Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


Pratique de liberté

Non, ceci n'est pas une discussion sur ce que certains appellent la "dictature macronienne" - pass vaccinal, affaiblissement du Parlement, refus du débat.

N'ayant pas vécu sous une dictature au sens traditionnel du terme, je n'ai pas de point de comparaison me permettant de former un jugement personnel sur ces questions. Je constate seulement qu'en ces temps d'élections, nous vivons dans un pays où chaque citoyen a l'occasion de donner sa voix à celui ou celle des candidats lui paraissant représenter au mieux ( ou au moins mal) ses valeurs - sens de la liberté compris. Ce choix est-il réellement « libre » ou conditionné plus ou moins clairement par les médias et une pression idéologique sournoise ? Question épineuse à laquelle je me garderai de proposer une réponse - même la plus timide.

Quant à la liberté, le très regretté Tzvetan Todorov notait déjà que par l'Europe et le monde, les groupes politiques estampillés « liberté » étaient le plus souvent d'extrême droite. En France aujourd'hui, combien jugent des atteintes à la liberté, les barrières morales et politiques à l'expression du racisme, de l'antisémitisme et de l'homophobie ? « On n'a plus le droit de rien dire » est trop souvent le mantra des intolérants et des xénophobes de tout poil.

Je n'ai donc pas la prétention de savoir ce qu'est  la «  liberté », mais je ressens une joie particulière lorsqu'il me semble en découvrir une forme nouvelle. Assister il y a quelques soirs au spectacle du groupe marocain Kabareh Cheikhats a été un de ces moments de découverte jubilatoire.

Dans le Cabaret Sauvage occupé par ce Kabareh venu de Casablanca, il y a tout ce qu'exècrent Mme Le Pen et M. Zemmour : des Franco-marocains passant du français à l'arabe et retour, des « barbus », des jeunes femmes dont les cheveux sont recouverts d'un foulard - ce symbole « d'oppression » vilipendé par les frontistes old style et new school. Il y a aussi des Français « souchiens », comme moi, des vieux, des jeunes, parfois très jeunes. Surtout, sur scène il y a Ghassane et son groupe : des barbus, oui, mais maquillés, portant robes et perruques et chantant un répertoire de femmes, les cheikhats, ces chanteuses marocaines populaires qui ont chanté l'amour, mais aussi la résistance à la colonisation française.

Ce groupe de chanteurs et musiciens (ils sont douze, mais seuls dix ont fait le voyage de Paris - va savoir pourquoi, dans sa grande sagesse, l'administration a refusé deux visa ), est souvent présenté comme un groupe folklorique « transgenre » - ambiance Alcazar ou Paradis Latin. Rien contre, mais avec ces termes réducteurs on est loin du compte. Si oud, tambours et tambourins sont folkloriques, oui ils le sont. Si un homme habillé en femme est « transgenre », oui, ils le sont. Quand on écoute, c'est plus subtil :  leurs musiques puisent aux sources diverses (arabes, juives, andalouses) de la culture marocaine. Et s'ils sont provocateurs dans le Maroc contemporain, peu réputé pour son atmosphère de liberté, oui ils assument ce choix, quitte à subir quelques insultes. La légende de ces « cheikhats » a marqué leur adolescence : en chantant leurs chansons, en les dansant, ils expriment un choix artistique et politique qui va bien au-delà de la provoc' et dépasse le cadre marocain. On ressent leur plaisir parfois malicieux et leur joie communicative à incarner ces femmes, poétesse, résistantes, divas, objets d'opprobre sous le protectorat français et qui pour beaucoup sentent encore le soufre aujourd'hui ; en les magnifiant, ces jeunes gens aussi talentueux qu'audacieux redonnent vie à des traditions théâtrales anciennes dans différentes cultures - le théâtre élisabéthain anglais, le No ou le Kabuki japonais, le théâtre classique et l'opéra chinois. Ce travestissement existe aussi depuis longtemps au Maroc et en rendant hommage à ces femmes, ces hommes n'obéissent pas tant à un esprit de provocation qu'à la liberté de la perpétuelle réinvention des cultures. Ghassane, entre deux chansons, blague, parle politique ou religion (prudemment, mais librement dans les deux cas - puis après une brève introduction, il se lance dans un long poème lyrique - transe et danse. Ils chantent ces cheikhats ignorées - ils chantent les femmes de nos vies, les femmes qui vivent en nous depuis bien avant nous. Il y a de quoi rire et pleurer, de quoi danser au long des longues nuits. Ensemble de qualité professionnelle, le Kabareh est composé d'amateurs passionnés qui se débrouillent pour gagner leur vie à côté - la recette d'un spectacle sert à faire la fête. Tradition pour tradition, le Kabareh n'est pas seulement un groupe folklorique : ces musiciens sont aussi des comédiens qui jouent Shakespeare (en arabe).

Avis aux amis américains : ils entament ces jours-ci une tournée américaine : début le 6 avril au Poe's Pub de New York, le 8 au Contemporary Arts Center de Cincinatti, le 9 au Spotlite de Detroit, puis le 11 à la Old Music School de Chicago. Sinon j'espère que lors de leur prochain passage en France ils pourront tous avoir leur visa. Pour les voir dans leur contexte familier, rendez-vous au Vertigo, un club mythique de Casablanca, qu'on n'ose pas appeler leur « port d'attache », mais qui est leur lieu de liberté première.

 

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Instagram : kabarehcheikhats

 

 

 


UKRAINE, UN AMOUR RUSSE ?

Stress pré-électoral, blues post-électoral, nous avons passé l'année soumis au supplice chinois du cycle des news : de covid en attentat terroriste, de vax en antivax, du Mali à la Syrie, de l'Afghanistan à l'Ukraine, de Macron à Le Pen, chacun d'entre nous est devenu une chaîne d'infos en continu. Ça diffuse 24/24, jamais d'écran noir, pas une respiration pour un divin rien. Impossible d'y échapper, comme à ces angoisses nocturnes qui nous assaillent parfois et auxquelles il est inutile de répondre : « Allez, pense à autre chose ! » Soignons donc le mal par le mal.

Les argumentaires plus ou moins subtils pour exonérer Poutine de ses crimes sont deux ordres :

? Le premier est stratégique et si grossier que même M. Mélenchon et Mme Le Pen ont fini par y renoncer[1] : en gros, tout ça, c'est la faute des Américains et de l'OTAN ; humilié, cerné, agressé, Poutine ne fait que se défendre avec ses moyens - excessifs, brutaux peut-être, mais compréhensibles. Bombardements systématiques sur des cibles civiles, enlèvements et viols en masse.
À supposer qu'Européens et Américains aient commis des erreurs de compréhension et de stratégie dans leur gestion de l'ère post-soviétique, le concept même d'une Russie (dix-neuf millions de kilomètres carrés) cernée par les Occidentaux est assez comique.

? Le second argument pro-Poutine est historique et se décline en deux parties :

  1. En tentant de reconstituer l'Union soviétique, Poutine ne fait après tout que retrouver les frontières de l'Empire russe existant du règne de Pierre le Grand (1721) jusqu'à la révolution de 1917 ;
  2. Culturellement, il existe un « espace russe » dont les frontières poussent aux quatre points cardinaux, jusqu'à la Pologne à l'Ouest, au Japon à l'Est, la Finlande et la Suède au Nord, la Turquie et l'Iran au Sud.

Plus subtil que le premier, cet argument n'en est pas moins profondément pervers : au nom de l'interpénétration culturelle historique entre ces zones tampons, la Russie disposerait-elle d'un droit éternel à envahir l'Ukraine, la Pologne et les pays baltes, voire tout ou partie de la Scandinavie ?  Selon cette ligne, que ne laissons-nous Erdogan reconstituer l'Empire ottoman dans ses frontières d'avant 1914 ? N'a-t-il pas, lui aussi, le droit de se porter au secours des populations turcophones de la proche Bulgarie qui a été sous la domination de la Divine Porte pendant plus de siècles que dans l'imperium soviétique ?  L'Histoire est réécrite sans cesse par ceux qui prétendent en tirer des leçons politiques.

Histoire pour histoire, il n'est pas inutile de rappeler que l'Empire russe, puis l'Union soviétique se sont défaits par implosion et nécrose et non attaques venues de l'extérieur. Il n'est pas interdit à leurs populations de former des alliances démocratiques entre elles ou avec d'autres - précisément ce que M. Zelenski veut faire pour l'Ukraine, pays imparfait, mais de fonctionnement à peu près démocratique, en se rapprochant de l'Union européenne. Les poutinistes gloussent : un ancien acteur, de seconde zone, un comique de télévision, lui, un grand leader, un Churchill? Ils préfèrent sans doute accorder du crédit à la formation de M. Poutine, officier de carrière au KGB qui a, au moment décisif, fait le choix opportuniste du recyclage politico-affairiste dans la nouvelle Russie. Est-ce donc une surprise absolue que cet ancien apparatchik aux méthodes de voyou et à l'ambition sans limites ni scrupules n'ait pas, mais alors  pas du tout, poussé son pays dans la direction démocratique que M. Poutine a poussé son pays et les récentes républiques qui l'entourent, préférant sa petite « grande Russie » entourée de régimes « aux ordres », de dictatures corrompues sur le modèle de celle qu'il a installée à Moscou, recourant à la brutalité sans limites, au mensonge organisé - voire au chantage nucléaire lorsque les Occidentaux osent remuer une oreille et aider l'Ukraine autrement qu'en « paroles verbales » (Pagnol).

Parlons culture pour finir et laissons les chars poutiniens. Le grand Nicolaï Gogol appartient-il au patrimoine russe ou ukrainien ? Les deux, mon général !
Et Boulgakov ? me rappelle mon amie Nadine « Nadioucha » Dubourvieux, l'une de grandes traductrices de russe, que je consulte avant de publier ces réflexions pour éviter d'y raconter trop de bêtises. Né à Kiev, médecin dans l'armée russe, ayant mené sa tumultueuse carrière littéraire à Moscou, l'auteur du génial Maître et Marguerite est-il ukrainien ? russe ? Là aussi, les deux ! Avançons dans le temps : née en Ukraine de parents biélorusses et ukrainiens, écrivant en russe, l'auteure Svetlana Alexievitch est-elle ou non un exemple de l'universalisme dans son expression russe ?

