Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LA FIN DU MONDE EST AVANCEE

Par préfectoral arrêté

Suivant un ministériel décret

Il a été décidé

Que suite à la résolution de l'ONU

Votée à l'unanimité

En harmonie et conformité

Avec l'avis rendu

Par la bruxelloise commission

En plénière session

Et en application

De l'article 49.3 alinéa b

De la french constitution

Complété par un secret traité

Vous, peuple fier et libre, enfant d'une historique révolution,

L'avez pour de bon dans le tarfion

Et je ne parle pas des admonestations,

Des arrestations, des coûteuses contraventions !

Cette fois-ci c'est pour de bon :

La fin du monde est avancée.

 

Tous les citoyens sont ici avisés, notifiés et priés

De ne surtout pas paniquer,

Les voies publiques de dégager

Et de remettre à la saint Mélenchon

Leurs éternelles tentations

De se grouper pour protester

En défilantes manifestations

Entre République et Nation.

Pour éviter contagion

Et définitive déflagration

Vaines sont les rébellions

Point d'autre médication

Qu'une macronante soumission.

Braves gens soyez de bons Français

Chez vous restez confinés !

Ce n'est qu'un mauvais moment à passer

La fin du monde est avancée.

 

Seuls les naïfs croyaient

Qu'humains on était programmés

Pour encore durer quelques millions d'années

Trop lourd est pour la terre à porter

Le poids de nos  mortels péchés

La fin du monde est avancée.

Il y aura du direct à la télé

Ne tardez point à vous connecter

Entre de nombreux écrans de publicité

pour vous renseigner, vous éclairer

CNews et BFM télé

Sur leurs plateaux ont rassemblé

Des experts patentés :

En virologie, épidémiologie, en biologie,

Ce sont des cadors inouïs

Capables de répondre à toutes les questions

Que par millions vous vous posez

Et même à celles auxquelles , niais,

Vous n'aviez pas pensé.

Certains d'entre eux - c'est tout nouveau dans le milieu

Sont mêmes capables d'humblement balbutier

Je sais pas, m'sieur,  je fais d'mon mieux

 

En positive conclusion

D'un débat dont l'intensité

Pourrait vous fatiguer, vous stresser,

Nos chaînes ont recruté

Un as de la sportive compétition

Qui vous dispensera ses conseils de santé

Tout est permis, dopez-vous sans modération !

Sans barguigner, sur le balcon, dans l'escalier

Allez  illico vous entraîner !

En fin de programme, oyez ! oyez !

Débarquera du dernier vol de Bombay

Un king hindhou de la méditation.

Grâce à ce barbu sur Facebook infiniment liké

vous allez respirer et clamecer, assurément, mais relaxés !

 

En avant et un genou à terre, vaillants  morituri,
La  compagnie saluez !

Quand faut y aller faut y aller !

La fin du monde est avancée.

 


L OMBRE DES ROIS

 Sicut nubes, quasi naves...   velut umbra
« Comme  un nuage... comme des navires, comme une ombre »

(Châteaubriand en exergue des Mémoires d’Outre-tombe) 

 

Ma vie m’a mis en contact avec quelques « puissants », sans me couper de la glèbe dans laquelle mes ancêtres ont vécu et travaillé pour que je naisse et vive libre. Ainsi, je l’espère, ai-je appris à ne mépriser ni craindre personne. «  Je n’étais bon, ni pour tyran, ni pour esclave », écrit Châteaubriand dans le livre II des Mémoires d’Outre-Tombe, « et tel je suis demeuré. »

Aristocrate sans fortune ni sens de la carrière, solitaire et mélancolique, Châteaubriand, exilé de sa Bretagne natale en 1788, a des mots sans tendresse pour décrire la cour finissante de Versailles – seuls le cou et les mains de Marie-Antoinette et les boucles blondes des enfants du couple royal éveillent en lui une compassion rétrospective – l’année suivante, c’est l’effarement qui s’empare de lui devant le spectacle presque comique des « vainqueurs de la Bastille », groupe dépenaillé qui l’a emporté sur des troupes invalides et un gouverneur timide, dignes symboles d’un régime en bout de course; quoiqu’il ait eu de la sympathie pour les « idées nouvelles », l’effarement du jeune chevalier tourne à l’effroi devant les premières têtes sur les piques brandies en triomphe. Au-delà de son horreur face aux crimes, commis au nom de la liberté, il exprime un dégoût aristocratique devant la vulgarité de ce peuple de poissardes et de sans culottes qui le gêne dans ses flâneries et l’oblige à désennuyer son ennui au fond d’une loge de théâtre où il trouve son « désert » chéri et observe à la dérobée une jeune fille dont il ne sait si elle lui plaît, s’il l’aime, mais qui lui fait si « terriblement peur » qu’il ose à peine lui adresser la parole.  Est-ce le même homme qui, revenant à Londres trente ans plus tard comme ambassadeur de la Restauration, se souvient des années qu’il y a passé, émigré sans le sou ? Sitôt  libéré du protocole, il fuit la pompe et les ors pour déambuler dans les rues pauvres, recherchant les portes « étroites et indigentes» où il trouvait refuge au temps de sa misère d’exilé.

Ce « noble sans vassaux ni fortune » et les enfants ou petits-enfants d’esclaves africains ne sauraient être plus différents ( j’aurais voulu voir la tronche de François René, habitué des  opéras aux Italiens, devant Howlin’ Wolf ou Koko Taylor). Ils ont pourtant un océan en commun : c’est sur l’Atlantique qu’ils embarquèrent pour l’Amérique, lui seul et libre pour une aventure longuement rêvée et choisie, eux battus et enchaînés pour aller se casser le dos dans les champs.

Combien d’aristos parmi les bluesmen and women retrouvés il y a une vingtaine d’années par Martin Scorsese et sa petite bande d’aficionados de la musique noire africaine-américaine ? Si les bluesmen ont souvent des noms – voire des surnoms – royaux, il est frappant de voir combien ont vraiment commencé leur existence en ramassant le coton, en nettoyant les fossés ou les chiottes. Le blues n’est pas né du souvenir de la souffrance, mais de cette souffrance elle-même. Mais pour le petit nombre de ceux qui ont suivi des carrières royales, comme B.B. King, combien sont morts au fond de la misère à laquelle ils s’étaient arrachés, comme Rosco Gordon, star des années 1950 qui acheta sa première Cadillac à dix-sept ans et termina sa vie dans une blanchisserie du Queens à New York ?

« Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé », écrit le vicomte de Châteaubriand, qui mentionne ensuite « cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence ».

Grâce à Scorsese and gang, une trace restera de ces beaux visages ravagés de tristesse et hantés par les crimes, de ces voix venues de l’oubli : leur monde a sombré presque aussi complètement que la société féodale dont Châteaubriand fut le dernier témoin.

Qui connaît encore les noms de Nehemiah « Skip » James , pasteur et bluesman mort à l’hôpital sans un sou, de J.B. Lenoir,  le Martin Luther King du blues, mort en 1967 après un accident de voiture, des suites d’une hémorragie interne négligée par les urgences à l’hôpital ?  Et Sister Rosetta Tharpe qui dirigeait son chœur de gospel une guitare électrique à la main ? Qui connaît la légende  de ces « Little », de ces « Big Joe », «  Big Johnny » ou « Big Sam », de ces « Fats » ?  Et qui, hors les Blues academies, a jamais entendu parler de Bobby Rush, qui, il y a vingt ans encore tournait, comme depuis ses débuts un demi-siècle plus tôt, dans les bars craspouilles du « Chitlin Circuit », déchaînant les foules avec son look gangsta rap avant la lettre et son « electric mud »,  impur de blues, de gospel et de funk ?   Bobby s’arrangeait toujours pour être de retour chez lui, à Jackson, Mississipi, à temps pour se changer et se rendre en famille la messe baptiste de 9h15 du dimanche matin : « on Saturday night, I dance for the babe – and on Sunday morning, I dance for Christ. »

Comme au temps de Châteaubriand, qui notait que les hommes et leurs monuments passent, ceux-là ont disparu, comme les rues qui étaient  pour eux haven and heaven », leur hâvre  et leur paradis : Beale à Memphis et Maxwell à Chicago – mais les ombres de ceux qui en furent les  rois, des reines, nous accompagnent – et leurs voix casées de chagrins et de joies…

 

Références

Je lis Châteaubriand en intégrale dans l’édition de la Pléiade  mais il existe une édition en 2 tomes dans la collection Le Livre de Poche.

