Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LES ROUGES ET LES NOIRS

En relisant les pages de Stendhal décrivant le jeune Fabrice à la bataille de Waterloo, je ne découvre pas l'espèce de gentil niais ne voyant rien que mon souvenir, certes alimenté par bien des commentaires, m'avait conservé. Certes il ne sait pas que c'est la célèbre bataille de Waterloo et il n'en a pas de vue d'ensemble ; mais à la différence de nous qui en savons tout, il la vit de l'intérieur.

Pour l'évoquer, Stendhal se réfère notamment aux deux couleurs dominantes qui lui ont fourni le titre énigmatique de son deuxième roman, Le Rouge et le Noir, paru une dizaine d'années avant La Chartreuse.

Si les couleurs qui accompagnent Julien Sorel vers l'échafaud sont symboliques, celles qui frappent le regard de Fabrice Del Dongo sont le fruit de l'expérience directe : noire la terre, noire la boue, et noirs les éclats soulevés dans les sillons par les boulets ; rouges ces derniers (quoique Stendhal ne le précise pas), rouges les habits des dragons, rouge le sang des blessés, jusqu'à celui de ce cheval qui tente de se relever par-dessus ses propres entrailles ; rouge aussi le visage du maréchal Ney que Fabrice voit à distance sans le reconnaître.

Et pour finir ce justement célèbre passage, ces quelques mots qui condensent son impression générale et la nôtre : « il n'y comprenait rien du tout ».


DOMMAGES COLLATÉRAUX

Le plus grave de l'agression de Poutine contre l'Ukraine, sont les victimes et les destructions.
En marge de sa réaction militaire et de sa campagne mondiale de relations publiques, je note dans la réaction nationaliste de l'Ukraine un détail qui n'en est pas un : dans un désir de « dérussification » , on déboulonne la statue de quelque général soviétique, no comment ;  autre chose est de débaptiser une « rue Pouchkine » et le « conservatoire Tchaïkovski » de Kiev, une académie musicale plus que centenaire à la fondation de laquelle le musicien avait contribué, avec le compositeur Alexandre Glazounov et son élève Sergueï Rachmaninov. Que l'empreinte culturelle russe sur des terres aille bien au-delà des frontières de la Russie n'est en rien un argument pour l'annexion ou la sujétion de ces terres ; la nier est une absurdité et la certitude d'un appauvrissement, d'un rétrécissement intellectuel pour les Ukrainiens eux-mêmes.


ABUS DE LANGAGE

ça c'est de la (vieille) balle

 

Follohoueurs, follohoueuses, laboureurs, laboureuses, travailleurs, travailleuses, feignassous, feignassoutes, j’ai besoin de vous.

J’ai, comme les plus anciens d’entre vous ne l’ignorent pas, lancé une grande campagne nationale destinée à restreindre l’usage du mot « tuerie » à son sens premier, celui du massacre d’êtres vivants (humains ou animaux). Or cette campagne ne décolle absolument pas et je continue à entendre pas mal de monde – des amis, même – s’écrier « c’est une tuerie ! » pour dire « c’est délicieux, exquis ! » À mes amis juifs qui l’emploient, je signale qu’ils seraient à juste raison profondément choqués si pour désigner le comble du délice on disait « c’est une véritable Shoah ! ».

Sans vouloir jouer les « mécontemporains » à la Finkielkraut, je crois me souvenir que ces dégoûtantes dérives langagières ont débuté avec des expressions dont il fallait, au siècle dernier, quand j’étais un « homme mûr », m’expliquer le sens et qui sont devenues courantes : « c’est de la balle » ou « c’est de la bombe ». J’aurais dû m’insurger plus tôt : « Mec, une balle tue, une bombe aussi, et moi ça me coupe l’appétit » (alors, une tuerie ! ça ne donne faim qu’aux nazis, serial killers, snipers et autres tueurs professionnels).

So, follohoueuses, follohoueurs de mon cœur, si vous êtes d’accord avec moi, help ! à l’aide, il n’est peut-être pas trop tard, relayez cette campagne dans vos familles, chez vos amis et sur vos rézosocios. Pour raisons d’efficacité, tâchez de vous limiter à cette expression en évitant d’y adjoindre toutes celles qui vous agacent.

Une remarque personnelle pour établir que la mort et mon estomac ne font pas bon ménage (j’aime pas les enterrements, mais le pire c’est le repas d’après-enterrement, sauf celui de mon père, car là c’était rigolo : mes alors quatre enfants s’étaient assis à côté de mamans qui n’étaient pas les leurs et mon Hélène, du haut de ses sages et timides quatorze ans, expliquait à un vieil ami de mon père qui n’y comprenait rien quel enfant était à quelle maman).

Bref, quand c’est vraiment très bon, je n’utilise pas « c’est à mourir », mais il s’agit d’une préférence personnelle et si certains choisissent de mourir à l’issue d’un merveilleux repas, je leur laisse ce privilège. Tenté par la devise de mon légendaire grand-oncle Aristide (« quand c’est bon, ça ne me dérange pas qu’il y en ait beaucoup »), je me modère, car je n’aime pas l’idée de mourir d’avoir trop mangé.

Référence

Côté meurtre et appétit (avec recettes de riz sauté incluses), je n’ai qu’un livre charmant à recommander : Le sniper, son wok et son fusil, de Kuo Li Chang, traduit du chinois (Taiwan) par Alexis Brossolet (357 pages, Série Noire Gallimard)

 


PRENDRE SA RETRAITE ?

Faisant partie de ces privilégiés qui touchent déjà une retraite plus que correcte, je suis frappé par le nombre de personnes de mon âge ou plus (nous, les seniors !) qui en touchent une minuscule et sont obligées de travailler pour obtenir un revenu décent.

Follohoueurs, follohoueuses, la vie n'est pas forcément facile pour vous et je ne vais pas vous faire pleurer en ces jours d'arrivée du muguet (très joli bouquet offert par Mrs. A. !), mais trois petites histoires pour illustrer :

  1. En cette veille de printemps, le chauffeur de taxi qui m'amène gare de Lyon pour un salutaire cap au sud engage la conversation. Hassan[1] vient d'avoir quatre-vingts ans et il pense, peut-être, prendre sa retraite d'ici son prochain anniversaire. Tout ça, dit-il, c'est pas grave, ce qui l'embête vraiment c'est son fils : il fait taxi, comme lui, il a le dos en compote, comme tous les chauffeurs, et à quarante-sept ans il a déjà dû se faire opérer - mais quelle retraite aura-t-il et dans quel état sera-t-il quand il la prendra ?
  2. Sur le marché du vendredi, au village[2], je rencontre Jean-Marie. Quarante ans de jardinage, des plaques en fer dans le dos qui le font souffrir dès que les températures montent, ce qui a tendance à se produire assez souvent par chez nous ; retraite à 900 euros et s'il se met en grève ou décrète « le jour de colère des jardiniers », ses clients ne lui paieront pas ses journées et il n'y a pas pour le défendre de syndicat de « gilets verts ».
  3. À sept ans, en pleine guerre, Momo gardait sur le Causse un troupeau de brebis - et lorsque la nuit on entendait le hurlement du loup, sa tante les envoyait le chasser, équipés d'un bâton, son frère aîné (dix ans) et lui. Après la guerre, Momo a découvert l'école, puis l'apprentissage : artisan ébéniste installé au village, il a cotisé beaucoup plus que les 172 trimestres réglementaires. Aujourd'hui qu'il est devenu un vaillant octogénaire dont la vie saine inclut un whisky quotidien, je suis heureux que Momo ait encore la santé pour s'adonner à ses passions d'homme simple : nourrir chaque matin les taureaux, pêcher de nuit, aller cueillir des champignons en Lozère ; je trouve injuste qu'il soit contraint de travailler à son atelier pour réparer des chaises ou des armoires plutôt que d'y pratiquer son art de la sculpture sur bois.

