Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


BIOGRAPHIE OFFICIELLE

Après mûre réflexion j'ai décidé de réviser ma biographie selon les principes créatifs suivis par M. George Santos, un élu républicain de l'État de New York dont une enquête vient de révéler qu'il avait joyeusement pratiqué la « vérité du dimanche » chère à feu Yvan Audouard, mon père : M. Santos se disait descendant de juifs déportés par les nazis, ses grands-parents étaient en réalité nés au Brésil où quelques nazis sont bien arrivés, mais après la guerre ; se disant diplômé d'une université qui n'a aucun souvenir de son passage, ni aucune trace dans ses registres, M. Santos a également enrichi son profil d' « immigré qui illustre le rêve américain » en prétendant avoir travaillé pour deux banques qui ne retrouvent pas trace de son nom dans leurs livres de comptes. Passons sur quelques zones d'ombre de sa vie privée et de ses finances, actuellement sous investigation par la justice ; lorsque les premières informations sont sorties sur son inventivité biographique, M. Santos a commencé, selon une tactique éprouvée par M. Trump et la grande majorité des athlètes dopés pris la main dans le sac : il a nié et accusé ses accusateurs de mensonge. Ayant peu à peu dû concéder qu'en effet il en avait un peu rajouté dans son curriculum, il ne voit pas de raison de démissionner de la Chambre des représentants où il vient d'être élu un peu à la surprise générale. Quoi ? mentir à des millions d'électeurs, où est le problème ? Il faut être un démocrate de mauvaise foi pour prétendre qu'il y a une sérieuse question d'éthique dans cette élection. Côté républicain, certains en parlent et les chefs se taisent courageusement. Il y a donc fort à parier que M. Santos fera partie de la majorité à la Chambre qui votera les projets républicains de suppression de l'impôt sur les sociétés et de coupes franches dans les aides sociales aux plus défavorisés.

De mon côté, je trouve une belle inspiration dans cet exemple et voici, chers follohoueurs chères follohoueuses, en exclusivité, quelques points clés de ma biographie que vous ne trouverez pas (pas encore) sur ma page Wikipédia. Né en 1956 à Paris, j'ai grandi dans un arrondissement périphérique de la capitale [le XVIe], puis une de ses banlieues pauvres [Neuilly-sur-Seine], juste à côté de Levallois dont le maire a longtemps été communiste et qui était en effet une commune démunie. Champion de France d'escrime catégorie minimes en 1966 [participant, j'ai été éliminé au premier tour], j'ai par conviction politique et fidélité à mes parents et grands-parents résistants refusé de participer aux JO de Munich en 1972, année où j'ai obtenu le premier prix au concours général de français [j'ai concouru en histoire, non en français, et n'ai obtenu aucune récompense] ; l'année suivante j'ai obtenu mon baccalauréat (A4) avec mention très bien [assez bien] ; pour gagner ma vie et par solidarité avec le prolétariat, j'ai travaillé à la chaîne dans une coopérative agricole [un mois de job d'été] avant de refuser d'entrer à Sciences Po, toujours pour raisons politiques ; j'ai préféré étudier l'économie politique à Nanterre en suivant les cours de marxistes grecs ; l'année suivante, à l'insistance de Sciences Po dont la direction m'appelait chaque jour pour me supplier [j'ai passé un examen d'entrée et je suis passé ras des fesses, avec 10 de moyenne], j'ai fini par accepter de rejoindre la rue Saint-Guillaume ; je suis sorti premier de l'IEP en 1977 [lauréat, j'étais bien parmi les premiers, mais certainement pas le premier], année où j'ai publié mon premier roman, Marie en quelques mots, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens [n'existait pas à l'époque] ; ont suivi deux autres romans, Abeilles, vous avez changé de maître m'a valu le Goncourt et le Renaudot, que j'ai refusés pour raisons politiques. Admissible à l'ENA en 1978, j'ai sabordé mon grand oral en traitant les membres du jury de fascistes, de laquais à la solde du grand capital, de fifres, de gredins et de paltoquets. Au cours d'un voyage au Liban, j'ai pris l'initiative des premières tentatives de rapprochement entre Israël et la Palestine [au cours de mes trois mois de séjour à Beyrouth, j'ai rencontré un Palestinien et j'ai vu passer les Mirage israéliens au-dessus du terrain où je prenais des cours de conduite auto].

La politique m'ayant déçu, j'ai choisi l'édition : à vingt-trois ans, je dirigeais déjà une maison [j'étais correcteur], à vingt-six je refusais pour raisons politiques la direction éditoriale du groupe Hachette. PDG des éditions Robert Laffont pendant cinq ans [directeur général, oui, mais le président y en avait qu'un, c'était Bernard Fixot], j'ai démissionné de mes fonctions pour raisons politiques. Mon retour à la littérature(Adieu, mon unique, 2000), traduit en 94 langues [14, c'est déjà pas mal]a été salué par le prix Nobel de littérature, que j'ai refusé pour raisons politiques. Depuis vingt ans je vis retiré dans un ashram du sud de l'Inde [j'ai fait trois séjours dans un hôpital de médecine ayurvédique], et je refuse les demandes d'interview [j'adorerais répondre à des questions, mais on ne m'en pose pas tant que ça]. Malgré mes préventions politiques, je travaille à l'édition de mes oeuvres complètes dans la collection La Pléiade [quelqu'un peut-il mettre M. Antoine Gallimard au courant que je vais rejoindre Chateaubriand, Balzac et Tchekhov ?].

Si quelques jaloux trouvent que je galèje un peu, qu'ils sachent que je suis l'exemple de mon modèle, M. Santos : moi non plus, je ne démissionnerai pas.


BEAU ET CON À LA FOIS

Un article récent du New York Times a démoli Avatar 2, la suite tant attendue du méga son et lumière de James Cameron, dénonçant son exploitation marketing éhontée des thèmes écologiques à la mode. Pourquoi tant de haine ?