The Blues (2003), coffret de sept films produits par Martin Scorsese, réalisés par Scorsese in person, Wim Wenders, Charles Burnett, Mike Figgis, Richard Pearce, Marc Levin et Clint Eastwood.

 

 


Allez les masques !

Ce matin pendant mon unique sortie  (boulangerie, boucherie) de la journée dans la rue, j'ai vu une mutante : une bonne soeur burqhée : entièrement couverte de la tête aux chevilles, elle avançait à petits pas angoissés, comme un oisillon qui traverse la route. Ne sachant pas s'il fallait dire «  Le seigneur soit avec vous » ou « As Salam alaeikum », je me suis contenté de la saluer de loin.

Trêve de déconnade, passons aux choses sérieuses !

J'ai comme tout le monde entendu aux niouzes que la société Décathlon allait offrir aux hôpitaux  français des masques de plongée : moyennant un bricolage assez simple, ceux-ci peuvent être reconvertis en respirateurs acceptables.

Une amie toubib  de Lariboisière me demande de relayer un appel pour que tous ceux qui seraient déjà en possession de masques de ce type les  déposent dans les hôpitaux. Moi  j'en ai pas (jamais plongé,  en mer je nageotte et fais  le canard ou   la planche) mais vous avez  l'article- et/ou si vous pouvez relayer l'appel auprès de vos zamizerezos, ce sera bien. Gardez le tuba et les palmes, je crois que ça leur sert à rien !

De toute façon, les filles, les vacances de  printemps c'est à la maison, compris ?

 

PS.  Pour Lariboisière, si c'est l'hôpital le plus proche de votre secteur (= le mien), faut livrer ou  faire livrer à Romain Duvernois, coordinateur logistique Lariboisière. Pour les autres j'ai  pas la liste des coordinateurs logistiques de tous les hôpitaux de France mais si vous apportez des masques à l'accueil, je suppose qu'ils vous les renverront pas dans la gueule.


ECOLE 2

Je poursuis les étapes principales du parcours scolaire qui m'a préparé au confinement actuel.

Après le séjour hospitalier parisien, qui m'a  ouvert les yeux et le coeur sur la condition du  soignant moderne, ma deuxième école s'est située en Inde, à l'hôpital de  médecine ayurvédique AVP de Navakkarai, dans la banlieue de Coimbatore, capitale du Tamil  Nadu, pour les amateurs de géographie sous continentale.

Sans revenir sur le détail du traitement[1],  je signale aux néophytes que la première étape du « grand traitement » impose une série de contraintes pendant quinze jours : interdiction de se couper les ongles ou les cheveux  et surtout confinement dans la chambre ou, en tout cas, à l'intérieur de l'hôpital. Finies, les balades dans  le parc ou la sortie sur le toit pour admirer le coucher du soleil.

Qu'est-ce que j'ai fait les premiers jours ? J'ai essayé de m'enfuir : vivre sans ma promenade du matin, rater  au crépuscule un de  ces magnifiques concertos pour soleil, nuages et montagnes ?  Pas question. Et puis un des médecins m'a  aidé à comprendre que cette contrainte ne prenait son  sens que si je la vivais  non comme une mise au cachot  mais à la manière d'une obligation intérieure. Son motif strictement médical me semblait futile : même avec des défenses  immunitaires légèrement affaiblies  par le traitement, étais- je en danger d'infection parce que  je déambulais vingt minutes à six heures du matin  au milieu des cocotiers, des manguiers, des papayers ? Heureusement j'ai écouté ma fatigue[2] qui m'a aidé à découvrir le deuxième volet - et le plus important- de l'injonction : ne pas sortir c'est rentrer en soi. S'ennuyer c'est renouveler sa créativité, voire découvrir un continent que nous n'avons pas l'habitude d'explorer : le rien.  Au bout de quelques jours, je n'avais plus besoin  de consulter mon portable toutes les  trente secondes pour être sûr que j'existais, d'enchaîner les DVD sur mon ordinateur ou de compulser frénétiquement les douze gros livres que j'avais entassés au fond de la valise de peur de manquer.

J'ai retrouvé la mémoire de cette expérience dès les premières heures du confinement Covid (appelons-le CoCo)

Jour 1, une obsession : sortir. Tous les prétextes sont bons, une course à faire, « l'exercice physique » dans un rayon de 500 m. il faut qu'à mon deuxième passage Carole, ma copine du « Bistrot du Canal » dont la partie tabac/loto  (produits de première nécessité est encore ouverte, me  signale  que je n'arrête pas, pour que je m'en rende compte : concentré sur l'attestation magique et ses photocopies, j'ai négligé de me souvenir que tout ça avait un sens, pour moi et pour les autres.

De plus je n'ai pas l'excuse de l'exiguïté : non seulement c'est  vaste chez nous  - ce qui réserve à chacun « son » espace »- mais en bas de notre immeuble il y a une grande cour plantée : aux heures  calmes (presque toutes) on peut prendre l'air et maintenir sa condition physique en limitant le contact avec les voisins à un salut  de loin ou trente secondes de conversation (avec distance de sécurité). Le reste de la journée :  préparer ou aider à préparer les repas,  charger ou vider la machine à laver la vaisselle (le vidage est une mes mes activités méditatives favorites), faire son lit (rien de plus tristounet que de se coucher le soir dans un lit pas fait), se laver, lire, méditer?un bon film?  messages ou coups de fil aux amis, quelques courriels?et puis rien, le  bon vieux  et magique rien dans lequel il est délicieux de se baigner !

Facile ?  Soyons honnêtes : pas tant que ça pour ceux qui ont les enfants à la maison, le télétravail plus les courses et  toutes les tâches domestiques. Même pour les autres - à supposer qu'ils aient les sous pour tenir le coup...- c'est à suivre?Il est vrai  que  ça  fait à peine deux semaines, et  on trouve  plus ou moins facilement ce dont on a besoin et envie pour se nourrir. On verra dans quinze jours, dans un mois - et déjà ces vacances scolaires à la maison où il a fallu renoncer à tous les plans d'évasion au soleil, à la neige, à la campagne ou en Bretagne (sauf si on y habite et s'y trouve confiné  sur un rocher  à quelques mètres du grand large).

J'espère néanmoins qu'on va en profiter. Beaucoup d'entre nous sont comme des terres agricoles qui ont  travaillé sans relâche pour « produire » et « performer » depuis des années : quelques semaines de mise en jachère  ne nous feront pas de mal.

Allez les filles, c'est pas tout ça : j'ai du taf, moi !

 Stay healthy, stay inside, and stay safe: ze virus ize mébi onne ze dore or onne ze deurti tébeule, beute love ize inne zi air

 P.S. Juni chanje kwai le[3], comme in dit à Wuhan : zappy zanniversaires  aux confinés du beurday de la quinzaine : Zoé (ma petite fille, 5), Bruno (mon vieux con de vieux pote, 82), Nastasia (25[4]), ma gouroute Edith (-8 ans[5]) et bienvenue sur cette putain de terre à Romy Palmero[6] !

 

 

PPS en live : Je vois une de mes voisines de l'immeuble d'en face qui fait de la gym à son balcon et elle fait pas semblant, ça envoie du lourd.

Références

Manu Dibango est mort du Covid 19, à 86  ans. J'ai pas connu  « papy Manu » - l'ai juste aperçu dans un avion une fois et j'ai pas osé faire le fan, mais je suppose qu'il aimerait mieux qu'on écoute sa musique  et qu'on danse plutôt qu'on pleure? je pense à tous ceux qui meurent d'autre chose et dont on parle à peine. Pour les autres vieux comme moi et plus, restez en vie, les papys, les mamies, vos petits-enfants vous attendent

Ma lecture de confinement : les Mémoires d'Outre-Tombe, pas toujours joyeux (quoique..) ni « progressiste » mais  putain con, merde,  ce con  d'enculé d'aristo  breton  savait écrire un de ces putain de français? et ça donne  du temps de distraction  avant d'attaquer Saint Simon.



[1] Promo gratuite : ce thème est développé dans l'excellent ouvrage Partie Gratuite (Robert Laffont, 2018, 20 EUROS seulement pour 400 pages), toujours disponible en ligne sur les sites de vente indiqués précédemment, et bientôt à nouveau en librairie sur commande

[2] Citerai-je jamais assez le déjà légendaire et irremplaçable  ouvrage de mon ami et frère Léonard Anthony, Fatigue (Flammarion/Versilio, 18 euros)

[3] Traduction gratuite : joyeux anniversaire en mandarin.

