Antoine Audouard

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MON CHER ALBERT

Vu que ta petite nièce est une amie, j'ai débuté la lecture du livre qu'elle te consacre avec un peu de cette excitation mêlée d'inquiétude qui accompagne la découverte des oeuvres  de ceux que nous aimons.
Collectionneur de premières phrases, j'ai été emballé par la première : « J'aime depuis toujours un homme que je n'ai jamais connu. »
Cet homme, c'est toi - et la suite du récit est à la hauteur de cette première phrase décidée d'aventurière.
Mon cher Albert, ta vie a eu ses chapitres faciles du plaisir et de l'argent mais elle n'a jamais été simple - et si elle s'est achevée dans la tragédie collective d'Auschwitz, le grand mérite de ton écrivaine de petite nièce est d'avoir mis tout son talent de journaliste-enquêtrice, d'amoureuse et de styliste pour extraire ta figure - ta figure à toi, Albert, 1,63 m, voix de fausset, physique passe-partout de petit juif d'Algérie  qui se découvre homosexuel à une époque où l'on n'arbore pas sa « gay pride » sur un char - où, labellisé « inverti », on la dissimule comme une honte, une maladie, dont il faut tout faire pour guérir.
Ce que j'ai compris de toi, grâce à Brigitte, justifie pleinement l'adjectif de « magnifique » qui a été accolé à ton nom pour le titre - car magnifique tu l'es, jusque dans tes faiblesses, ton non-héroïsme , ton courage d'avoir tout fait pour non seulement essayer de vivre comme tu l'entendais - mais y réussir jusqu'à ce qu'un moche jour de 1943, la Gestapo ne fasse irruption dans le bel appartement de Nice que tu  partageais avec ton « père adoptif »-amant, et n'expédie ton destin rejoindre celui de millions d'autres  partis en fumée.
Ta BB a débuté son entreprise avec le projet avoué de retrouver qui avait pu te dénoncer et elle s'est donné un mal considérable pour y parvenir? je ne sais pas si tu as eu le temps de lire le livre, car je t'imagine très occupé - mais autant te dire tout de suite, sans trahir le suspense, que plus on avance dans la découverte de ta vie moins ça revêt d'importance - et ce qui compte est simplement le portrait de toi en ces temps étranges, si proches et si lointains. Elle cite Modiano et Camus, BB, modestement, timidement - mais elle les cite à bon droit, car elle fait de toi un cousin séfarade de l'inoubliable Dora Bruder - et je lui suis reconnaissant car sans sa patience, son amour mystérieux, son écriture heureuse et juste, ta vie serait restée une vie de « muet ». Quand tant de livres publiés, quoique décemment écrits, nous laissent avec le sentiment du « pourquoi pas mais à quoi bon ? », celui-ci nous touche secrètement, intimement, juifs ou non juifs, homosexuels ou pas, croyants ou non, êtres humains tâtonnant comme des « aveugles en plein jour » et qui avons, grâce à elle, trouvé en toi un magnifique ami.

Référence :

Brigitte Benkemoun : Albert le magnifique (parution aux éditions Stock le 7 septembre 2016)

 


RED SOX NATION

Pour reprendre et détourner la célèbre formule de Bill Shankly sur le foot, le baseball n'est pas une affaire de vie et de mort, non ! C'est beaucoup plus sérieux que ça.