Parlons cinéma : Sergueï Loznitsa, admirable documentariste, auteur de trois films de fiction non moins admirables, est né en Biélorussie, a suivi ses études en Ukraine puis à Moscou à l'école du cinéma. Est-il biélorusse, ukrainien, russe ? Les trois ! Est-ce un argument pour la destruction de Marioupol et la prise de Kiev ? I say niet, niet, niet !

 

Références

Tout Gogol est traduit en français dans diverses éditions, idem pour Boulgakov (collection « Bouquins », Robert Laffont) et tout Alexievitch, je crois.

Pour Nadioucha, rappelons qu'elle est la traductrice française des oeuvres de Marina Tsvetaieva, y compris Vivre dans le feu,  un ensemble de textes autobiographiques de la grande poétesse  assemblés par Tzvetan Todorov ; j'ai eu l'honneur d'être le préfacier de la Correspondance d'Anton Tchekhov  dont elle a été l'éditrice, la commentatrice et l'émérite traductrice ( Vivre de mes rêves, Bouquins- Robert Laffont, 2015)

Les films de Loznitsa sont disponibles en DVD ; pour raisons diverses, le rude et déprimant Donbass est très demandé en ce moment ; sa libre adaptation de La Douce de Dostoïevski (Une femme douce)est une merveille. Notons qu'en Ukraine même, il a été reproché à Loznitsa de manquer de loyauté à son pays, tout cela parce qu'en artiste il persistait à se refuser au cinéma de propagande et préférait la nuance, l'ironie, la complexité, au militantisme nationaliste.

Sur cette énorme fatigue qui nous accable et les moyens de nous en libérer, je ne saurais que trop re-recommander l'indispensable Goodbye fatigue, de l'excellentissime Léonard Anthony, disponible dans toutes les bonnes crèmeries, en librairie, sur FNAC.com et chez Zonzon (Overjoy, 250 pages, 16,60 euros). C'est presque épuisé, ne perdez pas de temps, il n'y en aura pas pour tout le monde !



[1] Quoique?


NOIR C'EST NOIR

Henri-Georges Clouzot et Jean-Pierre Grumbach, dit Melville, sont deux « cas » du cinéma français ; si l'aîné (Clouzot) commence à tourner avant-guerre et le cadet juste après, ils débutent l'un comme l'autre en noir et blanc et restent des maîtres du « noir » même lorsqu'ils passent à la couleur ; ce sont l'un et l'autre des marginaux que le « système » ne rejette pas et qui exercent une influence stylistique au-delà de nos frontières ; l'un et l'autre suivent leur chemin ; l'un et l'autre sont des auteurs qui, sans vendre leur âme pour obtenir le succès, l'ont souvent trouvé. L'un et l'autre sont réputés pour leur caractère difficile, leurs relations souvent tendues avec les acteurs, leur exigence, leur nature obsessionnelle, voire « paranoïaque » (ainsi François Truffaut qualifie-t-il Jean-Pierre Melville dans une lettre).

Suivez le guide

Puisque Truffaut est un peu mon guide dans le passé du cinéma français, j'ai été chercher ce qu'il disait de ces deux loups solitaires dans sa Correspondance et dans ses deux volumes publiés de critiques. Un seul article sur un film de Clouzot, Le Mystère Picasso, aucun sur Melville, au sujet de qui les mentions dans les lettres sont en général peu amènes, notamment parce que Truffaut a pris la défense de Jean-Luc Godard, jugeant que Melville s'était mal comporté avec son ami qui lui avait offert un (petit) rôle dans À bout de souffle et, surtout, l'avait aidé à monter Léon Morin, prêtre. Truffaut se laisse-t-il dominer par le caractère antipathique, jaloux, àl'occasion odieux de Melville, ou bien n'a-t-il pas vu l'intérêt, l'influence mondiale des films de son aîné ? Ce ne peut être de la jalousie de sa part, car c'est un sentiment qu'on ne décèle jamais chez lui, en tout cas dans ses écrits - et en plus ses propres films noirs sont avant tout des films de Truffaut.

Lors d'un procès en diffamation intenté en 1962 par Roger Vadim à Truffaut, si les « néo-vaguistes » se sont séparés en deux camps - Malle pour Vadim, Godard et Chabrol pour Truffaut -, Melville, qui n'est d'aucun « camp » identifié, s'est rangé du côté de l'auteur des Quatre Cents Coups.

Au-delà de cette comédie judiciaire très parisienne, si j'en crois les biographes de Truffaut, les deux hommes avaient assez de sympathie mutuelle pour déambuler ensemble sur les Champs-Élysées. La relation qu'en donne Philippe Labro, l'écrivain-cinéaste-patron de RTL, ami et « fils spirituel » de Melville, est aussi peu sympathique pour l'un que pour l'autre. « Je me vois en train de descendre les Champs-Élysées avec François Truffaut me disant : ?Méfiez-vous de Louis Malle, c'est un arriviste !? Et je me vois les remonter sur le trottoir d'en face avec Louis Malle me disant : ?Méfiez-vous de Truffaut, c'est un arriviste !? » L'anecdote en dit au moins autant sur celui qui la rapporte que sur les deux cinéastes. C'est pourtant Melville que Truffaut choisit pour se confier une nuit entière après l'échec de la production française de Fahrenheit 451. Drôle de choix, même si c'est au cours d'une soirée chez Melville qu'il a entendu parler du roman de Ray Bradbury pour la première fois. Les discussions sur le cinéma devaient être vives, car s'ils partageaient une passion pour le cinéma américain, ce n'était pas le même : ainsi de Johnny Guitar, le film de Nicholas Ray, que Truffaut adorait et que Melville tenait, selon le jeune Bertrand Tavernier qui l'avait emmené le voir, pour un film exécrable, un des pires de tous les temps.

D'après ce que l'on sait d'eux, il est difficile d'imaginer deux êtres plus différents - et mal accordés - par le goût et le tempérament. Dans l'intimité, on sait qu'ils peuvent être l'un et l'autre séduisants, charmeurs, amicaux. En public c'est autre chose car leurs styles, pour effacer un physique qui ne leur plaît pas, sont opposés : Truffaut se cache derrière sa timidité, sa politesse presque excessive, un voussoiement systématique ; Melville a trouvé son costume américain, Stetson et Ray-Ban pour dissimuler sa calvitie, ses yeux globuleux et ses joues tombantes. Sur un tournage, ils sont aussi nerveux l'un que l'autre mais autant qu'on sache, Truffaut ne pique pas de « crises » alors que celles de Melville deviennent vite légendaires - point commun avec Clouzot à qui Truffaut reprochera l'atmosphère de « terreur » qui règne sur ses plateaux de tournage.

Pour Clouzot, c'est autre chose mais assez compliqué aussi ; dans une lettre de jeunesse à son grand ami Lachenay, Truffaut dit avoir vu Le Corbeau treize fois ; certes c'est encore loin de La Règle du jeu (quarante-deux fois) ou même du Roman d'un tricheur de Sacha Guitry, qu'il a dû voir à une trentaine de reprises, mais cela signifie que le chef-d'oeuvre de 1943 l'a marqué. Dans une lettre à Clouzot de 1964, il exprime son admiration pour deux autres de ses oeuvres maîtresses, Quai des Orfèvres et Le Salaire de la peur, et lui rappelle qu'à treize ans il connaissait les dialogues du Corbeau parcoeur. On sait Truffaut mauvais élève, et turbulent, mais quand il s'agissait de cinéma, comme de littérature, il était d'un sérieux absolu. Son admiration pour le film n'a pas diminué avec le temps : l'ayant revu une fois de plus, il adresse ces mots à Clouzot : « c'est un chef-d'oeuvre, il n'a pas bougé, c'est un film parfait et profond, et sensible et fort ». Il qualifie La Vérité de « film important ». Se disant dans une autre lettre incapable de filmer les rapports de force entre les hommes (« peut-être parce que je suis fils unique »), il s'avoue « bon spectateur », « épaté » devant les films de Clouzot ou Polanski.

Tout cela - et même le fait de l'avoir qualifié, avec René Clément, d'« intouchable » dans la catégorie honnie du « cinéma de qualité française », ne l'empêchera pas de le flinguer avec un humour cruel à la sortie des Espions - loin d'être son meilleur, il est vrai : « Avec Les Espions,écrit Truffaut,Clouzot a fait Kafka dans saculotte , formule qui en sept mots suffit à rendre compte parfaitement de la portée exacte de l'entreprise. ».

Quelques mois avant sa mort, il écrit pourtant une lettre chaleureuse à Clouzot, à qui le lie ce qu'il n'ose pas appeler une amitié mais qui lui ressemble fort, pour l'encourager à tourner encore. C'est Truffaut à son meilleur, laissant parler la sincérité de l'admiration avec les simples mots du coeur. Quittons un instant le guide Truffaut pour introduire les trajectoires de ces deux enfants terribles.

Deux marginaux, deux pros

Clouzot a fait ses (interminables) classes en étant longtemps assistant ; Melville s'est lancé sans expérience préalable dans son premier long métrage. Malgré ces différences, l'un et l'autre acquièrent la réputation d'être des techniciens consommés, des maîtres, une aura enrichie par leur caractère difficile et leur look de mecs à qui on ne la fait pas ; ils connaissent parfaitement leur métier et imposent leurs vues et leurs ambitions innovatrices à leurs techniciens. Ils savent obtenir ce qu'ils veulent, ils ne comprennent pas la phrase « ce n'est pas possible » et l'affrontement ne leur fait pas peur, au contraire. S'il faut charmer, ils charment et s'il faut flinguer, ils flinguent. Ce qui compte, c'est le résultat.

Ils ne sont ni l'un ni l'autre des « idéologues » et, sans comporter de message particulier, leurs films mettent en scène de façon moderne le tragique de la condition humaine. L'humanité, c'est d'abord les hommes. Là où Doinel/Truffaut disait et répétait « les femmes sont magiques », chez eux, le plus souvent, les femmes sont des présences, des silhouettes, des corps démembrés comme dans un tableau de Dalí ou de Picasso : bouches, seins, jambes, fesses?

Cherchez la femme

À un petit nombre d'exceptions près, quoique très notables, Melville et Clouzot sont des hommes réalisant des « films d'hommes » où les rôles de femmes sont rarement majeurs.