[4] Promo gratuite : Nastasia est la fille de   mes amis Jeremy et Alexandra, qui tiennent dans un site sublime  le gîte des Fosses aux Loups à Colognac, près  de St Hippolyte du Fort, au coeur des Cévennes. Actuellement fermé, comme tout le reste mais à recommander quand les balades dans le coin seront à nouveau  possibles : c'est rustique, chaleureux et ce couple anglo-serbe fait une  admirable paire de Cévenols.

[5]  Prononcer tuit ans

[6] Promo gratuite : Romy est la fille de Yohann  et Fanny, qui tiennent  le restaurant l'Ami provençal sur la place de l'Eglise à Fontvieille, établissement actuellement fermé pour diverses raisons mais recommandé à tous dès sa réouverture pour qualité des produits, de la cuisine (Yoann)  et gracieuseté de l'accueil (Fanny).


SO YOU WANT TO WRITE ?

So follohoueurs, follohoueuses of my heart, you want to write a fugue ?

Le génial Glenn Gould en a écrit une que je vous recommande, car elle est délicieuse d'humour et empreinte d'un amour profond du Kapellmeister J.-S. Bach que le Crazy Canuck a si glorieusement servi. Franchement c'est pas facile - et quoiqu' arrière-petit-fils d'un compositeur et petit-neveu d'un pianiste, je ne suis pas la personne indiquée pour vous conseiller dans un genre que peu de modernes ont osé suivre depuis Liszt, Ravel et le génial Chostakovitch. On passe, donc.

So, follohoueurs, follohoueuses of my heart, you want to be a rock'n'roll star!

Nothing I can do for you non plus : après avoir assisté à mon premier concert de rock (Rolling Stones, 1971, Palais des Sports de Paris), ayant observé toutes ces jeunes filles qui jetaient leurs tee-shirts sur scène pour faire danser leurs jolies poitrines nues sous les yeux de Mick Jagger, je trouvais que rock star c'était assez cool, mais j'ai raté le coche. J'ai été le bassiste (médiocre mais enthousiaste) puis le guitariste rythmique (médiocre mais enthousiaste) d'un groupe qui n'avait pas de nom, pas de jeu de scène et un répertoire limité. Pour ne rien arranger à notre cas, nous avions tous dépassé la trentaine lorsque nous avons débuté et c'étaient pas des minettes déchaînées qui nous attendaient à la sortie, mais nos légitimes épouses et nos petits nenfants. So meutche pour les rock,n'roll dreams.

À la place j'ai fait écrivain. Mon heure de staritude littéraire s'est produite il y a un peu plus de quarante ans en Grèce : mon amoureuse au bras, mon sac sur le dos, j'entrais dans un modeste établissement hôtelier d'Athènes lorsque le réceptionniste s'est précipité vers moi. Sky ! étais-je en présence d'un Hellène francophile ayant lu un de mes deux premiers romans ? Non? simplement, observant une machine à écrire Hermès Baby verte au bout de ma main, cet être de culture n'avait pu résister à un élan d'admiration : au pays d'Homère, l'apprenti scribouillard que j'étais, reconnaissable non à son regard enflammé, mais à son outil de travail, jouissait d'un prestige inouï. Me laissant le sac sur le dos, le jeune homme m'arracha littéralement la machine de la main et, la portant comme si c'eût été un objet sacré, nous escorta jusqu'à notre chambrette. De ma longue carrière dans le monde des lettres, je n'ai jamais été aussi « cool » qu'à ce moment-là.

So, après mûre réflexion, you want to write a book?

You know what ? Don't ! Il y a de par le monde trop de livres et trop peu de forêts. Trop peu de lecteurs également, si on excepte les moutons de Panurge qui vont en masse acheter le dernier bête-seller ou le dernier prix - prix Zunic, prix Magaz, prix Zonier, prix Mystère, Mono prix ou Fran prix. Anyway les prix vous vous en battez léc' ou lézov',[1] vos ambitions sont ailleurs, vous rêvez d'écrire Ze Book.

Souvenez-vous de l'inscription d'un scribe (égyptien, assyrien, chais plus) il y a quelques milliers d'années : tout a déjà été écrit, tout a été dit, à quoi bon en rajouter ? La plainte a été reprise au xviie siècle par M. de La Bruyère sous une forme à peine différente.

Vous insistez quand même pour l'écrire, ce putain de livre ? Tant pis pour vous.
Parce que j'ai été longtemps éditeur, parce que j'ai publié une quinzaine de livres, des aspirants écrivains débutants me supposent doté d'une science et d'une sagesse dont je suis dépourvu - sans compter de relations que je n'ai pas cultivées hors un microscopique jardin d'amitiés.

Étant établi que je ne sais pas les secrets de la réussite d'une entreprise d'écriture, pas plus que je ne connais les ficelles pour être publié, je vous propose néanmoins, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, quelques fragments glanés au fil d'une vie dominée par les mots.

 

PROLOGUE
« Bien faire la cuisine » ne signifie pas qu'on ait la compétence d'ouvrir un restaurant ; de même « bien écrire » ne signifie pas qu'on soit capable d'écrire un livre. Dans les deux cas, ne pas oublier que des clients vont être invités à payer? Ça y est, vous êtes au courant, l'édition est un commerce ; malgré votre faible sens des affaires, vous en êtes sûr(e) : vous avez un livre à écrire, ça fait des années que vous y pensez et c'est le moment? Sur ce, blague raciste (précision : c'est un copain malien de bistrot qui me l'a racontée) : « Qu'est-ce qui est long et dur chez les Noirs[2] ? » Quel est le rapport, me direz-vous ? Vous voulez écrire un livre ? Spoiler alert : si vous croyez que ça va être facile, parce qu'on vous l'a dit cent fois, « toi qui écris si bien, tu devrais écrire un livre », quittez cette vaine espérance, car ça va être long et dur. Ça vous fait peur ? Laissez tomber tout de suite : franchement, si vous avez du temps libre, il y a des tas de trucs sympas à faire, des balades en forêt, des expos, des randos, des séries Netflix, des films, des livres, l'apprentissage d'une langue étrangère, ou d'un instrument de musique, la danse, la calligraphie, le jardinage, le repassage, la cuisine, la masturbation, le macramé, sans oublier la sieste, élément majeur de l'essentiel, l'ineffable Rien?

Capish ? Vous êtes décidé malgré tout à vous lancer ? Alors fasten your seat belts !

 

CHAPITRE 1. - MISE EN ROUTE

Deux anges à garder dans le viseur, que vous soyez croyant ou pas.

Mon amie allemande Karin, rencontrée en Inde au cours d'un séjour ayurvédique, était une impossible réac qui insistait pour me convaincre d'une évidence : que je le veuille ou non, que j'y croie ou non, Dieu veille sur moi aussi. Elle nourrissait une passion païenne pour le grand Roger Federer et, quoique adversaire résolue de toutes technologies modernes, inventions sataniques, elle m'empruntait mon téléphone pour vérifier les derniers résultats de son chéri. Sans prosélytisme, lourdingue, avec un humour surprenant pour une extrémiste, elle partageait avec moi ses convictions religieuses profondes. Karin me dit un jour espérer être accueillie au Ciel par deux anges. Je lui demandai leurs noms.

Le premier, dit-elle, s'appelle « fais de ton mieux ».

Quant au deuxième, il s'appelait « sois patient ».

Que les deux anges qui attendent Karin fassent l'effort de se rapprocher de la planète Terre et vous accompagnent !

Deux axiomes à n'oublier sous aucun prétexte :

Axiome no 1 : « Ne parle pas de ce que tu ne connais pas et ne comprends pas » (Docteur Anton Pavlovitch Tchekhov).

Corollaire : lorsque votre sujet s'éloigne de ce dont vous avez une expérience directe, prenez le temps de la connaissance, non pas en ingérant à toute vitesse le maximum de données sur Internet, mais en vous imprégnant en profondeur, de la façon la plus sensorielle possible : pour faire vivre des lieux nouveaux il faut en avoir tourné la terre entre ses doigts, les avoir respirés, arpentés, le jour, la nuit, en avoir longuement absorbé les vibrations. Pour les humains réels ou imaginaires il faut afin de les comprendre un peu les fréquenter longtemps, lire ce qu'ils ont lu, voir ce qu'ils ont vu, écouter ce qu'ils ont écouté et éviter de porter sur eux des jugements hâtifs - éviter de les juger tout court.

