensera ses conseils de santé

Tout est permis, dopez-vous sans modération !

Sans barguigner, sur le balcon, dans l'escalier

Allez  illico vous entraîner !

En fin de programme, oyez ! oyez !

Débarquera du dernier vol de Bombay

Un king hindhou de la méditation.

Grâce à ce barbu sur Facebook infiniment liké

vous allez respirer et clamecer, assurément, mais relaxés !

 

En avant et un genou à terre, vaillants  morituri,
La  compagnie saluez !

Quand faut y aller faut y aller !

La fin du monde est avancée.

 


L OMBRE DES ROIS

 Sicut nubes, quasi naves...   velut umbra
« Comme  un nuage... comme des navires, comme une ombre »

(Châteaubriand en exergue des Mémoires d’Outre-tombe) 

 

Ma vie m’a mis en contact avec quelques « puissants », sans me couper de la glèbe dans laquelle mes ancêtres ont vécu et travaillé pour que je naisse et vive libre. Ainsi, je l’espère, ai-je appris à ne mépriser ni craindre personne. «  Je n’étais bon, ni pour tyran, ni pour esclave », écrit Châteaubriand dans le livre II des Mémoires d’Outre-Tombe, « et tel je suis demeuré. »

Aristocrate sans fortune ni sens de la carrière, solitaire et mélancolique, Châteaubriand, exilé de sa Bretagne natale en 1788, a des mots sans tendresse pour décrire la cour finissante de Versailles – seuls le cou et les mains de Marie-Antoinette et les boucles blondes des enfants du couple royal éveillent en lui une compassion rétrospective – l’année suivante, c’est l’effarement qui s’empare de lui devant le spectacle presque comique des « vainqueurs de la Bastille », groupe dépenaillé qui l’a emporté sur des troupes invalides et un gouverneur timide, dignes symboles d’un régime en bout de course; quoiqu’il ait eu de la sympathie pour les « idées nouvelles », l’effarement du jeune chevalier tourne à l’effroi devant les premières têtes sur les piques brandies en triomphe. Au-delà de son horreur face aux crimes, commis au nom de la liberté, il exprime un dégoût aristocratique devant la vulgarité de ce peuple de poissardes et de sans culottes qui le gêne dans ses flâneries et l’oblige à désennuyer son ennui au fond d’une loge de théâtre où il trouve son « désert » chéri et observe à la dérobée une jeune fille dont il ne sait si elle lui plaît, s’il l’aime, mais qui lui fait si « terriblement peur » qu’il ose à peine lui adresser la parole.  Est-ce le même homme qui, revenant à Londres trente ans plus tard comme ambassadeur de la Restauration, se souvient des années qu’il y a passé, émigré sans le sou ? Sitôt  libéré du protocole, il fuit la pompe et les ors pour déambuler dans les rues pauvres, recherchant les portes « étroites et indigentes» où il trouvait refuge au temps de sa misère d’exilé.

Ce « noble sans vassaux ni fortune » et les enfants ou petits-enfants d’esclaves africains ne sauraient être plus différents ( j’aurais voulu voir la tronche de François René, habitué des  opéras aux Italiens, devant Howlin’ Wolf ou Koko Taylor). Ils ont pourtant un océan en commun : c’est sur l’Atlantique qu’ils embarquèrent pour l’Amérique, lui seul et libre pour une aventure longuement rêvée et choisie, eux battus et enchaînés pour aller se casser le dos dans les champs.

Combien d’aristos parmi les bluesmen and women retrouvés il y a une vingtaine d’années par Martin Scorsese et sa petite bande d’aficionados de la musique noire africaine-américaine ? Si les bluesmen ont souvent des noms – voire des surnoms – royaux, il est frappant de voir combien ont vraiment commencé leur existence en ramassant le coton, en nettoyant les fossés ou les chiottes. Le blues n’est pas né du souvenir de la souffrance, mais de cette souffrance elle-même. Mais pour le petit nombre de ceux qui ont suivi des carrières royales, comme B.B. King, combien sont morts au fond de la misère à laquelle ils s’étaient arrachés, comme Rosco Gordon, star des années 1950 qui acheta sa première Cadillac à dix-sept ans et termina sa vie dans une blanchisserie du Queens à New York ?

« Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé », écrit le vicomte de Châteaubriand, qui mentionne ensuite « cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence ».

Grâce à Scorsese and gang, une trace restera de ces beaux visages ravagés de tristesse et hantés par les crimes, de ces voix venues de l’oubli : leur monde a sombré presque aussi complètement que la société féodale dont Châteaubriand fut le dernier témoin.

Qui connaît encore les noms de Nehemiah « Skip » James , pasteur et bluesman mort à l’hôpital sans un sou, de J.B. Lenoir,  le Martin Luther King du blues, mort en 1967 après un accident de voiture, des suites d’une hémorragie interne négligée par les urgences à l’hôpital ?  Et Sister Rosetta Tharpe qui dirigeait son chœur de gospel une guitare électrique à la main ? Qui connaît la légende  de ces « Little », de ces « Big Joe », «  Big Johnny » ou « Big Sam », de ces « Fats » ?  Et qui, hors les Blues academies, a jamais entendu parler de Bobby Rush, qui, il y a vingt ans encore tournait, comme depuis ses débuts un demi-siècle plus tôt, dans les bars craspouilles du « Chitlin Circuit », déchaînant les foules avec son look gangsta rap avant la lettre et son « electric mud »,  impur de blues, de gospel et de funk ?   Bobby s’arrangeait toujours pour être de retour chez lui, à Jackson, Mississipi, à temps pour se changer et se rendre en famille la messe baptiste de 9h15 du dimanche matin : « on Saturday night, I dance for the babe – and on Sunday morning, I dance for Christ. »

Comme au temps de Châteaubriand, qui notait que les hommes et leurs monuments passent, ceux-là ont disparu, comme les rues qui étaient  pour eux haven and heaven », leur hâvre  et leur paradis : Beale à Memphis et Maxwell à Chicago – mais les ombres de ceux qui en furent les  rois, des reines, nous accompagnent – et leurs voix casées de chagrins et de joies…

 

Références

Je lis Châteaubriand en intégrale dans l’édition de la Pléiade  mais il existe une édition en 2 tomes dans la collection Le Livre de Poche.

The Blues (2003), coffret de sept films produits par Martin Scorsese, réalisés par Scorsese in person, Wim Wenders, Charles Burnett, Mike Figgis, Richard Pearce, Marc Levin et Clint Eastwood.

 

 


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