Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LINO, CE HÉROS (1)

C'était Lino

On disait « Gabin », « Bébel » ou « Delon », mais pour le public Lino Ventura c'était « Lino », tout simplement - le cousin germain ou le pote costaud qu'on a envie d'appeler en cas de coup dur, celui sur qui on peut toujours compter, le « loyal », le « fidèle ».

Comme souvent dans les affaires humaines, c'était sûrement plus compliqué. Faut-il croire le réalisateur Denys de La Patellière, selon qui l'ancien boxeur et catcheur était un peu « truqueur » - que veut dire ce mot d'ailleurs, et ne le sommes-nous pas tous un peu ? On préfère la version de sa famille et de ses amis, où l'homme dans la vie correspond en tous points au personnage de l'écran tel qu'il s'est peu à peu dégagé dans les films policiers ou d'aventures dont il était le héros.


PAUVRE NONO

Meurtrier d'une petite fille, M. Nordahl Lelandais est voué à une condamnation lourde et incompressible ; de plus, comme il est fréquent en ces sortes de crimes, il est l'objet d'une détestation dégoûtée de la part de chaque citoyen/parent. À voir comment son propre frère, qui lui n'a rien fait de mal au regard de la loi, a été insulté et menacé, on frémit de penser aux sévices qu'il est susceptible de subir en prison de la part de ses gardiens et codétenus - ces derniers surtout.

Ni les jurés d'assises ni les jurés moraux que nous sommes ne sont convaincus par ses explications embarrassées : non, il n'a pas violé la petite Maëlys avant de l'assassiner et de dissimuler son cadavre, il s'agit d'un malheureux accident, un malentendu, une petite dispute qui a mal tourné. Il ne va quand même pas jusqu'à dire ce qu'une amie psychiatre à Fresnes avait entendu de la bouche d'un criminel sexuel : « Je vous jure, docteur, la petite m'a regardé d'un air provocateur. »

Salaud ! Monstre ! Menteur !

Si la peine de mort existait encore, la vox populi la lui infligerait aussi sec - et il ne manquerait pas de volontaires (et bénévoles, avec ça !) pour remplir le rôle noble et ingrat du bourreau.

Or tout cela est un affreux malentendu que je vais tenter de dissiper.

Tout d'abord, M. Lelandais n'est pas seulement le meurtrier accidentel d'une enfant, il est simplement victime de la malchance, une terrible scoumoune ; ainsi est-il probable, malgré ses dénégations, qu'il ait également tué involontairement un jeune militaire - majeur pour sa part et manquant terriblement de réflexes car sinon il aurait évité l'accident. Le garçon n'était pas fait pour l'armée, corps où M. Lelandais avait effectué une carrière de maître-chien plus qu'honorable.

Examinons maintenant les témoignages sur sa personnalité.

Mis en pension, il aurait été victime d'abus sexuels - ce qu'il nie avec vigueur.

Sommé de donner des signes de sa précoce perversité, son propre frère se dit incapable de se le représenter en « tueur froid » et émet l'hypothèse étrange qu'il « protège quelqu'un ». Sa soeur ne comprend pas.

Une ex-petite amie le décrit comme dangereux. Témoignage négligeable : l'ex est souvent vindicative et partiale, on le sait.

D'autres témoignages tout aussi incertains font état d'attouchements sexuels de sa part sur des petites filles. Ouais ! À l'époque « woke » où nous vivons, un câlin à une petite, c'est un début d'abus - et Lewis Carroll, l'auteur d'Alice au pays des merveilles, serait aujourd'hui mis en examen et écroué. On assiste à ce que les Anglo-Saxons appellent « character assassination ». Le coupable n'est pas seulement coupable de ses crimes, il est coupable d'être lui-même - coupable tout court. Dans le temps, une condamnation à mort aurait mis un terme à ses épreuves mais le progrès de la société n'autorise plus ce geste humanitaire et il va être condamné « à vie ». Il lui restera tout le temps de méditer cette grande pensée de Woody Allen : « L'éternité, c'est long, surtout vers la fin. »

Ces derniers jours, ont défilé à la barre ses potes de jeunesse. Ils ne connaissent pas le prédateur toujours à l'affût, le tueur froid, le monstre. Pour eux il est « Nono », le type sympa, toujours prêt à faire la fête, serviable et dévoué, le genre qu'on « appelle à deux heures du matin », dit l'un d'eux, si on en a besoin.

Ajoutons que M. Lelandais s'est déclaré désolé de tout cela et qu'il a présenté ses excuses à la famille de la victime. Il y a tout à parier que celle-ci ne les acceptera pas, ce qui est compréhensible mais bien malheureux. Pour une fois qu'avec une sincérité incontestable, un coupable regrette, on le rejette. Pauvre Nono?

P.-S. Sur la peine de mort, je viens de revoir le beau film de mon ami disparu José Giovanni, Deux hommes dans la ville, où un Jean Gabin âgé et qui n'y croit plus mais ne renonce pas tente de sortir d'affaire un Alain Delon persécuté par un flic obsessionnel joué avec une cruelle précision par le toujours suprême Michel Bouquet. Delon n'est pas ce bel indifférent qu'on a souvent vu à l'écran, mais un très convaincant rebelle sans cause qui finit par craquer - et le travelling arrière qui montre les quelques instants précédant son exécution est du pur cinéma. Tout condamné à mort aura la tête tranchée. La célèbre phrase de l'ancien Code pénal n'était pas pour rien la favorite de Stendhal et sa disparition laisse un vide littéraire : que peut-il y avoir de plus précis et définitif ? Dans le film, on ne voit pas cette belle tête rouler - et c'est pire. Jamais plaidoyer contre la peine capitale n'aura été aussi efficace en si peu de mots.


POSITIFS ?

Il fut un temps, pas si lointain, où il fallait être positif. On en avait même tiré un barbarisme, « positiver », que le groupe Carrefour utilisait dans ses campagnes de pub. Être « positif », c'était à la fois chasser les idées noires, voir le bon côté des choses, rebondir après un accident de vie, sourire plutôt que faire la gueule, etc. Avoir la « positive attitude », c'était être du bon côté.

Même dans les groupes sanguins, O +, le donneur universel, c'était mieux que O -, A et B + mieux que A et B -. Pour AB -, si on pouvait éviter cette galère !

Puis vint le sida et le positif prit une rafale. Nous vîmes apparaître les visages émaciés, angoissés, des séropositifs et nous avions beau les inciter à « positiver », ils n'étaient pas convaincus qu'être positif c'était si chouette que ça !

Maintenant c'est le Covid : en voyant l'autre jour à New York, à la sortie du centre de tests Covid, un monsieur faire une tronche d'un pied de long en apprenant qu'il était positif, je n'ai pas pensé que j'étais concerné. Me voici positif à mon tour (coup de fil d'Isabelle, ma merveilleuse pharmacienne qui commence par : « je n'ai pas une très bonne nouvelle à t'annoncer », suivi d'un SMS de l'assurance maladie = isolement).

Je reste positif en attendant de redevenir un homme négatif et heureux, car si nous sommes isolés avec un de mes fils, l'autre positif de la famille (pourtant c'est lui le premier qui a dit il y a trois semaines : « je suis sûr que je vais l'attraper à un moment »), nous ne sommes pas écrasés dans quatre mètres carrés l'un contre l'autre, nous avons un grand espace, et un négatif dans la famille qui fait nos courses et la cuisine. J'ajoute que, pour ce que nous en subissons, Omicron n'est pas bien méchant.

Redevenus négatifs (soyons positifs : d'ici quelques jours plutôt que quelques semaines), nous aurons le loisir d'être positifs sans complexes et sans réserve. Si chacun d'entre nous pouvait contribuer à répandre le virus de la bonne humeur dans ses différentes versions (petit sourire amical, petit sourire d'encouragement, petit coup de fil de « comment tu vas ? » ou « j'ai pensé à toi » grosse blague lourde), nous ne vaincrions pas tous les méchants virus du monde, les haines et les guerres, mais nous aurions un impact positif sur notre santé personnelle et collective.

Alors ouaille note, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur !

Comme chantait John Lennon : « All we are saying is give PLUS a chance ! »

Bonne année à toussétoutes !