J'avoue avoir passé les deux premières heures du film hypnotisé par la beauté de ses images et abasourdi par la puissance du son (Imax 3D, avec mon ami John on avait décidé de mettre le paquet). Certes, fort de ses succès antérieurs au box-office, M. Cameron a bénéficié de moyens colossaux, mais on connaît, de ces gros budgets d'où ont émergé des films à peine regardables. Or comme tant de cinéastes avant lui, comme Méliès, comme Abel Gance, comme Walt Disney, M. Cameron innove à chacun de ses films de façon spectaculaire. Ayant inventé numériquement les personnages et les décors forestiers de la planète Pandora dans son premier opus, il a investi toute son imagination dans la création des décors marins du deuxième. Il s'éclate toujours autant à imaginer de méchantes machines maniées par de méchants humains, mais n'a pas moins d'affection pour ses créatures bleues à longue queue, leurs cousins plus verdâtres des bords de mer, et les poissons, étoiles ou anémones de mer, au milieu desquels ils se meuvent. Il y a de superbes poissons volants et vers la fin on ne peut pas ne pas tomber amoureux du tulkun, avec sa queue de baleine, ses grandes dents, sa riche matière grise (dorée, plutôt), objet de l'avidité de vils trafiquants et son oeil sanguinolent.

Les cinéphiles apprécieront, ici et là, les références visuelles du réalisateur, qui cite assez subtilement tous les classiques du genre, les Moby Dick,les Vingt mille lieues sous les mers, Les Dents de la mer, sans négliger Star Wars. L'interminable duel final entre le gentil ami des Bleus Jake Sully et le crès crès méchant colonel Quaritch rappelle certains classiques du film de guerre, et surtout du western, sauf que son décor est le pont d'un navire de guerre, et non la main street d'une ville de l'Ouest. Je ne vous spoile pas l'issue surprenante du duel. Sachez seulement, follohoueurs, follohoueuses, que Cameron a déjà le 3 et le 4 en route.

À part ça, les rageux peuvent toujours pointer la lourdeur des dialogues, la banalité des « valeurs »  (la famille, y a rien de mieux) et l'enfonçage de portes ouvertes des messages (l'avidité humaine c'est mal, science sans conscience n'est que ruine de l'âme, aimons-nous les uns les autres jusque dans nos différences, la nature c'est beau et il faut la défendre) -, voire le caractère asexué de personnages semblant à ce point démunis d'organes génitaux qu'on se demande comment ils font pour fabriquer tant d'enfants.

Si on pouvait donner un conseil au réalisateur, ça serait de couper un peu plus au montage : 3 h 10 c'est quand même longuet et il y a, surtout après le duel susmentionné, quelques scènes séquence émotion familiale qui ne s'imposaient pas.


CHACUN SON TOUR

À la télé ils montrent le blizzard et des tonnes de neige, d'Europe nous recevons des messages angoissés (« ça va ? ») mais sur New York pas un flocon, ciel bleu et fraîcheur hivernale. Ce n'est  donc pas en raison des conditions météo que, pour la deuxième fois de la semaine, je me retrouve en difficulté sur un trottoir.

Les circonstances sont comparables : il y a pas mal de monde et je cherche un endroit qui ne se trouve pas là où je pensais (la dernière fois c'était mon magasin de chaussettes favori, là c'est un CVS Pharmacy). Il y a du monde, je tourne la tête dans tous les sens, je suis perdu, un peu fatigué et ça fait trois personnes qui me donnent des indications différentes ou ne sont pas du quartier (un type en salopette bleue avec une sacoche vient du Bronx et il me demande si je n'ai pas du travail pour lui, il en cherche - il ne peut rien pour moi, je ne peux rien pour lui, c'est la vie). Les New-Yorkais ont dans le reste des États-Unis à peu près la réputation des Parisiens en France : des gens toujours pressés, toujours énervés et pas serviables, voire dangereux.
L'autre jour, bloqué, à la limite de perdre l'équilibre avant de traverser la 5e Avenue, j'ai dû crier « Help ! » pendant trois bonnes minutes avant qu'un monsieur s'arrête et m'aide à traverser. Là je suis en panique à force de chercher cette putain de boutique, je trébuche et je tombe en plein milieu du trottoir : aussitôt trois personnes se précipitent pour m'aider à me relever. Un monsieur et deux dames. Me voici debout, soulagé et perturbé, gêné aussi. CVS Pharmacy se trouve bien au niveau de la 14e Rue, pas vers la 7e Avenue où nous sommes, mais vers la 8e d'où je viens - putain de randonnée que je viens de m'infliger pour rien. Sur ce, question de Jack : « tu es sûr que tu veux aller à CVS ? parce que là, juste en face, il y a Duane Reade ». Une des deux dames est repartie, l'autre se montre ferme : « je ne sais pas ce que vous avez besoin d'acheter » (info exclusive : des lames de rasoir et des piles) « mais ils ont sûrement des cannes et vous devriez en avoir une - ou un déambulateur ». Moi, à peine aimable : « déambulateur ! mais c'est pour ma grand-mère? » Elle n'a pas trop à insister pour la canne, car je sais qu'elle a raison. En plus c'est elle qui explique à Jack que pour m'aider il faut me soutenir par le côté droit, pas le gauche, un truc que Jack n'a pas intégré d'emblée quand je le lui ai dit. Nous traversons la rue tous les trois, Jack part vivre sa vie en me conseillant de prendre un taxi pour rentrer chez moi ; la dame m'accompagne dans le magasin, désigne une chaise et avec l'autorité tranquille dont elle a fait preuve depuis qu'elle est entrée dans ma vie me dit : « Assieds-toi là et attends, je reviens.» J'attends quelques minutes, car elle doit faire le tour du magasin pour trouver les cannes. Elle revient et me pose deux modèles sur les genoux : 25 dollars ou 40 dollars ? J'examine les deux. C'est pas une question esthétique, car de ce côté-là j'ai paumé les trois cannes ayant quelque valeur à mes yeux : la canne à pommeau argenté à motif angkorien offerte par mon ami médecin Philippe, la canne à tête de cobra sculptée par un artisan jamaïcain, et le bâton pique-taureaux transformé en canne par mon vieil ami Momo, vaillant octogénaire fontvieillois qui chaque matin va les nourrir (les taureaux) avant de gagner son atelier d'ébéniste de la Grand-Rue. Les deux cannes sont en alu, l'une noire et l'autre rouge, mais la rouge a un petit trépied à la base, ce qui sécurisera mes appuis en cas de besoin. J'annonce mon choix à ma bonne Samaritaine : 40 dollars ! « Let me get this for you ! », dit-elle en filant vers la caisse où je la rejoins et tente de la dissuader. En vain : « Quelqu'un a aidé ma maman, donc maintenant c'est mon tour. » J'ai remercié Janine. Pas le temps de lui péter la bise, car elle filait et un jeune homme prénommé Jocko qui avait un faux air de Jean-Michel Basquiat et n'était pas un employé de Duane Reade mais semblait y être comme chez lui, m'a aidé à trouver les lames de rasoir et les piles. Arrivé à la caisse je me suis souvenu de Janine et j'ai demandé à Jocko si je pouvais faire quelque chose pour lui. Jocko n'avait besoin de rien, je n'oublie pas que Janine m'a, comme ils disent ici, passé le bâton (la canne plutôt) et que maintenant, c'est à mon tour d'aider quelqu'un d'autre.