D'autres continuent non par besoin économique, mais par goût et par choix. Ainsi d'Anna : elle a été prof et vient de prendre sa retraite de prof. Sa dernière année d'enseignement a duré un trimestre. Elle pourrait vivre tranquillement en donnant quelques cours particuliers pour arrondir les fins de mois et se payer le restau, mais elle se trimballe de l'autre côté du Rhône pour apprendre le français à des saisonniers agricoles équatoriens. Mon amie LK, déjà citée ici, fait de même au Secours populaire, où elle apprend à un Bolivien que le B, ce n'est du tout pareil que le V, ainsi que les diaboliques différences de sens du mot Vert/Vers/Ver/Verre (verre, pas Berre, comme l'étang).

Peut-être qu'il faudrait arrêter d'écrire. Pour moi ce serait comme prendre ma retraite de la vie. Franchement, follohoueurs, follohoueuses, dans la mesure où ça dépend de moi et avec l'aide de mes thérapeutheszépotes, c'est pas demain la veille.

Références retraite, deux petits chefs-d'oeuvrenapoléonistes (fanatiques de l'Empereur, s'abstenir !) :

Le roman des Cent jours, de Joseph Roth (276 pages, traduction Blanche Gidon, éditions du Seuil)

La mort de Napoléon, de Simon Leys (125 pages, postface de Françoise Châtelain, édition de poche Ombres Blanches)

 



[1] Les prénoms ont été changés - ou pas - mais les récits sont véridiques, aille garantie itte.

[2] Toujours le même : Fontvieille (13990, Bouches-du-Rhône, région Bas-de-France).


VARIATIONS AMOUR ET HAINE

Le sujet de Stendhal, l'obsession de Stendhal, c'est l'amour. Et pourtant, dans la phrase qui me happe en pleine relecture de La Chartreuse de Parme il n'est pas question d'amour, mais de haine.

« Je n'ai point du tout de plaisir à haïr. »

Les mots que Stendhal met dans la bouche du tout jeune Fabrice Del Dongo m'avaient-ils frappé de la même manière lorsque, à quatorze ans, j'avais dévoré La Chartreuse ? De Fabrice je partageais l'obsession amoureuse et c'est avec une passion toute personnelle que je suivais ses complexes affaires de coeur. Si j'avais eu une tante belle comme la duchesse Sanseverina, j'en serais moi aussi tombé amoureux ; mes sens s'éveillaient pour des filles « faciles » comme Marietta, la comédienne un peu prostituée, ou Fausta, la chanteuse à la voix d'or et au coeur froid, et j'apprenais comme lui, mais de façon moins rude, que l'amour a ceci de commun avec l'art que si tout vient du rêve et de l'instinct, ardus sont les chemins pour parvenir au but. Je rêvais de rencontrer la belle Clélia Conti : d'elle j'aurais été fou - elle aurait à l'instant rejoint les autres héroïnes dont j'étais déjà amoureux - l'infidèle et sensuelle Anna Karénine, l'inatteignable princesse Natacha Bolkonski, la belle Mme Arnoux qui pour moi n'aurait jamais de cheveux gris.

L'amour, la littérature, c'était pareil? Par une fin d'été, nous nous étions lu Les Liaisons dangereuses entre jeunes gens des deuxsexes de dix-huità vingt ans ; entre deux lettres, parti dans la cuisine pour couper un morceau de pain, tout entier soumis à l'ivresse des sens, je m'étais entaillé un doigt jusqu'à l'os ; près de cinquante ans plus tard j'en ai la cicatrice à la base de l'index, histoire de ne jamais oublier que le vert paradis des amours enfantines n'existe pas, les amours adolescentes n'ont rien d'innocent, tout ce bouillonnement des sentiments et des désirs est dangereux. Comment vivre sans, pourtant ? Chez Balzac j'aurais toujours l'amour pur de Mme de Mortsauf, celui clandestin de Mme de Bargeton, je ne résisterais pas longtemps à l'attrait sensuel de Coralie ; de mon cher Stendhal, en tout cas de Julien Sorel du Rouge et le Noir, je partagerais la passion homicide pour Mme de Rénal et nourrirais l'illusion de m'échapper dans les bras de Mathilde de La Mole. Qu'on ne me croie pas voué aux princesses russes et à la petite noblesse provinciale française, je me porterais volontaire pour désennuyer Emma Bovary, je tomberais bientôt sous le charme des ouvrières de Zola, de ses filles de petite vertu. À propos de « petite vertu », c'est-à-dire de prostituées, moi, à la différence des passagers de la diligence, j'aurais consolé la pauvre Boule de Suif, je l'aurais tenue contre moi, embrassée - qui sait si nous n'aurions pas passé quelques nuits ensemble ? Et Becky Sharp, la jolie méchante fille du Vanity Fair de Thackeray, est-ce qu'elle n'était pas aussi irrésistible que la Tess de Thomas Hardy ! Comme j'avais aimé les Filles du feu de Nerval ! et les femmes vénéneuses de Baudelaire, celles d'Apollinaire, d'Eluard ! Bientôt je serais fou de Bérénice, que l'Aurélien d'Aragon séduisait avant d'en être séparé par l'abîme des conventions bourgeoises. Je n'ai même pas dédaigné les James Bond girls, les attirantes traîtresses des romans de Chase ou de Jim Thompson, les dangereuses jolies de chez Chandler ou Hammett ; à l'occasion j'ai même eu - je n'en suis pas fier mais il faut l'admettre - de furtifs rapports avec les ravissantes troussées à la hussarde par le prince Malko, plus connu sous le nom de S.A.S.

Dans la vraie vie, sans me « ranger[1] », j'ai l'espoir d'avoir rencontré celle qui sera ma « dernière moitié » (l'expression est de Sacha Guitry qui, à cinquante ans, épousa en cinquièmes noces une jeune femme qui en avait vingt-cinq) ; mon incurable polygamie littéraire, quant à elle, durera aussi longtemps que me tiendra le goût passionné de lire : je retomberai amoureux des mêmes femmes qui ne me tiendront pas rigueur d'avoir vieilli alors qu'elles sont restées dans l'éclat de leur jeunesse ; nos étreintes ne m'empêcheront pas de faire de nouvelles rencontres platoniques ou violemment érotiques.

Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à la haine.

Magnifique, la formulation de Stendhal, et si juste ! « Je n'ai point de plaisir ? » Chez ceux qui haïssent, on devine le plaisir, la passion, l'addiction parfois. Il y a peu de personnes que je déteste ainsi : une seule crois, de qui je préfère me tenir à distance quoiqu'il m'adresse de loin en loin des signes d'une « amitié » à laquelle je ne crois pas (comparaison facile : j'ai quelques vrais amis et je sais la différence : je peux toujours compter sur eux, ils peuvent toujours compter sur moi). J'ai préféré réserver la passion des sentiments à quelques femmes ; quant à ceux que je n'aime pas beaucoup (voire pas du tout), le plus souvent une forme de curiosité amusée recouvre spontanément l'émotion détestatrice. Je ne me fais nulle gloire et ne tire nulle vanité de ce trait de mon caractère qui n'est pas du daltonisme psychologique, car je vois, je ressens les raisons qui pourraient me conduire à l'hostilité et c'est sans effort particulier, sans injonction morale, que je les laisse s'estomper, inapte que je suis, en général, au plaisir de vivre intensément la haine de l'autre. Qu'on n'appelle pas cela sagesse, ce serait prêter à cette immobilité naturelle de mon âme une intention qui m'est étrangère. Cet Autre qui m'a blessé ou fait un tort, je ne l'aime pas, je le méprise et au moment de le haïr vraiment une vague d'indifférence me submerge : au fond je m'en fous et s'il s'attarde dans mes pensées, laissons-le végéter dans la région reculée des souvenirs anciens et je m'ennuierais moi-même à le laisser occuper le premier rang au balcon de mon coeur.

Y a-t-il des gens qui me haïssent ? Pendant les vingt ans de ma vie d'éditeur, j'ai donné la main sans états d'âme à des mesures impopulaires, à quelques licenciements. Je n'avais pas l'impression d' « obéir aux ordres » mais de faire ce que j'avais à faire sans état d'âme particulier, car si j'étais le plus souvent d'accord avec mon boss, ce n'était pas systématiquement le cas ; il avait la sagesse de ne pas m'impliquer dans des décisions que j'aurais pu juger révoltantes  Bref, j'étais dans ma fonction et je comprends que du point de vue de certains, jugeant la mesure injuste, ils avaient besoin de détester aussi ma personne. Tout ce que je peux en dire se trouve dans une formule attribuée à La Hire, le compagnon de batailles de Jeanne d'Arc, qu'aimait à citer Piere Schoendoerffer: « J'ai fait tout ce qu'un soldat a l'habitude de faire en temps de guerre ; et pour le reste, j'ai fait ce que j'ai pu. »

Références

Hors La Chartreuse de Parme  et de Boule de Suif, les héroïnes citées viennent du Rouge et le Noir, du Lys dans la vallée, des Illusions perdues, de Guerre et Paix, de L'Éducation sentimentale etd'Aurélien - tous ces romans en diverses collections de poche.



[1] Que je n'aime pas ce mot, qui fait de l'être humain un casier, une étagère !


LE VRAI BARRAGE

LK, vieille amie et fidèle lectrice, notant la tonalité tristounette de mon dernier post, me raconte une histoire qui nous rassérène.

Arrêt d'autobus mairie du XIXe (je la connais bien, c'est celle que mon grand-père a libérée en août 1944). Ce n'est pas l'heure de pointe, LK monte dans le bus en même temps qu'une dame africaine qui porte un bébé et demande à son petit garçon d'aller s'asseoir à la place libre à côté de LK. Physique Kirikou ; comme il est petit, LK l'aide à monter sur le siège et la conversation s'engage entre elle et Ismaël (sept ans). Le bus longe le parc des Buttes-Chaumont, Ismaël semble rêveur ; puis il se tourne vers LK et observe : « As-tu vu comme ces fleurs blanches sont belles ? » s'ensuit une discussion sur les fleurs blanches, les fleurs rouges, celles qui poussent dans la terre, celles qu'on voit aux arbres. Échange d'informations biographiques : Ismaël annonce qu'il « travaille ». Éclaircissement : il travaille à l'école - et bien, ce que LK avait déduit de sa façon de parler.

Il y a des moments où l'on se réjouit que la bonne vieille école de la République soit encore capable de donner à un petit Malien haut d'à peine un mètre (son obsession c'est de devenir grand, très grand, comme son papa) les moyens d'exprimer ainsi son émerveillement printanier.

Si Mme Le Stylo du Front national remporte les prochaines élections - ce qu'à Dieu ne plaise - et qu'elle cherche noise à Ismaël et sa famille, LK est prête à faire barrage ; elle peut compter sur moi en renfort.

Sur ce, follohoueurs, follohoueuses, comme disait l'excellent Philippe Meyer pour conclure sa chronique France-culturelle : « Le Ciel vous tienne en joie ! »


OFFICIEL : LES CASTORS SONT DE RETOUR

Follohoueurs, follohoueuses, en vérité je vous le dis, que ça vous fasse plaisir ou non, c'est comme ça : avec la montée en puissance silencieuse du Front national,[1] il est inévitable que les castors fassent leur retour.

Qui sont les castors ? me demanderont les innocents.
C'est très simple : ce sont ceux, de droite ou de gauche, qui à chaque fois que le FN monte d'un cran, nous invitent à oublier nos différences d'opinions ou nos détestations personnelles et à « faire barrage ».

Sur la longue durée, on ne peut pas dire que les castors aient été très efficaces : en 2002, M. Jean-Marie Le Pen recueillait 16,86 % des voix au premier tour, déclenchant une sorte de panique à travers l'échiquier politique. En 2022, après vingt ans d'activité des castors, sa fille Marine en obtenait plus de 23 %, score qui dépassait les 40 % au deuxième tour. Rappelons que ce score historique, malgré un mode de scrutin défavorable, a été suivi de l'élection au Parlement de 89 députés frontistes

Comme depuis lors, le Front et sa cheffe n'ont à peu près qu'à la boucler pour monter dans les sondages, il est certain que, mettant en pause leur habitude de se déchirer entre eux, les castors de gauche et de droite vont se réactiver et nous proposer, une fois encore, de « faire barrage ». Pour vous éclairer, ci-dessous ma typologie impressionniste de la galaxie castorienne qui comprend deux nébuleuses : les castors de gauche et les castors de droite.

Les castors de gauche et de droite ne s'entendent à peu près sur rien sauf leur détestation commune du Front ; le problème est qu'ils détestent presque autant, si ce n'est plus, le président Macron qui pour son élection leur a forcé la main en les contraignant à voter pour lui, alors qu'ils n'en avaient aucune envie.