 

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Isabelle Doumerc

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PROMENADE À NEW YORK AU TEMPS DU COVID

Anciens temps

Je suppose que, à l'époque où nous étions venus nous installer en famille à New York, en 2004, les anciens du quartier ne reconnaissaient déjà plus le Chelsea de leur jeunesse. Avaient-ils eux-mêmes vu des traces du verger autrefois cultivé par son fondateur légendaire ? Il n'en restait déjà plus, comme aujourd'hui, qu'un nom sur une plaque à l'entrée d'un petit jardin-square où, avec d'autres parents, nous avons organisé des chasses aux oeufs de Pâques pour les enfants. Clement Clarke Moore, poète, professeur de théologie et opposant vigoureux de Thomas Jefferson, était propriétaire d'une vaste demeure et de terres occupant la surface d'un bloc entier. Tout en contestant les impôts qu'un État fédéral envahissant (déjà !) prétendait lui imposer, il fut un habile spéculateur immobilier, morcelant son domaine pour le vendre en parcelles. En bon chrétien, Moore compléta ses sages et lucratifs principes d'économie d'un versant bon chrétien lui assurant le win-win : riche ici-bas, il augmenta ses chances d'entrer  par la porte étroite au royaume des cieux en faisant don de son énorme verger de pommiers au Grand Séminaire de Théologie : cette générosité bien dirigée permit à l'institution d'y édifier les bâtiments en faux gothique que l'on peut voir aujourd'hui se dresser autour d'un parc ombragé où je n'ai jamais pénétré.

Rares également, déjà, devaient être les traces de la présence des dockers qui avaient déchargé les cargos amarrés sur les quais du tout proche Hudson, rares les ouvriers, les manutentionnaires travaillant dans les entrepôts alignés le long des docks. De tout cela ne restait que la voie de chemin de fer désaffectée par laquelle les marchandises circulaient, celle qui a aujourd'hui été transformée (plutôt heureusement) en la promenade plantée de la High Line.

S'ils étaient assez âgés - comme notre voisine Lilian qui approchait du siècle -, ils avaient pu apercevoir Mary Pickford, partenaire de Charlie Chaplin et héroïne du cinéma muet, au cours d'un des nombreux tournages qui se déroulèrent dans le quartier avant et juste après la Première Guerre mondiale.

Ils avaient vu l'arrivée des artistes désargentés qui avaient installé leurs ateliers dans certains des entrepôts abandonnés et qui, tel Willem de Kooning, ayant acquis toiles et matériel, n'avaient pas les moyens de se chauffer.

Ils avaient connu le Chelsea Hotel, croisé Bob Dylan peut-être, Leonard Cohen, Patti Smith et son ami, le photographe Robert Mapplethorpe, Lou Reed et les troupes bigarrées d'Andy Warhol en quête de l'infini ou du « quart d'heure de gloire » promis par le roi du pop art.

Le punk anglais était né à New York. Comme le rap plus tard, il ne faisait pas parler de lui seulement aux pages Arts des journaux, mais à la rubrique criminelle. Quelques-uns de ses drames s'étaient déroulés au coin de la rue. Nos voisins avaient suivi les affaires dont les journaux populaires (le New York Post et le Daily News) faisaient leur une ou leur dernière page - comme les accusations du meurtre de sa petite amie contre Sid Vicious, le bassiste chanteur des Sex Pistols.

Ils avaient, nos vieux voisins, connu les années junkie, quand on voyait des jeunes gens aux veines épuisées se shooter à l'abri d'un échafaudage et que des seringues usagées gisaient aux angles morts des caniveaux, quand on frémissait d'entendre des pas dans son dos de peur d'être attaqué au couteau pour quelques dollars convoités par un drogué en manque.

Ils avaient vu l'arrivée des gays en quête de lieux retirés pour les étreintes furtives et clandestines qui étaient leur lot. Ils avaient connu les années sida.

Les arrivants plus récents se souvenaient du 11 septembre 2001, de la fumée, de l'odeur de mort qui montait par les avenues, de l'effrayant concert de musique concrète donné par les voitures de pompiers et les ambulances.

Half way up on the left handside

« À gauche, à mi-chemin entre les deux blocs », c'est ce qu'il faut préciser au chauffeur de taxi, car notre home new-yorkais est en plein milieu du bloc séparant la 9e avenue de la 8e.

Lorsque, trois ans après le double attentat du World Trade Center, nous y posâmes nos valises, la ville n'était plus en deuil. La célèbre énergie new-yorkaise avait repris le dessus. Les arcs-en-ciel fleurissaient dans les devantures des boutiques et des enseignes nouvelles prenaient possession des blocs : passé la stupéfaction d'avoir cinquante chaînes de télé au lieu de sept, on allait louer ses vidéos chez Blockbusters, à deux minutes à pied ; pour les films plus anciens ou plus « arty », on les trouvait sur la 9e avenue, chez Alan's Alley, une caverne d'Ali Baba où, en plus des DVD des nouveautés, s'entassaient des milliers de cassettes vidéo. Si on ne trouvait pas son bonheur dans les bacs, des vendeurs qui avaient tout vu allaient dégoter le titre rare au fond de la caverne. Pendant notre séjour, nous entendîmes parler d'une petite entreprise californienne qui louait des films par correspondance- vraiment une idée à la con.  Ce Netflix n'irait pas loin.

Pour la nourriture, passé la découverte du miraculeux take out delivery proposé par tous les restaurants, nous allions faire nos courses chez Gristedes, le Monop local, ayant recours en cas d'urgence à l'un des nombreux delis où l'on trouvait aussi les journaux et magazines si on ne s'était pas abonné ou si on ne les avait pas achetés au newsstand du coin de la 23e rue et de la 8e avenue, à deux pas des deux ensembles de cinémas du Chelsea Clearview, l'un programmant les « gros films » et l'autre des films plus indépendants.

Il y avait les bus scolaires jaunes, les taxis jaunes, un arrêt du A train du standard de jazz : c'était « New York, New York », comme dans la célèbre chanson du film.

En relisant Moby Dick (en anglais pour la première fois), je compris d'où venait le drôle de nom du café dont le nom apparaissait à tous les coins de rue et qui vendait à des prix insensés des pâtisseries acceptables et un expresso moins dégueulasse que le traditionnel jus de chaussettes américain : pourquoi avoir choisi Starbuck, le second du capitaine Achab, plutôt que Queequeg, Tashtego ou Daggoo, les harponneurs du Pequod ? Heureusement je découvris à deux pas du commissariat voisin l'antenne locale d'une petite chaîne new-yorkaise : très vite je devins un habitué du café Grumpy, dont le caissier, me voyant approcher, répondait à mon hello par un « Cappucino and lemon loaf ? » qui était plus une vérification qu'une vraie question. C'est chez Grumpy, où l'accueil selon les jours et ses équipes, pouvait être grumpy (grincheux) ou jolly (jovial) que je vis apparaître de jeunes personnes de genre difficile à identifier. Évitant les young man ou les miss que ma séniorité m'autorise, je me bornai à un dear unisexe. C'est aussi chez Grumpy, un dimanche matin, que je tombai sur un ami qui sirotait son café en lisant son journal ; comme je lui demandais si son plus jeune fils allait maintenant à l'université, il eut cette phrase prononcée sur un ton très neutre : « He is now a she. » Ainsi reçus-je ma première initiation au monde moderne, et appris-je la naissance du « iel », ainsi que la nature transitoire des vieilles catégories, les « il » et les « elle ».

Des parents rencontrés au bord du terrain de foot où notre aîné, six ans, jouait, devinrent de bons copains, et certains des amis pour la vie. Il y avait un vendeur de chaussures équatorien, un chef comptable anglais, une petite danseuse et chorégraphe et son mari, un grand gaillard, traiteur de son métier ; aussi furieusement fans des Yankees, que mes amis de Fontvieille Yohann et Fanny le sont de l'OM, ils offrirent à notre plus jeune fils sa première casquette des Bronx Bombers ; il y avait un poète journaliste uruguayen, deux ex-Yougoslaves - l'un bosnien et concierge, l'autre serbe et « tradeuse » -, un coiffeur français qui, né « Jacques » du côté de Nice, était devenu « Sacha » en débarquant entre Hudson et East River. Les matches des gamins étaient une expérience : à Brooklyn, les parents de nos adversaires pour réveiller leurs minots les incitaient à marcher sur les nôtres et les insultaient en espagnol. Un terrain du quartier grec du Queens était coincé entre une centrale électrique Con Edison et une petite usine de traitement des poulets : pas de vestiaires, pas un banc, ni un abri, et des plumes flottant à la surface d'un champ où trois brins d'herbe grise survivaient entre les mottes de terre. Côté chic, lorsque nos petits de Chelsea Piers jouaient contre les rivaux locaux de Downtown United, leur attaquant vedette avait un supporter chaud bouillant - son papa, le metteur en scène Spike Lee.

