Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


L'HEURE DES COMPTES

Non il ne s'agit pas des comptes auxquels tu penses spontanément, ô lecteur attentif à l'actualité :

-       la litanie de notre prière covidienne, non ! 

-       les douteux comptes de campagne de M. Sarkozy , non plus !

-      les déficits abyssaux des comptes publics creusés par l'incurie ou la crise sanitaire ? point !

-      les comptes, mécomptes et recomptes  des votes dans les états américains, non, non, trois fois non !

Aucun de ces comptes ne m'a empêché de dormir, au contraire de ceux auxquels je m'adonne alors qu'après quatre séries d'épreuves, je dois cesser de reprendre mon prochain livre  Au commencement (a not so small book of beginnings) », à ne pas chercher en librairie quand elles réouvriront, car il n'est pas destiné à la vente mais, imprimé à un petit nombre d'exemplaires, sera mon cadeau de Noël à mes enfants et à ceux de mes amis qui lisent assez de français, d'anglais, de franglais et même de frenglish pour apprécier ma promenade divagante au milieu de quelques dizaines des débuts de livres, de nouvelles ou d'articles qui ont accompagné ma vie et en ont été l'aliment principal, avec l'amour et l'amitié. Quand on approche les 400 pages et qu'on songe à tous les textes merveilleux qu'on n'a pas pu insérer (comme dans les ouvrages savants, une bonne part de l'espace est occupée par des notes, détails personnels, commentaires faciles, blagues à deux balles), il est temps de marquer une pause. Incapable de m'arrêter de compiler des index inutiles : quelles maladies ont affligé nos auteur(e)s, quels ont été leurs démêlés avc la justice ? ont-ils été confrontés à la prison, à la guerre ?  lesquels sont morts de mort violente ? Ou bien, absolument vain,  combien de titres avec des noms d'animaux ou de villes ? peut-être plus utile quelles furent les occupations extra-littéraires de ceux dont l'histoire  a retenu le nom ? tout ça m'occupe et m'obsède? Blaise Pascal, ayant inventé à seize ans la première machine à calculer, a-t-il également enseigné l'escrime, art dans lequel il était assez versé pour écrire un traité ? Anthony Trollope, comme je le croyais, a-t-il travaillé à la Chambre des Communes ? Non, mais à l'administration des Postes. René Descartes est-il mort de l'exposition au froid suédois ou de l'ingestion d'une hostie empoisonnée à l'arsenic ? Sur tous ces sujets mon ami Wiki vient à mon secours, me perturbant plus souvent qu'il n'apaise mes doutes, m'assommant de détails que je ne cherchais pas, ne me donnant pas ceux que je cherche. L'absence de but pratique rend la quête obsédante et m'empêche de reprendre le cours de mes lectures interrompues. J'ai la chance de ne pas avoir l'équipe Giuliani-Trump au cul, M. Biden et Mme Harris n'ont pas besoin de moi et aucun éditeur, ébloui par mon talent ou le compte de mes ventes mesuré par GFK ne me persécute de son amour, donc it's all cool, mais j'arrive pas à arrêter. Aussi, ça doit être l'âge, j'ai du mal à finir : mon roman qui est presque fini depuis deux ans, et même mon post de slog commencé il y a trois semaines sur la liberté et ses fantômes. Au moins celui-ci je l'arrête et je me remets à lire (pause dans Châteaubriand, Jorge Amado).

Rien à voir, mais souvenir d'une lecture de Simon Leys, je ne sais plus lequel de ses merveilleux petits essais non chinois : le bandit et révolutionnaire mexicain Pancho Villa fait face au peloton d'exécution, un événement auquel assistent des dizaines de journalistes. Au moment où l'on va lui bander les yeux, il se tourne vers les représentants de la presse, conscients de la solennité du moment : « Dites? » commence-t-il avant de s'interrompre. Pendant quelques secondes un silence religieux règne. « Dites? », reprend Pancho d'unevoix étranglée qui s'achève en sanglot : « Dites que j'ai dit quelque chose. »
Je ne saurais dire mieux.

 

Références :

Jorge Amado, Bahia de tous les saints (Folio n°1299)

Simon Leys  (Pierre Ryckmans) était le meilleur des Belges un peu comme Todorov était « le meilleur des Bougres : Le Studio de l'inutilité ; L'Ange et le cachalot ; Protée et autres essais ; Le bonheur des petits poissons, tous réédités en format de poche. Et comme tout est bon chez lui, il n'y a rien à jeter : La mort de Napoléon, Les Naufragés du Batavia et Les Essais sur la Chine.


ETHIQUES ET TIC ET TOC

Je l’ai écrit souvent ici, Tzvetan me manque et il ne se passe pas de jours sans que l’actualité ne me donne envie de décrocher mon téléphone pour entendre sa voix ou de sauter dans le métro (la ligne 7 était notre ligne de vie, de Jussieu à Louis-Blanc). Pour un homme à la voix douce et aux idées modérées, il était capable d’exprimer des points de vue forts – et pas nécessairement consensuels. On pouvait toujours essayer de s’engueuler avec lui si on ne les partageait pas mais c’était difficile car, d’accord ou pas d’accord, on ressentait que l’on apprendrait plus à l’écouter qu’à le contredire. Et puis il est très difficile de s’embrouiller avec un homme à qui il est indifférent d’asséner le « et toc » final d’une discussion, à qui il n’importe tant d’avoir raison que de discerner le plus clairement possible la lueur et les contours d’une incertaine vérité.