À propos de détestation, les castors de gauche et ceux de droite se détestent à l'intérieur de leurs camps respectifs peut-être avec plus d'intensité émotionnelle qu'ils ne détestent l'autre camp : qu'il s'agisse de rivalités de personnes ou de querelles idéologiques, ils rencontrent d'extraordinaires difficultés à se mettre d'accord sur le mode de construction du barrage.

À gauche, les socialistes se méfient des communistes qui les méprisent et se rebiffent devant la tendance hégémonique de LFI ; entre LFI  et cocos, il existe des divergences importantes doublées d'insupportations réciproques ; entre écolo-féministes et islamo-gauchistes, les écolos, qui  poussés par les vents mauvais  du changement climatique devraient déjà être le premier parti de France, se débrouillent pour se déchirer en interne chaque fois qu'ils refont leur « unité ».

À droite, la « droite dure » accuse la « droite molle » ne pas s'assumer de droite et lui mijote un procès - celui d'être prête à pactiser avec Macron ; parallèlement, les modérés rétorquent avec bon sens aux « durs » qu'il est inutile de s'opposer au Front si l'on adopte ses thématiques, ses idées, son programme à peine ripoliné ; entre les deux vogue le peu ragoûtant M. Bertrand, opportuniste sans foi ni loi qui me donnerait envie d'aller à la pêche un dimanche d'élection - et la dernière fois que j'ai pêché c'était il y a soixante ans, j'en avais sept.

J'aimerais qu'un(e) candidat(e) de droite ou de gauche ou du centre me donne des arguments non castoriens de voter pour lui/elle mais j'y crois pas des masses. Comme croire au pire ne me procure aucune satisfaction, même morose, je sais d'avance que dans quatre ans (ou avant si ça se trouve) je me laisserai convaincre par un castor ou un autre - sauf  si c'est M. Bertrand, auquel cas j'irai peut-être bien vérifier si mes talents de pêcheur ont subi une inexplicable amélioration (à la pétanque je ne suis pas pire qu'avant mon AVC), rejoignant de facto le vaste camp des foutistes, le premier parti de France, ceux qui pensent que tout ça c'est canailles et compagnie - et après tout, le Front ou autre chose ? qu'est-ce que ça changera vraiment ?

Je crains la victoire du Front car sans nécessairement mener au pire (la guerre civile toujours prête à se rallumer, j'aime pas, rien ne m'indique que sa victoire puisse porter autre chose que plus d'intolérance, de démagogie et d'incompétence dans mon pays et en Europe.

Si elle se produit (probable je ne sais pas, mais très possible), il y a aura une gueulante des castoriens qui se vilipenderont entre eux d'avoir même pas été foutus de fabriquer un barrage décent. Certains foutistes diront comme les Brexiters britanniques « mais on n'avait pas voulu ça ! » 

Ce qui arrivera ? les « bavures policières » seront requalifiées « légitime défense » et leurs auteurs décorés, les impôts augmenteront pour ceux qui les paient déjà (les grandes fortunes qui ne les paient déjà pas continueront à ne pas les payer). Et après, comme chantait Brassens : « Chacun sa bonbonne et courage ! »

Oui, follohoueurs follohoueuses de mon coeur, comme vous le constatez, l'optimisme, la joie et la bonne humeur règnent.



[1] Ma fidèle Malcampo me rappelle que ce parti se dénomme désormais Rassemblement national, ce qui ne m'avait pas échappé mais ça doit être le « tradi » en moi - je continue à dire Front, car le Front c'est le Front, nom de nom !


GÉNÉROSITÉ

Dans son regard sur l'éternelle « affaire homme », le grand Tzvetan Todorov était doué au plus haut point du sens de la complexité et de la nuance, deux qualités qui l'éloignaient des plateaux télés où ne s'échangent pas des arguments, mais où s'assènent des « punch lines ». Lecteur et admirateur de Romain Gary, Tzvetan était l'ami de son neveu Paul Pavlowitch, qui avait servi à Gary de « faux nez » lorsqu'il avait créé Émile Ajar.

En lisant le dernier et magnifique livre de M. Pavlowitch, que je n'ai jamais rencontré et n'avais pas lu auparavant, j'ai mieux compris l'amitié de ces deux hommes.
Les quelque 500 pages de Tous immortels (je sais, c'est un peu effrayant) se lisent avec une émotion et une admiration croissantes.

C'est d'abord un vrai tour de force (littéraire, mais pas que) que de faire vivre les figures de « stars » comme Gary (en vrai, non pas son oncle, mais son cousin) et l'actrice Jean Seberg (À bout de souffle, entre autres), sans doute la femme que l'écrivain a le plus aimée, dans une intimité qui ne sombre jamais dans le voyeurisme. Comment rester profondément honnête et résolument pudique, comment dire ce qui fut comme cela fut sans tout dire ? À ces toujours redoutables questions, Tous immortels répond avec une parfaite élégance de style et de sentiments.

Le récit vaut peut-être encore plus de ce qu'il intègre ces deux figures pivots au sein d'une chronique familiale où ne sont pas moins importantes et attachantes les silhouettes de grands-mères nées à Marshalltown, Iowa, dans le Lot ou à Vilnius.

Au terme de cette plongée dans des temps oubliés, le mot qui me vient c'est « générosité » : comment qualifier autrement cette qualité d'âme de l'auteur, à qui son impossible et génial cousin a joué tous les tours de cochon imaginables, y compris une tentative de lui piquer sa jeune et jolie épouse, et qui pourtant persiste dans son admiration pour l'oeuvre comme dans son amour pour l'homme. Peut-être bien est-ce cela même qui l'attachait à Tzvetan, être rare chez qui la lucidité d'esprit et la générosité de coeur cohabitaient.

Références

Tous immortels, de Paul Pavlowitch, Buchet-Chastel, 480 pages,23,50 euros.

Pour Tzvetan, je renvoie une fois de plus à la collection de textes, préfaces et articles que j'ai eu l'honneur de compiler avec l'aide de ses enfants Léa et Sacha et que son ami André Comte-Sponville a généreusement préfacée : Lire et vivre, de Tzvetan Todorov, Robert Laffont/Versilio, 450 pages, 22 euros.

L'Affaire homme, de Romain Gary, Folio/Gallimard, 368 pages, 9,20 euros.

Pour Todorov comme pour Gary, nous avons la chance qu'un bon nombre de leurs oeuvres majeures soient disponibles dans des collections de poche. Renseignez-vous auprès de vos libraires.


LE SENS DES SYMBOLES

Je l’avoue d’emblée, follohoueurs, follohoueuses de mon cœur, je n’ai pas lu le projet de réforme des retraites proposé par le gouvernement et me trouve donc dans l’incapacité de formuler un jugement informé à ce sujet.

S’agit-il de la grande et courageuse réforme qui marquera le deuxième quinquennat de M. Macron ? d’une potion amère, mais nécessaire ? d’un coup de plus du « président des riches » pour promouvoir la « casse sociale » dont il s’est fait le héraut ?