Le dimanche, on allait vers la 11e avenue explorer les galeries d'art maintenant installées dans les anciens ateliers d'artistes aux loyers devenus inabordables, et jusqu'au bord du fleuve, entre les deux dernières boucheries en gros, dans les entrepôts désertés. Au retour on s'arrêtait pour un brunch à Empire Diner, un vieux diner toujours installé dans un wagon ; nous essayions les nouveaux restaurants, italiens, japonais, thaïs, et nous évitions le vieux diner le plus proche de chez nous, où nous avions cru mourir d'excès de gras sur une seule assiette d'oeufs brouillés au bacon. Miraculeusement, l'infect Dish restait ouvert.

Sur la 9e avenue, j'étais le seul de la famille à apprécier un italien, non tant pour sa cuisine - au mieux passable - que pour l'accueil que m'y réservaient ses managers successifs (Luis, un Mexicain, puis Rodolphe, un Français, et Bobbie, une Italo-Américaine) et ses serveurs Haji le Sénégalais, Denise la Monténégrine, Maria l'Argentine ou Paulin le Centrafricain. J'y donne rendez-vous à un vieux pote : c'est toujours ici qu'on se retrouve et j'arrive tôt pour avoir le temps de « catch up » avant son arrivée. Terrasse vide où traînent trois chaises. La porte extérieure ouvre encore, mais la porte intérieure est verrouillée - aucune trace d'activité.

Passant devant la boulangerie française La Bergamote que je n'ai jamais beaucoup appréciée (pâtisseries inégales, prix élevés, accueil limite aimable), je remonte d'un bloc : le Gamin était mon bureau annexe. Décor faux French où l'on s'attend à voir apparaître Jean Gabin avec une toque sur la tête, cuisine de brasserie correcte, je blaguais avec Mario, le cuistot, et les trois serveuses françaises : l'une rêvait de percer dans la mode, la deuxième travaillait là six mois de l'année pour voyager en Inde le reste du temps ; la troisième, la moins jolie, se voyait une carrière dans le cinéma. Le Gamin, pour d'obscures raisons de concurrence avec un autre Gamin, situé dans Greenwich Village celui-ci, fut contraint de changer de nom et prit celui de sa patronne, une Irlandaise qu'on aurait dit sortie des films « irlandais » de John Ford : en voyant le doux sourire de Grainne, on n'aurait su quel rôle lui attribuer dans une scène de bagarre généralisée : serait-elle celle qui encourageait les combattants à cogner un peu plus dur, ou celle qui sauterait dans la mêlée pour offrir une tournée générale en vue du rétablissement de la concorde ? Il me semble que les deux éventualités l'eussent amusée, quoique Grainne's fût un lieu paisible où l'on pouvait sans être incité à consommer encore, passer la matinée à boire un cappuccino et où, l'acteur Ethan Hawke, déjà une star du cinéma et du théâtre à l'époque, pouvait rester sans être dérangé, qu'il soit seul à lire un script ou qu'il ait un rendez-vous professionnel.

Je retourne chez Grainne. Décor inchangé, plus de serveuses françaises, Ethan Hawke a déménagé (à Brooklyn je crois) depuis des lustres, et pas de signe de Grainne elle-même.

Je repense à l'acteur : nous l'avons vu jouer le rôle de Bakounine dans la mise en scène américaine de la superbe pièce de Tom Stoppard The Coast of Utopia. Si je l'avais croisé chez Grainne le lendemain, aurais-je osé le féliciter ou même lui dire mon admiration pour un acteur capable de refuser des rôles importants (et très bien payés) au cinéma par amour du théâtre ? Je ne crois pas.

Tous en scène

Au théâtre, sur Broadway ou ailleurs, nous allions plus souvent qu'à Paris. Hawke n'était pas le seul à y prêter son talent ; au fil des années, nous avions vu Al Pacino, Shylock génial dans Le Marchand de Venise,Denzel Washington, un Brutus d'une prestance incontestable, mais mal à l'aise (c'est rien de le dire) avec le texte de Jules César,et - last but not least - Philip Seymour Hoffman dans Mort d'un commis voyageur, une pièce que je n'adore pas, mais où il apportait à une belle mise en scène sa présence inquiétante d'homme ordinaire, banal, médiocre même. Nous étions déçus parfois, car les critiques new-yorkais sont prompts à crier au génie. Plus récemment, j'avais couru voir Mary Louise Parker (j'étais un peu tombé amoureux d'elle en la découvrant dans The West Wing, puis dans Weeds). Déception. Quoiqu'elle fasse partie de ces actrices dont on dit bêtement qu'elles ne vieillissent pas alors qu'elles vieillissent, oui, mais bien, la pièce dont elle est la star, The Sound Inside, n'est pas mal, mais pas à la hauteur des rave reviews qu'elle a reçues. Quand on discute théâtre avec nos amis locaux, j'ai presque peur de la phrase « Il faut absolument y aller, c'est formidable ». 1. - Il y a toutes les chances, si le spectacle est sur Broadway, que les places soient à 150/200 dollars l'unité, ce qui 2. - va vous énerver encore plus si, écrasés d'ennui, vous partez à l'entracte. Vive la différence culturelle européenne : deux des meilleures pièces que nous ayons vues à New York depuis quinze ans, la première et la dernière, venaient de la vieille Europe.

En 2004, ayant constaté que nous habitions en face d'un théâtre, l'Atlantic, nous avons tenté notre chance. En cours de représentation nous nous sommes rendu compte que The Bald Soprano n'était autre que la célèbre Cantatrice chauve d'Eugène Ionesco. Notons au passage, l'Atlantic ne nous a jamais déçus - même pas le jour où une représentation d'une comédie musicale assez déjantée a dû être interrompue parce qu'il pleuvait sur scène. Pour en finir avec l'Europe, la Lehmann Trilogy qui triomphe actuellement dans un des plus grands théâtres de Broadway est l'adaptation en anglais d'une pièce italienne de Stefano Massini dont la première mondiale a été donnée à Saint-Étienne en 2013, puis à Milan, Londres, et maintenant New York.

Se perdre

New York est un des meilleurs endroits au monde où se perdre - qui reste la meilleure façon de découvrir une ville. Je m'y suis perdu à pied, à vélo, en métro et en « car service », des temps préhistoriques où ni Uber, ni Lyft n'existaient ; notre chauffeur russe, complètement perdu dans Brooklyn, n'arrivait pas à retrouver le pont de Brooklyn pour nous ramener à Manhattan ; paniqué, il appelait son superviseur pour lui demander (en russe) une aide qu'il ne pouvait lui fournir. Mrs T. mon épouse était un peu énervée et il n'arrivait à émettre que des « What's your problem what's your problem ? » aussi agaçants qu'imbéciles - car il était évident que nous avions le même problème : retrouver le bon chemin. Provoquant l'admiration de mon épouse, j'ai ressorti du tréfonds de ma mémoire les vingt-quatre mots de russe nécessaires pour lui dire d'arrêter de nous prendre pour des cons ; profitant de l'arrêt à un feu rouge je suis allé toquer au carreau de l'automobiliste précédent, qui nous a guidés jusqu'au pont.

De la même façon qu'il arrive encore qu'on rencontre un chauffeur de taxi parisien né à Belleville, j'engageai pour un court trajet la conversation avec une pleasingly plump chauffeuse black née dans le Bronx. Le reste du temps, quoiqu'ayant vite adopté le type de conduite agressive et les habitudes vociférantes des locaux, nos rides parlaient (mal, vite) l'anglais avec un accent (russe, français, ourdou, chinois) et comprenaient mieux mon anglais de Frenchie que celui de ma femme, née à Londres, raffiné dans une pension anglaise, puis à Oxford.

Les jours de neige, mon ami Thorner - fils d'un soldat africain-américain de l'Alabama et d'une Allemande et donc originale combinaison de cool black et de raideur prussienne - et moi nous emmenions nos fils à Central Park : dans le métro nous n'étions pas les seuls papas à trimballer gamins et luge. Là-bas, ayant choisi la colline la plus enneigée et la plus pentue, nous remontions inlassablement, le souffle de plus en plus court, les luges sur lesquelles nos garçons avaient dévalé la pente en quelques secondes.

Les livres, nous les achetions dans une librairie indépendante de la 10e avenue, au grand Barnes and Noble d'Union Square, voire dans le grand Virgin Megastore qui, au sud de la place, avait remplacé le Tower Records où, vingt-deux ans plus tôt, lors de ma première visite à New York, j'avais déniché des vinyles qu'on ne trouvait pas en France. Je poussais jusqu'au Strand, la grande libraire d'occasion de Broadway, où j'allais au top floor regarder les éditions rares.