Note à destination de mes follohoueurs et follohoueuses de la famille.

Honnêtement, c'est pas la première fois que je me casse la binette depuis mon AVC et c'est toujours pareil : fatigue, précipitation, panique. Cette fois pas de bobo (ni genou abîmé, ni doigt cassé, comme les deux dernières chutes) et je ferai plus attention, promis. Si je peux anticiper, vérifier l'adresse exacte avant de partir, ça ne pourra pas faire de mal. En plus, j'ai ma belle canne que j'ai appelée Janine. Et puis finalement oui, je vais parler de tout ça à mes hautes autorités post-avécistes : Peggy ma neurologue, mon capitaine Denis, ma gouroute du yoga Édith, sans oublier mon maestro coach sportif Dramane.

 

Références

Réminiscence :   ce magasin ne vend pas que des chaussettes mais des tas de trucs marrants, plus pas mal de vêtements vintages. C'est tout près de Union Square, 74, 5th Avenue entre la 13e et la 14e Rue.

CVS Pharmacy : 81, 8th Avenue.

Duane Reade : 77, 7th Avenue.


L'ÉPREUVE DU CRUNCH

Non, follohoueurs, follohoueuses, vous n'avez pas été redirigés sur le site de L'Équipe et il ne sera pas question de l'affrontement classique annuel du rugby entre Anglais et Français.

Ma fréquentation des stades de baseball états-uniens m'a fait découvrir un fait historique ignoré : nos amis américains ont dû subir d'atroces périodes de famine, car ils ne ratent pas une occasion de se rattraper : pas un ne prend sa place sans son maxi-gobelet de soda accompagnant son seau de pop-corn : au baseball, c'est entre deux manches qu'on repart aux provisions, au cinéma c'est pendant le film, surtout s'il est long (hier soir Avatar 2 ; 3 h 10 c'est  quand même beaucoup, j'y reviendrai une autre fois). Résultat : impossible de voir un film sans être accompagné par un concert de crunch-crunch et de slurp-slurp ; quoique couverts par le gros son, ces bruits parasites se débrouillent toujours pour se glisser sournoisement par en dessous. De ce phénomène j'ai lu l'explication fournie par le brillant M. Yuval Noah Harari dans son excellent Sapiens et je ne suis pas satisfait. Selon lui, en substance, il y aurait quelque chose de préhistorique dans cette tendance à se jeter sur la bouffe. Notre ancêtre passant devant un figuier ne procédait pas à un raisonnement logique qui l'aurait amené à manger quelques figues, les plus mûres, pour rassasier sa faim et à en conserver dans sa besace un certain nombre pour plus tard. Ignorant quand il verrait un autre figuier ni si celui-ci serait chargé de fruits, il se gavait.

L'explication de M. Harari est séduisante et me rappelle la maxime de mon légendaire grand-oncle marseillais Aristide : « Quand c'est bon, ça ne me dérange pas qu'il y en ait beaucoup. » La théorie Harari se heurte pourtant à quelques obstacles. Trois me viennent à l'esprit :

  1. Pourquoi l'États-Unien moyen serait-il plus préhistorique que les autres humains ?
  2. Pourquoi, à la différence d'Aristide, qui entre nous, ayant mis en application sa devise avec constance, a été tôt arraché à l'affection de ma grand-tante Juliette, l'États-Unien se bourre-t-il de préférence avec ce qui est dégueulasse ?
  3. Même en faisant la part de l'irrationnel et du primal, le même États-Unien,  être avancé, élu de Dieu, miracle du progrès, n'a-t-il pas remarqué, depuis le temps, que chez lui il y a à bouffer les cochonneries qu'il affectionne absolument partout ?

Malgré ces objections je ne saurais trop recommander la lecture de l'ouvrage qui a fait la notoriété mondiale de M. Harari.

Référence

Sapiens, de Yuval Noah Harari, est disponible dans la collection Le Livre de Poche, de même que ses deux autres ouvrages, Homo Deus, et 21 leçons pour le XXIsiècle (traduits de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat). Parfois contestables, les points de vue de cet historien sont toujours stimulants.


THE GOOD GUYS AND THE BAD GUYS

De nombreux films (de cow-boys, entre autres) vus à la télé dans l'enfance nous ont enseigné que dans la vie il y avait les bons (nous) et les méchants (les autres). Que les choses soient en réalité un peu plus compliquées est une découverte parfois douloureuse. Et pour nous accompagner, certains films, certaines séries nous entraînent vers cette zone grise de nos propres ambiguïtés.
Ces réflexions (et quelques autres) m'accompagnent alors que je débute le deuil d'une de mes séries favorites de ces dernières années : Better Call Saul.

À la différence du personnage central de Breaking Bad, la série dont Saul est dérivée, Jimmy McGill/Saul Goodman est aussi immonde qu'attachant. Pendant deux saisons complètes (ou presque), nous voulons croire qu'il s'agit d'un « bon gars » maltraité par son grand frère et qui se démène pour s'en sortir avec les moyens du bord. Certes son code moral est au-delà de l'élastique, mais il est drôle, fragile et déploie l'aisance d'un Arsène Lupin moderne à se tirer de tous les mauvais cas où il se met. De plus, Kim, son amoureuse, est dotée des plus charmants mollets de toutes les séries ; pour compléter le tableau, l'associé de son frère est un blond aux yeux bleus parfaitement détestable et le frère lui-même, génie du droit certes, est non seulement un malade mental ultra-zarbi, mais un psychorigide n'ayant aucune reconnaissance pour ce pauvre Jimmy qui se démène pour lui.