Je me souviens d’un diner chez lui (chez eux) quelque temps après l’attentat de Charlie. Nous étions également horrifiés de l’attentat et j’exprimais une version pas spécialement originale de ce qui se disait partout : il était insupportable de contester à Charlie, un journal dont l’histoire s’était construite dans la provocation et le défi aux institutions comme aux religions, le droit de publier ces caricatures, dessins dont la médiocre qualité était loin des géniales critiques sociales de Reiser, de la poésie déjantée de Cabu ou des tendres obsessions féminines de Wolinski. Au nom d’une liberté chèrement acquise par ses devanciers, Charlie bénéficiait du droit de les publier. Oui, dit Tzvetan en substance, Charlie et les journaux publiés en régime démocratique ont le droit de publier ces dessins et c’est un droit qui nous est cher. Mais renoncer à les publier, comme l’ont fait plusieurs journaux danois et d’autres en Europe et en Amérique, est-ce renoncer à l’exercice de la liberté ? Pour illustrer son propos, il revint à la distinction classique entre « éthique de liberté » et « éthique de responsabilité », une distinction théorisée par le sociologue Max Weber et que l’on peut traduire ainsi grossièrement : que j’aie la liberté d’accomplir un acte, de prononcer une parole, de publier un texte (ou des dessins) ne signifie pas que je doive le faire : je peux sans abjurer ma liberté décider au nom de ma responsabilité (morale, sociale) de ne pas le faire. La rédaction qui ne publie pas les caricatures est-elle victime de « l’islamiquement correct » rampant ou bien ses membres pensent-ils seulement à des musulmans qui pourraient en être inutilement blessés ? Cela ne signifiait pas (hier comme aujourd’hui) qu’en privilégiant le principe de liberté sur une interprétation du principe de responsabilité, que Charlie et ses journalistes « méritassent » en quoi que ce soit d’être attaqués et tués. Le paradoxe qui échappait à la paire de crétins endoctrinés comme au Pakistanais au hachoir est que ceux qui prétendent défendre l’islam ne sèment que la honte et l’horreur chez une majorité de ses adeptes et le dégoût, voire la haine, chez beaucoup d’autres. Quant à l’ambition de « tuer Charlie », les islamo-criminels tuent (ou blessent) des êtres humains mais font à leur corps défendant une promotion mondiale à ce qu’ils détestent. Il serait de mauvais ton, face à tous ceux qui clament leur amour de la liberté de rappeler que ce n’est pas l’aimer moins que se priver parfois de son exercice ou d’y fixer des limites en fonction des sensibilités et du moment. En ces circonstances, d’une éthique à l’autre, il n’y a pas de « et toc ! » qui tienne.

Références :

Tzvetan Todorov : Nous et les autres (Seuil, 1989, réédition collection Point Seuil);

La Peur des Barbares (Robert Laffont, 2008)

Et toujours : Lire et Vivre ( Robert Laffont, 2018)


CONTRADICTIONS ET DISTANCIATION

Si j'en crois les informations, c'est un jeune homme né au Pakistan qui vient de blesser des malheureux dont le seul crime était de travailler dans les anciens locaux de Charlie Hebdo, qui venait de republier les caricatures ayant fait couler tant d'encre et de sang il y a cinq ans.

Si j'en crois les mêmes informations, cet homme, arrivé chez nous comme « mineur isolé » et pris en charge comme tel, n'en aurait pas été un. Mineur, pas mineur, il revendique les faits - et en urdu s'il vous plaît !  Le « pays des purs », fondé pour être la terre de l'Islam par un mourant qui mangeait du porc, est devenu une marmite où mitonne un douteux brouet islamiste justifiant sur son territoire les crimes contre les apostats, de sexe féminin en particulier, et dans le reste du monde les fatwas contre les mal-pensants.

D'autre part, et à l'occasion de la même attaque, c'est un jeune homme né en Algérie qui a passé quelques heures en garde à vue. Complice ?  Que nenni : ce quidam a en réalité tenté d'arrêter l'assaillant - un réflexe qui comportait des dangers si l'on se souvient que le féroce défenseur de Mahomet tenait à la main non un téléphone portable ou un Coran, mais un hachoir de boucher.

On en connait (et pas seulement à « droite de la droite ») qui ne retiendront que la première partie de la nouvelle et réclameront la fin d'une immigration qui attire chez nous des meurtriers détestant nos valeurs de liberté et de laïcité. Pour tout arranger, on apprend que ce même jeune homme avait été il y a peu arrêté en possession du même outil, puis relâché après un simple avertissement - lui a-t-on donné en prime l'adresse de l'école de la Boucherie ou a-t-on craint pour lui les représailles des militants du bien-être animal ? Ces goûts tranchants pour un individu qui n'aime pas le saucisson auraient pu alerter.

Sur CNews et BFM TV, des voisins de l'assaillant témoigneront du fait qu'il avait, dans les jours précédant son geste, refusé de serrer la main à une jeune femme et de manger un sandwich jambon-beurre-cornichons à la Postale - un homme masqué jurera l'avoir vu cracher par terre, jeter le sandwich dans une poubelle  puis hurler Allahu Akbar ! », sous les yeux  indifférents d'un policier trop occupé à compléter sa grille de loto. Tout aurait donc pu être évité :

1. Pourquoi n'a-t-on renvoyé à fond de cale vers Karachi un faux mineur ignorant les Lumières et ne parlant pas la langue de Molière, Coluche, Pierre Dac et Maurice Chevalier ?

2. comment ne l'a-t-on pas fiché S  et collé au mur avec ses potes terroristes dès la première incartade ?

3. pourquoi nos sous gagnés à la sueur de nos fronts servent-ils à financer l'accueil trois étoiles de criminels en puissance -  sans compter les gras émoluments de traducteurs de langues non chrétiennes ?

Trêve d'âneries. (ça m'est difficile : un vieil âne de manège a trouvé refuge dans mon bureau et m'observe du coin de l'oeil).