ETRE UN ARTISTE HONORABLE

Je peux essayer de donner une sorte de définition personnelle.
L'artiste honorable est, selon moi, celui qui d'oeuvre en oeuvre suit son mouvement intérieur, nourri par les événements et émotions ordinaires de la vie, sans se laisser guider par d'autres considérations que celles de la justesse et du rythme de ce mouvement, comme l'envie de plaire, la peur de déplaire, le goût de choquer, celui d'épater ou l'appât du gain.
N'ayant aucun moyen de jauger son talent naturel, ni de savoir si son art est d'une qualité moyenne ou supérieure, le seul contrôle dont l'artiste dispose plus ou moins est son honorabilité - qui peut, si l'on cherche une analogie, correspondre à l'honnêteté de base de celui qui ne triche pas sur les balances dans les transactions sur les grains.
Les créateurs mus par des considérations commerciales peuvent être honorables, car il n'y a rien de mauvais en soi à vouloir tirer profit de ses dons, mais ce ne sont pas des artistes? N'est pas honorable celui qui, tout en prenant ce qu'il imagine être la pose de l'artiste, n'a en réalité en tête que le profit et le succès.
N'est pas artiste qui veut, mais qui l'est est amené par les aléas de la vie à jauger sa capacité naturelle d'honorabilité. Pour certains, la question ne se pose même pas. Ils sont, tel Obélix, « tombés dedans quand ils étaient petits » et ne peuvent pas plus s'en détourner qu'un pommier de donner des pommes ; pour les autres, ils en ont la capacité naturelle, car elle est donnée à chacun, et ils doivent, à la manière des sportifs et leur endurance, leur force ou leur adresse, la travailler, la mesurant notamment à l'aune des succès et insuccès qui jalonnent la vie d'un artiste.
Parmi les artistes honorables, certains donnent l'impression, postés au même endroit comme des crocodiles, de produire toujours plus ou moins la même oeuvre, les autres de bondir d'arbre en arbre à la manière des écureuils ou des singes. Ceux-ci ne sont pas moins artistes que ceux-là, mais parfois un effort d'attention est nécessaire pour les reconnaître et les identifier comme tels.
La distinction entre ces deux types d'artistes honorables peut se recouper avec la distinction classique établie par Isaiah Berlin pour les hommes d'Etat entre hérissons et renards, mais elle est d'un autre ordre. Il est possible que l'artiste écureuil/singe ait besoin d'un caractère de crocodile/hérisson pour survivre, tandis que l'artiste crocodile/hérisson doit être doté d'une attention de renard et d'une agilité de singe pour être en mesure d'alpaguer, dans ce qui passe à sa portée, la part susceptible de devenir la matière de son art?


Go Muhammad go !

Tandis qu'en France on s'inquiète de la montée en puissance de Trump, candidat de la démagogie xénophobe et antimusulmane, c'est au nom de la liberté des femmes qu'on arrête pour « tenue indécente » une femme en hijab sur une plage et interdit aux jeunes filles de se baigner en burkini sur les plages publiques - voire dans des piscines « privatisées » comme le signale avec humour Asma Farès, rappelant qu'au nom de cette même liberté chérie on autorise et protège des plages nudistes ; et ce sont bien les Etats-Unis qui envoient aux Jeux olympiques une escrimeuse en hijab - sans que cela semble émouvoir ce peuple de bigots, qui encourage Mlle Muhammad comme ses autres représentants, jusqu'à la médaille. Nous voyons-nous, en France, crier « Allez  Mohammed ! » ? Il se trouverait aussitôt plus d'un croisé de la laïcité pour nous signaler que nous sommes victimes de la peur de l'islamophobie, en pleine noyade multi-culturaliste - que cette jeune fille est en réalité victime de l'oppression féodale du mâle musulman, sans compter qu'on ne l'aurait pas laissée pratiquer son sport favori dans cette tenue indiscutablement indécente. On attend Nicolas Sarkozy à poil pour le lancement de sa campagne à Châteaurenard : l'identité française, merde !


PARADIS QUARTIER BAS

Paradis Quartier Bas, le nouveau roman d'Antoine Audouard est disponible en librairie aux Editions Gallimard et Versilio.

 

 


LE DERNIER REFUGE DES OPTIMISTES

Parmi mes amis certains, sans nécessairement faire leur la célèbre devise du docteur Coué (Chaque jour de mieux en mieux), croient au progrès – et puis il y a mon cher Bizot. Pour résumer la conception générale de l’auteur du Portail et du  Silence du bourreau, les emmerdements sérieux de l’homme ont commencé lorsqu’il s’est cru permis de quitter sa grotte. Résumé un peu sommaire, mais je ne crois pas qu’il me démentirait.

Mon cœur et ma raison me poussent vers une forme de ce pessimisme tragique – de plus il ne freine pas, mais plutôt encourage, et met en perspective l’intensité joyeuse de la sensation du moment présent, et tout ce qui donne du prix à la vie : la beauté, la rigolade, l’amour, l’amitié.

A en croire Bizot, on était bien dans la grotte, humains et animaux, à se renifler les pets les uns des autres. Je ne regrette  pas, néanmoins, d’être sorti.