Avec les saisons, notre sentiment se nuance d'un trouble croissant, car Jimmy se révèle une espèce de salopard sans foi ni loi tandis que sa chérie, hors ses délectables mollets, nous dévoile un côté décidément pas net : le grand blond qu'on voudrait croire une espèce de nazi n'est après tout pas si salaud que ça, et les blagues montées par Jimmy et Kim, que nous trouvions bien rigolotes au début, nous apparaissent sous un jour plus sinistre.

Plus Jimmy trempe dans le crime et les coups tordus, plus il nous offre un miroir moral, car il a beau nous révolter à bien des moments, nous sommes de son côté envers et contre tout - oui, presque. Même si nous comprenons Kim (spoiler alert : si vous n'avez pas vu la série, ne lisez pas ce qui suit) de le quitter, nous lui en voulons un peu, tout en constatant que, pour une fois, le personnage féminin est aussi central que le protagoniste masculin - enfermée dans d'impossibles contradictions, tricheuse et courageuse, tordue et généreuse, au coeur de ce Crime et châtiment moderne, la dimension religieuse en moins, elle est celle qui ne lâche rien et que nous admirons, plus que le Slippin' Jimmy qui dort en nous. Sachant qu'il n'y a pas de good guys dans cette série, à une ou deux exceptions près (Manuel, le père d'Ignacio « Nacho » Varga), dans cette collection de criminels, nous distinguons entre ceux que nous adorons détester parce qu'ils sont trop méchants (Lalo et Hector Salamanca) et ceux à qui nous passons tout en dépit de leurs crimes (Nacho, Gustavo Fring le « Pollero » dealer, Mike le tueur au coeur tendre qui entre deux « contrats » emmène sa petite fille faire de la balançoire).

P.-S. Il faudrait pour écrire une véritable histoire du mollet féminin au cinéma faire des recherches que je n'ai pas le courage d'entreprendre. Quelques souvenirs émouvants : Ann Bancroft dans Le Lauréat, Katharine Ross dans Butch Cassidy et le Kid, Rita Hayworth dans Gilda, Marilyn Monroeen général ; Monica Vitti dans Le Cri et La Nuit (L'Avventura,non merci), Jeanne Moreau dans La Nuit, Jules et Jim et Ascenseur pour l'échafaud ; Jeanne Moreau et Brigitte Bardotdans Viva Maria !, Maggie Cheung dans In the Mood for Love. Je m'arrête là, chacun sa liste personnelle et côté hommes, il y a sûrement des amateurs/trices mais c'est moins mon truc.

Référence

Better Call Saul, six saisons sur Netflix. Pour Breaking Bad (les deux séries se « croisent » dans les saisons 5 et 6de Saul), je reconnais que le pilote (épisode 1, saison 1) est absolument génial, mais j'ai craqué au bout de deux saisons : vivre dans la tête de « M. White », c'est horrible et son acolyte Jesse Pinkman est vraiment trop dégueulasse à mon goût.


OFFICIEL : TOUT VA ENCORE MIEUX

Follohoueurs, follohoueuses, ne vous laissez pas gagner par une insidieuse propagande apocalyptique : longtemps circonscrite dans les rapports abscons d'ONG au nom obscur (Giec, Oxfam, WWF, kesaco ?), elle a infiltré les médias : pas un journal qui ne titre sur les horreurs du réchauffement climatique, la culpabilité des Occidentaux, l'irresponsabilité criminelle des milliardaires américains ou chinois qui nous gouvernent en sous-main.

Tout cela n'est - nous l'avons dit, le redisons et le répéterons, n'est que fichaises et balivernes. Respirez : tout va tellement mieux !

Réchauffement climatique ? Regardez : il pleut presque tous les jours, et il fait froid ; nous sommes loin de l'objectif raisonnable du groupe 30/30/30 auquel je vous invite à adhérer sans délai : 30 degrés le 30 décembre 2030, avec quelques efforts nous pourrions y parvenir.

Droits humains ? Les joueurs de l'équipe de France de football ont signé avant de décoller pour le Qatar une lettre dans laquelle ils s'engagent à soutenir financièrement des ONG oeuvrant pour la protection de ces droits.

Je sais, je sais? on vous dira : des centaines de morts, des travailleurs traités en esclaves, tout ça pour la promotion d'un micro-État ayant fondé sa richesse sur l'exploitation du pétrole et la corruption à grande échelle, c'est lamentable. On vous dira : des stades climatisés en plein désert pour que des débiles venus du monde entier regardent des jeunes milliardaires en short s'agiter autour d'une baballe[1], quelle décadence !

Faux, faux, archifaux : le Qatar a pris des engagements précis sur le respect des droits humains et la neutralité carbone de la compétition. Ceux qui critiquent et ironisent sont des racistes et des islamophobes.

Quant au football lui-même, il s'agit du sport le plus intelligent de la terre : il n'y a qu'à entendre une interview de n'importe quel joueur de n'importe quel pays pour s'en rendre compte. Quelle finesse d'analyse, quelle tolérance philosophique admirable, quelle belle résilience, quelle sagesse ne se manifestent-elles pas dans les « voilà » de MM. Mbappé, Benzema, Lloris et autres Griezmann ?

Changeons de terrain et venons-en à l'écologie.
On vous dit : les dirigeants politiques organisent la COP 27, qui est une clownerie mondialement médiatisée destinée à dissimuler le fait qu'ils n'ont rien fait (ou si peu) depuis les COP 21 ou 23, dont ils n'ont pas tenu les engagements pourtant modestes. On vous dit : des géants pollueurs comme Coca-Cola font partie des sponsors de la manifestation et tout ça n'est que greenwashing et compagnie.

Moi je vous dis : en vérité c'est magnifique, les multinationales du monde entier, dirigées par des êtres éclairés, ne recherchent que le bien de la planète. Dans ces conditions, n'est-il pas normal, moral, qu'elles soient récompensées ? Lorsque la marque H & M nous annonce n'utiliser que des textiles écoresponsables, seuls les écolos grincheux à la gretathunberg[2] refuseraient d'acheter leur dernier tee-shirt. Lorsque Uber donne à des jeunes d'origine cailleresque[3] l'occasion de s'habiller en costume cravate plutôt qu'en bermuda ou pantalon de jogging, notre président (loué soit son nom, chantée sa gloire !) n'a-t-il pas raison, mille fois raisons, de favoriser cette entreprise ? Lorsque Amazon monte ses entrepôts dans des coins de campagne reculés et recrute de jeunes travailleurs locaux, y compris des Noirs et des Arabes à qui des responsabilités importantes sont confiées, il contribue au bien être environnemental et social. Il faut être un cégétiste obtus ou un nupiste forcené pour ne pas le voir. Lorsque TotalEnergies bat ses records de profits, tous les vrais écologistes ne devraient-ils pas se réjouir de cette harmonieuse concordance entre morale et profit plutôt que de hurler au loup ?