Les premiers films de Melville comportent deux beaux rôles de femmes : la nièce du Silence de la mer, dont Nicole Stéphane incarne à merveille la douceur obstinée, est le visage de ce silence que des êtres simples opposent à l'occupant. C'est un peu ennuyeux, très digne, l'atmosphère et la lenteur sont « bressoniennes », des débuts pour le moins surprenants pour un cinéaste qui deviendra obsédé par l'idée de se mesurer au box-office avec les maîtres du film populaire français des années 1960, Henri Verneuil et Gérard Oury. Dès Le Silence, malgré ses défauts, on découvre le noir et blanc à la Melville - en réalité, un noir, blanc, gris. Ce sera moins convaincant quand Melville passera de l'austérité de Vercors au lyrisme poétique de Cocteau pour Les Enfants terribles, film bizarre qui n'est ni vraiment Melville tel qu'on va le découvrir, ni vraiment Cocteau ; le rôle de la même Nicole Stéphane y apparaît artificiel et son jeu, forcé. Passons sur un bizarre film de commande, Quand tu liras cette lettre : certes, on est content d'y voir la très belle Juliette Gréco mais son rôle n'est pas plus épais ou crédible que celui de l'oubliée qui joue sa soeur. Pour être juste,  le rôle de la star masculine Philippe Lemaire, un beau gosse qui n'a pour lui que sa beaugossité un peu rugueuse et voyoute, n'est pas beaucoup plus  passionnant, ni même consistant. Si on ne le savait déjà, ce qui intéresse Melville, ce n'est pas de créer des personnages, mais des silhouettes. Exception sera faite pour Emmanuelle Riva, à qui dans Hiroshima mon amour Alain Resnais imposait un style emphatique terriblement démodé : sa sobriété et la sauvage retenue de sa sensualité dans Léon Morin, prêtre sont merveilleusement crédibles et touchantesface à Belmondo, le cureton le plus diaboliquement sexy de l'histoire du cinéma français, même si le jeune Huster est acceptable - et même pas mal - dans l'étonnante adaptation par Georges Franju de La Faute de l'abbé Mouret. Dans le premier des deux films américains de Melville, l'improbable Deux hommes dans Manhattan, le scénario est mince et invraisemblable, pur prétexte à tourner en partie à New York ; les femmes sont réduites à des types, elles n'ont pas plus d'épaisseur que des strip-teaseuses saisies une fraction de seconde par un projecteur sur la scène d'un night-club : elles apparaissent, font le job et s'effacent aussitôt. Il en sera de même avec L'Aîné des Ferchaux, le deuxième film américain bien meilleur d'ailleurs (comment se rater avec une histoire adaptée de Simenon ? Peu de metteurs en scène, même médiocres, ont réussi cet exploit) : les femmes y sont des poupées ou des ombres et la caméra du cinéaste ne se concentre que sur les deux hommes - deux beaux rôles pour le génial Charles Vanel (soyons clairs : quoi qu'il joue, même dans les pires navets, Vanel est génial - etencore meilleur quand le film est bon) et le jeune Belmondo, épatant lui aussi comme toujours.

Se réduisant le plus souvent à de longues jambes en bas noirs et à des poitrines serrées dans des chemisiers à paillettes, les femmes des films postérieurs de Melville sont nettement moins intéressantes ; à peine plus consistantes, traîtreuses ou complices, elles servent vite fait de « Bond girls » à Belmondo ou à Delon : ce sont ces deux mâles que la caméra de Melville caresse à n'en plus finir, long coïtus homoérotique interruptus par la mort inéluctable du bel homme. Une exception dans les Melville tardifs est le beau personnage de Mathilde, dans L'Armée des ombres, interprété par une Simone Signoret déjàépaissie mais toujoursbelle femme et grande actrice. Le rôle n'est pas aussi puissant ni aussi développé qu'il pourrait l'être mais elle est une présence impressionnante - et elle meurt très bien (ça y est, je l'ai dit). Elle est la dernière femme notable de la filmo de Melville, dont les derniers films sont 100 % des films d'hommes où passent quelques jolies donzelles, qui se contentent d'être un peu salopes ou de se sacrifier - ou l'un et l'autre. Même avec l'alors sublime Catherine Deneuve, à qui Truffaut a donné de si beaux rôles, Melville ne prend pas la peine de créer un personnage vaguement intéressant. Chassez le naturel macho, il revient au pas, au trot, au galop. Un peu à la manière du personnage de Bourvil dans Le Cercle rouge, Melville préfère leschats.

Les femmes de sa vie

Même s'il n'en a pas eu cinq, comme Guitry, mais « seulement trois », les femmes ont beaucoup occupé la vie et le cinéma de Clouzot. Les femmes du cinéma de Clouzot, ce sont d'abord les femmes de Clouzot : sa première compagne Suzy Delair est la partenaire de Pierre Fresnay dans son premier film, le troublant et distrayant L'assassin habite au 21. Après la guerre, elle est à nouveau la vedette féminine de Quai des Orfèvres. Sa présence est virevoltante et sa voix, agaçante (à mes oreilles) quand elle parle, prend son vrai charme quand elle entonne Avec son tralala, son petit tralala. Elle faisait tourner toutes les têtes. Entre deux films avec Suzy en vedette féminine, Clouzot a offert un rôle trouble et superbe - son plus beau sans doute - à Ginette Leclerc dans Le Corbeau. Passons sur Le Retour de Jean, le short réalisé par Clouzot dans le pontifiant ensemble du film à sketches Retour à la vie. Entouré par deux tâcherons, MM. André Cayatte, et Georges Lampin, Clouzot se met presque à leur niveau et Louis Jouvet y est à son pire ; la scène où une femme facile s'offre à lui est nulle - et insupportable la grande scène où, ayant offert assistance à un Allemand  blessé en fuite, il découvre que celui-ci a été un tortionnaire et lui fait la leçon. Le message, même dans sa partie « bizotesque » (pour devenir un bourreau, un homme n'a pas besoin d'être un monstre, un homme ordinaire suffit) sur le fond, est délivré sous une forme ampoulée à la limite du tolérable et complété par un addendum qui le vide de tout sens quand le personnage de Jouvet affirme que lui ne torturerait pas, jamais. Mais je m'égare (de l'Est) comme toujours, j'en étais aux femmes.

La deuxième épouse de Clouzot, Véra, est le grand amour de sa vie - il faut d'ailleurs un regard amoureux pour lui voir un grand talent : elle passe en rôle secondaire dans Le Salaire de la peur - elle est limitée mais acceptable dans Les Diaboliques où Signoret mange l'écran ; potable dans Les Espions où, occupée à exploser des oreillers dans des crises de panique, elle a peu l'occasion d'ouvrir la bouche ; après la mort de Véra, et avec l'affirmation de ses angoisses catholiques, le péché est de plus en plus au centre des obsessions du réalisateur. Son pendant, la jalousie, est le sentiment qui dévore Serge Reggiani et Bernard Fresson, les partenaires masculins de Romy Schneider dans L'Enfer et d'Élisabeth Wiener dans le dernier film du réalisateur, La Prisonnière.

Aux enfers du « grand film »

Clouzot comme Melville ont un « grand projet » qui rencontre d'extraordinaires difficultés. Si Melville réussit à mettre sur pied son Armée des ombres, considéré comme « le meilleur film français sur l'Occupation et la Résistance », celui-ci ne connaîtra pas le succès espéré par son auteur ; quant à Clouzot, il ne mènera jamais à terme son très ambitieux Enfer dont il n'est resté que des bribes muettes, dont le courageux Serge Bromberg alla tenter d'obtenir les droits auprès de la dernière Mme Clouzot qui, per fortuna, n'était pas actrice, mais seulement catholique - et courtoise. Elle lui avait refusé ce qu'elle avait refusé à d'autres - non sa vertu, sans doute imprenable et que d'ailleurs il ne réclamait pas. Sans une providentielle panne d'ascenseur les choses en seraient restées là. Mais en homme obstiné il mit à profit quelques minutes d'intimité forcée pour convaincre la récalcitrante. Le montage qu'il en a tiré n'est pas le film (dont un remake que je n'ai pas vu a été tiré par Claude Chabrol à partir du scénario), mais on peut avoir des doutes sur le devenir de ce film. Les causes officielles de l'interruption du tournage sont les maladies (celle de Reggiani, que Jean-Louis Trintignant refusera de remplacer au pied levé, puis celle Clouzot lui-même, mais en suivant le montage réalisé par Serge Bromberg, qui alterne les séquences muettes sauvées du tournage, quelques scènes tournées (avec Bérénice Bejo dans le rôle de Romy et Jacques Gamblin dans celui de Reggiani) en suivant le script, et des interviews des acteurs ou techniciens survivants, on pénètre dans le monde d'un homme à l'ambition démente, et qui perd les pédales. Le récit même du tournage tel qu'on pourrait le reconstituer porterait le même titre que le film, mais pour d'autres raisons : sauf pour quelques bricoleurs qui sur instructions de Clouzot, fanatique d'art moderne, s'amusaient à inventer des machines cinétiques permettant de colorer les lèvres ou la langue de Romy Schneider dans toutes les couleurs, c'était l'enfer. Enfer pour les acteurs - Romy devait tirer la langue des centaines de fois, Reggiani, qui n'est pas Belmondo, devait reprendre jusqu'à l'épuisement des courses sur une route de montagne. Dommage d'avoir, pour les martyriser, choisi la plus belle actrice du cinéma européen d'après-guerre et l'un de ses meilleurs acteurs, Serge Reggiani, dont la carrière, débutée en 1938 et s'étalant sur soixante ans, comprend quelques-uns des plus beaux rôles du cinéma français. Surfant sur ses succès internationaux, Clouzot avait mis en route une superproduction financée par la Columbia. Son lieu de tournage principal était un lac appartenant à EDF en contrebas du viaduc de Garabit, dans un décor naturel grandiose. En raison de la construction d'un barrage, le lac était appelé à disparaître, ce qui donnait un temps de tournage de quelques semaines au cinéaste, animé de l'ambition de réaliser un film révolutionnaire et total mais handicapé par des problèmes cardiaques chroniques qui avaient effrayé ses commanditaires, il en tira argument pour exiger non pas une équipe de tournage, pas deux, mais trois. Au lieu d'une efficacité supplémentaire, le résultat fut de perturber profondément les techniciens des équipes 2 et 3 qui n'avaient pas d'idée de ce que ceux de la 1 faisaient avec le patron et attendaient, préparaient, préparaient pendant des heures tandis que Clouzot faisait inlassablement des prises de la même scène. Si l'on ajoute qu'insomniaque, Clouzot réveillait ses différents assistants à trois heures du matin pour avoir leur avis sur sa dernière trouvaille, on obtient la recette d'un désastre.