De plus, j’aurais du mal à vivre si je ne ressentais aussi un peu  le besoin de ce stupide optimisme collectif.

A défaut de le trouver sur terre, où les guerres, l’autodestruction de masse (environnement) et la bêtise triomphante peuvent finir par entamer les plus fermes tenants du «toujours mieux», il faut se résoudre à le penser «ailleurs». La religion nous tente de moins en moins, et nous mesurons un peu chaque jour qu’avec sa phrase sur le caractère nécessairement religieux du XXIe siècle, Malraux n’avait pas dit que c’était une bonne nouvelle.

Mais alors où se réfugier ?

 

Une phrase du « père » scientifique du programme d’exploration de Pluton me fournit matière à encourager mes amis optimistes : Je pense, a-t-il déclaré, que le système solaire nous a réservé le meilleur pour la fin. Par là, il veut sans doute simplement dire que les données qui nous parviennent en provenance de Pluton (planète du froid, de la mort et de l’ombre dans l’imagination populaire, puis  planète déchue de son rang) seront de plus en plus intéressantes et riches. Libre aux optimistes d’en tirer la conclusion qu’il existe de petits Plutoniens avec qui nous allons entretenir de passionnants échanges – y compris sur le moyen de quitter ce putain de système solaire avant qu’il n’explose (ou n’implose – je ne sais jamais le programme final exact mais je sais que ça se finit mal – dans le feu ou la glace, une supernova ou un grand trou noir, on s’en fout un peu). Les autres pourront toujours rétorquer (sans ricaner svp !) que l’homme est indécrottable dans sa connerie : qu’il s’agisse de son destin personnel (destruction du corps, envol de l’âme vers un Dieu bienveillant) ou collectif (accroissement infini des richesses par le capitalisme, naissance d’une société juste faisant à chaque individu sa place quelle que soit sa naissance, par le communisme), il lui faut encore et toujours croire que ça va aller mieux après, « en dernier ressort ».
Ne tranchons pas : les optimistes ne voient pas de raison de s’inquiéter, et les pessimistes pas de quoi espérer – et c’est peut-être bêtement comme ça, affaire de tempérament. Sur quoi je propose un commentaire final dont l’auteur est le président Queuille, politicien peu admiré de notre IVe République, mais grand philosophe. Qu’on en juge : Il n’est de problème si grave qu’une absence de solution ne finisse, à la longue, par régler. Tout est dans le « à la longue ».

 


Le choc des civilités

 

Le Parisien, vaut mieux l'avoir en journal...

 

 

Samedi 14h, rue du Faubourg-St-Martin. La température vient de remonter de dix degrés en quelques heures. Je marche avec mon plus jeune fils Ivan vers la rue La Fayette : je dois le déposer chez le père d'un copain de l'équipe  de baseball qui les conduit à leur match du jour ; nous ne sommes pas vraiment à la bourre, mais faut quand même pas traîner. La rue n'est pas facile à négocier car,  pour cause de travaux du gaz, il y a des trous partout depuis des semaines : c'est un parcours de cross. Devant la Caisse d'Epargne  (j'aime bien le nom, ça me rappelle ma grand-mère) trois jeunes filles discutent peinardement. Pour les éviter je fais un écart, ne voyant pas qu'un monsieur arrive  en face de moi. Nous nous heurtons légèrement et il fait quelques pas, non sans hurler un « ouaouh » furibard accompagné d'un geste de protestation indigné. Je devrais poursuivre ma route mais fais demi-tour et, d'un ton moyennement aimable, l'informe que je suis hémiplégique. Sur ce,  il plonge la main dans la poche et m'exhibe fièrement, in my face, sa carte d'ancien combattant. Guerre contre Hosto, y a pas photo : il a servi son pays - moi j'ai coûté à la Sécu et lui coûte encore? Sur quoi je lui souhaite une bonne journée en le traitant de connard et en lui conseillant d'aller se faire foutre. Les trois  piapiatantes jeunes filles n'ont rien remarqué et mon fils m'engueule gentiment : « Papa, faut pas t'énerver comme ça »,  à quoi je réponds calmement que si, parfois on s'énerve, c'est la vie. Et après on se calme? Et puis si jamais tu lis ça, ancien con-battant de mes deux, je te le dis en toute fraternité du haut de ma carte de handicapé : va te faire foutre, à pied, à cheval et en char Tigre. Et puis t'as vu comme je suis CALME? un vrai petit Parisien modèle (on a vu hier soir l'hilarant spectacle de l'humoriste Olivier Giraud, « How to become a Parisian in one hour » ; il n'y manque quasiment rien à notre costard pour l'hiver, sauf peut-être notre sens aigu des amabilités à échanger sur le trottoir et la chaussée en cas de heurt accidentel. Je suis heureux de contribuer à un éventuel ajout.