Le fait est que l'on trouve parmi les Français issus de l'immigration ou les immigrés de plus ou moins fraîche date aussi bien des « Youssef » (le courageux qui s'interpose) que des « Ali »  ou « Zaheer » ( le jeune Pakistanais au hachoir), les frères Kouachi (les auteurs de l'attentat de Charlie) ou des « neutres » qui, comme la population « souchienne », se contentent de gagner leur croûte et de rentrer à la maison pour faire leurs prières (ou pas) quand le boulot est fini et regarder le docteur Damien Mascret nous donner des nouvelles covidiennes au journal télé. Ces contradictions sont le fruit de notre histoire, elles sont le quotidien de notre société et, au-delà des questions de police qui se posent à chaque attentat, de celles liées à l'immigration, à l'éducation ou à l'intégration, leurs mécanismes sont si complexes que nous devrions nous garder des jugements à l'emporte-pièce autant que des décisions hâtives.  L'émotion peut expliquer les premiers - et si l'un de mes enfants avait été attaqué au hachoir, je ne peux promettre que ne sortiraient de ma bouche que paroles de tolérance et d'amour de la justice ; quant aux secondes, on sait que les politiques ne peuvent ignorer les passions, mais c'est leur honneur de ne pas y céder ; écoutant ceux qui se sont fait profession de les manipuler avec cynisme, je  préfère pratiquer la distanciation sanitaire.


VÉRITÉ ET DÉMOCRATIE : LE CAS TRUMP

Si l'on suit Tzvetan Todorov, inspiré par l'exemple de Germaine Tillion, la vérité des faits n'est pas le fruit changeant, incertain, de la subjectivité personnelle ; le respect pour eux, au-delà des  émotions, des opinions et des jugements, est même considéré par ces auteurs comme une des conditions de l'exercice démocratique ;  leur distorsion systématique, à l'image des constantes retouches photographiques opérées par le régime stalinien, est l'une des caractéristiques des régimes totalitaires.

 Quand  les faits  et les chiffres  ne lui conviennent pas,  M.  Trump les qualifie de « fake news » ; le mépris qu'il affiche à ce sujet est un signe particulièrement inquiétant pour les Etats-Unis et pour le monde. Cette vedette de télé-réalité, faux self-made man et fils à papa, ressemble de plus en plus à un Arturo Ui, le héros  inspiré à  Bertolt Brecht par Adolf Hitler, à l'âge des réseaux sociaux. Il a développé une énergie inouïe à tenter de démentir deux adages  célèbres d'Abraham Lincoln, auquel il aime à se comparer favorablement : « Aucun homme n'a assez de mémoire pour réussir dans le mensonge. » et « On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. »

Dans ces conditions, quoique, à entendre les médias français, sa défaite aux prochaines élections soit inéluctable, on peut s'inquiéter de voir s'enclencher les mécanismes ayant abouti à son élection il y a quatre ans, aggravés par le fait qu'en sus du soutien de Fox News et de la complicité de facto des médias « libéraux » obsédés par lui, l'occupant de la Maison Banche s'est assuré  l'appui du Sénat, de nombre de gouverneurs, et de la majorité de la Cour Suprême. On peut néanmoins espérer que le plus grand président républicain de l'histoire U.S. - et l'un des plus grands tout court - aura raison malgré tout et que le peuple américain, abusé une fois il y a quatre ans (« un certain temps »), ouvrira les yeux sur la gestion catastrophique (chez nous c'est pas top, mais en comparaison c'est le rêve) de la pandémie Covid et des choix économiques et fiscaux dont les pauvres et la middle class sont les victimes. M. Biden n'est pas un candidat qui fait rêver - c'est ce que certains démocrates, à gauche, lui reprochent- mais c'est un mensonge sans vergogne de le présenter comme une marionnette à la botte des socialistes qui va mettre l'Amérique à feu et à sang - cela, M. Trump y contribue déjà largement lui-même en aggravant des tensions raciales explosives; certes leurs causes profondes remontent aux origines  même du pays  et traversent ses  plus de deux siècles d'histoire ; mais en jetant de l'huile sur le feu par ses déclarations à l'emporte-pièce[1], en mentant sur l'existence de complots gauchistes  afin de créer l'illusion d'une équivalence avec les forces  (très réelles, elles) des  tenants de la suprématie blanche, il est difficile à M. Trump, ignorant la géographie de son propre pays [2], de se présenter comme le candidat de l'équilibre, de l'ordre  et de la paix civile.

L'ensemble des peuples du monde, dont les vies sont influencées si profondément pour les décisions américaines, devrait en toute logique avoir un ou deux « grands électeurs » à  l'occasion de la présidentielle U.S ; il est finalement bon que cet amendement n'ait pas été voté, ni même  jamais envisagé : nul doute, si un Obama et un congrès à majorité démocrate l'avaient par extraordinaire  instauré, que Trump et son « gang du chou-fleur » prétendraient que l'élection s'en trouve faussée. S'agissant d'un homme dont l'élection a été favorisée par des manipulations russes et qui prétend sans la moindre preuve que le vote par correspondance est une source de fraude massive, on peut s'attendre à tout.  

Pour nous sortir de cette gadoue, on ne peut mieux faire que de citer Germaine Tillion elle-même : «  Je pense de toutes mes forces que la justice et la vérité comptent plus que n'importe quel intérêt politique. » Wish that it were, Germaine ! Que le peuple américain vous entende !

 

P.S.

Dans une interview au New York Times,  M. Trump avançait  sans honte un excellent argument en faveur de sa réélection : il fait vendre. Exact. D'après un ami journaliste new yorkais (vive l'apéro zoom !), le Times, le Washington Post et le Wall Street Journal enregistrent des records d'abonnements ; d'autre part plusieurs livres anti-Trump se trouvent sur la liste des best-sellers. L'actuel président U.S. est bien l'un de ces candidats de télé-réalité qu'on adore détester : avec lui les tirages et les audiences télé montent. Assez pour qu'il soit réélu ?  Souvenons-nous qu'en 2015, pendant la primaire républicaine il avait soulevé un tollé en rabaissant John McCain, homme politique critiquable mais salué pour son courage pendant sa longue détention aux main des Nord-Vietnamiens, affirmant que les vrais héros ne se faisaient pas prendre ;  Trump  avait  alors subi les foudres du New York Post, quotidien populaire démagogue appartenant à M. Murdoch, et beaucoup le donnaient pour fini. Quelques mois plus tard il devenait pourtant le quarante-cinquième président des Etats-Unis.

PPS. J'ai croisé Malik sur le faubourg : nouvelle animation musicale annoncée, au Bistrot du Canal cette fois.