On vous dit : la liberté d'expression est partout menacée.
Faux, archifaux !

Dans le monde entier, des milliardaires bienveillants se précipitent au secours des médias vieux ou nouveaux pour les soutenir et garantir la liberté d'expression. En France, suivant l'exemple ancien de MM. Lagardère ou Bouygues, MM. Niel et Bolloré dépensent leurs fortunes gagnées à la sueur de leur front pour sauver un vieux journal de gauche fatigué ou permettre à de grands hommes comme MM. Zemmour ou Hanouna d'exprimer librement leur pensée audacieuse et novatrice.

Dans le monde anglo-saxon, M. Murdoch a partout contribué au triomphe de la liberté ; on comptait sur M. Bezos, le génial fondateur de Zonzon, propriétaire du Washington Post, pour être plus actif ; nous avons été déçus, car celui-ci semble pour l'heure s'être borné à laisser la rédaction du journal poursuivre sur la même voie. Nous attendons en général beaucoup  plus de M. Musk ; certes ses voitures, bijoux technologiques admirables, ont un peu tendance à écraser des chiens ou à renverser des êtres humains imprudents, mais son rachat de Twitter annonce une ère nouvelle : l'inepte et inutile politique de « modération » initiée par les anciens dirigeants sera bazardée comme elle le mérite et chacun sera libre de s'exprimer librement : on pourra sans craindre les horribles « wokes » dénoncer les lobbies juifs et les terroristes arabes. M. Trump, injustement banni pour avoir dit la vérité qui dérange, sera réintégré comme il se doit.

À ce sujet, une bonne nouvelle : la candidature de ce bienfaiteur de l'Amérique et de l'humanité, moquée par ses adversaires islamo-communistes et le lobby ploutocrate washingtonien, nous annonce une ère glorieuse.

Avec des chefs aussi décidés que M. Trump, M. Poutine et M. Xi Jinping, comment le monde n'irait-il pas encore mieux ? Souhaitons que M. Macron (loué soit son nom, chantée sa gloire !), cumulant les fonctions de président de la France et de l'Europe, procède aux réformes parlementaires lui permettant d'être réélu pour deux ou trois mandats de plus. Et si cela n'arrivait pas, rassurons-nous : nul doute que ses remplaçants présomptifs, Mme Le Pen ou M. Mélenchon, dont le dévouement à la cause publique est ancien et intense, sauront guider notre vieux pays par les voies de la paix, de la modernité, de la prospérité et du progrès.

Alors voilà la vérité : tout va mieux. Voilà.

Répandez la bonne nouvelle.

Voilà.

 

Référence

Chaque jour, de mieux en mieux : devise du docteur Coué.



[1] Si au moins ils en mettaient une deuxième sur le terrain, comme au flipper, ça pourrait devenir rigolo.

[2] Lexicographe gratuite : un(e) gretathunberg (origine : Greta Thunberg) est un(e) militante écologiste hargneux(se), incapable d'admettre que nos gouvernants et les grandes multinationales n'ont en fait qu'un but : sauver la planète et faire le bonheur de ses habitants.

[3] Lexicographie gratuite : cailleresque (adj.) de « caillera », jeune de banlieue pratiquant des activités délinquantes.


OFFICIEL : TOUT VA BIEN

Follohoueurs, follohoueuses,

Une propagande insidieuse voudrait vous faire croire que le monde est à sa fin mais en vérité je vous le dis, tout ça c’est que fèque niouze et compagnie. La vérité, il faut s’abonner à ce slog pour la connaître.

Ce qu’on vous dit : les températures vont augmenter de 1 à 5 degrés d’ici la fin du siècle.

Ce qu’on ne vous dit pas : c’est génial, ça va être l’été tout le temps et partout ; on aura l’impression d’être en vacances toute l’année.

On vous dit : c’est la sécheresse, on va tous manquer d’eau, comme si on vivait tous au Sahel.

Ce qu’on ne vous dit pas : au Sahel c’est normal qu’ils manquent d’eau, c’est des nègres, ils sont trop cons d’avoir choisi de vivre dans un endroit où il pleut jamais.

On vous dit : on va manquer de gaz, de pétrole, de tout, on ne va plus pouvoir se chauffer.

Ce qu’on ne vous dit pas : avec le réchauffement climatique on n’aura plus du tout besoin de se chauffer, il fera bon toute l’année.

On vous dit : cette Coupe du monde de foot au Qatar est une horreur sociale et climatique ; les ouvriers qui ont construit les stades ont été esclavagisés et sont morts par centaines ; des stades climatisés en plein désert, c’est une abomination.

Ce qu’on ne vous dit pas : les pyramides, les ouvriers avaient des syndicats, des CDI ? et les cathédrales ? Si tu fais les choses dans les règles, regarde ce que ça donne : Paris ! des trous partout et jamais personne qui bosse dedans.

Un autre truc qu’on ne vous dit pas, c’est que le Qatar est merveilleux. Il finance généreusement le Paris Saint-Germain, il rénove la place de la Concorde alors qu’on n’a plus les moyens de le faire.

Ce qu’on oublie de vous dire : s’il y avait un problème avec le Qatar, vous croyez que la France, un des phares mondiaux de la démocratie, aurait soutenu sa candidature (Sarkozy) ou enverrait ses spécialistes pour organiser la sécurité (Macron). Non ! jamais nous ne sacrifierions les droits de l’homme qui sont l’âme de notre grande nation.

Ce qu’on ne vous dit pas non plus, ou pas assez : la France a les meilleurs joueurs de foot du monde et elle est en passe de conserver son titre. Non seulement il fera 30 degrés à Noël, mais on va faire la fête – et en tee-shirt s’il vous please !

On vous dit : après les JO d’hiver à Pékin, où il neige peu, les JO en Arabie saoudite, où il ne neige pas du tout,  on est en plein délire !

On vous dit aussi : l’Arabie saoudite est l’une des pires dictatures au monde, qui assassine ses journalistes dissidents et opprime sa population féminine ; en plus ils mènent une guerre meurtrière au Yémen.