À part ça, j’écoute et je regarde – pas trop, sinon on devient dingue ou abruti, comme un de mes pauvres vieux camarades (99 ans) qui passe ses journées devant les chaînes infos.

Lorsqu’un ministre commence une phrase par « c’est simple » puis s’embrouille, je m’inquiète de déceler un symbole d’amateurisme dans la préparation d’un projet majeur dont la version précédente était si mal ficelée et a généré tant d’hostilité qu’elle a dû être retirée.

Lorsque le jour de la première grande grève, le président remet discrètement à l’Élysée la Légion d’honneur à Jeff Bezos, pas besoin d’être un « nupiste » jusqu’au-boutiste pour y voir un symbole de la déférence devant les puissants de ce monde tandis que les « misérables » défilent. C’est d’ailleurs pendant une nouvelle journée de manifestations que notre président a choisi d’honorer Gisèle Halimi, peu consensuelle figure du féminisme français. Symbole, oui, mais de quoi ? d’une véritable reconnaissance des femmes comme actrices dans la société ? ou d’une manipulation de plus ?

Lorsque le Sénat vote la fin des « régimes spéciaux », sauf le sien, comment ne pas y voir le symbole méprisant de nantis accrochés à leurs privilèges qui, en toute bonne conscience, suppriment les minces avantages acquis de haute lutte par de plus faibles qu’eux. Je repense à ce vieux film italien où un richard explique en substance à son potentiel gendre (Tognazzi ? Gassman ? Manfredi ?) : « Vous les pauvres, vous avez beaucoup plus de chance que nous, les riches, parce que vous êtes solidaires et tout le monde vous plaint alors que nous, les riches, nous sommes seuls et tout le monde nous déteste. »

Lorsqu’un député nupiste pose un pied vengeur sur un ballon à l’effigie d’un ministre, comment ne pas y voir le symbole d’un fantasme d’écrasement ?

Lorsqu’un autre ministre répond à un rappel de faits le concernant par un bras d’honneur, comment ne pas songer au symbole de la dégradation d’une fonction autrefois exercée avec noblesse par un Edmond Michelet, un Robert Badinter ou une Christiane Taubira ?
Il est vrai – autre symbole – qu’avant sa nomination, ledit ministre était un avocat connu pour son choix de clients dans les milieux du grand banditisme et ses déclarations virulentes à l’égard de la magistrature qu’il est aujourd’hui chargé de représenter. On préférerait pour le même personnage s’attacher aux symboles de sa biographie, celle d’un fils d’ouvrier métallurgiste, brillant élève qui finance ses études en exerçant divers métiers comme fossoyeur ou maçon. Caramba, encore raté !

Lorsque le gouvernement, incapable de trouver une majorité, recourt une fois de plus au fameux article 49-3 de la constitution permettant d’adopter un texte sans vote, fait-il de son mieux face à une situation politique et sociale délicate, ou bien décide-t-il d’ignorer délibérément la voix de la Nation ?

Et notre président ? Lorsqu’il refuse de recevoir les leaders syndicaux, est-ce le symbole de « l’homme au-dessus de la mêlée » ou celui du mépris ?

Comme autrefois M. Giscard d’Estaing, au moment de son élection symbole de jeunesse et de renouvellement, achèvera-t-il les dernières années de son mandat sous les insultes, symbole d’une « élite » de privilégiés élus du peuple, mais coupés de lui ? Ou bien parviendra-t-il (mais comment ?) à incarner le symbole du courage réformateur ?

Si cela n’était source d’inquiétude et de chagrin, on sourirait de penser que son héritière présomptive, Mme Le Pen, se présente comme parlant au nom du peuple alors qu’elle est titulaire (en bonne partie par héritage) d’un important patrimoine immobilier.

En attendant, les ordures s’entassent dans bon nombre d’arrondissements de Paris. Après quelques semaines de grève des éboueurs, le symbole de la Ville lumière va-t-il devenir celui de la « ville poubelle » ?


C'EST QUOI, UN ÉDITEUR ?

Ma vie aura été dominée, dévorée, par la passion des mots.

Promotion gratuite : c'est le sujet et la matière d'un remarquable ouvrage paru il y a quelques mois dont je recommande l'achat en nombre et la lecture par le petit nombre (ze happy fioux) de mes follohoueurs et follohoueuses qui ne l'auraient pas encore. Il s'intitule Au commencement et comporte 480 pages de réflexions sur la littérature, d'anecdotes fascinantes, de blagues zilarantes et de commencements zépatants d'ouvrages zadmirables - tout ça pour 28,50 euros, ce qui est littéralement donné pour un tel trésor de kulture et d'amusement.

Mais ce n'est pas tout : pour vous spécialement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, et gratuitement, je complète mes conseils à ceuzécelles qui rêvent d'être publiés (voir mon slog du 5 décembre 2022, So you want to write ?) par quelques réflexions sur ce qui a été longtemps mon métier - celui d'éditeur.

Le mot en français désigne deux personnes auxquelles on donne en anglais deux noms différents : le publisher et l'editor.

Un éditeur est, à l'origine, une personne (publisher) qui prend le risque d'éditer des livres, c'est-à-dire de transformer des manuscrits en livres, de les faire imprimer et de les diffuser à ses frais, moyennant rémunération de leurs auteurs. Exemples français anciens : MM.  Michel Lévy, Louis Hachette, Albin Michel, Joseph Arthème Fayard, René Julliard, Ernest Flammarion, Pierre Larousse, Robert Denoël, Gaston Gallimard, Robert Laffont, Pierre Seghers sont des éditeurs. Exemples plus récents : Mmes Liana Levi, Odile Jacob, Anne-Marie Métailié, MM. Bernard Fixot, Olivier Cohen sont des éditrices/teurs.

L'éditeur est aussi (deuxième sens) l'editor, celui ou celle qui, sous l'autorité du publisher, s'occupe de la qualité générale du texte.

Publisher et editor travaillent au sein d'une entité juridique et commerciale rassemblant les autres services nécessaires à la production et à la diffusion des livres : on désigne cette entité du même mot d'éditeur ou maison d'édition ; le plus souvent, mais pas toujours (les éditions de Minuit ne s'appellent pas éditions Jérôme Lindon), cette entité porte le nom de son/sa fondateur/trice, même si celui-ci/celle-ci ou sa famille n'en sont plus les propriétaires. Dans la vaste majorité des cas, cette entité prend un risque économique, puisqu'elle assume les investissements nécessaires à la publication et à la diffusion ; cette notion de risque m'apparaît comme consubstantielle à la véritable activité d'édition et c'est par paresse ou abus de langage qu'on appelle « éditeurs » ces « éditeurs à compte d'auteur » qui proposent un service payant aux auteurs non publiés par les premiers, mais qui ont le désir (et les moyens, car c'est en général pas donné) de transformer leur prose (ou leurs vers) en un livre qu'ils puissent donner fièrement à leur famille et à leurs amis ou vendre au compte-gouttes. J'en connais certains qui se baladent avec leur stock dans le coffre de leur voiture en vue des signaturzéfestivals où, assis derrière leur petite table, ils attendent le chaland et, tels les commerçants qui « font » les marchés, ils rivalisent d'imagination pour l'appâter (« pas frais, mon poisson ? ! »), voire, l'alpaguer. L'un de ces courageux juge d'ailleurs tout véhicule automobile non à sa consommation d'essence, ses performances sur la route, sa sécurité, sa technologie, son empreinte environnementale, mais au nombre d'exemplaires de ses ouvrages que peut contenir le coffre.