En complément, j'espère que vous avez suivi depuis longtemps un autre conseil du docteur Tchekhov, celui d'observer, d'écouter et de noter les détails frappants de la vie quotidienne. Vous avez donc depuis longtemps un petit carnet - ou bien un fichier sur votre téléphone - pas la peine de photographier, car sauf si on est photographe, quand on prend une photo on ne regarde pas vraiment. L'ancien légionnaire Loup Durand, excellent nègre de Paul-Loup Sulitzer et bon écrivain populaire, poussait à la manie le goût des noms propres : il  les notait  dès qu'il  en voyait un à  son goût et  en  conservait des collections entières dans des petits carnets, dans lesquels il allait pêcher lorsqu'il avait besoin de nommer un de ses personnages. Si vous n'avez pas acquis la bonne habitude du carnet de notes, il n'est jamais trop tard pour commencer.

Axiome no 2 : « N'enveloppe pas tes écrits dans le sucre »(Docteur Anton Pavlovitch Tchekhov).

L'avantage d'écrire en restant proche d'émotions familières est une forme de justesse qui ne trompe pas et à l'évidence de la sincérité. Ses risques sont un sentimentalisme à tendance larmoyante et un exhibitionnisme satisfait. La souffrance est chez beaucoup une des conditions de la création ; elle ne doit pas être un laissez-passer pour le n'importe quoi auto-apitoyé, ; même si vous parlez de vous-même. C'est affreux qu'on vous ait fait du mal, mais ça ne vous donne pas de talent pour autant. Je me souviens d'un primo-auteur dont le manuscrit était particulièrement long et ennuyeux et qui, à toute critique répondait au bord des larmes par cette triste et épouvantable phrase : « Mais c'est vrai ! Tout s'est passé exactement comme ça. »  L'expression sans filtre de la vérité de vos sentiments ne présente pas d'intérêt par elle-même.

Un dernier conseil de cette nature - pas une interdiction, une supplication à genoux : de grâce tenez-vous à l'écart des clichés. Ok, la fiction est une exploration de l'inconnu, mais quand vous n'y connaissez rien et que vous croyez inventer, en réalité vous ne faites que recycler des images vues à la télé.

Avant de poursuivre

Si vous voulez perdre du temps, allez voir sur Internet avec les mots clés « comment écrire un best-seller ? ». Ça ne sert à rien. Si vous voulez en plus perdre de l'argent, vous pouvez même acheter des formations en ligne.

Si vous insistez pour perdre du temps et de l'argent vous pouvez en plus vous inscrire à un « atelier d'écriture » : certains sont proposés par des auteurs, d'autres par des éditeurs. Si vous nourrissez l'espoir qu'un stage dans l'atelier Galligraseuil vous offrira un accès privilégié chez Galli, Gra ou Seuil, laissez tomber.

À part ça, je ne doute pas qu'on y rencontre des gens sympas, voire un(e) chéri(e).

And now, without further ado, au boulot 

1 Respirez.
Même si vous êtes un spécialiste de la plongée en apnée, il ne faut pas oublier de respirer quand vous pratiquez (la course à pied, la musique, l'amour, l'écriture).

2 Inspirez-vous, ne pastichez pas.
Si vous voulez écrire, il y a fort à parier que vous êtes déjà un(e) lecteur(trice) passionné(e). Il n'y a pas de mal à ça, au contraire. Comme le rappelait l'excellente et bien nommée Francine Prose il y a quelques années à ceux qui craignent d'être « influencés » dans leur écriture par de grands écrivains : « Personnellement, je ne vois pas d'inconvénient à être influencée par Tolstoï ou Dostoïevski. »
N'oubliez pas, toutefois que vous ne vous lancez pas dans cette incertaine entreprise pour écrire « comme » ceux que vous admirez ou à leur manière : le pastiche peut être un genre amusant, mais vous ne ferez pas preuve d'une excessive prétention en ayant simplement l'ambition de trouver votre voix/voie à vous. Que vos goûts personnels soient plutôt « littéraires » ou plus « grand public » - ou les deux, c'est pas interdit -, gardez-vous d'imiter ceux que vous aimez.

 3 . Soyez bête.
Combien de romans sont gâchés par les prétentions à l'intelligence de leur        auteur, à son envie débordante de délivrer des messages, d'exposer ses              idées. Récit personnel ou roman, vous n'écrivez pas une thèse, vous racontez une histoire. Quitte à passer pour niais aux yeux des esprits forts et des  malins[3], racontez-la le plus simplement, le plus honnêtement possible.

4 . Trouvez le chemin le moins parcouru[4].
L'industrialisation et la mondialisation de l'édition font du livre un marché qui impose des « formatages » plus ou moins clairs, plus ou moins explicites. N'oubliez pas que si le thriller a tendance à se standardiser sous l'influence de John Grisham, l'horreur sous celle de Stephen King, le roman historique celle de Dan Brown, le polar celles de Harlan Coben ou Michael Connelly, l'autofiction celle d'Annie Ernaux, la littérature jeunesse celle de J. K. Rowling[5], tous ces auteurs majeurs dans des genres divers ont imposé leur voix et tracé leur voie à leur façon. Do it your way, Frankie - et you too, Franca !

5. Soyez ambitieux.
Vous en avez longtemps rêvé donc ne soyez pas petit bras, allez-y à fond en suivant votre instinct. Si vous vous plantez, que ce ne soit pas dans la médiocrité.

6. Soyez humble.
Vous êtes le douze milliardième humain à croire qu'il/elle a quelque chose d'intéressant à raconter. Ayez l'humilité de savoir que chaque ligne de votre littérature n'est pas forcément ce truc génial qui n'a jamais été dit avant. Autant que possible, restez clair et concis.

7. Laissez s'exprimer l'impatience.
Un texte littéraire n'est ni une bonne idée, ni un bon sujet, ni un bon titre, ni une bonne première phrase. C'est une nécessité intérieure, une obligation physique : il vous est impossible d'y échapper, vous ne pouvez pas faire autrement. Si vous pouviez, vous ne seriez pas en train de lire ces conseils.

8. Soyez patient.
La Chartreuse de Parme a, nous dit-on, été écrite en cinquante-deux jours. Vous n'êtes pas Stendhal, ni Alexandre Dumas, qui avait de plus la chance d'avoir dans son ombre un certain Auguste Maquet, coauteur reconnu ou ignoré de nombre de ses grands livres, dont Monte-Cristo? Même si on a vu des livres, des chefs-d'oeuvre à l'occasion, s'écrire à toute vitesse, tout le monde n'est pas Georges Simenon, connu pour sa vitesse d'exécution insensée, et il est rare qu'un bon livre s'écrive en une semaine ou deux. Sauf exception, l'écriture n'est pas un sprint, mais une longue randonnée en terrain accidenté. Et comme disait la conseillère financière américaine Suze Ormond, « there are no shortcuts ». In french,  il n'y a pas de raccourcis.

9. Soyez discipliné.
Quand vous vous mettez à votre table de travail, travaillez. Ne consultez pas Internet toutes les cinq minutes et laissez votre téléphone à distance. N'allez pas boire un café tous les quarts d'heure.

10. Laissez faire.
Les contraintes que vous vous imposez (nombre d'heures, style « ce matin quand les gosses sont à l'école, vendredi parce que j'ai pris mes RTT, cette semaine parce que j'ai posé mes congés pour ça ») peuvent être un piège. Si vous avez décrété que vous vous y mettiez à neuf heures et qu'à neuf heures vous êtes sec, ou crevé, mieux vaut vous allonger et faire une courte sieste que de piocher désespérément dans une mémoire ou une imagination rétives.

11. Est-il préférable d'écrire le jour, ou la nuit ?
Un exemple au hasard : moi. Longtemps je me suis couché de bonne heure (ça vous rappelle un truc ? bingo, oui, un écrivain de l'ancien temps a commencé un livre comme ça) : mes journées étant occupées par un travail salarié passionnant, je me levais au milieu de la nuit pour écrire ce que mon père appelait ses « petites couillonnades ». Un AVC a mis fin prématurément à ma vie de salarié ; insomniaque chronique, j'ai continué à écrire la nuit parce qu'on est peinard et qu'il arrive qu'une ombre tentante se dessine derrière une fenêtre éclairée et stimule l'imagination ; depuis que ma neurologue m'a gentiment engueulé en m'interdisant de faire un deuxième AVC, j'essaie de rester couché la nuit et d'écrire pendant la journée. Quand une idée géniale me vient la nuit, je ne bondis plus pour la noter : soit elle a disparu le matin et elle n'était peut-être pas si géniale que ça, soit elle s'est accrochée aux parois et il est toujours temps de la noter quand il fait jour.