Mon copain d'école Danny, peintre qui gagnait sa vie en vendant des tee-shirts, m'emmenait dans de longues déambulations au Met, au MOMA, au vieux musée Whitney, au musée d'art austro-allemand qui était interdit aux enfants (l'est-il toujours ?) à cause des salles de dessins érotiques, voire pornographiques, de Gustav Klimt, ou bien dans des cinémas d'art et d'essai du Lower East Side pour une rétrospective des films d'Andrei Tarkovski ; lorsque mon ami et voisin parisien Bruce, natif de Chicago, revint s'installer à New York, je l'accompagnai dans sa recherche d'une galerie pour exposer ses oeuvres. Assises désoccupées derrière un comptoir inondé de listes indiquant les prix démentiels d'oeuvres effarantes de laideur, des jeunes filles si maussades qu'elles auraient pu être parisiennes nous expédiaient aux pelotes dès qu'elles comprenaient que nous n'étions pas là pour acheter. « Nous n'examinons les nouveaux artistes qu'une fois par an », nous asséna l'une d'entre elles aussi peu gracieusement que possible, « et ce n'est pas aujourd'hui ». Nous nous le tînmes pour dit et partîmes la queue entre les jambes. Heureusement, mon ami trouva une galerie dans Soho et un mécène qui lui offrit un vaste espace pour installer son atelier. En lui rendant visite au 14 de Wall Street, plus que l'air de la faillite imminente des subprimes, je respirai celui qu'avait respiré Herman Melville, ex-jeune auteur à succès, écrivain oublié de son vivant devenu inspecteur des douanes.

Seul je partais me perdre dans de longues courses vers Battery Parket la pointe de Manhattan, ou d'interminables déambulations d'ouest en est, mettant à profit mon manque absolu de sens de l'orientation pour m'égarer - à part dans Greenwich Village, il est difficile de se perdre à New York, mais si j'y parviens à Arles ou à Fontvieille (3 000 habitants), dont je connais chaque rue depuis l'enfance, je peux y arriver n'importe où.

Les trottoirs de New York n'étaient pas conchiés comme ceux de Paris, malgré l'apparition de ces nouveaux intermittents du spectacle des rues : les dog walkers, qui, payés au chien/heure, promenaientjusqu'à  cinq chiens en même temps ; on n'y croisait pas comme à Paris des cyclistes, mais déjà les premiers exemplaires de cette espèce destinée à conquérir le monde, le smombie qui marche ou même court en regardant non les passants ou les obstacles, mais son téléphone.

J'avais un petit bureau au sommet d'une longue volée de marches et ma fenêtre donnait sur la cour de récréation de PS 11, l'école publique voisine. J'écrivais au son des enfants qui jouaient, des ballons qui rebondissaient - à l'occasion, d'un porte-voix appelant les enfants au calme quand les cris tournaient aux hurlements et les jeux à la bagarre.

Instruit par mon ami John, j'avais attrapé le virus du baseball et si je n'avais pas de season ticket pour aller à Yankee Stadium, j'étais familier des différentes options en métro ou en train pour me rendre 161e rue encourager mes Bomberschéris. Notre voisin et proprio, qui venait parfois boire avec moi une limonade, avait remarqué ma passion. Assez timidement il me demanda si j'étais d'accord pour l'emmener voir un match. Ainsi les fans locaux eurent l'occasion d'écouter la « leçon de baseball » donnée par un Français qui en savait à peine plus que son élève américain.

Le week-end, selon la saison, on louait une voiture avec Thorner pour aller skier à Hunter Mountain, ou on prenait le train en famille, invités par des amis dans leur cabine au bord d'une plage de Long Island.

Quand je prenais l'avion vers Paris pour voir ma mère ou mes plus grands enfants, la Ville lumière me semblait une maquette, ses immeubles des maisons de poupée. Nous avions une vie new-yorkaise avec des amis new-yorkais, nous nous tenions à distance des expats français. To make a long story short, au lieu de l'année prévue au départ, nous restions, nous restions et c'était notre vie : le jeune couple qui habitait la petite et charmante carriage house au fond du jardin était parti et Mrs. T en avait fait les bureaux de la filiale américaine de son agence/maison d'édition française. J'écrivais en anglais et participais même à de petits événements littéraires locaux, lectures, rencontres. Mon accent français s'effaçait, je rêvais en anglais. Que cette vie que nous aimions ne fût pas la vie, nous en prîmes conscience le jour où l'aîné de nos garçons, entendant un feu d'artifice, s'exclama : « Mummy, daddy, les Irakiens nous bombardent ! » Après l'avoir rassuré sur le fait que personne ne bombardait personne, nous réfléchîmes : ce « nous », c'était « nous les Américains » ; or nous n'étions pas américains, mais européens ( une Anglaise et un Français en Europe sont violemment anglais et français, aux États- Unis ils sont européens) et il nous importait que nos garçons, tout en se sentant at home ici, ne se coupassent pas de leur Europe natale ; pour les Irlandais, les Italiens, les Juifs qui avaient fui l'Europe, chassés par la misère ou les persécutions, ils avaient le plus souvent rompu avec un passé douloureux ou un présent impossible - il en était de même pour les Haïtiens, les Syriens, les Cubains, les Pakistanais qui débarquaient ici. Notre exil n'avait pas été forcé, il avait été le choix de vivre autre chose. Nous pouvions apprendre mais n'étions pas condamnés à oublier. Notre cadet n'avait pas encore quatre ans. Né à Paris, son éveil à la vie s'était fait à New York ; il comprenait le français que je lui parlais, ayant choisi de lui transmettre ma langue maternelle, au contraire d'un ami français qui ne parlait qu'anglais à son fils franco-américain ; il n'en disait que quelques mots, mais n'avait pas encore formé de ces attachements personnels qui lui rendraient le retour à Paris difficile ; il n'en était pas de même pour son aîné, âgé de huit ans, qui avait ses amis d'école, et de l'équipe de foot et qui exprima sa fureur à la perspective de quitter tout cela.

C'était il y a quinze ans. Lorsque nous revenons à New York, passé le policier plus ou moins accueillant qui nous demande le but de notre visite et la durée précise de notre séjour, nous nous sentons chez nous ici aussi, d'autant que nous habitons « à la maison », je pars me promener dans le quartier et je regarde, je renifle.

Qu'est-ce qui change ? Qu'est-ce qui reste ?

L'enseigne du Dish demeure et - pour l'instant - sa devanture - mais une lettre à ses clients collée dans la vitrine les informe de sa fermeture définitive - ce que les paniques du 11 Septembre et de l'ouragan Sandy n'ont pas réussi, le Covid l'a accompli.

À cette exception près, les mauvais restaurants sont tous là, alors que les pas si mauvais - à commencer par cet indien qui proposait des dosai (les crêpes typiques de la cuisine du sud de l'Inde) plus que correctes - ont disparu, exilés par les impossibles loyers. Idem pour Appellation, le caviste de la 9e avenue - passé le moment où j'avais dû dissiper ses illusions sur mes qualités d'oenologue (certes le Français a la réputation d'être râleur et pas aimable, mais côté plus il y a le glamour du French lover homme ou femme, la sophistication intellectuelle, le talent supposé pour la cuisine et la connaissance des vins), Scott était devenu un bon copain - comme Dimitri (Dima), le coiffeur russe de la 8e avenue. Scott est parti je ne sais pas où, Dima s'est retrouvé une échoppe sur la 19e rue où je vais toujours lui rendre visite, qu'il me coupe les cheveux ou non. Le petit shipping store de la 8e, cerné par les FedEx et autres UPS, existe toujours : pour y accéder il faut contourner la longue, très longue file d'attente devant le centre de tests Covid gratuits ; même après deux ans d'absence (Covid oblige), sa propriétaire se souvient avec hilarité du jour où elle a expédié une pagaie vers le camp du Vermont où nos garçons passaient le plus clair de leurs étés.

Il n'y a plus de Blockbuster, et Alan's Alley a migré, puis disparu. Le Rite Aid du coin de la rue vient de fermer, et les deux du voisinage sont, dit-on, menacés.

Sous une nouvelle enseigne, il ne reste qu'un seul des deux cinémas. Le Chelsea Hotel est toujours là, mais ses prix ont changé - de 100 dollars la semaine on est passé à 100 dollars la nuit - tarifs de base. À la prochaine augmentation, on pourra réserver la Bob Dylan room à 500 dollars. Le kiosque du coin porte toujours l'inscription Newsstand, mais il ne vend plus de journaux, que des barres chocolatées, des bonbons, des boissons gazeuses et des chewing-gums.