 

Références :

La Résistible ascension d'Arturo Ui, pièce de Bertolt Brecht écrite en 1941 et publiée en 1958 (disponible aux éditions de l'Arche)

Germaine Tillion, Combats de guerre et de paix (Seuil, 2007)

Tzvetan Todorov, Lire et vivre, préface d'André Comte Sponville (Robert Laffont/Versilio, 2018)

Sur Abraham Lincoln, sauf erreur de ma part, le livre de référence est celui de Doris Kearns Goodwin, une historienne dont le seul défaut à mes yeux est d'être une fanatique de l'équipe des Red Sox de Boston, les ennemis favoris de mes chers Yankees. Team of rivals, the political genius of Abraham Lincoln (Simon and Shuster, 2005), livre qui a servi de support au (bon) film de Spielberg, Lincoln (2012) avec le toujours excellent Daniel Day Lewis. Pas une raison pour oublier le classique Young Mr. Lincoln, de John Ford avec Henry Fonda (1939) ; Abraham Lincoln chasseur de vampires (le livre et l'adaptation filmée de 2012) sont plus des curiosités qu'autre chose.

Sur ce qu'est une élection présidentielle américaine, il existe  notamment un (énorme et magnifique) ouvrage, What it takes, de Richard Ben Cramer (1047 pages, Random House, 1992) consacré à la présidentielle de 1988 -  celle qui a vu l'élection du premier George Bush ( pas W, les filles, H - et le jeune Biden faisait déjà partie des prétendants démocrates)  plusieurs de mes proches ont lu passionnément le presque aussi volumineux Game Change , de John Heilemann (Harper Collins, 2010) sur la première élection de Barack Obama, mais je ne l'ai pas lu moi-même - ni vu le film (2012) qui en a été tiré.



[1] Dernière illustration :  faut quand même le faire, quand le jeune Blake a pris sept balles dans le dos, de comparer le geste des policiers à un coup raté au golf.

[2] Il se targuait d'avoir engagé la construction d' un « beau mur » dans le Colorado pour le séparer du Mexique alors que cet état, à la différence du Nouveau Mexique, n'a pas de frontière commune avec ce pays (« Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si près des Etats-Unis », se serait lamenté Porfirio Diaz)


UNE BALEINE AU VILLAGE

Ayant été appelé - non tant pour mes talents propres que pour la tradition que mon nom représente sur place - à être le parrain de la salle de lecture du village de Fontvieille (Bouches-du- Rhône), je reçois des bénévoles qui l'animent des informations régulières sur ses activités. Une fois par mois, les amoureux de la lecture sont conviés à venir partager ou  faire partager leurs passions ou leurs découvertes littéraires. Me trouvant sur place le 30 septembre dernier, j'ai eu la curiosité d'assister à cette réunion. Souhaitais-je présenter un livre ? Why not ?

Face à une assistance d'une vingtaine de personnes,  le lecteur (plus souvent une lectrice : à Fontvieille comme en France, la majorité des lecteurs sont des lectrices) commence par une rapide présentation de son livre choisi, avant d'exprimer les raisons personnelles de son goût (pour le livre, pour l'auteur en général). Belle qualité d'écoute pendant la présentation, puis quelques questions et une brève discussion générale. Quand vient mon tour (en dernier), ma curiosité a été éveillée sur chacun des quatre titres présentés avant moi : je ne les lirai pas forcément mais j'ai ressenti la sincérité et la justesse des émotions exprimées par celles qui les ont racontés.

Je tiens à la main mon exemplaire de Moby Dick : le gros volume de la collection Folio qui propose l'édition préfacée par Jean Giono. Ce n'est pas celle que je viens de relire car j'ai préféré l'anglais d'origine - je l'avais lu en français pour la première fois il y a une cinquantaine d'années, croyant avoir affaire à un roman d'aventures style Fenimore Cooper. Plus je le relis (4e fois), plus je découvre sa folie, son caractère impossible, presque insupportable, et génial. A l'étonnement légèrement inquiet de ma copine d'enfance Marylène qui se demande si je ne suis pas pris d'une crise de démence, je commence par agiter le volume en vociférant : « Ne lisez surtout pas ce livre ! ». Après ce début de pitch peu conventionnel, je raconte son insuccès d'origine et la malédiction qu'il a portée sur l'oeuvre du jeune Melville, dont les premiers ouvrages avaient vogué sur la glamoureuse vague de l'auteur à la mode. Après Moby Dick, Melville connaîtra de considérables difficultés pour se faire éditer et mourra anonyme auteur de plusieurs oeuvres majeures, où dominent ses deux extrêmes : le déchaînement biblique, cétologique et théâtral de Moby Dick et la concision intimiste et bouleversante de Bartleby. Fidèle à mon entrée en matière, je ne cache rien du côté impossible d'une oeuvre qui, illisible à sa publication, l'est restée en devenant un « classique ». En évoquant certains passages, en lisant quelques phrases, j'ai à nouveau les larmes aux yeux : tant d'horreur, tant de beauté !

Tout en me remerciant gentiment à la sortie, quelques-uns des assistants m'ont avoué que malgré mon passionné plaidoyer, ils savaient déjà qu'ils ne le liraient pas. J'ose espérer qu'une baleine blanche à « l'effrayante beauté » (Melville) apparaîtra néanmoins dans leurs rêves et les entraînera dans son sillage - non jusqu'à la destruction finale qui attendent l'infortuné  Pequod  et presque tout son équipage (spoiler alert : il n'y a pas de happy end), mais jusqu'au terrible et durable bonheur qui s'attache à une lecture dont chaque mot s'infiltre dans nos reins, notre coeur, nos poumons - et jusque nos fibres les plus secrètes.

 

Références.

Les lectures proposées le 30 septembre par LILEC.