 12. Les « trucs ».
Vous avez sûrement lu des dossiers sur le thème « Comment écrivez-vous ? ». Ça ne vous sert à rien. Qu'untel écrive sur un cahier ligné, un bloc Rhodia, un cahier Clairefontaine, sur des feuilles blanches ou à l'ordinateur, ça ne vous indique en rien le support qui vous convient le mieux ; idem pour les questions de stylo à encre, pointe Bic, feutre, crayon, voire plume sergent-major. Surtout n'achetez aucun des (nombreux) ouvrages qui vous révèlent les secrets de l'écriture, comment créer des personnages, comment construire une histoire. Tout ça, c'est drouille, arnaque et compagnie. Vous avez votre papier, votre écran, ce truc à écrire qui vous fouaille.  Go !

13. Un lieu où écrire.
Là encore, pas de règle. Certains préféreront la tranquillité d'une pièce fermée, d'autres s'installeront à la table de la cuisine, au bistrot du coin avec leur ordinateur ou leur cahier.

Un piège
« Je peux pas écrire parce que j'ai pas d'endroit, pas de table, pas la bonne lumière? » c'est du bidon : aménagez le possible, ou bien démerdez-vous. Ou bien vous cherchiez seulement une excuse pour exprimer vos regrets futurs de n'avoir pas écrit ce que vous rêviez d'écrire?

14. Musique ?
Y en a ki sont pour, d'autres contre. Moi chais pas, y a des  jours avec et des jours sans.

 15. Des rituels ?
Chais pas. Chacun son truc. Moi j'en ai pas, ni d'objet fétiche à part deux : un petit outil inca offert par mon camarade Jean-Daniel Baltassat ; une des deux cornes d'un taureau que j'ai vu mourir à l'abattoir de Tarascon.

 16. Assis, debout, couché ?
Peu importe, du moment que l'installation permet une posture confortable. Si c'est assis (mon habitude), un bon choix de chaise est important, et n'oubliez pas les appuis : chaise face à la table, pas de travers, pieds posés au sol, bien parallèles, largeur de bassin, posture de la montagne assise, mes lecteurs yogis et yoginis comprendront. Et puis l'appui intérieur, situé à peu près au-dessous du nombril : le chi des arts martiaux et de l'énergie sexuelle est aussi celui de l'élan créatif? Ready ? Au taf !

 

CHAPITRE 2. - J'ÉCRIS MON LIVRE

1. Un plan ?

Chais pas, faut voir. P'têt' ben qu'oui, p'têt' ben qu'non !

Non : écrire, c'est la liberté, on n'est pas à l'école.

Oui : certes un livre n'est pas un film, qui a besoin d'un séquencier précis et détaillé scène par scène, mais il y a des avantages à préparer le terrain. Blaise Cendrars, l'auteur du magnifique Poème du transsibérien, disait ainsi planifier ses romans dans le détail et n'avoir plus ainsi qu'à rédiger pour « remplir », ce à quoi il prétendait ne pas  prendre spécialement de plaisir Menteur !.

Conclusion : perso chuis plutôt pour le plan, avec un caveat[6] : qu'il ne soit pas un carcan, plutôt une main courante qui vous guide en vous laissant l'occasion de ces courtes excursions qu'on appelle digressions et qui sont parfois le meilleur du parcours.

2. Deux trucs qu'on ne vous dit pas - ou trop rarement. Au début d'un livre, les deux questions stylistiques fondamentales sont : « à quel temps l'histoire est-elle racontée ? » et « qui la raconte ? ». Dans les deux cas les réponses ont des conséquences, car chacune présente des contraintes spécifiques ; de plus, il faudra rester au long du texte en cohérence avec les choix de départ. En respectant vos propres choix, vous allez éviter la confusion inutile et dangereuse chez le lecteur :

a)   Le temps

-     écrire au présent est naturel et tentant, mais présente de redoutables inconvénients ;

-     le couple passé simple/imparfait est un classique qui a l'avantage de la souplesse et permet de créer sans effort des « plans » temporels différents ; l'imparfait doublé de l'imparfait du subjonctif pour la concordance des temps peut vous sembler bitrange autant qu'ézarre[7] (m'enfin, Léopoldine, putain de nonne, ne le comprîtes-vous point ? Il fallait afin que je connusse votre état que vous m'en informassiez) ;

-     le passé composé a son charme, mais il est malaisé à manier pour certaines scènes, et il devient vite lourd ;

-     le futur a eu sa mode (qui allait avec le « tu » - voir ci-dessous), mais dans la durée il présente de gros inconvénients ;

-     le conditionnel : il y a eu des tentatives en ce sens, me semble-t-il, mais je n'ai aucun exemple probant en tête.

b)  qui raconte ?

-     je, pourquoi pas ? Mais de quel « je » s'agit-il ? Un narrateur témoin ? Un protagoniste narrateur ? et puis ce « je » est-il fiable ? Le meurtre de Roger Ackroyd, le premier roman d'Agatha Christie que j'ai lu, est un bon exemple du potentiel diaboliquement efficace d'un narrateur à la première personne à qui le naïf lecteur n'a pas forcément raison de faire confiance ( je suis gentil, je ne spoile pas pour les chanceux qui n'ont pas  encore lu)

-     « il » ou « elle » présuppose le narrateur omniscient. S'il est tellement courant, c'est qu'il est souple, pratique et favorise la clarté du récit ;

-     « tu » a eu sa mode dans les années 1970, mais je le trouve très vite lassant ;

-     « nous » ou « vous » : compliqué, nous éviterions, vous aussi, donc ;

-     « ils », « elles » ou « ielles » : idem.

3. Bougez.

Pas toutes les trente secondes, mais même en ayant adopté une bonne posture vous avez besoin de bouger de temps en temps, ne serait-ce que pour vous décontracter les épaules et le dos, ou secouer vos neurones qui s'engourdissent dans l'immobilité.

4. Buvez.

Balzac c'était le café, pour d'autres c'est le vin rouge ou blanc, le whisky, le Coca, le thé à la menthe fraîche, l'absinthe, la bière, l'Orangina? Si vous en tenez pour les boissons excitantes, soyez prêt à assumer les conséquences pour votre foie et votre santé en général. Moi c'est l'eau - une gourde que je remplis plusieurs fois dans la journée.

5. Faites pas (pas trop) chier vos proches.

OK vous écrivez et c'est très important, vous n'êtes pas toujours aussi disponible que d'habitude pour les tâches ou les conversations du quotidien, mais votre conjoint(e) et vos enfants n'ont pas à être punis parce que l'écriture n'a pas avancé comme vous vouliez aujourd'hui. A la question « Tu as eu une bonne journée ? » vous n'avez pas besoin de répondre en détail, mais quelques mots seront mieux qu'un « mmm » agacé ou - pire - un aboiement. Pendant les repas vous avez des absences parce qu'il vous arrive de penser à un passage du livre en cours et vous êtes d'une humeur bizarre, ardue à déchiffrer pour les autres : à la fois vous ne pensez qu'à ça et voudriez ne parler que de ça, et en même temps vous refusez de raconter ce que vous écrivez parce que c'est votre voyage secret et si vous en dites un mot tout va s'évanouir et vous ne pourrez plus écrire. Souvenez-vous : c'est pas de leur faute si cette étrange obsession s'est emparée de vous - et ils n'ont pas tort de vous regarder comme un malade atteint de symptômes difficiles à comprendre.

 

CHAPITRE 3. - EH BIEN DANSONS MAINTENANT

1. Écrire c'est comme la valse ou le tango, il y a trois temps à respecter.

Temps 1 : la maturation. Il n'y a pas de loi sur sa durée : entre le moment où le désir d'écrire naît, commence à prendre forme, et le début de l'écriture proprement dite, il peut se passer quelques heures, quelques jours, quelques semaines, des mois, des années. Le projet que nous réalisons actuellement avec mon jumeau tamoul Léonard Anthony attend depuis vingt ans?

Temps 2 : l'écriture. Si ça jaillit, ça jaillit et tant mieux si c'est du goutte à goutte, let it be.

Temps 3 : la révision. Ça y est, vous avez un manuscrit. C'est fini ? Non, ça commence? Avant de le confier pour avis à qui que ce soit, relisez, révisez. Le diable, comme on dit, est dans les détails. Coupez : tout est toujours trop long, sauf Homère, Tolstoï et Proust - +et on répète toujours dix fois les mêmes choses.