Ce qu’on ne vous dit pas : si quelques Arabes et Arabettes[1] meurent dans des déserts lointains, on s’en fout ! Nous Français on leur vend des armes et on leur achète leur pétrole, donc c’est tout bénef ! Hamdullilah !

On vous dit : la Russie bouffe la Crimée, l’Ukraine, la Pologne bientôt, et si on le laisse faire Poutine va déclencher l’apocalypse nucléaire !

Ce qu’on ne vous dit pas : tout cela ne nous concerne pas. Le président Poutine, qui a des méthodes brutales mais est un homme raisonnable, ne fait que rétablir la Russie dans ses frontières historiques ; s’il s’énerve un peu, c’est que nous l’avons provoqué. Calmons-nous, envoyons à Moscou une délégation d’amis de la Russie dirigée par Mme Le Pen et M. Mélenchon, buvons une centaine de shots de vodka et tout ira bien. Davaî ? dzvaï et na zdorovié!

On vous dit : la Chine, qui nous a envoyé le Covid depuis ses labos secrets, massacre sa population et s’apprête à avaler Taïwan.

Ce qu’on ne vous dit pas : les Chinois sont quand même beaucoup plus civilisés[2] et raffinés[3] que les Russes, qui sont des barbares : donc avec un petit effort et l’aide de spécialistes de l’amitié franco-chinoise, comme M. Raffarin, on devrait pouvoir s’entendre. Ni dé jiankang !

On vous dit : il faut stocker des pastilles d’iode pour le cas de plus en plus probable où une bombe nucléaire nous tombe sur la gueule.

On ne vous dit pas : pour vous charger en iode, il suffit de manger des huîtres.

En bref on vous dit : tout va mal.

Mais moi en vérité je vous le dis, on vous le cache mais c’est officiel : tout va bien.



[1] Novréférence gratuite : Arabette, féminin d’« Arabe ».

[2] Exemples de civilisation chinoise : le kung-fu ; le confucianisme ; le taoïsme ; la brouette de Shanghai ; le riz cantonais.

[3] Exemples de raffinements chinois : le supplice ; le casse-tête.


PAUVRE GABY

C’était il y a trois ans – autant dire au temps des dinosaures. Gabriel Matzneff était encore « Gaby le magnifique », certes un peu « sulfureux », mais reconnu comme un des « granzécrivains[1] », défendu par le jury Renaudot, la mairie de Paris qui le subventionnait, Philippe Sollers, Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, toute une smala germanopratine au sein de laquelle il avait habilement « réseauté » pendant des décennies de gauche à droite et de droite à gauche. Publié chez Gallimard, chroniqueur au Point, il vendait peu (ou pas), mais faisait partie des « people » du monde littéraireuh.  Son idée sexuelle fixe sur les moins de seize ans garçons et filles, théorisée et mise en pratique, puis chroniquée avec complaisance, pas trèsragoutant, mais pff... la littérature et la moraleuh, vous savez, heu… Enfin vint Vanessa Springora : l’excellent Consentement – bien plus et mieux qu’un livre de dénonciation et de vengeance – fit sauter la digue. Les uns après les autres, les « amis » le lâchèrent, feignant de découvrir des « horreurs » – aventures pédocriminelles dont il s’était vanté dans ses livres depuis quarante ans. Il y eut une vague tentative pour l’absoudre au nom des droits imprescriptibles du grantécrivain qu’il était, adoubé par les susnommés, venant après Emil Cioran, François Mitterrand et Jean d’Ormesson. Patatras ! Le monde est cruel : « Gaby le paria » se trouvait aux prises (enfin !) avec la justice, sans éditeur, sans médias pour le soutenir, seul, tout seul. Il s’en trouva heureusement un, un courageux, pour venir à sa rescousse – et voici que la Nouvelle Librairie, libraire-éditeur « dissident », enseigne de la fachosphère culturelle, n’ayant pas hésité à accueillir M. Le Stylo père, renonce en raison de menaces de mort, à publier un ouvrage au titre engageant, Derniers écrits avant le massacre. D’où provient cette fatwa ? Ces ardents défenseurs de la « liberté d’expression », adorateurs du réac antisémite Charles Maurras, n’en donnent pas le détail.

J’avoue mon soulagement personnel à l’idée de n’être pas exposé à l’abjecte et minable prose de faux grands au style ampoulé et prétentieux, mais je m’étonne de l’abstention de tous ses ex-amis. N’était-il pas, hier encore, un Bataille, un Genet ?
Nan, il est tout seul et ils ont tous changé de numéro de téléphone portable. Quant aux bourses, aux subventions, bernique ! Le grantécrivain n’aura plus les moyens de ses voyages à Manille à la recherche de jeunes gens glabres (essai : « La haine du poil dans l’œuvre de Gabriel Matzneff ») ni de l’hôtel italien quatre étoiles où il se remettait il y a deux ans de la méchanceté de son ex – rappelons qu’elle avait treize ans quand il a commencé à la draguer et quatorze quand il l’a consommée. C’est ce qu’il appelait il y a peu « une belle histoire d’amour », que la vindicte de Mme V. a gâchée.

Moi je dis : pauvre Gaby.

 

Références

Pour montrer, follohoueurs, follohoueuses, que je ne suis pas sectaire, une citation attribuée à cette ordure de Maurras[2] et qu’on peut conseiller à ce pauvre Gaby de méditer : « On dit qu’il ne faut pas frapper un homme à terre. Mais alors, quand ? »

L’excellent Consentement, de Vanessa Springora, publié à l’origine chez Grasset, est aujourd’hui disponible dans la collection Le Livre de Poche (7,40 euros).

Quant au corpus matznévien, il est à ma connaissance disponible sur commande en librairie et chez Zonzon. Sur ce que j’en ai lu, perdez pas votre temps, follohoueurs, follohoueuses,  mais si vous y allez quand même  et découvrez que c’est de la  merde en barre, ne vous plaignez  pas, je vous aurai prévenu. Ouch, je retourne à Léo Malet…



[1]  Pluriel de « grantécrivain ».

[2] Que le cul pèle à tous ceux qui le rééditent et le promeuvent au nom de la « liberté » !


BOBIN POUR MES AMIS

Le poète Christian Bobin est entré depuis si longtemps dans les programmes de français dézécoles qu’on pourrait le croire mort.