Le message c'est qu'il n'y a pas de message

Que disent leurs films ? À proprement parler, rien et si l'on en juge à la faiblesse du seul film à message de Clouzot, mentionné au début de ce texte, ça vaut mieux comme ça. En apparence ils racontent et n'offrent ni propos politique ou moral (sauf peut-être dans L'Armée des ombres ou Le Silence de la mer), ni leçon. La psychologie des personnages de Melville est rudimentaire, c'est leur silhouette qui compte, et la lumière qui les éclaire ou les laisse dans l'ombre en dit parfois plus que les paroles qu'ils prononcent. Dans les meilleurs Clouzot,  la psychologie est plus complexe, même chez certains personnages secondaires ; ce sont eux qui contribuent à créer l'atmosphère particulière de la pension où le crime de l'Assassin habite au 21 a lieu, eux qui donnent vie au Corbeau ou à son Quai des Orfèvres ; de même dans La Vérité,  le rôle de Marie-José Nat, soeur jalouse et frustrée n'est pas éclipsé par Brigitte Bardot, alors au summum de sa beauté. Pour le coup c'est le personnage de l'amant assassiné, pourtant joué avec une belle ambiguïté par Sami Frey, qui apparaît falot, tandis que le duel judiciaire de l'avocat général et de l'avocat nous réserve quelques morceaux de bravoure de ces deux grands acteurs que sont Paul Meurisse et Charles Vanel. A son déclin Clouzot sera moins heureux, réduisant peu à peu ses personnages à des types, même quand ils sont incarnés par d'excellents comédiens.  Les femmes deviennent coquines (Dany Carel dans l'Enfer mais aussi la Prisonnière) objets de fantasmes ( Elizabeth Wiener dans la Prisonnière, Romy Schneider dans l'Enfer),  les hommes des jaloux (Reggiani dans l'Enfer,  Bernard Fresson dans la Prisonnière) ou des pervers ( Laurent Terzieff dans la Prisonnière)

Marginaux et passeurs

Leur aura s'étend au-delà du cinéma français, où ils représentent de façon très personnelle une passerelle entre les « classiques » et la Nouvelle Vague : Clouzot connaîtra plusieurs succès mondiaux et l'influence de Melville s'exerce aux États-Unis (Tarantino) et jusqu'en Asie, où de jeunes réalisateurs japonais ou hongkongais (Johnnie To) sont profondément marqués par son style.

Les rôles de leurs vies

S'ils ont leurs acteurs fétiches, dans les rôles principaux ou secondaires, ils savent les sortir de leur « zone de confort » pour donner des rôles inattendus à des « monstres sacrés » : les trois rôles que Melville confie à Belmondo sont très à part dans la riche filmographie de notre « Bébel » national, ceux de Delon parmi les plus marquants de sa carrière ; la Bardot de La Vérité de Clouzot est loin des films de Vadim, les deux films que Melville tourne avec Ventura changent Lino des rôles qui l'ont rendu célèbre, même si les deux hommes en sortiront fâchés au point de ne plus se parler ; le Bourvil du Cercle rouge, le dernier rôle de ce grand acteur, est aux antipodes des comédies qui l'ont rendu célèbre. Pour Clouzot, les deux rôles qu'il donne à Pierre Fresnay sont à part - et mémorables - dans la carrière de ce grand acteur, il rend Montand acceptable, et même bon dans Le Salaire de la peur, film où le grand Charles Vanel est inoubliable. Loin de ses emplois dans ses films à succès du Monocle, Paul Meurisse est superbe chez Clouzot (Les Diaboliques et La Vérité) comme chez Melville (Le Deuxième Souffle). Héroïne chez Melville, criminelle chez Clouzot, la Simone Signoret vieillissante met à leur service toute sa puissance et sa justesse de grande actrice, dont le sommet sera atteint dans deux des meilleurs films de ce magnifique et sous-estimé cinéaste qu'était Pierre Granier-Deferre : je cite souvent Le Chat et La Veuve Couderc car ce sont des films qui vous happent et ne vous lâchent plus de la vie.

L'habit fait le moine

Même s'il les secoue, les perturbe, leur crie dessus ou les irrite au point que certains menacent de quitter le tournage en cours, Melville choisit ses acteurs parce qu'il leur fait confiance. Il passe plus de temps à les habiller qu'à leur expliquer leur rôle. Ayant enfilé sa soutane seyante, Belmondo sera prêtre ; un galure et un imper sur le râble, le voici transformé en voyou et balance (Le Doulos) ; un imper et son chapeau sur la tête, Delon sera un tueur (Le Samouraï) ; autre chapeau, autre imper pour Bourvil afin d'en faire un vieux cheval  de  flic (Le Cercle rouge).

Et à la fin?

Rares dans leurs films sont les happy ends ; même les happy ends des premiers Clouzot sont tout relatifs car la tonalité reste sombre : on a trop baigné dans la boue de l'ambiance du Corbeau pour se laisser vraiment attendrir par la révélation de l'innocence de Denise (superbe Ginette Leclerc) et de l'amour naissant entre elle et le docteur Germain (Pierre Fresnay). Quant à L'assassin et à Quai des Orfèvres, malgré le ton enjoué des dialogues et le rythme, l'impression dominante reste celle du noir des ruelles de Montmartre, celui des façades d'immeubles fatigués, des corridors et des cages d'escalier où tant de scènes se déroulent. Tentative de happy end à la peu  convaincante comédie  Miquette et sa mère mais décidément « ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants », c'est pas le truc de Clouzot.

Dans les films noirs de Melville, peu nombreux sont ceuxoù la mort est épargnée à son personnage principal. Clouzot est plus varié : quand il y a meurtre, on n'y assiste pas toujours et le cinéaste, réputé pour sa maîtrise du scénario, sait nous piéger, comme dans Les Diaboliques, où nous croyons voir un meurtre quand il s'agit d'un piège, piège tendu à l'épouse par le mari et l'amante, piège tendu par le réalisateur au spectateur. On pourrait, par cuistrerie de pseudo-cinéphile ou aux fins du seul divertissement, prétendre ceci : en scénarisant la mise en scène d'un « faux meurtre », que le film finit par démonter, Clouzot procède à une interrogation de ce qu'est le cinéma, comme s'il disait : vous savez bien que ce que vous croyez voir n'existe pas, tout ça c'est du chiqué, du cinéma. C'est Rashômon : pas plus que celui d'un homme, le vrai d'une caméra n'est la Vérité. Toutes ces vues dumonde, trompeuses, incertaines jusque dans leur sincérité, ne sont que des fragments subjectifs, éclatés, du monde. Dans la Nouvelle Vague et à sa suite, ce thème sera poussé, rabâché parfois, avec davantage de lourdeur.

Deux possédés

De leur mauvais caractère, de leur habitude de maltraiter leurs équipes techniques et leurs comédiens, aucune conclusion particulière à tirer : nombreux sont les metteurs en scène réputés difficiles  à tort (Welles) ou à raison ( Julien Duvivier). Même sur ce point les témoignages ne concordent pas toujours, montrant plutôt deux hommes obsédés, possédés par leur travail et imposant à tous leur niveau d'exigence avec plus ou moins de brutalité. Mon ami l'écrivain, scénariste et cinéaste José Giovanni avait gardé un exécrable souvenir de sa collaboration unique avec Melville (pour Le Deuxième Souffle, tiré d'un de ses romans) ; dans un documentaire consacré à Melville, après avoir rapporté un mauvais traitement inutile infligé par l'homme au Stetson (il faisait partie de ces hommes qui ont besoin de se déguiser pour être sûrs qu'ils existent - peut-être parce qu'il se trouvait laid), il a cette phrase terrible : « En réalité, il voulait être seul. »

Peut-être est-ce le dernier mot sur ces deux « cas » en quête de la mythique « baleine noire » qui habitait les eaux profondes de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils voulaient être seuls. Et maintenant ils nous laissent seuls avec leurs films : nous n'avons été ni maltraités ni injuriés par leurs réalisateurs - et il nous reste le meilleur : la chance de les voir et, pour certains, de les revoir.

So long, gents !

PS.

Désolé de ne pas avoir pris le temps de faire plus court  - près de deux mois entre les premières lignes et la rédaction finale, ça semble long mais ça passe vite.

 

Références

Une fois de plus j'ai puisé dans la Correspondance de Truffaut et dans ses deux volumes de critiques (Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux, chez Flammarion, collection « Champs »), ainsi que dans la monumentale biographie de Serge Toubiana et Antoine de Baecque (collection « Folio », Gallimard) dont l'index complet et minutieusement établi est particulièrement facile à utiliser.

Pour les films de mes deux monstres, ils sont tous disponibles en DVD. En VOD aussi je suppose, mais j'ai eu la flemme de chercher - déjà que j'ai mis un mois à écrire ce que vous venez de lire, je vais pas me lancer dans des recherches complémentaires : follohoueurs, follohoueuses je vous le dis : je vous aime, mais  dé-mer-dez-vous !


ADIEU PETIT CANDIDAT !

Depuis l'instauration de l'élection du président de la République au suffrage universel, on voit émerger puis s'effacer les « petits candidats » dans les mois précédant l'élection : vient le dimanche soir du premier tour et ils disparaissent? jusqu'à la prochaine.

Le « petit candidat » est méprisé, car « folklorique », énervant parce que marginal et prenant quelques voix aux vrais, aux « gros » candidats, les sérieux, les vrais, les éligibles.

Je le juge pourtant nécessaire, élément minuscule mais indispensable du puzzle démocratique ; objet de rigolade - ce qui n'est pas à négliger - il est surtout source d'idées originales et de moments de réflexion ou son inélectabilité fondamentale (qu'on me pardonne le barbarisme) lui donne une liberté de fond et de ton dont les autres sont privés. Ci-après quelques fragments d'une histoire personnelle du petit candidat.