Prêtez une attention particulière au début : première phrase, premier paragraphe, première page. Pas plus qu'il n'existe un manuel de « l'art d'écrire », il n'existe une « règle universelle des premières lignes », mais il est préférable de se tenir à l'écart des généralités mollassonnes (mon éditrice/agente d'épouse cite souvent un exemple catastrophique : « depuis les origines de l'homme? »).

Corrigez. D'accord, on n'est pas à la dictée de Pivot, mais vous voulez éviter que vos premiers lecteurs aient la vue obscurcie par une multitude pagailleuse de coquilles typographiques et de fautes d'orthographe ou de français. La révision comprend la ponctuation, évidemment, mais aussi le soin de la présentation : paragraphes, espaces, chapitres? le texte n'est pas seulement dans les mots et les phrases, il est dans les respirations intérieures qui lui donnent son rythme.

Ne surcorrigez pas non plus. Une certaine maladresse dans la spontanéité vaut mieux qu'un français correct, mais empesé.

2. Parfait n'existe pas. N'oubliez pas la phrase de Shakespeare (si vous ne la connaissiez pas, c'est cadeau) : « Il n'est d'excellente beauté sans quelque étrangeté de proportions. » Même si vous avez respecté les trois temps ci-dessus, votre texte aura encore des défauts - et s'il est publié il en aura encore.

3. Posez-vous à nouveau les deux questions fondamentales, celles des anges de Karin : ai-je fait de mon mieux ? Ai-je été assez patient ? Si vous répondez « non » en conscience à l'une des deux questions, peu importe que vous ayez passé un mois, un an ou dix ans sur votre texte, remettez-vous au travail.

4. Si vous répondez « oui », choisissez bien vos premiers lecteurs. Dans l'idéal ce sont des lecteurs/trices ; bien disposés à votre égard, vous leur faites assez confiance pour savoir qu'ils/elles ne se contenteront pas d'un « c'est super » ou « c'est génial », mais partageront sincèrement leur opinion, fût-elle critique. Par « opinion sincère », la plupart des auteurs (professionnels ou amateurs) entendent en réalité la reconnaissance de leur talent - si ce n'est de leur génie- mais si quelqu'un vous a lu avec attention et exprime sans vindicte particulière des réserves de détail ou d'ensemble, c'est important et toujours mieux que « c'est sympa ». Si vous n'êtes pas prêt à l'entendre, gardez le manuscrit pour vous.

5. N'écoutez personne. Vous me direz : à quoi ça sert d'avoir des lecteurs si on ne les écoute pas ? Je maintiens : si votre texte a quelque valeur il est probable qu'il sera plus ou moins déroutant, bizarre, différent, non conforme. Rappel : Vous n'écrivez pas pour entrer dans une case, ressembler à ce qui se fait déjà. Et vous ne pouvez pas plaire à tout le monde. Une réaction de lecteur en dit autant - et même parfois plus, je crois - sur ce lecteur que sur le texte qu'il lit.

6. Écoutez les bons conseils. Vous me direz : tu viens de dire de n'écouter personne, mec. Ouais? Vous me direz aussi : « Admettons ; mais alors comment distinguer les bons conseils des mauvais ? La règle est simple : un bon conseil c'est un truc que vous saviez déjà ; un mauvais c'est quelque chose que vous ne comprenez pas, qui ne résonne pas en vous. Il en est du conseil littéraire comme du conseil sentimental. Si la phrase commence par « à ta place, je ferais ci ou ça? » c'est mauvais signe. L'autre n'est pas à votre place, pas plus que vous n'êtes à la sienne. Sa bienveillance à votre endroit, son intuition ou sa lucidité peuvent vous aider à formuler une intention enfouie ou réprimée - et cela seul est précieux.

7. N'obéissez pas aux ordres.

L'écriture passe à tort pour une activité intellectuelle alors que c'est en réalité une activité éminemment corporelle. Souvenez-vous de ce que dit mon ami le capitaine Denis : « Le corps n'aime pas les injonctions, il réagit mieux aux suggestions. »

8. N'envoyez pas votre manuscrit à des écrivains connus dont vous espérez le soutien. Sauf coup de bol extraordinaire, ils ont autre chose à faire, ça les emmerde et ils n'ont pas le temps.

9. N'envoyez pas votre manuscrit au hasard. Vous me direz : « mais je ne connais personne dans le monde de l'édition, je n'ai pas de ?réseau? », souvenez-vous des exemples - ils sont nombreux - d'auteurs, classés « littéraires » ou « commerciaux », qui ont commencé par envoyer leur premier manuscrit par la poste ou à le déposer chez l'éditeur comme une bouteille à la mer. Certes, ils sont plus nombreux encore, les anonymes qui ont fini anonymes. Pourtant eux aussi avaient tiré les mots du coeur des nuits, du fond de la souffrance, eux aussi y avaient mis tout leur coeur, toute leur foi. Qu'est-ce qui leur a manqué ? Un peu de chance, peut-être ? Se cache-t-il parmi ces égarés jaunissant dans un fond de tiroir des chefs-d'oeuvre que le monde aura ignorés [8]? Peut-être : de toute façon, comme le pensait Tchekhov de ses propres oeuvres - et Luis Buñuel de ses films -, le célébré, l'ignoré, le beau, le laid, le sublime, l'atroce, tout ça sera soumis à l'universelle entropie et terminera en poussière dans la vaste malle de l'oubli.

10. Si après tout ça vous n'êtes pas découragé et souhaitez quand même tenter le coup, observez les noms des éditeurs de livres que vous avez achetés, lus et appréciés.

11. Préparez-vous au refus. Vous avez écrit pour vous-même et il peut se produire que les choses en restent là. Vous étiez seul au début de l'écriture, vous vous trouverez souvent seul dans la suite. Stephen King raconte qu'à ses débuts il avait planté dans la caravane où il vivait avec sa femme un clou qui tenait les lettres de refus de ses nouvelles par des magazines. Le premier roman de l'auteur de best-sellers mondiaux John Grisham a été refusé par plusieurs éditeurs avant d'être publié avec un premier tirage très modeste. Avant de publier son premier livre, Amélie Nothomb a essuyé beaucoup de refus. Avant le triomphe mondial de Harry Potter, le premier volume de la saga de J. K. Rowling, une mère célibataire qui ne connaissait personne, a été refusé un bon nombre de fois.

12. Oubliez tout ce qui précède. À part Tchekhov et les anges de Karin. Ce que j'en dis, moi?

Voilà. Bonne chance !



[1] Quoique?

[2] Les études.

[3] La peste soit de cette engeance !

[4] Titre d'un best-seller de Scott Peck inspiré d'un poème de Robert Frost : The Road Less Traveled.

[5] Exemples parmi d'autres, liste non exhaustive of course.

[6] cadeau du petit latiniste: mise en garde.

[7] contrepèterie lamentable  mais classique, en hommage à la mémoire de Vladimir  Kouzmine Karavaieff, père de mon meilleur ami de jeunesse Stéphane, mort il y a cinq  ans avec un foie bien abîmé.

[8] Note de Malcampo : Michel Tournier prétendait que les vrais écrivains étaient ceux qui n'avouaient jamais et gardaient leurs manuscrits (éventuellement chefs-d'oeuvre) dans leurs tiroirs.

 


DIX HEURES DE BONHEUR

Je finirai bien par écrire quelques lignes sur Truffaut et ses films, mais je  me trouve à mon insu - de mon plein gré[1] - contraint de le remercier à nouveau pour du cinéma qui  n'est pas le sien.