Globalisation = de la merde et des vélos sur les trottoirs, des trottinettes aussi - et toujours mes ennemis jurés les smombies. Le progrès : en marchant, ils ne parlent plus au téléphone ou ils n'envoient pas de SMS , ils sont en appel vidéo sur Skype, Facetime ou Whatsapp.

Covid et gentrification = partout des panneaux « à louer » ou « à vendre ». Covid et misère = davantage de clochards de tous âges, davantage de jeunes junkies qui se shootent en plein jour, davantage d'agressions?

Covid : les deux Starbucks tiennent, mais le café Grumpy vient d'arrêter le service en salle.

Avant cela, Café Loup avait fermé et il n'a pas réouvert. Cette vieille institution new-yorkaise n'était pas un temple local de la cuisine française, mais nous aimions nous y retrouver de temps en temps pour des réunions de garçons qui se terminaient par un verre au bar où régnait Dean, le barista vietnamien émigré de Saïgon. Son accueil toujours chaleureux ne faisait pas disparaître la lueur de tristesseprofonde dans son regard. Était-ce celle de l'exilé ou celle de la vie même ? Nous ne lui avons jamais posé la question. Dean est sans doute à la retraite dans une banlieue lointaine ou un coin de verdure, mais quand je passe par 13th street entre 7e et 6e avenue, dans le bloc de Café Loup, je vois toujours son ombre.

Même avec ses ombres et ses fantômes, la ville est pourtant encore et toujours « chez nous ».

Nos garçons voient des copains de différents âges de leur vie - pour l'aîné, il n'a (merci Facebook !) pas perdu le contact avec certains depuis le CP. Nous y voyons de vieux amis et en rencontrons de nouveaux. Pour une soirée qui a résisté en ces temps de Covid, nous suivons les usages locaux et nous auto-testons avant de sortir.

Un vieil ami, cinéaste qui n'a pas tourné depuis longtemps, passe me voir et je me réjouis : imperméable aux difficultés quotidiennes d'un straight aging white male (la vie n'est déjà pas simple pour les straight middle-aged white males, mais s'ils sont déjà un peu vieux, c'est la galère), Loren déborde de jeunesse, d'idées et de projets. Dans son regard pourtant fatigué, je vois le meilleur de l'esprit de New York.


UN APPEL SOLENNEL

 

 

Follohoueurs, follohoueuses !

Vous pouvez vous demander qui est ce petit binoclard avec une guitare sur la photo. Un écrivain dont vous ignorez le visage, un cinéaste ukrainien ? John McLaughlin jeune ? Jimi Hendrix jeune ? L'enfant caché de Django Reinhardt ? J'arrête là car (teaser), le vrai quiz vient. Réponse :

None of the above.

Ce jeune homme des années 1970, d'où probablement le pantalon pattes d'eph (pas visible sur la photo) est le docteur Jean-Philippe Monpezat (pas Montpezat) - enfin il est pas encore médecin au moment où la photo est prise, par notre ami commun Jean-Luc « de la Seyne/sur mer » Matteoli, rencontré en 1972 au cours d'un voyage linguistique dans un pays qui s'appelait encore l'Union Soviétique et dont le maître s'appelait (quiz n°2) :

  1. Akaki Akakiévitch Bachmatchkine ;
  2. Joseph Vissarionovitch  Djougachvili, dit Staline ;
  3. Nikolaï Sergueïevitch Krouchtchev ;
  4. Mikhaïl Sergueïevitch  Gorbatchev ;
  5. Aleksandr Sergueïevitch Golovin ;
  6. Boris Nikolaïevitch Yeltsine ;
  7. Boris Vassilievitch Spassky ;
  8. Boris Leonidovitch Pasternak ;
  9. Léonid Ilitch Brejnev ;
  10. Vladimir Ilitch Lénine
  11. Leonid  Nikolaievitch Andreiev ;
  12. Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky.
  13. Vladimir Fedorovitch Dostoievsky ;
  14. Lev Nikolaïevitch Tolstoi 
  15. Leonid Leonidovitch Leonidas ;
  16. Leonid Grigoriévitch Ivashov ;
  17. Leonid Grigoriévitch Ivanov
  18. Anton Pavlovitch Tchekhov ;
  19. Vladimir Vladimirovitch Poutine ;
  20. Youri Alekseïevitch Gagarine ;
  21. Youri Vladimirovitch Andropov ;
  22.  Ivan Dmitrich Tcherniakov
  23. Stepan Vladimirovitch Kouzmine

Pour ceux qui ont trouvé tout de suite, pas bravo, c'est trop facile ! Soit vous êtes né avant 1960 et il n'y a pas de quoi être fier  d'imposer comme moi la charge de vos retraites aux forces vives de la jeunesse, soit vous êtes de la famille Carrère d'Encausse.

Indices pour les autres :

Il ne s'agit ni de Staline, ni de Trotsky ;

Le prénom n'est ni Vladimir, ni Youri, ni Boris, ni Ivan, ni Anton, ni Akaki, ni Aleksandr.

Le patronyme n'est ni Leonidovitch, ni Sergueïevitch, ni Pavlovitch, ni Grigoriévitch, ni Vassilievitch, ni Nikolaïevitch.

Le patronyme se rapproche de celui du  père fondateur de la grande Union soviétique, la vraie.

Pendant que vous réfléchissez je rappelle que ça n'était pas le sujet de ce slog, il s'agissait de notre pote Jean-Philippe, surnommé « Rhône » par Jean-Luc, je ne sais plus bien pourquoi (moi c'était « Chouraviot », un rapport avec une B.D.). Pourquoi  « Rhône » avait choisi russe deuxième langue, chais plus ; moi c'était rapport à ma grand-mère bulgare (ouais sous cet Audouard se cache une Drenovska) ; Stéphane (Stepan Vladimirovitch), c'était parce qu'il était russe et que son père Vladimir (Vlado pour les intimes) parlait couramment sa langue maternelle avec sa tante Sonia, qui avait étudié le piano au conservatoire de Moscou avec Serguei Rachmaninov. Stéphane avait un accent parfait - meilleur que celui de la prof, Mme Lazarus (I'm not making this up) en tout cas alors que Jean-Philippe et moi on était de bons élèves bûcheurs. « Monpedzouille », comme il se surnommait lui-même, était un asthmatique chronique et un comique également chronique qui provoquait constamment les plus costauds que lui et s'en sortait toujours par une pirouette ou une vanne. Pourquoi en plein mois de juillet a-t-il débarqué à Orly avec un parapluie en plus de sa petite valise, je ne lui ai jamais demandé. On partageait la même chambre à l'auberge de jeunesse de Sotchi où l'essentiel du séjour s'est déroulé, et on a lui a tout fait : lit en chapelle, lit en cathédrale - on lui a à moitié cassé sur ce coup-là, puis bricolé pour maquiller notre forfait.

Après des études brillantes, Jean-Philippe est devenu médecin généraliste et chercheur ; de notre petit groupe d'amis, c'est le seul qui pratiquait assez couramment pour prendre part à des congrès (à Moscou, en Ukraine) ; l'ayant perdu de vue pendant des années, je l'ai retrouvé grâce à l'un de mes fils installé dans un cabinet de médecine générale à Neuilly (l'avait pas eu beaucoup de chemin à parcourir, venait de Levallois où - précision - son papa était garagiste, pas suppôt du couple Balkany). On s'est revus : mauvaise hanche, le gars, un peu bossu et ventre qui proémine au centre de sa petite taille, mais canne en avant il y allait à fond. Le même con me racontait ses histoires de médecin à Neuilly, les bourgeoises un peu alcooliques, les éboueurs, ceux qui n'arrivent pas à partir parce qu'ils ont attendu la toute fin pour demander l'ordonnance de Viagra et qu'ils n'osent pas dire le nom, ils parlent de « la pilule bleue, là, vous savez ». On a même fait une réunion d'anciens de l'URSS  avec Jean-Luc (aussi perdu de vue, costaud le « beau blond » fils de docker, devenu prof de français) et Marianne « de Belles Rives », retrouvée par hasard l'année d'avant. On a ri, on a bu, on a évoqué des souvenirs et on s'est promis de se revoir bientôt. Pendant l'hiver 2019-2020 j'ai parlé avec « Rhône » deux ou trois fois : au début, ça l'énervait cette affaire de Covid 19, pourquoi on en faisait tout un plat alors que la grippe passait dans l'indifférence ?