Pour en finir avec cette divagation et en revenir aux maisons d'édition, les vraies, signalons que le publisher est celui qui dirige la maison et prend les décisions essentielles. Il s'agit donc d'une personne humaine, propriétaire (ou non) de la maison d'édition, l'ayant ou non fondée, mais assumant sa responsabilité éditoriale et économique. Certains d'entre eux pratiquent le « micro-management » à un point comique : selon le témoignage d'un de ses anciens salariés, il fallait passer par le bureau de M. Georges Dargaud, fondateur des célèbres éditions du même nom (Tintin, le magazine Pilote, Astérix, etc.), afin d'obtenir son autorisation personnelle pour chaque photocopie. Obsédé de l'ordre autant qu'économe, il passait dans les bureaux le soir après la fermeture et bazardait à la poubelle tous les papiers qui traînaient sur les tables.

Le publisher est un chef d'entreprise, un gestionnaire garant de sa viabilité vis-à-vis de son banquier ou de ses actionnaires, un patron entretenant des relations sociales (empathiques ou conflictuelles, paternalistes ou non) avec les salariés de la maison qu'il dirige. C'est d'abord et surtout la personne qui donne le la du style éditorial de la maison, de ses collections, celle qui est garante de sa fidélité à une tradition, à une identité, et de sa capacité à évoluer tout en restant elle-même.

Le « petit monde de l'édition », constitué autrefois de quelques bourgeois fortunés sensibles à la littérature, a bien changé à l'ère des médias et des réseaux sociaux : le publisher exerce plus que jamais une fonction de représentation : quand sa maison est en vue ou qu'un de ses auteurs fait controverse, il « monte au créneau » pour glorifier ou justifier. Ce n'est pas sans danger, car certains, sous couvert de défendre « la maison », développent des tendances à l'hubris, voire s'« aulassisent[1] » face aux micros et caméras. Cette fonction n'est pas négligeable et suppose un grand discernement, car il faut au publisher savoir quand l'ouvrir et quand la fermer, quand se montrer et quand se cacher. Ceux que l'on voit et entend le plus ne sont pas nécessairement les plus efficaces et les plus discrets sont parfois les plus malins.

Là, pourtant, n'est pas l'essentiel : le publisher est d'abord et surtout une personne qui fait des choix et en assume les conséquences.

Même s'il s'entoure de conseillers ou d'un comité de lecture, c'est la personne qui, en dernier recours, choisit, décide, s'engage et indique les priorités de publication. Devant ses auteurs, ses responsables de collection, le véritable publisher dit « oui » ou « non » et, s'il prend le temps de la réflexion, ne laisse pas indéfiniment ses interlocuteurs patauger dans les marécages du doute. Tout le monde a envie d'entendre un « oui » enthousiaste plutôt qu'un « non » méprisant, mais c'est comme dans le reste de la vie : rien n'est pire que « rien », « bof » ou « on verra ». Un bon « non » bien argumenté vaut mieux qu'un « oui » mollasson : au cours de ma longue vie d'auteur, quelques « non » m'ont été très utiles, m'ont obligé à reprendre un manuscrit, voire à le mettre de côté pour de bon. Savoir dire non clairement, mais sans brutalité inutile est un des attributs auxquels on reconnaît le véritable publisher. J'ajoute que pour dire oui avec efficacité, il est nécessaire d'avoir eu le courage de dire non assez souvent.

Faire une première synthèse de ce qui précède, c'est aboutir au portrait d'un être paradoxal. Pour le définir, je cite pour la première fois (mais pas la dernière) Bernard Fixot, fondateur (avec l'aide de votre serviteur et de la regrettée Anne Gallimard) des éditions Fixot, puis de XO Éditions (« Lire pour le plaisir ! ») : « Un éditeur, c'est quelqu'un qui est capable de discuter le matin avec un poète et l'après-midi avec son banquier. »

Là-dessus me reviennent en mémoire deux autres définitions du métier, volontiers données par mon ancien partenaire-et-patron. La première est assez magnifique : « Être éditeur, c'est publier les livres qu'on aime et en vendre assez pour pouvoir continuer. » J'ai ici souligné les trois mots-clés : aimer, vendre et continuer.

Parlons donc d'amour, de vente et de continuité.

I. - L'amour toujours.

Sans amour (coup de foudre ou non), pas d'édition.

Il en est des amours littéraires comme des amours humaines. Après une rencontre fortuite (un manuscrit pioché dans la pile des envois, ça n'est pas fréquent, mais ça existe) ou préparée (quelqu'un connaît quelqu'un chez X et lui recommande un ami - ça n'est pas tout le temps comme ça, mais ça existe aussi et c'est même fréquent) naît un sentiment.

Ce peut être un coup de foudre qui débouchera sur une liaison brûlante, aussi passionnée que fugace. Née dans l'embrasement, l'histoire s'achèvera mal, parfois dans le ressentiment, voire la haine ; j'ai connu ça, je l'ai observé comme editor, l'ai vécu comme auteur.

Ce peut être aussi une « vraie histoire d'amour » débouchant dans certains cas sur un mariage ou un concubinage durable. Dans ce cas, le publisher ne devrait pas oublier l'adage selon lequel « il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour ». Alors il sait dans la durée apporter à l'auteur soutien psychologique et matériel, dans des domaines parfois bien éloignés de la littérature. Bernard (Fixot, plus haut cité) aimait à relater une anecdote. La scène se passe au comité de lecture de la maison Gallimard dont il est alors le (très jeune) directeur commercial. C'est une grand-messe hebdomadaire et les membres du Comité, souvent écrivains de renom, se plient à sa discipline monastique. Y veille Mme Odette Laigle, qui fait respecter la règle inflexible : on n'interrompt le comité de lecture sous aucun prétexte. Pourtant, ce matin-là, Odette enfreint la règle et vient chuchoter quelques mots à l'oreille de Gaston Gallimard, le légendaire fondateur de la maison et à cette époque encore son maître absolu. Sur ce, Gaston se lève, s'adresse à l'assistance : « Je vous prie de m'excuser, j'ai un appel urgent à prendre. » Gaston disparaît quelques minutes avec Odette, revient. « Je vais devoir vous laisser. C'était Montherlant. Il y a une fuite dans sa salle de bains. Il faut que je lui trouve un plombier. »

L'éditeur se trouve ainsi mêlé intimement aux soucis de la vie pratique de ses auteurs, comme aux aléas de sa vie sentimentale. Je me souviens d'un écrivain (l'excellent Alphonse Boudard) dont la double vie amoureuse générait de complexes problèmes contractuels et comptables, car il fallait payer une partie de ses droits d'auteur à sa légitime épouse et l'autre à sa régulière maîtresse.