Ayant regardé, ébloui, sans une minute de lassitude, les 5 h 30 du Napoléon (1927) d'Abel Gance, j'ai appuyé sur la touche bonus et enchaîné avec La Roue (1923). D'abord, j'ai cru avoir affaire à un documentaire sur les trains : voies ferrées, locomotives, fumée, on était entre L'arrivée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière et La Bête humaine de Jean Renoir. Point ! C'est dans un nouvel opéra que je pénétrais, 4 h 30 « seulement » dans le montage fourni par l'éditeur alors que le film existe dans différentes versions allant jusqu'à 7 h 53.[2]

Sisif, le personnage central de La Roue, n'inspire pas a priori le même sentiment de majesté que Napoléon[3] Bonaparte : c'est un ingénieur mécanicien veuf qui élève seul son fils et voue une passion amoureuse à sa loco, la Pacific 231 - la même, je crois, que Jean Gabin bichonnera dans La Bête humaine une dizaine d'années plus tard : il connaît chacune des inflexions de sa voix et, à la manière de l'homme écoutant la femme aimée, sait deviner son état, ses besoins, ses humeurs. A good deed should never go unpunished : mon ami Bruce m'a appris ce proverbe américain qui trouve ici son illustration, car en sauvant puis recueillant une petite fille rescapée d'un accident de train, l'infortuné Sisif met en branle la roue du destin. Je passe sur les détails d'un mélodrame à rebondissements ; il suffit de dire qu'en grandissant, la petite Norma, la « rose du rail », devient l'objet de passions folles, au centre desquelles celle de son père adoptif, rival amoureux de son propre fils, fabricant de violons à l'âme nervalienne. Des rails de  Nice et de la gare Saint-Lazare, où les sections ferroviaires furent tournées, jusqu'aux pentes du mont Blanc, où Sisif aveugle voit sa fin, le film est d'une beauté aussi stupéfiante que sa liberté : Gance filme les trains de La Roue comme il filmera les chevaux dans Napoléon, il passe de Sophocle à Racine, de Zola à Charlot, balayant tout le spectre, du drame social à la tragédie antique en passant par le burlesque ; il est réaliste quand il faut l'être, poétique et rêveur le reste du temps. Il aime les visages qu'il sait caresser et tourmenter, le beau visage de Norma (superbe Ivy Close), la face noire et le regard aveugle de Sisif (Séverin-Mars bouleversant et moins cabot que le pourtant génial Albert Dieudonné dans Napoléon), et sa caméra donne toujours l'impression d'être exactement là où il faut être, car on voit tout, le proche, le lointain, le présent, les fantômes du passé. Ce film est hanté par une présence dont on ne voit jamais le visage, mais dont on connaît le nom,  Ida Danis, le  grand amour du réalisateur, atteinte de la tuberculose au début du tournage qui se poursuivra loin de Paris, en s'adaptant aux lieux où sa guérison est espérée : Nice, Arcachon (pour une seule scène), Chamonix ; ainsi un film reposant sur les ressorts de l'antique fatum est-il accompagné par une tragédie intime, car pas plus que son acteur principal, le génial Séverin Mars, décédé peu après la fin du tournage, Ida, dédicataire du film,  n'assistera à sa sortie parisienne, avec première le 14 décembre 1922 au Gaumont Palace, avec en  bande son live compilée et composée par Arthur Honegger, un orchestre de rien moins que soixante musiciens. Cocteau dira qu'il y a un cinéma avant et après la Roue, comme il y a une peinture avant et après Picasso ;  sans vouloir pinailler je n'en suis pas si sûr pour Picasso, car c'est négliger Matisse, Braque, Miro et autres Dali - tout aussi importants dans les révolutions de l'art du XXe siècle, mais sur la Roue, tel Molly Bloom je dis oui, oui, oui, oui, oui. Ça fait beaucoup de oui, ça : cinq  si je recompte bien. Oui à sa démesure, oui à ses bricolages de génie, oui à sa beauté, oui à son humanité ! Et oui, aussi, à son impossible longueur !  oui, même (j'en suis à six), à ses imperfections !

Dans son introduction au Napoléon, Truffaut emploie au sujet d'Abel Gance le terme surprenant de cinéaste « raté ». Attention au sens qu'il donne au mot, qu'il lui attribue avec autant d'admiration que d'affection. Avec leurs excès de mélo, leurs scènes théâtrales venant se glisser entre deux séquences de grands espaces, avec leurs invraisemblances scénaristiques, leur érotisme limité au genou, leur onirisme naïf, il a raison de nous rappeler que si La Roue et Napoléonne sont pas des films « parfaits », ils sont de la famille de La Comédie humaine, des Rougon-Macquart, de Guerre et paix,de L'Idiot, de Moby Dick, du Comte de Monte-Cristo ou des Misérables, oeuvres de génie à la durable imperfection.

Et puis dix heures de cinéma à l'heure où nos enfants ont du mal à dépasser les trente secondes de vidéo sur YouTube, c'est quand même pas rien. (To be continued.)

 

Références

1. - Les romans de Jean Renoir n'ont pas l'air facile à trouver, mais la belle biographie de son père a été rééditée : Pierre-Auguste Renoir, mon père (collection Folio Gallimard).

2. - Mon fils Ulysse, qui a regardé à mes côtés les 45 premières minutes de La Roue, et ma femme, qui suit au quotidien l'évolution de mes obsessions, m'ont offert le Dictionnaire Jean Renoir, de Philippe De Vita (Honoré Champion éditeur, 460 pages, 29 euros) : de A, comme acteur (rapports paradoxaux), à Z, pas comme Zorro, mais comme Darryl Zanuck (rapports frustrants) en passant par Truffaut[4] et Wind, Sand and Stars (Terre des hommes fut un best-seller aux États-Unis et Saint-Exupéry, qui partageait la cabine de Renoir dans le bateau vers New York, lui en donna un exemplaire ; la lecture, écrivit-il plus tard à Saint-Ex, le laissa « sur le derrière ») ; il n'y a pas d'entrée « Jean Gabin », mais un bel index m'a permis de voir qu'il était mentionné à dix-neuf reprises (dix pour Michel Simon).

3 La Roue vient d'être réédité dans un coffret contenant cinq DVD et un livret : intégrale du prologue et des quatre époques du film (8 heures, attachez vos ceintures ! (suppléments sur la restauration du film et archives diverses où l'on voit Abel Gance, âgé, et son chef  opérateur  évoquer des souvenirs de tournage et de montage)



[1] A cause de cette formule assez malheureuse, le cycliste Richard Virenque a été moqué d'abondance mais - dopage ou pas - c'était un coureur qui avait du panache.

[2] Note à l'attention de Bizot : toute sa vie, Gance a pensé à d'autres versions du film , y compris en feuilleton (slogan : « vous avez aimé The Crown, vous adorerez The Wheel) ; quelques années avant sa mort il envisageait encore une version parlante réduite à 1h30. Pas sûr de ce que ça aurait donné, car le muet crée l'obligation de « dire » en images et la longueur, l'intolérable (excruciating) longueur est l'âme même du projet.

[3] On rappellera au passage qu'un de grands-pères de l'excellentissime Nata Rampazzo s'appelait Napoleone, ce qui témoigne du fait que si les aventures militaires du Corse ont laissé des souvenirs d'effroi en Espagne, il n'en a pas été de même en Italie.

[4] On y vient, on y vient?


INCONSOLABLE

Théorie générale de la lecture : les livres, à part ceux des amis,  peuvent attendre : les bons le bon moment ; les mauvais toute la vie.

Avec ce principe, je me tiens en général à distance de cette espèce proliférant à toutes les rentrées littéraires : le « livredontonparle ». Ce n'est donc pas sans une réticence extrême que j'ai approché le livre de Camille Kouchner.

J'ai rencontré son père au  Liban en 1978  ( une fois de plus, vieillissante chose que je suis devenue, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître) et j'ai été impressionné,  plus que charmé - non tant par cet intense, ce féroce désir d'action qui émanait de lui, que par son coeur calme et ses mains tranquilles tandis que Beyrouth (déjà, toujours, pauvre Liban, si loin de Dieu, si proche de la Terre Promise) retentissait de l'écho des armes et des bombes ; il n'est pas devenu un ami mais nous nous sommes toujours croisé affectueusement ; plusieurs de mes proches sont aussi les siens et ils lui ont conservé estime, admiration, amitié vraie à travers les aléas d'une vie à remous ; vu la dignité, la constance de leurs engagements à eux, cela ne compte pas pour rien et cela évite les jugements hâtifs que l'on pourrait risquer sur un homme dont le défaut public majeur aura été de trop aimer être ministre. Sur sa vie privée je ne savais rien. Autant dire que je ressentais une gêne à l'idée d'y pénétrer par un périscope m'offrant en gros plan un scandale pédophile.