Puis il y a eu  le mois de mars et on s'est confinés, lui à Neuilly, moi dans le 10e. Au printemps il a réouvert son cabinet et eu, me disait-il au téléphone, « plus de patients qui ont peur du covid que de patients qui l'ont pour de vrai ». On devait se revoir, les mois ont passé, un mail de temps en temps, un appel, le temps qui passe. Et puis au début de cette année, plus de réponse. J'ai l'habitude, Jean-Luc est pareil, il « hiverne » de temps en temps et puis il t'appelle d'un coup, comme ça. Arrive l'été, toujours pas de nouvelles et en plus à ses deux  numéros (le cabinet et son portable), le message qu'on n'aime pas : « il n'y a plus de Gabonais au numéro que vous avez demandé ». Je ne connais personne d'autre de sa famille, Jean-Luc et Marianne n'en savent pas plus que moi,  et gougueule me donne toujours l'adresse de son cabinet avenue du général de Gaulle à Neuilly, l'ancienne avenue de Neuilly, avec le téléphone qui ne répond plus.  Ce con a déménagé sans prévenir, il s'est installé en Ukraine avec une jolie joueuse de balalaïka ?  Retour de vacances, je m'apprête à aller faire un tour du côté de Neuilly lorsque je me rends sur gougueule. Si on clique sur  un lien, on trouve les appréciations des patients. Toutes élogieuses et condoléantes : médecin l'écoute, que dommage, quelle peine, quelle perte. Enquête complémentaire de Jean-Luc. Le docteur Jean-Philippe Monezat est mort du covid 19 le 14 janvier 2021. On a pleuré chacun de notre côté avec Jean-Luc et Marianne et puis Jean-Luc a suggéré qu'on mette on the road again très fort ( « Rhône » adorait le groupe Canned Heat.)

Je me souviens de presque tous mes potes de lycée -  la plupart vivent leur vie quelque part, de ceux avec qui le lien ne s'est pas défait, il  reste  trois : je les ai appelés tous les deux - et puis hors lycée, mes potes de jeunesse.  Alors Sylvie et Philippe, Olivier, Éric, Antoine « mon Toto », William et Dominique, Marylène, Guy, Marianne, Jean-Luc, déconnez pas. On est seuls sur la route maintenant - et tous ensemble aussi. Et pour toi, Rhône, pauvre con, ne nous refais jamais ce coup-là, on ne te le pardonnerait pas!

PS. Quand on était en 4e et en 3e, mme Bardet notre prof de français ( Brigitte de son prénom, and I'm not making this up ) nous avait fait monter deux pièces de Brecht : La résistible ascension d'Artutoi Ui et Maître Puntila et son valet Matti. Dans les deux cas, c'est  Jean-Philippe qui tenait la vedette. C'est le meilleur acteur comique que j'aie jamais vu au théâtre. Tu m'aurais demandé à l'époque ce qu'il ferait comme métier, j'aurais jamais dit médecin, mais comédien. Tu me diras qu'il m'aurait posé la même question au sujet de Richard Foy, qui jouait deux ou trois rôles dans Ui et l'autre rôle vedette dans Puntila, j'aurais dit saxophoniste - et c'est ce qu'il est  devenu, avec Urban Sax, l'ONJ et en quartet.

PS. Lien avec on  the road again.

PS. Les solutions du quizz que les plus jeunes et moins russes de mes follohoueurs et houeuses attendaient ! Il s'agissait donc bien sûr de Leonid Ilitch Brejnev, un homme dont le visage ouvert illustre parfaitement les qualités associées au prénom Leonid selon le magazine Parents : l'enthousiasme, l'ouverture d'esprit, l'humour. Pour les noms que vous pourriez ne pas connaître dans la liste, suite du quizz (avec résultats dans un prochain post) : qui sont les deux joueurs de football, qui est le journaliste écrivain, qui est le champion d'échecs, qui est mon autre copain de lycée arraché prématurément à l'affection des siens, qui est le premier homme dans l'espace et qui est le personnage de Nikolai Gogol ? Bonus : qui est l'intrus ?


MES OLYMPIADES

 

Né une année olympique (Melbourne, 1956, 14 médailles pour la France dont 4 d'or pour Alain Mimoun - marathon -, Christian d'Oriola - fleuret - et Michel Rousseau - vitesse en cyclisme sur piste), j'étais donc un peu jeune pour les Jeux de Rome (1960, 5 médailles, dont aucune d'or), j'ai participé à mes premiers Jeux olympiques à Tokyo (1964). Il faut dire que mes parents avaient fait l'acquisition d'un nouveau poste de télévision et que l'ancien avait été installé dans ma chambre - le programme le plus divertissant de l'ORTF (une chaîne en noir et blanc) était La Piste aux étoiles, animée le dimanche après-midi par Roger Lanzac, donc mes risques d'addiction à l'écran étaient limités. C'était compter sans la magie des JO. Jeune fleurettiste (mon maître d'armes à la salle des sports de Neuilly-sur-Seine s'appelait maître Laruelle), j'avais du mal à intégrer les règles de priorité de ce sport complexe où mes compatriotes, si notoirement rétifs aux lois, codes et toutes obligations, excellent - peut-être parce que la France est à l'escrime ce que le Japon est au judo. Réserviste de l'équipe de fleuret, j'admirai de loin la médaille d'argent de Jean-Claude Magnan. La nuit je me levais discrètement pour allumer la télé et je regardais tout ce qu'on diffusait, avec le son le plus bas possible pour ne pas alerter mes parents. Très cocorico, je vibrais aux exploits des athlètes de mon pays (Maryvonne Dupureur, 2e du 800 mètres et le relais, Jocelyn Delecour - Paul Genevay - Bernard Leaidebeur - Claude Piquemal 3e du 4 × 100 mètres en 39 secondes 3), mais j'admirais les extraterrestres des autres nations : le sprinteur américain Bob Hayes, vainqueur de la finale du 100 mètres où aucun Français n'était assez rapide pour prendre part semblait fabriqué à partir d'une autre matière que les humains ordinaires - il remporta la course en 10 secondes pile, record du monde égalé, tandis que les meilleurs Français couraient en 10 secondes 3 ou 10 secondes 5. Avec le son si bas, j'entendais à peine les commentaires - y avait-il déjà des « consultants » chargés de faire découvrir aux novices les arcanes des sports les plus techniques ; les commentateurs s'adressaient-ils aux athlètes (« vas-y ! ne lâche pas ! ») et aux arbitres (« cette décision contre le Français est incompréhensible, à la limite du scandale ! ») ? Je le suppose. En tout cas il n'y avait pas de coupures publicitaires, de « bascules » entre chaînes au milieu d'un match. M. Nelson Monfort, qui semble capable de parler dans sa langue à chaque athlète de chaque pays - sauf peut-être le cantonais (son mandarin est parfait), le dialecte kansai et le tagalog -, n'était pas encore sur les ondes et j'imagine que les interviouveurs devaient poser les mêmes questions subtiles :

 

À celui qui vient de perdre

? Est-ce que vous être déçu de votre performance ?

À celui qui vient de perdre sur incident mécanique ou blessure

? Qu'est-ce qui s'est passé ?

À celui qui s'est effondré en finale

? Étiez-vous prêt pour cette finale ? Pensiez-vous faire mieux que cette onzième place ?

À celui qui vient de gagner

? Est-ce que vous êtes heureux de votre résultat ?

(variante)

? Peut-on dire  que c'est le plus beau jour de votre vie ?

À moi

? Vous en êtes à votre quinzième olympiade et vous nous avez confié hors antenne votre intention d'être présent à Paris en 2024, à Los Angeles en 2028, Brisbane en 2032 - vous nous avez même parlé de 2060 ! Vous aurez alors 104 ans, ce qui fera de vous le plus vieil Olympien de l'histoire des Jeux. Quel est le secret de votre longévité ?

Silence, larmes d'émotion

? L'entraînement, Nelson, et le soutien de ma famille à qui je fais des bisous. Wou-hou !

? Quel est votre objectif secret ?

? Participer aux Jeux du bicentenaire de l'olympisme moderne, en 2096. Je peux faire encore des bisous ?

? Allez-y !

Plan sur ma famille et mes amis réunis

? Bisous bisous, je vous aime. Wou-hou !