Quoi qu'il en soit de ces aspects annexes, on en revient toujours aux bases : l'amour d'un auteur non pas forcément pour ses qualités humaines (certains sont de véritables fripouilles), mais pour la qualité de ce qu'il/elle écrit. J'ai eu[2] connu un éditeur (toujours en activité) qui toute sa vie a par amour de ses livres (et amitié aussi, je crois) publié et aidé financièrement un auteur (aujourd'hui décédé) dont les livres non seulement n'entraient jamais dans les listes de best-sellers et rarement dans les sélections des prix littéraires, même mineurs, mais ne faisaient qu'à l'occasion l'objet de consistantes recensions critiques. J'ajoute que l'aussi sympathique que talentueux Jacques A. Bertrand ne « réseautait » pas et ne faisait partie d'aucun jury, d'aucune académie, d'aucune commission distribuant les subventions. Il n'y avait donc aucune sorte d'intérêt, direct ou indirect, à Bernard Barrault à lui apporter son soutien : y suffisaient la foi fidèle dans son talent et la conscience de ses difficultés au quotidien.

Pour refermer ce premier chapitre, je crois (je crois vraiment) que l'édition devrait toujours rester cet engagement passionné ; il est triste, il est affligeant, de voir des éditeurs publier par habitude, en suivant des procédures routinières. Comme l'écrivait autrefois Georges Brassens : « Il vaut mieux ne pas faire les choses que les faire sans passion. »

2. - Parlons chiffres.

« J'aimerais pousser une longue plainte jusqu'à 100, 150 000 exemplaires », dit un personnage de Sempé assis dans le bureau de son éditeur. Vendre ! même les auteurs qui disent s'en moquer en sont obsédés autant que de la reconnaissance critique. Plus, même, si par malheur ils sont dépendants du montant de leurs droits d'auteur pour payer leur loyer et leurs factures. Quant aux éditeurs eux-mêmes, qu'ils veuillent vendre c'est heureux et souhaitable - c'est leur métier, c'est ce qu'on attend d'eux. Encore faut-il qu'au moment où ce livre, tant aimé six mois plus tôt, sort, ils s'y emploient et s'en donnent les moyens. C'est loin d'être toujours le cas, car l'amour des éditeurs est comme celui de certains séducteurs, fondamentalement polygame. Il est plus facile et moralement acceptable d'aimer plusieurs livres en même temps que d'avoir plusieurs partenaires amoureux, mais si ces objets de désir sont trop nombreux, plus aucun ne peut bénéficier de cette concentration absolue, de cette détermination qui sont les conditions du succès. Trop d'éditeurs publient trop de titres et, affolés devant leur propre programme, restent passifs à l'heure de la sortie. Tel l'homme qui a trop d'amantes pour les satisfaire toutes, ils se dispersent sans procurer de plaisir, attendant que les attachées de presse accomplissent des miracles ou que « quelque chose » se passe ». Ce « quelque chose » se produit parfois, mais c'est rare.

Pour clore ce chapitre « vente », je ne résiste pas au plaisir un peu taquin de citer une autre définition du métier (la troisième et dernière) estampillée Fixot : « Il n'y a que deux raisons de publier un livre. Soit il s'agit d'un chef-d'oeuvre, soit on va le vendre. »

C'était dit en manière de provocation aux « directeurs de collection » de Laffont, la maison dont il venait de prendre la direction avec son fidèle adjoint (moi). Ça couinait beaucoup dans les couloirs, mais c'était bien envoyé, car ils avaient (pas tous, mais presque tous) tendance à proposer à la publication un nombre déraisonnable de titres sans sérieuse considération des moyens de les vendre. J'ai même entendu l'un d'eux, mis en face de l'évidence des pertes sur un de ses titres (à-valoir important, ventes faibles) dire sans perdre son sérieux : « On perd oui, mais on se rattrape sur la quantité. »

Je dois reconnaître qu'à prendre la formulation fixotienne au pied de la lettre, je n'aurais jamais dû être publié, car si je n'ai jamais (à ma connaissance) écrit de chef-d'oeuvre, aucun de mes livres n'a été un best-seller ; seuls deux (sur la quinzaine que j'ai publiés en quarante-cinq ans) sont entrés, à faible altitude, les classements où ils ne sont pas restés longtemps ; j'espère néanmoins avoir écrit quelques bons livres que mes différents éditeurs ne regrettent pas d'avoir publiés et dont les lecteurs conservent un bon souvenir. 

Pour clore ce chapitre « ventes », une phrase entendue dans la bouche d'un de ces « petits hommes gris » qui venaient nous contrôler, chez Laffont, à l'époque où un grand capitaine de la finance et de l'industrie avait repris le groupe d'édition dont la maison faisait partie et entendait nous inculquer les sains principes de l'économie moderne auxquels nous étions rétifs. « Pourquoi, demanda ce sage, publier dix livres qui se vendent à 10 000 exemplaires alors qu'il serait beaucoup plus simple et rationnel d'en publier un seul diffusé à 100 0000 ? » Pourquoi, en effet ?

A. - Parce que, sauf exception, il est assez difficile à un éditeur, même s'il est aussi avisé qu'optimiste, d'avoir des certitudes de cette nature. « Le premier ouvrage de fiction d'un éditeur », disait l'un d'entre eux, « c'est son budget ». Combien de succès arrivent de nulle part, déclenchés par un battement d'ailes de papillon ? À l'inverse, combien de « best-sellers » annoncés se cassent-ils la gueule dans les grandes largeurs ? « Rien n'est plus triste », disait un de mes camarades auteurs, « qu'un best-seller qui ne se vend pas ». Boutade, mais pas que?

B. - Parce que, sauf pour un écrivain qui s'impose dans la durée et « a son public », les conditions d'un succès de librairie sont complexes et fluctuantes. Un bon éditeur tâche de les flairer, de les anticiper, de les favoriser, mais il ne peut ni les créer ex nihilo, ni maîtriser ces imperceptibles et inquantifiables facteurs « chance », « humeur du temps » dont le rôle est essentiel, pas plus qu'il ne peut mesurer l'intensité de l'indispensable bouche-à-oreille qui fait les grands succès.

3. - L'amour dure-t-il deux ans ?