Résumons pour ceux qui n'auraient pas lu la presse ou écouté la radio :  Camille et son jumeau Victor sont les enfants d'un couple de « people de gôche » : le French doctor vedette et Evelyne Pisier, grande soeur de l'actrice Marie-France révélée par François Truffaut : petite taille pour Evelyne, mais gros calibre : juriste de haut niveau, puis directrice du Livre dans le ministère de la Culture de Jack Lang, elle est l'une des figures de la réussite politique et sociale de ces féministes qui, dans le sillage de Simone de Beauvoir,  ont fait de la liberté la valeur suprême et n'ont jamais rien lâché - de leurs engagements de jeunesse, de leurs choix amoureux, de leur désir d'être mères- quitte à  payer le prix des contradictions que cela comportait. Les histoires d'A, chantaient les Rita Mitsouko,  les histoires  d'amour finissent mal, en général. Divorce : voici Camille avec ses frères ( le jumeau, mais aussi l'ainé ) dotés de deux nouvelles familles : celle de son père est plus lointaine, plus froide, plus sévère ; le centre de chaleur est du côté de sa mère, avec un beau-père qu'elle adore et qui le lui rend bien.  Les filles ne portent pas de culottes, on fume et on boit  entre amis, il y a des nounous, le Jardin du Luxembourg, une maison d'été à Sanary où les enfants devenus ados sont invités à prendre part à la fête par des adultes portant  - presque tous - des noms connus  derrière leur prénom : ça fleure bon la libération sexuelle et la gauche caviar. C'est « la grande familia », bordélique, chahuteuse, alcoolisée, enfumée. Même si on n'avait rien lu avant sur le livre, on pressentirait que ça va mal tourner : lorsque le beau-père (son  nom n'est jamais écrit) se met à abuser sexuellement du jumeau de Camille, utilisant la jeune fille comme témoin indirect et complice involontaire, on voudrait lui crier :   Ne te laisse pas faire, Camillou ! tu as quatorze ans, c'est d'un crime que se rend coupable cet adulte et tu dois le crier pour t'en libérer et en libérer ton frère aimé. Mais des années durant, Camille se tait, comme son frère, comme sa mère, comme le beau-père confronté finalement à sa responsabilité, comme toute la grande familia lorsque le secret suinte.
Dans les familles où on discute de tout et où  « on se dit tout », les silences sont plus lourds qu'ailleurs, et porteurs de plus grandes souffrances. C'est à ce long et bruyant silence que Camille met fin,  avec la même sobre dignité que Vanessa Springora l'année dernière, la même retenue, le même courage.
La familia  grande, si sa colère est clairement dirigée contre un homme, est beaucoup plus et beaucoup mieux qu'un livre de vengeance et de révélations : on ne peut le lire ( d'une traite hier, dans mon cas) sans avoir le coeur serré et on voudrait à la fin prendre l'auteur dans ses bras, l'appeler  mon Camillou comme sa maman et la consoler.
Au-delà de l'odieuse figure du  « beau-père » dont le crime est prescrit mais qui se trouve aujourd'hui, comme Gabriel Matzneff, aussi seul qu'il avait été entouré, au-delà de la « schadenfreude »,  cette joie mauvaise d'assister au spectacle des « belles âmes » de gauche confrontées à leurs faiblesses ou leurs turpitudes, c'est un livre sur la tristesse où cruellement s'attardent des perles de rire et des odeurs de thym ;  c'est un livre sur le silence, un livre qui tour à tour murmure et hurle - un livre de colère et  d'amour , comme il y en a peu, un livre d'inconsolable qui parle à la part d'inconsolable en nous.

La  familia Grande , de Camille Kouchner ( Le Seuil, 204 pages, 18 euros)


VENGEANCES MARINES

 

Les grands romans offrent plusieurs lectures possibles qui ne rélèvent pas forcément à l'occasion de la première découverte. Qui plus est nous avons changé, vécu, depuis notre première prise de contact et les mêmes mots ne touchent plus notre coeur et notre âme de la même façon.

Relisant Moby Dick quelque temps après Vingt mille lieues sous les mers, je vois entre ces deux « romans d'aventures » un point commun que je n'avais pas perçu : leurs personnages centraux, les capitaines Nemo et Achab, protagonistes/antagonistes des narrateurs fictifs (Ismaël/le professeur Aronnax), sont à bord du Nautilus ou du Pequod pour assouvir une vengeance dont l'objet même et la poursuite obsessionnelle finissent par constituer une menace pour leur propre équipage - et l'humanité elle-même dans le cas de Nemo.

La lecture de Frankenstein, le chef-d'oeuvre de Mary Shelley[1]  encouragea, semble-t-il, Melville dans la folle entreprise de l'écriture de Moby Dick. Est-ce donc un hasard que la première vision de l'infortuné Victor Frankenstein, fuyant la vengeance de la créature qu'il a imprudemment lâchée dans la nature, apparaît au narrateur au milieu des icebergs, pendant une exploration maritime ?

L'océan, lieu privilégié des rêveries et des méditations philosophiques, n'est pas un lieu hors du monde : les massacres et crimes en tout genre s'y déroulent et à son horizon se déploient des libertés sans frein : celles de la poésie comme celles des passions rouge sang.

 



[1] Encore un de ces livres à la fois très connus et jamais lus. Cf ma note de blog du 22 janvier dernier


BREF ÉLOGE DES LIVRES TROP LONGS

Ayant consacré mon été 2018 à la lecture des Voyages de Gulliver et mon hiver à celle de Frankenstein, mon été 2019 s'est lancé avec le Nautilus du capitaine Nemo, au cours de ses Vingt mille lieues sous les mers.

Que c'est long ! Que c'est bon !

Il y a bien des étés, ma passion de la lecture s'est forgée dans les longueurs de Jules Verne, celles de Dumas, des insupportables attentes qui rythment Robinson Crusoé, Ivanhoé, Moby Dick ; tant de chefs-d'oeuvre de la littérature mondiale, du Quichotte à Proust en passant par Tolstoï.

Un des effets de la crétinisation mise en oeuvre par Google et autres Netflix est de nous rendre inaccessibles les délices de ce genre de lectures où la soumission volontaire au temps d'un autre nous réapprend à nous laisser glisser dans la texture profonde du nôtre. Là où le capitalisme moderne crie : « vite ! vite ! plus vite ! », voici notre temps retrouvé : lent, interminable parfois (ah ! les pages de classification des poissons ou des coraux, ah ! les détails de la chasse aux perles), rapide quand l'action s'enclenche ou que les passions s'attisent et nous font battre le coeur - il est comme le temps de nos vies mêmes qui tour à tour se traînent, ensablées, et filent sous nos pas à une allure où nous perdons le souffle.

Alors cet été, profitez des heures rendues à la rêverie, à la sieste en toutes ses versions, aux joies du corps en leurs diverses formes, mais aussi n'hésitez pas à vous immerger dans un de ces gros livres, un de ces livres trop longs qui distillent leurs enchantements bien au-delà des saisons.


PARFOIS LA TRISTESSE ET LA RAGE

Dans la plupart des cas, c'est Tchekhov qui a raison et il faut pour écrire développer en soi une capacité d'indifférence pour nous tenir à distance des émotions brutes qui, exprimées littéralement, ne produisent qu'une littérature de la confusion.

Quoique...[1]

Dans La Suspension, Géraldine Collet raconte l'histoire d'une jeune femme, petite fille du déporté 21055 à Buchenwald, qui prend le train pour se rendre rue Gaston Gallimard dans l'espoir de recueillir du PDG de la célèbre maison, des explications sur la réédition projetée des pamphlets antisémites de Céline.

La mise en parallèle des fragments du récit d'un grand-père plutôt taiseux avec la part d'ombre du passé de la prestigieuse maison où j'ai publié la plupart de mes livres serre les tripes et le coeur. On y découvre (ou redécouvre) que le fondateur de la collection la Pléiade était juif et que, sa petite maison ayant été rachetée par GG, il a été écarté de sa direction pour complaire aux nazis au profit de Drieu la Rochelle, à qui le suicide a sans doute évité le peloton d'exécution, e dont les oeuvres ont aujourd'hui l'honneur de la collection en reliures cuir dorées à l'or fin. Récit et enquête, ce petit livre nous entraîne dans les méandres nauséabonds d'un passé qui, décidément, ne passe pas. Plongeant dans les solides traditions de l'antisémitisme français, ayant connu ses heures les plus noires sous l'occupation allemande, il trouve ses prolongements contemporains bien au-delà du cercle de quelques douteux intellectuels pratiquant l'entrisme cynisme dans les médias et l'édition, mais aussi au coeur de la montante extrême droite européenne, et jusqu'au radical-islamisme chicos ripoliné à la Tariq Ramadan.

Dans la production de la modeste et courageuse maison Rue de l' Échiquier, vous pouvez courir chez votre libraire et investir 10 euros, et même plusieurs fois 10 euros, pour l'acquisition de ces 64 pages atroces où Mlle (ou Mme) Collet démontre avec force que la tristesse et la rage peuvent parfois générer des oeuvres poignantes, salutaires, nécessaires.

Référence : La Suspension, de Géraldine Collet, éditions de l'Échiquier, 64  pages, 10 euros.



[1] Ceci en hommage au merveilleux Guy Leverve, gone but not forgotten comme on  dit en patois grenoblois


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