OFFICIEL 5 : ARRÊTÉ DES COMPTEURS

Il y avait les compteurs d'eau, les compteurs de gaz, les compteurs d'électricité ? petites boîtes noires dissimulées derrière une porte ou au fond d'un placard que des moustachus, hommes d'âge vêtus de salopettes bleues venaient relever à intervalles réguliers après avoir prévenu de leur passage par un avis qui était affiché dans l'entrée de l'immeuble. Il y avait les compteurs kilométriques qui défilaient tout doucement et mécaniquement dans un coin illisible du tableau de bord, juste au-dessous du volant.

Tout ça, c'est le passé.

On nous a posé des compteurs « intelligents » qu'il suffit à un jeune smicard de solliciter à distance par un zboub électronique pour connaître notre consommation ? y compris l'information cruciale de savoir si nous prenons la douche avant ou après le rapport sexuel ou avant et après ou pas du tout ? la CNIL nous protège car les prestataires de distribution des eaux n'ont pas le droit de croiser leurs données nous concernant, avec celles des fournisseurs d'énergie qui savent, eux, si nous faisons l'amour dans le noir, lumière allumée ou en regardant du porno sur Internet.

Il n'y a plus de compteurs dans nos autos mais un centre d'informations fonctionnant en Bluetooth qui nous communique en chiffres lumineux verts, bleus ou jaunes tout ce que nous avons besoin de savoir sur la vitesse, le kilométrage, la consommation et l'autonomie du véhicule.

Bordel, où sont passés les compteurs de ma jeunesse ?

Rassurez-vous, braves gens, ils ont été sauvés par les rézosocios : Facelivre, Instagram ou Zoziau nous disent en temps réel combien nous avons d'amis de « pouces verts » dressés (like) ou de « pouces rouges » pointés vers le bas (like not).

Suivant cette tendance des temps, les puissances gouvernant le slog (PGLS) avaient installé un compteur sur la page d'accueil de chaque sloggeur/sloggeuse (pour éviter les complexes et redoutables questions de genre, je devrais écrire « chaque personne sloggant »).

Constatant que mon compteur personnel avait atteint le chiffre vertigineux de 2163 mais n'en bougeait plus malgré la fréquence et la pertinence de mes publications, j'ai sollicité quelques amis et membres de ma famille pour être mon 2164e follohoueur ou ma 2164e follohoueuse ; plusieurs ont accepté. Je scrutais mon compteur, espérant voir apparaître ce nombre magique. Serait-ce 2164, 2167, voire 2171 ?

Non, non, non ! 2163, disait le compteur, aussi impitoyable que le miroir envers la méchante reine de Blanche Neige.

Mes amis étaient-ils tous de gros hypocrites ? Certes, nombre d'entre eux font déjà partie des 2163 mais ma soif de reconnaissance n'allait pas jusqu'à leur demander de s'abonner plusieurs fois ou sous plusieurs identités ; ce n'était pas mon hypothèse et je ne demande pas à chacun de mes amis de lire chaque ligne de moi ; ayant vu ma fille cadette s'abonner à mon slog devant moi et y abonner son compagnon de vie, je suis revenu vers ma page d'accueil. Damned ! 2163.

Je me suis tourné vers les PGLS avec une interrogation angoissée : y avait-il un bug, un de ces insectes qui rampent entre bits, mégabits et gigabits et créent des ravages ?

Les PGLS sont fondamentalement bienveillantes et m'ont informé de façon presque instantanée : non, pas de cloporte mangeur de compteur, de termite réduisant en miettes numériques mes lecteurs/trices un/une par un/une. C'était plus simple : ce compteur, créé dans les temps protohistoriques du slog, était obsolète car datant de l'époque où le slog devait être connecté aux rézosocios. Comment, par qui, mon compte facelivre avait-il été créé ? Pas par moi, en tout cas ! Il m'avait valu quelques retrouvailles inattendues, ainsi que l'invitation à devenir l'ami de jeunes femmes aux courbes tentantes mais qui n'étaient pas les filles de mes vieux potes et étaient plus jeunes que la plus jeune de mes filles. Après rapide investigation j'avais conclu que leurs motivations n'avaient rien de littéraire et avais procédé à la complexe (très complexe) opération de fermeture de mon compte facelivre. Pour les amis/ies j'ai les miens/miennes et malgré ma séniorité il m'arrive de m'en faire de nouveaux/velles dans la vraie vie ? et ça me va ? je trouve que j'ai assez de mal comme ça à me rendre disponible pour euzelles/ellezeux (dégenrons !) et ce n'est pas un compteur d'amis que je n'ai jamais vus/es ? ou bien une fois il y a des lustres et par temps de bouillard ? qui va me rassurer sur ma présence (fugitive, insignifiante, ô combien !) en ce bas monde.

Méditation connexe : pourquoi écris-tu sur ce slog ? Réponse : comme j'écris mes livres. Parce que ça me plaît? parce que je ne sais rien faire d'autre? parce que de temps en temps une personne me dit ou m'écrit : « ça m'a touché, ça m'a ému, ça m'a fait rire, ça m'a fait réfléchir » ? voire « ça m'a agacé ». Pour ces raisons-là, pas pour la reconnaissance, l'argent, la gloire? ou les compteurs.

En dernier acte de vanité (est-ce le dernier ? I can't guarantee it), je me suis tourné vers les PGLS pour leur demander mon chiffre, mon vrai chiffre. Il vient de tomber, il est modeste et je le garde pour moi Si je continue à éveiller chez vous quelques-unes des impressions évoquées ci-dessus, je ne vous interdis pas de suggérer à vos amis/ies que je ne connais pas de s'abonner à leur tour, mais je vous promets une chose : tant que je serai en état (et en désir) d'alimenter ce slog, je ne demanderai aux PGLS l'état de mon compteur qu'une seule fois par an : le 30 juin, qui correspond aussi à 48 heures près à l'anniversaire de mon AVC.

Qu'on se le dise : c'est officiel !


D'UN PROCÈS L'AUTRE

J'ai dû lire Le Procès de Kafka quand j'avais une quinzaine d'années et que je dévorais son oeuvre, reconnaissant à Max Brod de n'avoir pas respecté la demande de son ami de détruire toute son oeuvre après sa mort. Où, peu de temps après la lecture, ai-je vu l'adaptation au milieu d'une rétrospective Welles dont je ne connaissais à peu près que le déjà légendaire Citizen Kane ? À la Cinémathèque de Chaillot ? Dans une des salles « art et essai » du Quartier latin, au Studio 28 ou au Mac Mahon ? Un de ces merveilleux cinés aux sièges inconfortables à un point surnaturel : pas de rembourrage, pas de place pour les jambes, on sortait de là en ayant mal partout. Je ne savais pas à quoi m'attendre ? et heureusement, car cette « innocence » m'a permis de recevoir le choc en pleine tronche. Un demi-siècle plus tard je revois le film et je ne suis pas déçu ; au contraire j'apprécie un peu plus la fidèle profondeur de sa traîtrise, son burlesque grinçant qui aurait fait péter de rire Kafka, un homme qui riait beaucoup dans la vraie vie et qui, raconte Brod, lisant à ses amis le premier chapitre du Procès, peinait à finir certaines phrases tellement il se gondolait. On n'éclate pas de rire à chaque plan du Procès wellesien mais il fallait un coupable pour adapter le chef-d'oeuvre d'un coupable et Welles est le coupable idéal. Comment réussir une oeuvre d'une tonalité unique à partir d'un bricolage de décors dégotés en studio à Boulogne, à Zagreb, à la gare d'Orsay et pour finir dans un trou creusé en Italie ? et les ombres et lumières des heures mystiques (aube et crépuscule) si prisées du roi Orson ? et la poussière ! et les acteurs ! On pourrait s'inquiéter d'un casting international assez hétéroclite mais on oublie vite l'étonnement premier de voir ces Anglais, Américains et Français porter des prénoms à consonance germanique ? ça passe plus vite que dans l'adaptation par Renoir des Bas-Fonds de Gorki, où les noms russes vont à Gabin, Jouvet, Suzy Prim et autres Le Vigan comme des guêtres à des lapins. Perkins avec son visage neutre, ses yeux traqués, ses futals trop serrés sur son cul coincé, son gilet trop étroit, est un Josef K. parfait : on le condamnerait rien qu'à le voir. Quant à Welles lui-même, il est l'avocat qu'on rêve de ne surtout pas avoir ; Romy Schneider, tout juste échappée de Sissi, est une ravissante et inquiétante petite cochonne. Le film est trempé dans le bain d'une inquiétude à la fois historiquement datée (bureaucratie du xixe au xxe siècle, univers concentrationnaire, apocalypse nucléaire?), donc démodée, et terriblement contemporaine. Tout juste, si l'on veut pinailler, peut-on faire à Welles le reproche de mettre les points sur les i de ses intentions avec un peu trop d'insistance dans quelques plans.