Ayant détourné un titre (pas lu, rien à dire dessus) de M. Beigbeder, reprenons et filons la métaphore amoureuse : l'édition ce n'est pas (à mon sens en tout cas) une étreinte furtive, c'est un amour qui dure. Croire en un auteur, c'est l'accompagner jusqu'à ce qu'il trouve un public, si cette rencontre ne se fait pas immédiatement. C'est rester à ses côtés dans les phases plus difficiles de sa vie éditoriale. Être le meilleur ami de Machin(e), no 1 des ventes, c'est facile ; continuer à lui témoigner affection, confiance et soutien quand ielle n'est plus au sommet, plus à la mode, c'est autrement plus important. Auteur, je suis content que mon éditeur soit présent quand je reçois honneurs et reconnaissance ; mais c'est quand je me retrouve seul, attaqué ou détesté, ignoré, oublié, que sa présence m'est précieuse et que l'« amitié » qu'il m'a témoignée aux temps heureux est autre chose qu'un « bruit qu'on fait avec sa bouche » (l'expression, dans un autre contexte, est du poète René Daumal).

Être éditeur, c'est donc aussi dire la vérité à l'auteur, si l'on pense qu'il s'est égaré ou n'a pas assez travaillé. Ce n'est pas une vérité d'évangile, car l'éditeur n'est pas Dieu, pas plus qu'il n'est dépositaire d'une science ou d'un sixième sens infaillibles qui lui permettraient de juger en absolue certitude de la qualité des manuscrits.

C'est encore ne jamais oublier un paradoxe : dans la « chaîne économique » du livre, les libraires vivent (médiocrement ou mal, en général), les maisons d'édition, diffuseurs et distributeurs connaissent des hauts et des bas ; à quelques notables exceptions près, les auteurs ont intérêt à avoir une autre source de revenus pour tenir le coup - sans en faire des salariés ou des « assistés », il serait bon que les éditeurs se souviennent parfois que les écrivains aussi ont des fins de mois à boucler ; si iels travaillent et deviennent de chroniques insomniaques par « amour de l'art » ou parce qu'ils n'ont aucun talent ni aucun goût pour une autre activité, ce n'est pas une raison pour se désintéresser de leur situation économique.

 

Fermons le chapitre « maisons d'édition » et ouvrons celui du deuxième sens d'« éditeur », celui que les Anglo-Saxons appellent l'editor.

L'editor est celui ou celle qui, au sein de la maison d'édition, suit l'auteur(e), échange plus régulièrement avec iel[3], suit ses projets, lit la première version d'un nouveau manuscrit, formule un premier jugement critique, des suggestions éditoriales parfois générales, parfois plus détaillées. Ce dernier point me paraît essentiel, car il est vrai que le diable est dans les détails : rien n'est plus précieux pour l'auteur(e) qu'une lecture critique attentive et rien n'est plus triste que ces livres qui ont été confiés directement à un(e) correcteur/trice avant d'être imprimés. Lorsque le livre est accepté et programmé, c'est l'editor qui va donner le ton à l'intérieur de la maison, partager son enthousiasme. L'editor est aussi celui/celle qui reste là dans les périodes difficiles, qui n'oublie pas, celui/celle dont la présence ne dépend pas des aléas commerciaux ou critiques.

Certains publishers sont parfois en même temps d'excellents editors, capables à l'occasion de se plonger dans un texte avec une extrême concentration et de mettre de côté leurs autres obligations pour accompagner l'auteur du début à l'aboutissement du processus éditorial. J'ai connu cela deux ou trois fois dans ma vie : pour mon roman L'Arabe, pour les éditions française et québécoise de mon récit Partie gratuite et, plus récemment, pour ma compil Au commencement[4]. Dans les trois cas, la suite, comme disent les footeux, a été plus « compliquée », mais je garde de ces heures de travail en commun un souvenir reconnaissant et ébloui.

Je m'aperçois en me relisant que mon double portrait est assez éloigné de ce que je comprends du manager dans l'édition moderne : devenue une « industrie », celle-ci n'a plus le temps, elle est dominée par l'obsession de la performance, du résultat immédiat et les editors eux-mêmes sont soumis à l'obligation de rendement. On a l'impression que les grands groupes traitent leurs maisons d'édition comme les milliardaires leurs clubs de football, recrutant de nouveaux entraîneurs sans leur donner le temps ou la sérénité de construire dans la durée. En termes de contenus, à force de chercher du chiffre à court terme, même de bons editors finissent par intérioriser une sorte de « formatage » généralisé et tentent d'imiter ce qui vient de marcher. Jadis, on se tournait vers la télévision ou la radio pour générer de nouveaux auteurs, quitte à leur trouver des « nègres » s'ils étaient incapables d'écrire ; aujourd'hui on va du côté d'Internet, des influenceurs, de ceuzécelles qui génèrent des millions de « likes ». « Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline. « Tel auteur, combien de followers, combien de vues ? », demandera le publisher modern style.

Il est vrai qu'un éditeur qui ne vend pas (ou pas assez) est en danger de mort ou d'être racheté par un plus gros.

Il est vrai aussi que si peu à peu, au lieu de publier des textes, on publie des « contenus » hâtivement rédigés, plus ou moins interchangeables et « marketés » avec précipitation, l'édition existera encore comme un processus mécanique sans foi ni sens et sera accomplie la prophétie annoncée il y a près de trente ans par André Schiffrin[5] de « l'édition sans éditeurs » - ni auteurs, d'ailleurs, car les textes seront produits sur ces plateformes d'écriture qu'on voit fleurir un peu partout, voire générés par des moteurs d'Intelligence artificielle.

Reste à espérer qu'ici et là, quelques « résistants » parviennent à garder curiosité, passion et sens de l'aventure intacts - et à tenir assez longtemps. Peut-être sommes-nous condamnés, comme à la fin de Fahrenheit 451, à devenir des « hommes-livres » qui se cachent dans les bois en nous passant des exemplaires recopiés à la main de livres aimés - car ce n'est pas l'édition qui compte, sa rentabilité, son économie générale, mais les émotions, les réflexions, le bris de solitude que provoquent au plus profond de nous les textes que nous lisons.

 



[1] Néologisme tiré du nom de l'indéracinable président de l'Olympique lyonnais, M. Jean-Michel Aulas, connu non seulement pour les résultats brillants de ses clubs, mais aussi pour sa mauvaise foi extrême et sa tendance, lorsque ça tourne mal, à faire sauter des fusibles plutôt qu'à assumer ses responsabilités.

[2] Provençalisme fautif, mais qui me plaît bien.

[3] Je sais, c'est pas ça, iel, mais pour « il ou elle » ça me semble efficace et plus ou moins dans l'esprit - et pas blessant pour iel.

[4] Follohoueurs, follohoueuses, qu'on se le dise ! On peut trouver ces trois ouvrages remarquables, le premier en poche (collection Folio), les deux autres dans leur édition d'origine (Robert Laffont pour Partie gratuite et Phébus pour Au commencement.

[5] Le fils de Jacques Schiffrin, fondateur des éditions de la Pléiade rachetées par Gaston Gallimard, avait lui-même fondé Pantheon Books, aujourd'hui part du groupe Penguin Random House, filiale du groupe allemand Bertelsmann.


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