Âgé de moins de dix ans lors de la première présidentielle de la Ve République, je me souviens de MM. Pierre Marcilhacy (Parti libéral européen, 1,71 %) et Tixier-Vignancour (extrême droite, 5,5 %) ; je me souviens surtout de Marcel Barbu (divers gauche, 1,15 %), qui pleurait à la télévision et dont le slogan était « Barbu n'est pas un traître ».

En 1969 il y eut Louis Ducatel (divers gauche, 1,27 %), qui ne m'a laissé aucun souvenir particulier, et le trotskiste Alain Krivine (Ligue communiste, 1,06 %), qui remettrait ça cinq ans plus tard (0,4 %) : c'était un jeune homme à l'oeil et à la tenue sombres et dont l'ardeur révolutionnaire était délivrée sur le ton neutre et embarrassé que l'on adopterait pour présenter ses condoléances à une famille endeuillée.

Pour les  élections suivantes, je suivais à distance les féroces duels à l'extrême gauche pour se partager  moins de 2 % des voix ; j'avais un goût pour le débit monocorde d'Arlette Laguiller («Travailleurs, travailleuses?») et plus récemment, pour les projets futuristes de Jacques Cheminade, qui voulait nous emmener sur Mars : de ce dernier candidat, certains de mes amis étaient si entichés qu'ils votaient pour lui aux deux tours ; votes non comptabilisés au deuxième puisqu'avec 0, 21 % des suffrages (en 2017 comme en 2012), il était à une certaine distance d'être qualifié. Mon « petit candidat » favori, Jean Lassalle, a gagné mon coeur déjà acquis en déclarant au cours d'un débat télévisé à Fabien Roussel, candidat du Parti communiste : « Fabien, si je n'étais pas obligé de voter pour moi, je voterais pour toi. » Pas mal, pour un homme classé au centre droit et qui, lancé dans une grève de la faim pour sauver les emplois de sa région, a mis sa santé en danger pour défendre une certaine idée des devoirs de l'élu. Il a obtenu 1,2 % des voix il y a cinq ans et il vient d'exploser son score en dépassant les 3 %. Peinant à rembourser les dettes de sa précédente campagne, il mettra bien cinq ans pour payer celle qui vient de s'achever pour lui. Encore un petit effort, Jean ! 20 % de plus pour être au deuxième tour !

Les « gros candidats » ne savent pas que faire des « petits » : s'ils sont dans le camp adverse, ils apprécient, car ils rognent des voix à leurs adversaires ; plus proches d'eux, quoique agacés ils les courtisent afin de récupérer leurs électeurs. Ils auraient tort de se moquer, car, tel qui était « gros » hier, le voici devenu tout petit : n'ayant pas atteint la barre des 5 % des voix, Mmes Pécresse (Les Républicains) et Hidalgo (Parti socialiste) vont devoir s'employer à stimuler la générosité des militants et des bonnes âmes. Peu probable que MM. Mélenchon et Zemmour, ce dernier peu connu pour sa galanterie, décident de rogner leur pactole pour soulager des opposantes vaincues. Comme écrivait l'abominable Maurras : « On dit qu'il ne faut pas frapper un homme à terre. Mais alors quand ? » Pour les banques russes, qui financent déjà Mme Le Pen, peu probable qu'elles soient appelées à la rescousse par ces cheffes si peu aimées par leurs propres troupes.

Pour les petits candidats de la prochaine présidentielle, je les invite à peaufiner leur programme et à mobiliser leurs premiers soutiens dès aujourd'hui : après tout, 2027, c'est demain?

 

P.-S. Follohoueurs follohoueuses, que vous ayez ou non reçu (moi non), puis lu les professions de foi de nos douze concurrents, vous ne m'avez pas attendu pour vous former une opinion et voter (utile, pas utile) ou non, et vous n'attendez pas de consignes de vote de ma part - plutôt des conseils de lectures ou de films. Pour ce que ça vaut, et sans enthousiasme (j'ai perdu la « foi » en 1981), j'irai voter dans deux semaines - ceux qui me lisent n'auront pas de mal à deviner pour qui je ne voterai pas. Un indice pour ceux qui n'auraient pas trouvé : les initiales sont M, L et P. En attendant, un conseil qui est presque une consigne : si vous tenez à votre santé psychologique et mentale, informez-vous à votre façon, mais regardez la télé le moins possible, tout sera mieux.

P.-P.-S. Sans en rajouter au sujet de l'inquiétude profonde pour l'avenir de mon pays que je ressentirais à voir l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite assumée ou rampante, le soulagement si elle ne gagne pas ce coup-ci sera très relatif. Depuis vingt ans que les « partis de gouvernement » nous proposent le « front républicain » et la « stratégie des castors » qui font barrage contre le Front national, celui-ci est passé de parti marginal (Tixier-Vignancour, 5, 5 %, à force nationale (Le Pen 2002, 16,86 %, Le Pen 2017, 21,3 %, Le Pen 2022, 23,1 %), de groupuscule de néonazis pétainistes à force de gouvernement local et de pression idéologique (nationale). Si Mme Le Pen atteint 40 %, on parlera de sa défaite, comme on en a parlé dans des élections locales précédentes, oubliant que 40 % ou plus c'est énorme et que si dans les années qui viennent les écarts de richesse se creusent encore et que le sentiment d'injustice s'approfondit, la même candidate ou sa nièce l'emporteront bientôt malgré les cris et battements de queue des castors républicains, macronistes, centristes, socialo-communistes ou « insoumis ».


BALZAC EN NOTRE MONDE

En finissant de voir l'étrange Eugénie Grandet, revue et mise à jour par Marc Dugain, je m'émerveille de cette soudaine et brûlante actualité de Balzac, qui nous vaut coup sur coup la même année deux films aussi intéressants qu'insatisfaisants.

Très différents de longueur (une heure trente pour Grandet, deux heures trente pour les Illusions perdues adaptées par Xavier Giannoli, qui gomme toute une part non négligeable du roman, dont l'apparition du personnage essentiel de Vautrin), ces deux films m'apparaissent dotés de qualités et de défauts comparables. Tout d'abord ils ne génèrent aucun ennui, aucun moment de lassitude. Dans les deux cas, les adaptations sont servies par des interprètes remarquables. Côté « stars », c'est Depardieu, épatant en éditeur illettré, et Olivier Gourmet, père Grandet ayant peu à voir avec la description physique donnée par Balzac mais avare jusqu'à la passion, matois, retors, odieux et curieusement attachant. Côté femmes, Cécile de France est une Mme de Bargeton merveilleuse, Jeanne Balibar, si belle jadis chez Rivette, fait une affreuse vieille salope avec une superbe conviction, tandis que Valérie Bonneton, elle aussi à l'opposé de la description physique du personnage donnée par Balzac (sèche et maigre, les dents noires), incarne sans  le surjouer le malheur d'être Mme Grandet. Et puis il y a les inconnues (de moi en tout cas, je l'avoue), la sombre et triste beauté de Joséphine Japy en Eugénie éclaire tout le film - la surprenante Salomé Dewaels est une Coralie explosive, sensuelle et vulgaire, idiote et sensible, juste de bout en bout ; comme on comprend que Rubempré (le jeune Benjamin Voisin, excellent aussi), enflammé par l'actrice, rédige ainsi sa critique théâtrale : « Si on me demande ce que je pense de la pièce, je dirai qu'elle avait des bas rouges et le visage d'un premier amour. » Je ne sais pas si ces lignes sont dans Balzac mais elles sonnent juste dans ce contexte. Il n'en est pas toujours de même lorsque les adaptateurs, cherchant à pousser la modernité du commentaire politico-social balzacien, l'ont projeté dans notre actualité de façon un peu voyante. Il y a dans les Illusions des « mots » trop malins pour être vrais, une ou deux tirades féministes dans Eugénie : tout cela respire l'intention et, sans tout gâcher, limite le plaisir - en tout cas le mien. Un peu comme Victor Hugo, Balzac est plein d'idées le plus souvent moins intéressantes que ses personnages  chez qui il traque, écrit-il  dans une postface supprimée,  le secret des « passions tumultueuses » sous la superficie d'existences d'apparence tranquille. Son féminisme est tout relatif -  et Mme Grandet comme sa fille sont des « taiseusses », ce qui fait leur force.

J'ai comme souvent fait appel à mon ami Ouiqui pour retrouver les adaptations filmées de Balzac. J'ai un bon souvenir du Colonel Chabert d'Yves Angelo, avec Depardieu (déjà) et des deux Duchesse de Langeais que j'ai vues, je reste ébloui de celle de Rivette (Ne touchez pas la hache,avec Jeanne Balibar, déjà,  un autre Depardieu, Guillaume, remarquable, et Michel Piccoli, toujours superbe d'ambiguïté).

Si j'en crois Ouiqui, la première Eugénie filmée est française et date de 1910, la deuxième italienne de 1913, la troisième américaine (The Conquering Power)date de 1921 (Rudolph Valentino en Charles Grandet, j'ai regardé un quart d'heure grâce à Mlle Ioutube, et c'est quèq'chose) ; la deuxième Eugénie italienne est de 1946 (avec Alida Valli) et je note avec amusement une version mexicaine de 1953 (la star argentine du cinéma mexicain, Marga López, fait d'Eugenia une bomba latina pero porque no ?) et une soviétique de 1960 ; côté français c'est la télévision qui s'est tournée vers Eugénie à deux reprises (Maurice Cazeneuve en 1956, pas vu mais la critique du Monde de l'époque, signée Michel Droit, n'est pas tendre ; et pas vu non plus la version 1993 de Jean-Daniel Verhaeghe, dont Jean-Claude Carrière est le narrateur, et où Jean Carmet, lui-même fils d'un tonnelier de Bourgueil, et qui décéderait quelques mois après le tournage, devait faire un père Grandet bien à lui) ; il y a bien des Père Goriot et un Vautrin avec Michel Simon, mais pour les Illusions perdues, je ne vois rien au cinéma et je n'ai qu'un souvenir lointain d'une adaptation télé (Maurice Cazeneuve encore, 1966) où Yves Rénier (jeune, il était l'un des Globe-trotters,vieux il est devenu le Commissaire Moulin) jouait Rubempré ; je ne le voyais pas, n'ayant d'yeux que pour Élisabeth Wiener, qui est ma Coralie pour toujours.