Sophie : La Confrérie des moines volants, roman de Metin Arditi, édition originale chez Grasset, réédition poche en collection Points. 259 pages

Colette : La Mendiante de Shigatse, nouvelles de Ma Jian, Actes Sud, collection Babel, 119 pages

Marie-Jo : De sang et de lumière, poèmes de Laurent Gaudé, Actes Sud, 112 pages

Antoine : Moby Dick, roman d'Herman Melville, préface de Jean Giono, traduction de  Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono, collection Folio, 741pages.

LILEC : assolilec@gmail .com. salle Antonin Moissiard à Fontvieille, ouvert les lundis, vendredis et samedis  matins de 9h à 12H30, et les lundis et mercredis après-midi de 15H  à 18H30.

Prochaine réunion de lectures : le 28 octobre à 17 heures.

A suivre : du Moby Dick, encore !

 


UN COMMERÇANT DU VILLAGE

 

 

Jeune écrivain, par un mélange d'arrogance et de timidité, je ne participais qu'à regret aux signatures et « fêtes du livre », le côté « marché » de la chose me mettait mal à l'aise et, mi-envieux, mi-méprisant,  je regardais mon père se régaler de ces journées. Je ne suis toujours pas heureux dans ces vastes foires, ces sonores halles au grain où de longues files de fans patientent pour avoir la signature ou la bise des stars du moment, tandis que le vulgum pecus (nous), appelé pour faire masse (moins il y a de lecteurs, plus il semble y avoir d'écrivains) prend son mal en patience. Quoique?[1]

Il y a deux mois - le dimanche 2 juin pour être précis - l'association des commerçants du village de Fontvieille ( Bouches du Rhône) tenait sa fête annuelle autour de la ravissante petite chapelle Saint - Jean, annexe privée du moulin à huile (excellente) du même nom et que ses propriétaires ouvrent avec bienveillance à des manifestations culturelles ou d'intérêt local. C'est ainsi que je me suis retrouvé à l'ombre généreuse d'un vieil olivier, juste derrière le bar tenu par Jean-Marie, à  faire de la retape pour la camelote littéraire audouardienne à des chalands a priori plus attirés par les nourritures terrestres que par celles de l'esprit. J'avais préparé ma caisse - un petit porte-monnaie chargé de pièces et petites coupures - et disposé les ouvrages. Instruit par l'expérience, je savais qu'il existe un nombre d'or de la signature champêtre : trop peu de livres en exposition et la table offrira le triste aspect d'un magasin d'alimentation soviétique ; trop, et l'on aura l'impression désastreuse d'une tête de gondole dans un hypermarché quand la promo ne marche pas - pas du tout. Parlant promo, j'avais la mienne, concoctée avec mon voisin bistroquet : « un livre acheté, un verre offert ! ». Mon aboyeur, Thierry Vieillevigne, dont la belle fontaine de pierre avait été vendue à l'ouverture, détaillait pour les curieux les beautés des ouvrages Audouard père ou fils. Il faisait beau, pas trop chaud ; ma recette était modeste mais je voyais des amis du village ou d'ailleurs et, de temps en temps, Patricia Vidal, dont la table était en face de la mienne, traversait pour m'alimenter en fraises. J'avais mon élégant polo noir préparé spécialement pour l'occasion par Marie qui, en sus du sigle Saint-Jean et de mon nom, avait pris l'initiative de me broder une petite plume, histoire d'indiquer mon aire d'activité. De jeunes étudiantes me prirent pour un libraire et, se poussant du coude (« toi ! non,  vas-y, toi ! ») me demandèrent si j'engageais des stagiaires pour l'été. Elles étaient si charmantes que je les aurais volontiers engagées toutes les trois mais je fus contraint d'avouer les limites familiales de mon offre commerciale. L'indispensable pause déjeuner fut assurée (délicieusement) par nos amis Fanny et Yohann, nos jolis amoureux du village que n'usent pas les contraintes et la routine de la cuisine et du service à « l'Ami provençal ». Il y eut le défilé de mode, la photo de tous les commerçants, les derniers verres, les deniers livres, les dernières bises. Aucun commerçant - moi compris - n'avait vu son chiffre d'affaires « exploser » ce jour-là, mais nous gardions le sourire un peu idiot du simple enchantement d'une belle journée.

C'est par erreur que l'édition au XXe siècle est devenue une industrie ; aujourd'hui dépassés par de plus puissants qu'eux, les groupes peinent et les écrivains, sauf exception ou malentendu plus ou moins durable, reviennent à leur condition antérieure d'excentriques sociaux et de marginaux économiques.

 

Promotion gratuite :

http://www.moulin-saintjean.com

 

Thierry Vieillevigne, tailleur de pierres, sculpteur, créateur d'antiquités, route d'Arles, 13990 Fontvieille

Tailleur de pierre, sculpteur et marbrerie à Fontvieille, Quart Calade Castelet 13990 Fontvieille 

04 90 97 29 28

 

Chez Marie, mercerie, broderie, place de l'Eglise, 13990 Fontvieille https://www.facebook.com/chezmariebroderie/

 

L'Ami Provençal, place de l'Eglise 13990 Fontevieille
04 90 54 68 32

 

 


[1] Une fois encore mon ami envolé et délicieux Guy Leverve me glisse à l'oreille sa conjonction  fétiche.


LES MOTS DU COMMENCEMENT DU MONDE

Je ne connaissais pas les six conférences que Jorge Luis Borges donna sur l'art de la poésie à Harvard, dans les années 1967-68. On aurait tort de n'y voir qu'une démonstration brillante de la culture immense, toujours inattendue, et l'esprit toujours malicieux du célèbre Argentin. Elles respirent la passion des mots, une passion fondée sur une longue fréquentation, et célèbrent le lien charnel, presque physique, entre les choses et les noms que les hommes trouvèrent pour les nommer. Les mots, dit Borges, ne commencèrent pas en étant abstraits, mais concrets. Et plus loin, semblant presque  se contredire : les mots commencèrent, en un sens, dans la magie


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (7)