Or non seulement il ne l’est pas, non seulement il continue à écrire, mais tout en restant lui-même il continue à provoquer chez nous, « bobinistes[1] » ou non, ces étonnements heureux des phrases qui, aussitôt lues, font partie de nos sources intérieures.

Tirées de son dernier petit livre, je voudrais en dédier quelques-unes à certains de mes amis.

À Bizot (et à Todorov aussi), l’exergue : « Mandelstam racontait qu’ayant entendu pour la première fois le mot “progrès” à l’âge de cinq ans, il avait fondu en larmes, pressentant quelque chose de fâcheux. » (Nadejda Mandelstam, Contre tout espoir. Souvenirs, tome II).

À Bizot également : « La moderne mise à mort fait l’économie du bourreau. La victime tient tous les rôles. »

À Chakra G. : « Terrible amitié des écrans qui ne dorment jamais. » Et la phrase suivante qui est aussi pour Daniel Rondeau : « Plus d’âmes ? que des clients. »

À mes amis en général, cette définition avec laquelle je ne suis pas certain d’être d’accord, mais qui me plaît de toute façon : « Un ami, c’est quelqu’un à qui on fait le cadeau de s’étonner. »

À Lydie « LaKing », Géraldine  et  mes amis fumeurs : « Il suffit pour éclairer la vie entière de la braise d’une cigarette dans les rues où deux amoureux se raccompagnent l’un l’autre jusqu’au petit matin, triomphe du muguet rouge. »

À Chakra G. encore, à mes amis végétariens/taliens : « Descartes, mon pauvre René, qu’est-ce qui t’a pris ? Tu dis des animaux qu’ils sont des machines ? Mais les trois secondes où le chat après manger se lèche les babines, c’est d’Artagnan qui s’essuie les moustaches après un festin ! »

À Bizot : « La calligraphie fut inventée au Japon au ive siècle d’après des empreintes de pas d’oiseaux sur le sable des plages. Au xxie siècle, le monde travaille à effacer les oiseaux et l’écriture manuscrite […]. »

À Bizot, toujours : « Le balai du progrès est passé sur le langage. Dieu pèse moins qu’une miette de pain. On l’a jeté aux oiseaux du jardin puis on a terrifié le jardin, lapidé les oiseaux. »

À Julie, pour qu’elle se souvienne : « Le métro transporte sa cargaison de visages gris. Une jeune femme entre dans le wagon avec son bébé endormi dans la poussette. Le sommeil du nourrisson engendre un soleil de plusieurs mètres de diamètre. »

À Julie toujours et à Bruce « Bruto », le romano-grec de Chicago : « De la lumière monte d’un livre lu par mon voisin. Je lui demande ce qu’il lit : “Plutarque.” Je comprends mieux mon étonnement : la lumière venait du premier siècle. »

À Nata : « La poésie est don de lire la vie. » Et : « Éclairer une seconde, c’est éclairer pour toute la vie. »

À Bizot : « La modernité est le crime parfait. Même le mort ne s’aperçoit pas qu’il est mort. »

À Vincent : « Les publicitaires sont des thanatopracteurs d’un genre particulier : ils travaillent à rendre mort ce qui était vivant. »

À Chakra G. et à Denis : « Entre notre vie et nous, un hygiaphone. Notre ange ne vient plus au parloir. »

À Yvan, Bizot et Bruce : « Je voudrais être enterré dans une bouteille de whisky pour maturer, et qu’on y ajoute une queue de lézard pour donner du goût. »

À Denis et Léo : « L’absence, le vide, le manque, qu’avez-vous fait d’eux ? C’était notre seul bien. »

À Philippe C. :de Dora Diamant, la dernière compagne de Franz Kafka,« C’était le plus gai des compagnons, diras-tu. Et personne ne te croira. »

Au même : « Sur la tombe de Dora Diamant, à Londres, un brin de muguet rouge, et ces mots : “Seul qui connaît Dora sait ce qu’aimer veut dire.” »

À Marylène de Fontvieille : « Les fleurs sont des questions qui viennent vers nous et nous supplient de ne pas répondre. »

À Nata : « Je n’ai jamais rien su faire dans le monde que m’asseoir sur les marches d’un poème et mendier. »

À Philippe D., biographe de Grothendiek : « Je suis une lampe dans une cuisine du petit village de Lasserre, dans l’Ariège. Je brûle la nuit au carreau, la nuit du Temps et celle du monde, qui voudraient m’empêcher d’éclairer mon maître, Alexandre Grothendieck, génie des mathématiques, en rupture de tout milieu, fou et doué de l’indomptable santé de l’enfance. De dix heures du soir à sept heures du matin, sur la table ronde de la petite cuisine, il écrit. Des milliers de pages. Sur la vie, sur les chiffres qui sont un bracelet angélique trituré par les militaires et tous les sinistres domestiques de la communication et autres étoiles mornes et mal famées. Il écrit sous ma chaleur, ma confiance lumineuse. Depuis vingt ans il ne voit personne, que les plantes et les herbes folles, ses amies. Sa maison est cernée de muguets rouges – muraille contre le monde et toutes les conventions, infranchissable d’être légère. Il parle de l’âme et du cœur. Les âmes travaillent la nuit comme le bois des poutres anciennes. »

À Nata et Antoine, mes totos : « Tout homme est un poète qui meurt à l’hôpital de la Conception à Marseille. »

Aux mêmes, et à Denis : « La poésie est don de lire la vie. Est poétique toute concentration soudaine du regard sur un seul détail, que provoque notre désir enfantin de ne jamais mourir. »

À Marie-Odile : « Sans arrêt passer dans les chambres de papier, que personne ne dorme, que même les virgules et les points restent éveillés jusqu’à la fin du monde. »

À Léo, à Daniel : « Nous avons broyé les jambes de l’Éternel. Il ne peut plus faire un pas vers nous. »

À Bizot : « Un petit manège tourne, allumé dans la nuit comme un chagrin merveilleux. »

À Peggy R. : « La momie dans le scanner éclate de rire. »

À Léo : « Les chiens électroniques perdent leur flair devant un cœur en crue. »

À Léo et à la mémoire de Mireille Guyonnet et de Jacqueline du Pré : « Il fait froid, j’allume la Troisième Suite de Bach. Violoncelle, gros chien d’avalanche. La musique va et vient dans la pièce comme les volutes d’un bon tabac. Elle ne fait aucun bruit. »