En parcourant Ouiqui, on s'aperçoit que Balzac et ses chefs-d'oeuvre (ou pas) ont été mis à toutes les sauces dès l'âge du muet.
Que valaient La Duchesse de Langeais et le Ferragus d'André Calmettes (1910) ? Vers laquelle des nombreuses Peau de chagrin faudrait-il se tourner ? La première américaine, de 1913, l'allemande de 1917, l'anglaise (Desire, The Magic Skin) de 1920 ? La deuxième américaine (Slave of Desire)de 1923 ? Une allemande de 1939 ? Une russe (L'Os de chagrin)de 1992 ?

Fun fact : notre époque vient de produire deux Balzac coup sur coup ; sous l'Occupation il y en avait eu trois. Que les antivax persuadés que nous vivons en dictature n'en tirent pas de conclusion.

Revenons aux films. La Duchesse de Langeais (1942) de Jacques de Baroncelli, encombré de mots d'auteur signés Giraudoux, est assez radicalement grotesque, interprétation comprise. Passe encore pour Edwige Feuillère (la duchesse) mais le bellâtre Pierre-Richard Wilm est au-delà du supportable en Montriveau ; Le Colonel Chabert (1943), de René Le Hénaff (oui, comme le pâté) n'est pas mal (et pour une fois Raimu ne fait pas du Raimu (en tout cas il n'en fait pas trop) ; quant au Vautrin de Pierre Billon, il n'est pas sans faiblesses et ce n'est pas le génial Falstaff d'Orson Welles mais, compte tenu des pudeurs de l'époque, servi par le génie diabolique de Michel Simon, il est de structure solide, puissant par instants, et il met la caméra là où ça fait mal : la relation homoérotique de Vautrin et Rubempré (le beau gosse Georges Marchal, qu'on reverra dans un bon Grémillon, Lumière d'été) ; la lâcheté des hommes si facilement corruptibles par l'attrait du pouvoir, des honneurs et de l'argent - cette triste trilogie qui envoie les rêves au tombeau - quand ce n'est pas la peur qui s'en charge, la simple et terrible peur (peur de perdre, peur de mourir) qui les guide vers les plus belles bassesses.

Surtout, tout ça me donne envie de reprendre mes vieux Balzac - je comprends de mieux en mieux cette mienne trisaïeule lorraine qui passa l'essentiel de son vieil âge à le relire et à s'en émerveiller?
D'Eugénie Grandet (en cours de relecture, elle vient de tomber amoureuse de son beau cousin Charles, devenu pauvre et orphelin mais il ne le sait pas encore) cette sentence : « L'ironie est le fond du caractère de la providence » et ce fragment de la description du père Grandet : « Il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement. »

PS. Revu Depardieu en Chabert et je confirme : le film est plus original que dans mon souvenir et à côté de Fanny Ardant, André Dussollier et Fabrice Luchini, tous trois zépatants, Depardieu n'est pas seulement bon (il est toujours bon) il est formidable, ce qui me donne l'occasion de citer le magnifique petit livre dont il a accouché il y a quelques années avec l'aide de Lionel Duroy : Ça s'est fait comme ça (édition d'origine chez XO, 2014, disponible en Livre de poche, no 3049) et qui commence par une phrase à laquelle je te mets au défi de résister, follohoueur/follohoueuse de mi corazon : « Ma grand-mère habitait en bout de piste à Orly, elle était dame pipi à Orly où je passais mes vacances quand j'étais gamin. »


TOUT EST BIEN QUI FINIT MAL

Trois « cas » du cinéma français :

1 : Jean Grémillon, ou tout est bien qui finit mal

En cette fin d'année, les éditeurs de DVD proposent leurs coffrets. Pourquoi pas ? Pour moi qui n'ai à vendre, je vais revenir en deux posts sur des cinéastes bien différents,  mais dont je vois ou revois les films avec intérêt, plaisir, fascination parfois, trois outsiders,trois, solitaires, trois inclassables, trois cas : Jean Grémillon ouvre la marche et il sera suivi d'Henri-Georges Clouzot et Jean-Pierre Melville, que j'ai « mariés » sans leur accord pour un post spécial « film noir ».

Dans sa Correspondance, François Truffaut ne cite Jean Grémillon qu'une seule fois, en passant, dans une short list de metteurs en scène français pour lesquels il a peu de considération. Pas un Grémillon dans Les Films de ma vie, où figurent pourtant deux films d'Autant-Lara, d'ailleurs excellents, La Traversée de Paris et En cas de malheur. Comment un cinéaste à l'oeil aussi aiguisé que le jeune Truffaut a-t-il pu passer à côté de Gueule d'amour,  L'Étrange Monsieur Victor, de Remorques, de Lumière d'été ou de Pattes blanches ? Je ne mentionne pas Le Ciel est à vous, avec le génial Charles Vanel, souvent cité comme un de ses plus grands films, parce que je ne l'ai jamais vu alors que j'ai vu (presque) tous les autres, y compris son premier, Maldone, un muet de 1928 où le rôle masculin principal est tenu par Charles Dullin, une des figures  légendaires du théâtre français, ami du jeune Grémillon et d'ailleurs producteur du film : Charles Dullin.

Je suis surpris et un peu déçu par cette ignorance de mon cher François, qui pouvait être aussi généreux dans ses jugements, quand il aimait, que cruel, quand il n'aimait pas. Comment n'a-t-il pas ressenti que bon nombre de leurs préoccupations étaient communes, y compris une dimension mystique présente chez Grémillon du début à la fin - et qui ne s'exprime que tardivement chez Truffaut (dans la Chambre verte) ? Comment n'a-t-il pas vu que Grémillon, à part quelques films de commande, c'était du putain de cinéma ?

D'abord il y a chez Grémillon cette double focale que l'on trouve chez quelques-uns seulement des plus grands, comme Kurosawa, John Ford ou Jean Renoir à son meilleur : sa caméra nous découvre un espace large, un paysage vaste, mais elle sait aussi traquer la lumière grise d'un intérieur, l'inquiétude ou les tourments d'un visage humain. Sauf de rares exceptions, le cinéaste est aussi à l'aise dans les scènes d'intérieur que dans la rue ou au grand large, dans les scènes d'intimité entre deux personnages que dans les scènes d'action. Pour les bagarres, c'est pas John Ford, mais les tempêtes de Remorques ou de L'Amour d'une femme sont convaincantes ; l'opération chirurgicale menée en urgence par Marie Prieur (Micheline Presle) dans un phare vers la fin de ce même film est à la fois d'un réalisme digne d'Urgences et chargée d'un sens symbolique puissant .

L'engagement d'un dégagé

Même si Grémillon est classé « à gauche », son angle politico-social n'est pas bêtement « antibourgeois ». Il montre avec autant de sympathie et de compréhension des châtelains (Paul Bernard dans Lumière d'été puis dans Pattes blanches), des boutiquiers (Raimu dans L'Étrange Monsieur Victor), un travailleur de la mer (Jean Gabin dans Remorques), ou un modeste ingénieur des mines (Georges Marchaldans Lumière d'été). Ses déclassés (Pierre Brasseur, artiste peintre alcoolique dans Lumière d'été, Madeleine Renaud ex-danseuse à l'opéra, dans le même film, le tout jeune Michel Bouquet, fils bâtard d'un aristocrate et d'une servante dans Pattes blanches) ne sont jamais caricaturaux, les voix des ouvriers sonnent juste, celles des voyous aussi.

Un cinéaste des temps modernes.

Pétri de culture  classique (artistique, musicale, littéraire), musicien lui-même (pour payer ses études, il jouait du piano au Max Linder en accompagnement des muets), Grémillon est à l'aise dans le monde moderne, qu'il filme à sa façon : la vie des sauveteurs en mer, celle des ouvriers à l'oeuvre sur un barrage (Lumière d'été) ou un pont (L'amour d'une femme) ne sont pas de simples toiles de fond -  un beau décor - pas plus qu'elles ne sont le point de départ d'un cinéma platement militant. C'est le monde de ses contemporains, montré avec le souci de précision du documentariste qu'il est par ailleurs, mais il sait aussi l'harmoniser avec son monde intérieur, débordant de préoccupations spirituelles,  de l'obsession de la mort. C'est Grémillon lui-même qui prête sa voix au prêtre méditant à haute voix devant la tombe de la vieille institutrice (Gaby  Morlay) dans L'Amour d'une femme ; pour doubler l'acteur italien qui incarne le prêtre il aurait pu demander à n'importe quel comédien français, mais il se choisit, lui, non avec le plaisir narcissique d'un Guitry, mais avec la réticence et le sentiment d'obligation intérieure qui animeront Truffaut quand il interprétera lui-même les rôles du médecin dans L'Enfant sauvage et du solitaire misanthrope dans La Chambre verte.

Où sont les femmes ?

À la vieille garde du cinéma français, Truffaut a reproché avec une vigueur parfois extrême de proposer des femmes des images limitées, caricaturales. Or, un peu comme chez Truffaut, elles sont souvent chez Grémillon « l'homme de la situation ». Elles existent autrement que comme types : la belle gitane de Maldone  est une femme libre qui oriente de façon décisive le destin de son héros bien nommé ; l'épouse délaissée (Madeleine Renaud dans deux films),la salope ou vilaine fille dévergondée (Mireille Balin dans Gueule d'amour - ah, ces longues jambes, ces mollets vibrants ! - Viviane Romance dans L'Étrange Monsieur Victor), la femme fatale (Michèle Morgan dans Remorques),l'ingénue (Madeleine Robinson dans Lumière d'été - et même une nouvelle figure, la working woman (Madeleine Renaud encore, aviatrice passionnée dans Le Ciel est à vous,Micheline Presle dans le dernier film de fiction du réalisateur, L'Amour d'une femme) - et j'en oublie.

Et les enfants ?