Visages et paysages

Truffaut aime caresser de la caméra, scruter, surprendre les visages en ce qu'ils ont de plus secret, de fugitif : l'inquiétude, le désir, la peur, toute la palette. Je pense en voyant ses films au grand Abel Gance, aux visages d'hommes et de femmes dans ses épopées muettes des années 1919 à 1927 : le beau visage tourmenté de Séverin-Mars dans J'accuse ou dans La Roue, le sourire d'Ivy Close, la « rose du rail » de La Roue, visage tout en printemps, même cerné de flocons de neige et alourdi de tristesse. J'y pense en regardant la jeune Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississippi, sa douceur d'innocence criminelle, sa vérité de menteuse, sa froideur passionnée d'amoureuse ; j'y pense en voyant les yeux traqués du jeune Jean-Pierre Cargol, l'enfant sauvage, lorsque les chasseurs le débusquent ou ? pire ? quand des gosses de son âge, le découvrant idiot et faible, se liguent pour le maltraiter. Stars ou non, rôles principaux ou secondaires, Truffaut sait capter cela ? même dans un « petit rôle » comme celui de l'infortuné pasteur des Deux Anglaises et le Continent lorsqu'il doit livrer aux deux amoureux (Jean-Pierre Léaud et Kika Markham) la nouvelle de leur séparation forcée ? même avec un acteur qu'il n'aime pas ? ou plus ? comme Oskar Werner dans Fahrenheit 451 lorsque les flammes des livres qu'il doit brûler se reflètent dans ses yeux ? brillant d'un sentiment qui passe de l'adhésion enthousiaste au dégoût, puis à la révolte.

Il y a les visages, il y a les paysages, qui en disent bien autant sur ceux qui les peuplent ou les observent. Pour les filmer, Truffaut a su s'entourer d'opérateurs comme Raoul Coutard[1], Pierre-William Glenn ou le Cubain Nestor Almendros. Avec eux, gris ou violemment contrasté, le noir et blanc vibre et les couleurs dansent. Même lorsqu'avec Almendros il revient au noir et blanc pour Vivement dimanche, on dirait que son film noir est riche de toute la palette des couleurs.

Ici, c'est Paris ![2]

S'il n'aime pas filmer les ciels, Truffaut filme la campagne et les bois, les falaises et la mer, mais son univers c'est la ville ? et la ville, c'est Paris, là où il est né, là où il grandit. Quand il montre le Sacré-Coeur, la tour Eiffel ou même Pigalle, la place Clichy, ce n'est pas une « vue » pour touristes, c'est une façon de dire : « c'est chez moi » ; son oeil flotte au fil des rues comme dans les escapades de ses quatorze ans, dévale une volée de marches entre deux paliers de Montmartre, s'arrête devant un porche, un escalier d'où il aperçoit les sublimes mollets d'une femme dont on verra ? ou non ? le visage.

Un soupirail bâille.

Une cabine téléphonique (tu sais, c'est bizarre, à cette époque les gens n'avaient pas de portables ? Dis-moi papy, il y avait des dinosaures ? ? Presque plus, chéri, juste quelques mammouths !), Tati, les voitures sont neuves et pourtant elles ont l'air vieilles, pourquoi le camion s'arrête-t-il devant l'entrée de la poste ? Tiens, une librairie d'occasion ! Vous avez le Journal de Léautaud ?

Arrêt lingerie : « Je voudrais des bas couleur sable. »

Pénètre dans un hôtel borgne -repart.

Porte lourde, poignée dorée, jambes, escalier. Appartement, chambre, on voit l'évier, quelques objets car « les choses parlent ». Fenêtre ouverte, toits, échappée.

Truffaut perd ses repères, mais pas son oeil en quittant la capitale ? son Reims, son Béziers, son Thiers (L'Argent de poche), existent ? comme existera en quelques rues reconstituées le Halifax où Adèle H. erre à la recherche d'un amour qui n'existe que dans son imagination échauffée et palpite, solitaire, dans son coeur.

La Nuit américaine, tournée à Nice, fait escale à Paris pour une scène de Je vous présente Pamela, le mélo crétin que Ferrand/Truffaut essaie de mener à son terme : aux studios de la Victorine, une place parisienne, cernée d'immeubles haussmanniens ; le platane, la bouche de métro d'où des figurants sortent et où des figurants s'engouffrent. Paris au cinéma, même à Nice, c'est encore Paris.

Ça, c'est la fin d'un film.

Attends, attends, elle est pas finite.

Pourtant, que la montagne est belle[3]

Dans un autre on est ailleurs : là où Abel Gance (encore lui ! il est partout, le vieux !) filmait le mont Blanc, son glacier et les sommets avoisinants, Truffaut a trouvé un coin de montagne, au-dessus de Grenoble. Route étroite, un chalet perdu, sapins, neige, beaucoup de neige, la neige qui n'est plus l'aveuglant glacier où cinquante ans plus tôt le regard mort de Sisif[4] le maudit achevait de s'éteindre, mais plutôt ce blanc manteau[5] où les pas marquent, où le sang fait tache, où les bruits s'étouffent, où les passions humaines s'enfouissent. Truffaut tournera deux scènes de deux films très différents (quoique?) dans ce même cadre ? celle décisive de Tirez sur le pianiste et le final de La Sirène. (À suivre.)

 



[1] Fun fact : lorsque je faisais des recherches sur la bataille de Diên Biên Phu pour mon roman Un pont d'oiseaux, Pierre Schoendoerffer m'avait mis en relation avec lui. Sa voix bourrue n'était pas désagréable au téléphone, peut-être simplement parce que j'appelais de la part de Pierre, un soldat, un compagnon d'armes, un peu parce que mon grand-père avait servi dans la coloniale et que mon père était en Indo quand c'était une colonie. J'avais expliqué mon affaire. « Il faut que j'y pense un peu, rappelez-moi dans une semaine. » Une semaine plus tard pile, ni un jour de plus ni un jour de moins, je respecte l'exactitude militaire. J'avais été prévenu par Pierre du caractère pas commode du gars, mais là, il est presque aimable : « J'ai bien réfléchi et j'ai pas envie de tout ça. »

[2] Ca c'est juste pour faire plaisir à Douroux et Bossetti, mes potes supporters du PQSG

[3] Comment peut-on s'imaginer, en voyant un vol d'hirondelles, que l'automne vient d'arriver ?