À Bernard : « Un homme hanté se multiplie. Il porte à son poignet un carré plus noir que la nuit où s’est pendu Nerval. »

À Karin : « La porte du Paradis grince merveilleusement. »

À Louis : « La délicatesse d’un seul arbre, fût-il le dernier sur cette terre, remettra tout en place, en ordre. En vie. »

À Denis, Fred et Léo : « Recevoir sur la main une goutte de pluie, une seule, et par ce contact converser avec tous les morts des siècles passés. »

À Bizot : « Tous les mystiques portent un sac de farine sur leur dos. Quand on les suit, on se retrouve tout blanc. Le sac était percé. »

À Yvan : « Poussant les volets, je reçois en plein visage le sourire de mon père disparu. »

 

Références

Christian Bobin, Le Muguet rouge (Gallimard, 2022, 72 pages, 12,50 euros)

Philippe Douroux, Alexandre Grothendieck, sur les traces du dernier génie des mathématiques (Allary, 2016, 272 pages, 18,90 euros)



[1] Bobinos, bobiniens, bobinistes ? Pas bobinards, en tout cas, c’est un moche mot et ça ne conviendrait pas à un poète catholique (quoique… avant sa suppression par Mme Marthe Richard, le bordel a dû sauver du divorce impie bien des couples) ; bobinastes, pourquoi pas ? Bobinomanes ?


AUTRES TEMPS

J’avais vingt ans, c’était tard dans le siècle dernier ; de l’exaltation amoureuse et du mal-être radical de qui n’a pas encore vécu la moindre épreuve de la vie, je tirai un petit roman. Deux cents et quelques feuillets torchés en trois semaines sur une Hermès Baby verte. Le manuscrit achevé, je le donnai à l’écrivain le plus proche de moi : mon père. Je l’avais admiré de loin, de près je l’avais détesté ; nous en étions à cette phase où nous nous fréquentions de façon plus civile ; confronté à son étrangeté, j’apprenais à vivre avec ses contradictions et  débutais l’apprentissage de  mes propres ambiguïtés.

Mon père fut honnête avec moi : il n’allait pas lire mon roman, mais le confier à un de ses vieux amis, le journaliste-écrivain-éditeur Roger Grenier. Quelques semaines plus tard, j’étais dans le petit bureau[1] d’un petit homme dont le regard pétillait de malice derrière les lunettes. S’il n’était son cadet que de cinq ans (Yvan né en 1914, Roger en 1919), il faisait partie de ses jeunes amis, comme mon parrain Blondin (né en 1922), le Niçois Louis Nucéra (1928), José Giovanni (1923) ou Alphonse Boudard (1925).

Yvan et Roger avaient été collègues à France Dimanche. Mon père racontait le talent de Roger, enquêtant sur tel crime paysan particulièrement abominable, pour gagner la confiance de la famille, se faire inviter pour le café ou l’apéro, et se faire remettre les photos qui illustreraient son article.

Pas de traces, hélas, de ces épisodes dans le merveilleux petit livre posthume que le Calamar[2] édite ces jours-ci, mais il y a de quoi se réjouir à chaque page, depuis les deux superbes nouvelles ouvrant ce petit volume jusqu’aux souvenirs d’enfance qui le closent. Les nostalgiques y trouveront l’évocation de mondes disparus et de personnages oubliés, comme l’écrivain Henri Thomas, que mon cher Bizot ne connaît que comme traducteur français de Junger.

J’ai croisé quelques-uns de ceux qu’il évoque, comme Robert Gallimard, l’« oncle Robert », de mon amie Anne ; j’allais parfois mourir d’ennui dans de longs dîners où il était question de véritables écrivains comme « Jean-Paul » (Sartre) ou « Albert » (Camus). « Oncle Robert » a rejoint le territoire des fantômes que nous gagnons tous à notre heure et où nous nous effaçons.

Point besoin d’avoir une âme de ci-devant pour se réjouir  du livre de Roger, car ce grand lecteur de Tchekhov a, comme son maître, le sens de la concision et du détail juste – toutes qualités qui font merveille lorsqu’il évoque son expérience de « nègre » de Charlie Chaplin, l’enterrement d’André Gide, une visite au président tunisien Bourguiba, le passage des poètes beat américains à Paris  ponctué par l’effondrement de Jack Kerouac ivre mort au pied du perron de son éditeur français, ou les rapports fluctuants de Jean Giono avec les ascenseurs ; quelques « stars » passent, comme  l’académicien Marcel Achard, dont je possède une réjouissante lettre d’insultes à mon père, mais aussi Raymond Queneau ou Simone de Beauvoir, mais on ne prend pas moins de plaisir à lire les portraits de curieuses et anonymes figures : un employé du syndicat d’initiative de Pau, un vieux mondain assez vain, un ancien légionnaire, un innocent cocu, un journaliste  belge capable de prédire les suicides, un vieil aristocrate se vantant de posséder le poignard de Ravaillac, un descendant du meurtrier de Pouchkine.

Discret entre les discrets, histoire de ne pas se faire remarquer, Roger a évité d’atteindre le siècle : il est mort il y a trois ans, âgé de « seulement » quatre-vingt-dix-huit ans, un chiffre tchékhovien. « Tu me demandes où je me situe » [dans le classement des artistes russes qu’il établit], écrit en substance Anton Pavlovitch à un de ses correspondants, « et je te répondrai : à la quatre-vingt-dix-huitième place ».

J’ai eu la chance de rendre à Roger une visite dont j’ignorais qu’elle serait la dernière : quelques mois plus tôt, il s’était fracturé le col du fémur ; déjà il était retourné chez le Calamar prendre connaissance avec son éternel appétit de la pile de manuscrits qui l’attendait sur son bureau ; il fourmillait de projets et d’envie de vivre.

Références

Les Deux Rives,deRoger Grenier, Gallimard, 140 pages, 15,50 euros.

(Belle) préface d’un autre discret écrivain-éditeur (ou éditeur-écrivain), Jean-Marie Laclavetine.

 



[1] En voyant le film Dans la peau de John Malkovich avec ses espaces confinés et ses demi-étages, j’ai cru me retrouver dans les locaux de la rue Sébastien Bottin, devenue Gaston Gallimard, où  j’ai toujours  ressenti un étouffement particulier.

[2] Référence gratuite : ainsi Raymond Queneau surnommait-il la maison Gallimard : petit animal cracheur d’encre.


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