Un des autres reproches de Truffaut à ses prédécesseurs du cinéma de qualité, c'est l'absence des enfants. Il faut bien reconnaître que cette remarque peut s'appliquer à la plupart des films de Grémillon. Les deux petits garçons de L'Etrange Monsieur Victor ont leur place, mais à l'arrière-plan : « petits rôles » qui, hors quelques scènes (pas forcément les meilleures du film) restent en retrait. Les enfants de Pattes blanches font penser à ceux qui terrifient Victor, l'enfant sauvage : masse indistincte et cruelle.

Comme Renoir et Truffaut, Grémillon aime ses acteurs/trices, et il écrit (ou fait écrire) et tourne sa caméra pour les mettre en valeur d'une façon inhabituelle et juste : quand il reconstitue le couple mythique de Quai des brumes, tant le personnage joué par Gabin que celui de Michèle Morgan sont totalement paumés, ils ne savent plus où ils en sont dans une situation qui les dépasse et nous ne pouvons qu'être touchés, émus par la faiblesse humaine, le désarroi qui affleure derrière leurs allures de machines à séduire. Quant à Raimu, monstre entre les monstres, il fallait de gros cojones au jeune Grémillon pour faire tourner, dans le décor de sa ville natale, à l'un des acteurs fétiches de Pagnol un rôle profondément ambigu où la jovialité légendaire du Toulonnais était utilisée pour maquiller les failles et les contradictions d'un personnage certes haut en couleur, mais finalement assez déplaisant.

J'ai dit pour commencer que Grémillon, c'était du cinéma : comment oublier les magnifiques travellings qui campent le décor urbain, maritime ou naturel sans jamais rester simplement anecdotiques ou simplement descriptifs : si la caméra suit une route de montagne ou s'attarde sur les installations d'une équipe de déminage, c'est avec une intention encore secrète, mais qui apparaîtra tôt ou tard ; il en est de même pour les travellings avant ou arrière qui accompagnent les personnages ; comment oublier le jour qui frise à travers les persiennes, ces bandes d'ombre et de lumière qui découpent les personnages ?

Truffaut reprochait au cinéma de qualité estampillé tradition française de ne pas raconter d'histoires d'amour crédibles. Les tortures que vivent les personnages de Grémillon, hommes (Dullin vagabond, Gabin vulnérable, Brasseur à la dérive) ou femmes (pauvre Madeleine Renaud, si souvent appelée à souffrir des hommes, Micheline Presle écartelée entre l'amour d'un homme et la passion de son métier, Gaby Morlay, la vieille institutrice du même film qui, ayant donné sa vie à des enfants qui n'étaient pas les siens, n'en reçoit ni reconnaissance ni amour), n'ont rien d'artificiel : elles nous rappellent que comme dans la chanson des Rita Mitsouko, les histoires d'amour finissent mal, en général. Ainsi des films de Grémillon où le happy end est rare, mais qu'on incite Truffaut à se faire projeter dans le cinéma de la Voie des Lumières ouvert 24 heures/24 où il réside désormais - et pour l'éternité.


SEMPER SEMPÉ

Ayant acquis chez ma libraire favorite[1] un exemplaire du dernier album de Jean-Jacques Sempé, je déguste les traits de son esprit toujours jeune (Escargot #1 : « Il faut être curieux, aller vers les autres. » Escargot #2 : « Le problème c'est que ça prend du temps. ») À l'approche du siècle (encore une dizaine d'années), il ne donne aucun signe de faiblesse dans l'élan créatif. C'est comme les romans de Modiano : on n'aura pas le choc de la surprise qui vous renverse et vous cloue au sol, mais c'est bien, on est en terre amie.

Pendant une pause entre deux petits chefs-d'oeuvre, mes yeux parcourent la liste des livres publiés et je me souviens qu'il a toujours été là : les Petit Nicolas qu'il avait inventés avec René Goscinny étaient dans ma chambre et ses grands albums dans la bibliothèque de mes parents, depuis Sauve qui peut (1964) jusqu'à Luxe, calme et volupté (1987) en passant par La Grande Panique (1966), Saint-Tropez (1968) et Vaguement compétitif (1985).

Un peu à la manière de Modiano, auquel je viens de le comparer d'instinct, Sempé n'est pas un dessinateur révolutionnaire (Chaval ou Reiser, chez nous) qui bouscule les codes et les réinvente, mais sans se répéter il ne change pas, il est toujours juste et pertinent : tendre quand son observation touche à la cruauté, il sait à sa façon douce et discrète décocher le trait qui fait mal lorsque son dessin pourrait devenir seulement mignon. Dans quel album figure ce dessin dont j'ai le souvenir ? Ça ressemblait à ceci : l'auteur est assis face à l'éditeur dont le bureau est chargé de manuscrits et de livres (fun fact : le pire et le plus représentatif des bureaux d'éditeurs que j'aie pu apercevoir, c'était celui de Jean-Marc Roberts au Seuil - un bordel incroyable où tout autre que lui se serait perdu). L'auteur : « J'aimerais pousser une longue plainte jusqu'à 100, 150 000 exemplaires. »

Je ne serais pas opposé à produire un livre qui devienne un best-seller, mais je ne vois pas trop de quoi me plaindre.

Référence

Quelques amis (Denoël, 13,50 euros)



[1] Promotion gratuite : Librairie Litote, rue Alexandre Parodi, Paris.


HELLO GOODBYE

L'univers des livres de « développement personnel » se peuple chaque jour de davantage de menteurs et de tricheurs - les bateleurs et les bonimenteurs y prospèrent, faux maîtres à côté desquels Elmer Gantry, le prédicateur escroc autrefois incarné par le grand Burt Lancaster, fait figure de petit saint.

Il n'en est que plus rassurant, pour ne pas dire exaltant, de se plonger dans Goodbye fatigue !, le dernier opus de Léonard Anthony. Ni médecin, ni « -logue », ni « -peuthe », mon ami a puisé dans un trésor d'expérience personnelle et des années de rencontres pour établir ce petit traité chargé de sagesse et d'humour - sans compter d'un paquet de conseils pratiques pleins d'un bon sens souriant et malicieux. Parfois on se dit « je le savais déjà » ; sinon ça donne envie d'essayer le truc.

Follohoueurs, follohoueuses, ne tardez pas, il n'y en aura pas pour tout le monde : aux dernières nouvelles, le premier tirage est presque épuisé.

Références

Goodbye fatigue ! (éditions Overjoy, 16,90 euros, disponible également en version numérique sur les plateformes Fnac et Zonzon).

Elmer Gantry : film de Richard Brooks (1960) avec Burt Lancaster et Jean Simmons.

Hello, Goodbye : chanson des Beatles (1967) écrite par John Lennon et Paul McCartney ; la face B du 45-tours était le superbe I am the Walrus. Pas d'opinion sur les reprises de The Cure et des Analogues.


TRUFFAUT, L'HOMME QUI AIMAIT (12)

Ça y est, j'ai fini mon voyage en Truffaldie ? c'est le dernier épisode et il n'y aura pas d'épilogue, je crois[1]. Si je compte mes 10 bis et 11 bis, il y aura eu 14 épisodes, et non 12 comme annoncé. C'est le destin : depuis que Partie gratuite a connu 14 révisions, ça doit être mon chiffre. Sans succomber à l'atroce idée de conclure, si je devais retenir une ou deux « impressions de voyage », voici ce qu'elles seraient.

Le mythe de l'éternel retour

Truffaut n'est pas Buñuel et je ne crois pas que le surréalisme l'ait marqué en quoi que ce soit, mais il me semble souvent que ses personnages reviennent dans les mêmes quartiers, les mêmes rues, les mêmes décors, les mêmes paysages, comme à la recherche de ce porche, ce seuil de jardin, par où ils pénétreraient dans un pan disparu de leur existence et y retrouveraient les êtres chers. Pour ses films dont Paris est le cadre, la tour Eiffel y revient non comme un point de repère touristique, mais comme un totem ? une déesse peut-être, un vaisseau spatial atterri en ce lieu et qui peut en décoller à chaque instant et qu'il importe de retenir par l'image. Lorsque Louis Mahé (Jean-Paul Belmondo a-t-il jamais joué le rôle d'un homme superbement fragile ?) et Marion (Catherine Deneuve a-t-elle jamais été aussi belle ? désirable et inatteignable ?) sont embarqués dans la cavale infernale de La Sirène du Mississippi, Marion est obsédée par le désir de gagner Paris. Est-ce un refuge où se perdre et disparaître ? Quand ils gagnent la capitale et qu'on aperçoit la tour Eiffel, l'espoir absurde d'un embarquement pour ailleurs passe le temps d'un éclair.

Fuir, toujours fuir

L'admiration de Truffaut pour Alfred Hitchcock est bien connue et je vois bien plus que des clins d'oeil ou des références pour cinéphiles dans le goût truffaldien de filmer des voitures sur des routes périlleuses ou de créer, dans des contextes très éloignés du film policier, des atmosphères de suspense que l'on peut sans excès qualifier de « hitchcockiennes » ; bien souvent, les personnages de Truffaut fuient ou cherchent à fuir. Doinel son double fuit des parents qui l'aiment mal ou pas, Charlie Kohler (Charles Aznavour dans Tirez sur le pianiste) fuit son passé et de mystérieux gangsters (dont l'écrivain Daniel Boulanger, le dernier à qui Jeanne Moreau réglera son compte dans La Mariée était en noir) avec l'aide de Léna (Marie Dubois) ; dans le court métrage Antoine et Colette, Colette (Marie-France Pisier) fuit Antoine. Dans Baisers volés Antoine fuit la violence de son désir pour Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), fuit le choix entre cette dernière et la jeune Christine Darbon (Claude Jade). Antoine fuit sa peur de la vie de famille dans les bras d'une maîtresse et fuit la lassitude de cette dernière auprès de sa femme (Domicile conjugal) ; il court et fuit toujours dans le dernier film de la série Doinel, L'Amour en fuite.

Catherine (Jeanne Moreau) fuit dans la mort le choix entre Jules et Jim et y entraîne l'infortuné Jim qui ne choisissait pas entre elle et son ami ; Marion Vergano fuit son passé pour rencontrer Louis Mahé (La Sirène) avant de fuir ce dernier ; lorsqu'il la retrouve, ils fuient ensemble. Pour finir il consent à la laisser le tuer et elle s'enfuit. L'enfant sauvage du (magnifique) film éponyme fuit les hommes ; quand malgré la douceur des méthodes du docteur Itard il souffre de son éducation, il tente de fuir. La brochette des assassins de son mari fuit vainement la vengeance de Julie Kohler dans La Mariée ; dans La Peau douce Pierre Lachenay fuit longtemps le choix entre sa femme et sa maîtresse.