[4] Pas besoin d'un dictionnaire du cinéma pour deviner où Abel Gance avait dégoté le nom du héros de son chef-d'oeuvre de 1923, La Roue.

[5] Les plus anciens apprécieront cette référence au chanteur Pascal Danel : Elles te feront un blanc manteau où tu pourras dormir, dormir? voilà du texte !


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (5)

Toutes des putes[1], même maman

Lorsque  dans Les 400 Coups,  le jeune Antoine, faisant l'école buissonnière, surprend sa maman en train d'embrasser un homme qui n'est pas son père, il subit un choc ? écho personnel direct, car si l'on en croit les biographes du cinéaste, Mme Truffaut, née Janine de Montferrand, avait fait scandale dans sa famille par la liberté de ses moeurs ? et le mariage avec l'obligeant M. Truffaut, qui adopta un garçon dont il n'était pas le père biologique et lui donna son nom, ne changea pas son tempérament amoureux. Libéré au début de Baisers volés, le jeune Doinel/Truffaut se précipite dans un hôtel de passe ; même si les exigences hygiéniques de la prostituée le mettent en fuite (more on this later), on le verra avoir recours à des professionnelles à plusieurs reprises.

Quand la mère n'est pas pute, ce n'est pas forcément mieux : Mme Darbon (Claire Duhamel), la mère de Christine, qu'on voit dans Baisers volés puis Domicile conjugal est avenante et aussi sympathique que son mari ? plus en tout cas que celle de Franca (Nelly Benedetti) qu'on aperçoit vers la fin de la peau douce ; quant à la maman de Claude (Les Deux Anglaises et le Continent), c'est le modèle de la mère abusive qui déploie une féroce énergie pour faire échouer la vie amoureuse de son fils ? après tout elle s'est sacrifiée pour lui et elle entend garder pour elle. Pour le pur fun, on mentionnera l'épouvantable belle-mère de Camille Bliss dans Une belle fille comme moi : nous aussi on ferait tout pour la dépouiller?

La réconciliation de Doinel avec sa pute de mère aura bien lieu, mais post mortem, dans une émouvante scène de l'Amour en fuite lorsque Antoine reçoit la visite de l'ancien amant de sa mère, celui-là même qu'il avait aperçu vingt ans plus tôt lui roulant une pelle clandestine.

Père manquant, fils manqué[2]

La mère c'est pas ça, le père c'est pas mieux.

C'est peu de dire que la figure du père (Albert Rémy), telle qu'on la voit apparaître dans Les Quatre Cents Coups,  n'a rien de  flatteur : lâche, indifférent à Antoine, le père Doinel est le père qu'on ne veut pas. D'après les biographes, Roland Truffaut ne s'y est pas trompé, qui a mal pris le portrait tracé de lui par le fils qu'il avait obligeamment adopté et dont il avait supporté les frasques. Par la suite, les choses se sont apaisées entre les deux hommes.

À l'opposé du père lâche, le père alcoolique, violent et irresponsable, n'est pas plus engageant : on en viendrait presque à applaudir lorsqu'au début d'Une belle fille comme moi, Camille retire l'échelle du mur de la grange et provoque ainsi la chute mortelle de son père, premier « accident malheureux » d'une histoire qui n'en manquera pas. À quarante ans de distance, on croit entendre l'écho de la voix du général à la fin de La Règle du jeu : « Après des accidents comme celui-là [la mort d'André Jurieux, l'aviateur, tué par Schumacher le garde-chasse qui l'aurait confondu avec un braconnier], il va falloir redéfinir le sens du mot ?accident'?. »

Dans les Doinel, Antoine se trouve en M. Darbon (Daniel Ceccaldi) un « père adoptif » qui le réconcilie avec la fonction et, peut-être, lui permet à son tour d'être le père du petit Alphonse, s'il ne parvient pas à être le mari de Christine (Claude Jade). Redoublement du cinéma et de la vie, car Truffaut s'est trouvé des pères de substitution, comme le critique André Bazin et le fondateur de la Cinémathèque Henri Langlois ? et Jean Renoir dans une certaine mesure ; ce que l'on sait de Truffaut nous indique un père présent et affectueux, s'il n'a jamais mené une vie de famille conventionnelle. C'est une tarte à la crème que de rappeler qu'un artiste n'est, en profondeur, jamais fidèle qu'à son art. À sa façon, Truffaut l'a été à sa femme Madeleine ? la seule de ses amoureuses qu'il ait épousée ; non seulement ils n'ont jamais divorcé malgré la séparation, mais on sait qu'ils se retrouvaient souvent et que vers la fin de sa vie Madeleine était proche de lui ? amante devenue épouse et mère, puis amie. (À suivre.)



[1] Quoique?

[2] Ça, c'est en souvenir de mon ami Guy Corneau, celui que l'éditrice Joëlle de Gravelaine appelait « mon psychanalyste jungien préféré » ; il n'était peut-être pas un géant de la psychologie moderne mais il savait expliquer, partager, transmettre et c'était un bon gars et un bon ami.


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (6)

Et en même temps

À la différence de Renoir, dont est connu le flirt des années 1930 avec le Parti communiste, Truffaut a beau dire et répéter son mantra que « le cinéma est un acte social », son cinéma n'a pas connu de période « sociale » ou « politique » et on serait bien en peine de lui trouver une « ligne ». Vexé par le succès de La Nuit américaine, son ami Godard, à qui il avait donné la première version du scénario d'À bout de souffle, l'accuse d'être un « menteur » et un « cinéaste bourgeois ». « C'est çui qui dit qui y est », disait-on dans la cour de récré, et ce trait accroît l'antipathie que l'on ressent parfois envers l'auteur du Mépris. Il y a en réalité dans les films de Truffaut, libres de tout message politique explicite, l'expression d'une sensibilité exacerbée à la souffrance ? notamment celle des enfants ? et un regard effaré sur la cruauté des hommes. À la différence du « plus con des maoïstes suisses[1] », il est difficile de le classer politiquement. C'est d'ailleurs vain.