Dans les bonus du DVD, tous passionnants, un écrivain britannique propose une analyse comparée des deux oeuvres : c'est brillant, sans pédantisme aucun et j'applaudis sans réserve de ma main droite valide sur mon poing gauche récalcitrant. Jusqu'au moment où il conclut : « Il y a ceux qui aiment Tchekhov, et ceux qui aiment Kafka. Et les deux sont irréconciliables. » Sorry, prof, mais j'arrive facilement à me réconcilier avec moi-même d'avoir conservé mon adoration de jeunesse pour Kafka en développant une passion fraternelle pour Tchekhov. Je les trouve terriblement, humainement trop humainement drôles tous les deux et si je concède que le génie de mon Anton Pavlovitch[1] n'a pas le caractèrevisionnaire de celui de Kafka [2], je leur trouve bien des points communs ? et pas seulement dans le domaine sentimental où ils ont passé l'essentiel de leur vie à hésiter ou dans la tuberculose pulmonaire qui les a l'un et l'autre abattus dans leur prime quadragéniture (Mr. T., 44, Mr. K., 41). Et puis Tchekhov ou Kafka, c'est un peu comme Corneille ou Racine, Balzac ou Stendhal, Tolstoï ou Dostoïevski, Hemingway ou Faulkner, Roux ou Combaluzier, Bach ou Beethoven, Bird ou Trane, Beatles ou Stones : nous ne sommes pas juges dans un procès d'assises artistiques [3] et si nous pouvons avoir nos préférences, notre sensibilité, nos moments, nous ne sommes pas condamnés à prononcer des sentences, des verdicts.



[1] Notre Anton Pavlovitch, Nadioucha.

[2] Quoique?

[3] Non, pas même vous, monsieur le Professeur !


SYNDROME DE STENDHAL

 

Suis-je atteint sur le tard d'une forme douce du célèbre syndrome de Stendhal ?

Qu'on en juge.

En remontant la Grand-Rue de Fontvieille, où je loge pendant mes courts séjours en attendant la reconstruction du « cabanon » familial, je suis alpagué par ma copine artiste Nathalie (Nath) Chauve-Crépel, une figure du village dont j'apprécie autant l'art joyeux et débridé que la personne qui ne l'est pas moins ? à l'image de la façade de sa maison atelier, un festival de couleurs devant lequel veille un petit chien en bois monté sur roulettes (pour la promenade).

Cela fait quelque temps que nous ne nous sommes vus et, après m'avoir invité à goûter sa tarte à la rhubarbe (délicieuse), Nath me parle de l'expo collective qu'elle organise au village, à la fois sous la halle et dans sa rue. Puis nous parlons de Zao Wou-Ki, pour qui, hier, j'ai bravé les dangers de la circulation et les angoisses du stationnement à Aix. « En revenant chez moi après une de ses expositions à Paris, me dit Nath, je me suis mise à sangloter. » Je n'ai pas sangloté, je n'étais pas « terrassé » mais j'avais la gorge nouée et les yeux pleins de larmes, hier, vers la fin de la visite de la merveilleuse exposition « Il ne fait jamais nuit » de l'hôtel de Caumont. Mes deux compagnes de visite ne m'en ont pas voulu d'être incapable, en sortant, d'articuler les classiques remarques de fin d'expo : « j'ai préféré celui-ci » ou « j'ai moins aimé celui-là ». Aquarelles ou huiles, inspiration chinoise, Ingres, Turner ou Cézanne, je n'ai pas tant visité cette exposition que flotté à travers elle, comme en état d'hypnose. Rythmées par les virgules noires qui traversent les toiles, insectes géants, éclairées d'un soleil jaune intérieur ou englouties par un bleu océan, les « natures » de Zao (il n'aimait pas le mot « paysage ») m'ont donné à vivre et vibrer  autant qu'à voir, et plongé dans un état que je peux seul comparer au sentiment océanique de l'univers qui nous étreint ? nous étreint-il, nous fait-il subir une expansion ? ? devant certains phénomènes naturels allant du plus banal au plus rare.

 

Promotion gratuite

Facelivre : Nathchauvecrepel

Nathchauve.com

Exposition collective « Provence painting » au village à partir du 23 juillet. Provencepainting13@gmail.com

Tél. : 06 99 06 65 10.

« Il ne fait jamais nuit », rétrospective Zao Wou-Ki à l'hôtel de Caumont, 3, rue Joseph Cabassol 13100 Aix-en-Provence.

Réserver sur Internet à caumont-centredart.com. Se garer dans le premier parking pas trop éloigné du centre (Rotonde, Bellegarde, Carnot ou Mignet). Ne surtout pas essayer de se garer à proximité du musée ? rues étroites, places de stationnement rares. Impossible de réserver une table dans le très agréable café-restaurant du musée, mais ça vaut la peine de faire la queue ? pour la plus que correcte salade et le cadre.


JEANNE CORPS ET ÂME

La meilleure façon de ne pas abandonner la belle figure de Jeanne d'Arc à la clique lepéno-villiériste, c'est sûrement d'aller la chercher dans l'histoire, dans la littérature et dans les films qu'elle a inspirés. Quand j'entends les diatribes post-maurrassiennes sur la Nation, je sors mon Michelet, mon Duby, mon Pernoud, mon Péguy, mon Delteil, j'évoque les visages purs et tourmentés de Renée Falconetti (Dreyer), d'Ingrid Bergman (Victor Fleming) ou de Florence Delay (Bresson) ? et même, pourquoi pas ? La silhouette de guerrière sexy de Milla Jovovich dans le film de Luc Besson.

Je viens seulement[1] de découvrir l'une des plus belles, des plus surprenantes, émouvantes, des plus justes, versions de Jeanne : celle mise en scène par Jacques Rivette et illuminée par la présence de la jeune Sandrine Bonnaire.

À première vue, le pitch fait peur : un cinéaste des plus « intellectuels » de la Nouvelle Vague tire deux films de près de trois heures de l'histoire de Jeanne d'Arc. Qu'est-ce qu'on va se faire tartir ! Erreur : il n'y a pas de longueurs dans Les Batailles ou dans Les Prisons, il n'y a que de la beauté, celle que nous réserve le cinéma des grands artistes quand ils touchent un grand sujet et, servis par de grands comédiens, l'abordent dans la plénitude de leurs moyens.

La Jeanne de Rivette et Bonnaire est bien la « pucelle » de la légende. À l'exception de Domrémy, nous la découvrons aux différentes étapes célèbres de son chemin de gloire et de croix : Vaucouleurs, Orléans, Reims, Compiègne et, finalement, Rouen. Loin des images d'Épinal, cette Jeanne est un personnage incarné ; une flamme d'exigence, une âme vibrant dans un corps, une chair frémissante de vie par tous les pores : une femme terriblement féminine malgré ses allures et ses costumes de garçon ? femme qui ne jouit pas, mais qui pisse, qui gueule, qui prie et qui harangue, qui sait débattre et se battre, qui rit et qui pleure, a peur, espère, souffre, vit tout intensément. S'il est un film où l'on croit qu'il est possible d'aimer à en mourir, c'est bien celui-ci. Et nous qui le voyons et n'avons pas pour autant à en mourir, nous pouvons en recevoir la simple beauté et la laisser demeurer en nous comme ces pures joies qui nous réchauffent par les temps froids du coeur et de l'âme.

 

Référence

Jeanne la Pucelle, de Jacques Rivette, 1994. Peu de visages connus dans la distribution, à part celui de Sandrine Bonnaire, mais que des acteurs épatants : André Marcon, Jean-Louis Richard coscénariste de Truffaut, occasionnel et remarquable rôle secondaire dans trois de ses films, dont le Dernier Métro (où il campe un épatant salaud), Édith Scob, Marcel Bozonnet (je l'avais vu à la Comédie-Française, avec la superbe Ludmila Mikaël, dans la mise en scène de Bérénice par Klaus Michael Grüber ; trente-sept ans plus tard j'en pleure encore) ? et puis des batailles, des vraies, des chevaux, des curés gentils ou traîtres. Belle édition en triple DVD chez Potemkine, avec un DVD entier de suppléments.



[1] Malcampo, elle, connaît depuis longtemps. Ai-je déjà signalé que, en littérature comme en cinéma, ma chère Malcampo connaissait tout sur tout (ou presque) ?


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