Adèle H. (Isabelle Adjani) fuit sa famille, l'ombre de sa soeur morte et son père autant qu'elle poursuit un amant imaginaire ; et lorsque celui-ci se dérobe définitivement, elle fuit encore ; Lucas Steiner (Heinz Bennent), le mari de Marion (Deneuve encore) dans Le Dernier Métro, cherche à fuir la Gestapo et les collabos ; Bernard (Gérard Depardieu) a fui sa passion pour Mathilde (Fanny Ardant) dans La Femme d'à côté ; quand le hasard les réunit, il essaie de l'éviter ; lorsque le destin les jette à nouveau dans les bras l'un de l'autre, ils fuient dans la mort la double impossibilité de renoncer à leur amour et de le vivre ; même Mme Jouve (Véronique Silver) s'enfuit lorsque l'homme qui l'a abandonnée des années plus tôt revient et demande à la revoir. Julien Davenne fuit les vivants dans La Chambre verte où des milliers de cierges éclairent les visages de ses morts.

Une des rares fuites couronnées de succès est celle de Montag, le pompier de Fahrenheit 451 (Oskar Werner, le Jules de Jules et Jim), qui fuit la destruction de la culture en se réfugiant dans la forêt des hommes-livres.

Pour Truffaut lui-même, mort à cinquante-deux ans, encore plein de vie, d'amour et de projets, je préfère penser que, sans s'enfuir, il est passé par l'entrée de secours dans une des deux salle d'à côté ; plutôt que celle où une rétrospective lui est consacrée, il a choisi celle où l'on projette les films qu'il aimait et ceux qu'il aimera ?et qu'il les regarde avec son pote Lachenay. Pour la centième fois ils revoient La Règle du jeu, pour la cinquantième Le Roman d'un tricheur (Guitry) L'Aurore de Murnau, peut-être, l'intégrale des Hitchcock. Vous avez de la chance, François, les cinémas viennent de rouvrir. Plus besoin de resquiller, vous avez la réduction senior.

 

Références :

François Truffaut, d'Antoine de Baecque et Serge Toubiana (Gallimard 1996 et 2001, 876 pages, réédition en Folio) ; l'ayant lu d'une traite ou presque, je suis souvent revenu à ce modèle de biographie, aussi précis et documenté que bien raconté.

De Truffaut lui-même, on trouve d'occasion la Correspondance (672 pages, 5 Continents/Hatier, 1988) et plus facilement ses textes critiques en deux volumes : Les Films de ma vie et Le Plaisir des yeux (tous deux chez Flammarion, collection Champs), ainsi que le Hitchcock écrit en collaboration avec Helen Scott. Publié chez Robert Laffont en 1966, il a été réédité chez Gallimard et il est toujours disponible, neuf comme d'occasion. D'occasion, on trouve aussi Les Aventures d'Antoine Doinel.

Pour les films, je les ai presque tous vus en DVD dans les différentes éditions disponibles ? un peu parce que beaucoup étaient là sur les étagères, un peu par nostalgie, aussi parce que certaines éditions proposent de riches bonus (versions commentées, documents d'archives). Particulièrement satisfaisant est le coffret d'Arte Éditions comprenant huit films, de La Mariée à La Chambre verte ainsi qu'un livret incluant des témoignages et des « impressions » de cinéastes contemporains ; pour la série Doinel, éditée chez MK2, le DVD des Quatre Cents Coups comprend notamment une version commentée par l'ami Robert Lachenay qui éclaire les aspects les plus autobiographiques du film, ainsi que les « bouts d'essai » des différents adolescents envisagés pour le rôle, y compris Jean-Pierre Léaud, dont on voit tout de suite qu'il est Doinel ; enfin le DVD inclut Les Mistons, le premier court métrage du cinéaste ; le DVD de Baisers volés, quant à lui, comprend le film commenté par Claude Jade et Claude de Givray, un des coscénaristes, ainsi qu'Antoine et Colette, le short de 1962 ; pour le reste, je crois que les longs métrages sont tous disponibles sur Netflix ; ils le sont également sur Mubi, qui propose en outre le short Une histoire d'eau (bon choix sur cette chaîne, où j'ai vu presque tous les Varda, quelques Chaplin et les premiers Milos Forman).

PS. Bizot, je ne sais pas si je t'ai convaincu de mettre un oeil là-dessus. Si non, tant pis, j'ai fait de mon mieux ; si oui, je te suggère Une belle fille comme moi ou L'Homme qui aimait les femmes pour commencer. Ça ne vaut peut-être pas ton favori, L'Honneur des Prizzi, mais c'est bien barré quand même?

P.S. Je suis plus que jamais reconnaissant à Marie-Odile «  Malcampo » Mauchamp et à Emmanuelle Hardouin (Versilio) qui ont relu avec une inlassable vigilance les textes de ce « feuilleton » avant de les purger de leurs scories plus évidentes. Au-delà des corrections typographiques ou grammaticales,  leurs remarques et commentaires m'ont aidé à les préciser et à les améliorer. Grâce leur soit rendue !

 



[1] Quoique?


CHARLIE, NON MERCI

Ayant raté Hara-Kiri parce que trop jeune (« Bal tragique à Colombey : un mort », en 1970, c'était couillu), j'ai été Charlie pendant quelques années de ma jeunesse. Je n'aimais pas tout Charlie, mais entre la férocité tragique de Reiser, le déjantage de Cabu et la tendresse rebelle de Cavanna, je me retrouvais chez moi - et je passais sur le machisme gros rouge de l'innommable professeur Choron. Macho pour macho, Wolinski, c'était pas 100 % féministe, mais il passait quelque chose de tendre dans son obsession des culs et des nichons.

Est-ce Charlie qui a changé ou moi qui ai vieilli ? Je n'en suis plus.

Je ne pense pas que M. Zemmour, et Mmes Pécresse et Le Pen déchaînent une fatwa facho contre le dessin de la Une de cette semaine - nul Erdogan là-dedans, en tout cas pour l'instant - et pourvou que ça doure. Point commun avec les trop célèbres caricatures du Prophète et celles du repoussant lider maximo turc, la faiblesse et la vulgarité du dessin. À croire que pour se redonner de la vigueur, les pilotes d'un Charlie en perte de vigueur ingèrent des doses massives d'une sorte de Viagra intellectuel, dont la composition chimique (provocatil simplex sildénafil, antimiliaril 50 mg, antifafil 100 mg, islamil 250 mg) ne suffit pas à améliorer durablement l'érectilité de ventes faiblissantes.

Ce n'est pas parce que je n'aime pas ça que je trouve en quoi que ce soit normal que des furieux plus ou moins fanatisés ou plus ou moins consciemment manipulés expriment leur désaccord en y posant des bombes ou en dézinguant les coupables supposés d'offenses commises ou supposées.

Ces crimes, pour atroces et inexcusables qu'ils soient, ne font pas des Zola modernes de MM. Val et Biard, pas plus que la mort tragique de M. Charb ne lui confère le génie de Reiser. Ils ne constituent pas une raison suffisante pour que ce qu'est devenu Charlie soit le symbole de la liberté d'expression. Privé de son génie créatif et sevré de lecteurs (d'après mon ami Ouiqui, 10 000 environ avant les attentats de novembre 2015), Charlie se mourait dans l'indifférence, lorsque ceux qui prétendaient le tuer ont prolongé sa vie.

J'ai souvent une pensée pour Georges Wolinski, ami de mon père avec qui il partageait le parrainage d'un illustre bad boy de la place du Forum d'Arles, le talentueux dessinateur Jean-Pierre Autheman, décédé cette année ; d'après des témoignages, ce doux obsédé sexuel de Wolin ne se retrouvait pas dans la virulence obsessionnelle des provocations antimusulmanes du journal ; il fut l'un des premiers à tomber sous les balles des frères Kouachi. Cela ne fait pas des tenants de la ligne ultra-laïciste provocatrice des coupables méritant le châtiment d'Allah. Tous - les pour, les contre et les passants - sont des victimes, sans aucun doute ; les présenter comme des martyrs de la cause de la liberté, c'est nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Je laisse aux lecteurs du Charlie actuel la lecture de leur hebdo chéri, mais je leur demande d'éviter de me mettre la Une sous la gueule au bistrot quand je bois peinard mon deuxième ristretto, car pour moi, Charlie c'est thanks, but no, thanks. Non merci.

P.-S. Une lectrice attentive m'a signalé une erreur dans mon post précédent. Tout en approuvant la tonalité et la teneur générale de mon argument sur ce dévoiement du beau mot d'audace, elle regrette que ma crédibilité auprès de mes millions (I'm not making this up, it's ze Ouèbe, bébi !) de follohoueurs et follohoueuses fanatiques puisse être ébréchée par cette bourde. Dans la première version du texte, celle qui avait été envoyée à mes fidèles abonnné(e)s, j'écrivais en effet que le groupe Editis publiait M. Zemmour. Minute, papillon ! Le groupe filiale de Vivendi, actionné par M. Bolloré, ne fait que diffuser M. Zemmour.  Ma lectrice a raison de m'alerter.Il m'est difficile, me réclamant de Tzvetan Todorov et de Germaine Tillion, d'admettre que j'ai négligé un de leurs adages : en démocratie, le respect de la vérité des faits n'est pas un luxe ni une nuance ou un plus relatif et subjectif, mais une nécessité de base, une condition de son exercice. Je me suis trompé, de bonne foi certes - et je n'étais pas loin de la vérité - mais je me suis trompé - et le plus simple, sans battre ma coulpe et m'infliger la pénitence d'aller à genoux offrir mon cou au pédégé -, est de le reconnaître et de me promettre d'être plus vigilant à l'avenir. En attendant, l'erreur est corrigée, mes remerciements adressés à ma fidèle lectrice, Mme Pernelle Parvati Cromwell, et mes excuses officiellement présentées à mes fidèles abonné(e)s, ainsi qu'à MM. Zemmour et Bolloré, êtres sensibles dont j'ai pu heurter les sentiments.


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