Dis-nous d'où tu parles

C'était la grande question des gauchos.
Truffaut parle depuis son enfance blessée, depuis ses amours en cavale, il parle d'où parlent et où sont les artistes ? partout et nulle part ? et il choisit ses combats pour des personnes plus que pour des idées. S'il s'agit de « causes », il ne plongera jamais dans la grande marmite des cocos, des trotskos, des maos ou même des socialos, mais se battra plutôt pour « une certaine idée du cinéma » et un amour de ceux qui le servent avec foi, conscience et talent.

Parlons politique néanmoins. Au lendemain de la guerre et dans ses jeunes années de critique, on le situe plutôt à droite : son empathie spontanée pour ceux qui sont à terre le rapproche des « hussards », de personnages plus que douteux, voire odieux, comme Rebatet, l'ancien critique de cinéma de L'Action française[2] et l'auteur des Décombres. Ni idéologie ni antisémitisme, c'est juste la révolte instinctive devant l'image d'un homme à terre et sur qui tous s'acharnent. L'amitié avec Jean Genet, la sympathie admirative pour Sartre, l'influence de Bazin et, surtout, le combat pour Langlois et la Cinémathèque le ramèneront vers la gauche, non sans paradoxes. Signataire d'un appel à voter Mitterrand, il se refuse à voter et se tient à l'écart de cette zone où monde de la culture et monde politique se touchent et boivent des cocktails ensemble dans des soirées financées par l'argent public ou les « grands patrons » amis ? et où l'on ne sait jamais ce qui relève de l'amitié vraie ou du copinage intéressé. « J'ai vu ton interview sur la Une, c'était formidable ! ? Ton film est ma-gni-fi-que. » Politiques et créateurs plus ou moins originaux forment ainsi de ces « clubs d'admiration mutuelle » (CAM) qui sont plutôt des « clubs d'opportunisme commun » (COC). C'est l'ambiance barbichette : je te soutiens, tu me subventionnes/ me paies ma promo à l'étranger/ me décores). Truffaut se tient et se tiendra à l'écart de tout ça, peut-être pas par vertu, mais parce qu'il est resté timide. Quand il n'a pas le choix, il fait le service minimum. Entre une soirée avec des gens « qui comptent » et une sortie au cinéma avec ses filles ou une séance de travail avec un de ses coscénaristes, le choix est fait d'avance. Toutes questions de mondanités à part, la politique, c'est pas son truc. Même en Mai 68, lorsqu'il apparaît  à Cannes aux côtés de Godard dans une conférence de presse où les deux stars de la Nouvelle Vague demandent l'arrêt du festival, quand Godard crache des flammes par les yeux et par les lèvres, Truffaut a l'air d'un petit garçon mal à son aise, le regard absent, la voix mal assurée. Et puis le cinéma a beau être « un acte social », il n'appelle de ses voeux ni n'attend le « grand chambardement » : la révolution, culturelle ou pas, c'est thanks, but no thanks : il a pris en grippe ? plutôt qu'en haine ? Malraux à cause de son hypocrisie dans la mise à l'écart d'Henri Langlois de la Cinémathèque  dont il reste le visage et l'âme pour de grands cinéastes du monde entier qui, alertés par Truffaut, refusent désormais que leurs films soient projetés à Chaillot tant que Langlois n'est pas réintégré. Sans faire le coup de poing (il n'en a ni le physique ? trop petit ? ni le tempérament), Truffaut a organisé la révolte contre l'éviction et participé à une manifestation de protestation pacifique brutalement réprimée par la police où il a pris des coups, comme tout le monde sauf Godard. Sans aller arracher les pavés, il suivra avec sympathie le « mouvement de mai », porteur d'un esprit de liberté. Nul doute qu'il n'aurait pas été mécontent si la traduction politique des événements avait mis en avant Pierre Mendès France, le seul homme politique qu'il admire ? ou l'un des rares. Il n'en a pas été ainsi. Après comme avant 68, le cinéma est son engagement : total, irrémédiable, vital. L'exception à son refus de l'activisme, après Langlois, c'est son soutien à Israël, lorsqu'il découvre que son père biologique était juif et a été rejeté par l'antisémitisme de la famille aristocratique de sa mère. Hors cinéma, son engagement est pour la culture ? littérature, peinture, musique, théâtre? Il l'exprimera bientôt d'une façon trop personnelle pour être comprise, dans son adaptation de Fahrenheit 451. Les meetings, les tribunes, les philippiques, c'est pas son truc. OK pour les pétitions, si la cause en vaut vraiment la peine : le manifeste des 121 contre la guerre d'Algérie ; la défense de Langlois ; contre l'interdiction de La Religieuse de Rivette ; avec les « 343 salopes » pour la légalisation de l'IVG ; quand en 1970 le journal La Cause du peuple, dont Sartre a pris la direction, se trouve systématiquement interdit numéro après numéro, non seulement il s'oppose dans une belle lettre au président de la République (« Je ne suis pas plus maoïste que pompidoliste, étant incapable de porter un sentiment envers un chef d'État, quel qu'il soit »), mais il va le vendre dans la rue ? non qu'il soit d'accord avec son contenu (rien ne lui est plus étranger), mais parce que la « liberté d'expression » n'est pas « un bruit qu'on fait avec sa bouche » (Daumal). À part ça, non merci. Même avec Sartre et Beauvoir, on ne risque pas de le retrouver à soutenir la pédocriminalité sauce Matzneff. Circulez, pendant que Godard fait son cinéma, Truffaut persiste à faire du cinéma : raconter des histoires qui le touchent, montrer des êtres vivants ? forts ou faibles, solides ou perturbés, humains, trop humains. (À suivre.)



[1] La formule est de Truffaut.

[2] François Vinteuil (c'est son pseudonyme) fut notamment l'auteur d'un dézingage de La Grande Illusion dont il dénonce le « judéo-parisianisme ».


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