 

https://www.youtube.com/watch?v=dxTb2rbfscA

 

 



ENTRE DEUX TRAINS

S'il y a un point commun entre mes différentes expériences hospitalières parisiennes (2012-2013) et indienne (2014, en cours depuis quatre semaines), ce sont les trains.

L'hôpital Lariboisière (urgences neurologiques) et son jumeau de Fernand Widal (rééducation) sont situés de part et d'autre de la gare du Nord et de mes différentes chambres j'entendais la nuit les annonces des trains ou le bruit des bus à la gare routière toute proche. Idem pour Léopold Bellan, où j'ai été quelques mois en hôpital de jour, et dont la branche de rééducation est située  entre la gare du Nord et la gare de l'Est. Ayant moi-même quelque temps habité près de la gare d'Austerlitz et ayant une vieille passion d'Arlésien de Paris (quoique né à Paris et y ayant vécu toute ma vie, sauf les quatre ans à New York, j'ai pris la succession de mon père en faisant d'Arles ma « ville natale préférée » - son existence se passe donc dans une succession d'exils, d'ailleurs plaisants) pour la gare de Lyon, j'en ai profité pour généraliser cet amour et en doter au narrateur/héros du roman dont je viens de finir la première version. Faut-il préciser que l'action de « Changer la vie » se passe sur fond de victoire de la gauche : c'est le fils d'une gauchère contrariée, avec des séquelles d'hémiplégie gauche, qui vous parle?


Gaza et la paix civile en France

 

La paix civile en France semble loin d'être assurée si l'on en croit les interminables échos intérieurs de la guerre israélo-palestinienne. Les identifications virulentes des uns (aux Israéliens luttant courageusement pour leur survie contre les barbares islamo-terroristes) et des autres (aux pauvres enfants palestiniens que les bombes tel-aviviennes viennent écrabouiller jusque dans leurs écoles) nous renvoient, de fait, à une histoire familière.

Faut dire qu'en matière de guerre civile on s'y connaît : s'il n'en finit jamais d'être trop tôt, selon le mot célèbre de Zhou Enlai pour évaluer les effets de la Révolution française, il en est de même sur les conséquences des guerres de religion, des guerres de région et des guerres sociales sur lesquelles notre unité nationale s'est fondée, communauté traversée de violences jamais acceptées, jamais digérées.

Dans ce contexte, les émotions des Juifs français (qui entendent, les larmes aux yeux, les cris de «mort aux juifs !» et ne peuvent oublier la bonne vieille tradition de l'antisémitisme français et sa malencontreuse rencontre avec le nazisme et son «détail» exterminateur) et des Arabes français (enfants de nos guerres coloniales, qui entendent parler de «ratonnades» avec un sentiment amer de déjà vu, si ce ne fut par eux mais par leurs pères) devraient nous inciter à un peu d'humilité et de retenue dans les admonestations vertueuses qui ont, par ailleurs, fait la preuve de leur inefficacité. Quand nos gouvernants dissertent savamment sur le fait que le conflit de Gaza («ne pas dire guerre», eût dit Flaubert dans son dictionnaire des idées reçues) n'a pas à être importé, ils oublient et ce passé, et ces émotions. Les comprendre ensemble - et non les unes contre les autres - nous ferait du bien si nous en étions capables et pourrait même se révéler fondateur d'une paix civile française. Cela contribuerait aussi à une pause dans cette compétition française interne (ethnique, nationale, sociale) pour déterminer qui est le plus sérieusement «victime» - pas vraiment une base de contrat social pour le vivre-ensemble, ni le meilleur moyen de rebondir à l'âge de la globalisation souriante ou non.


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