Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


ÉCRIVAINS MAUDITS : AND THE WINNER IS...

Tous les ans en septembre - les grandes manoeuvres ayant commencé avant l'été - les éditeurs et les journaux se
livrent à un jeu bien distrayant - celui de l'écrivain maudit. 


Le bien maudit a toutes les chances de grimper sur les listes de best-sellers, voire d'obtenir le prix que sa stature maudite lui interdit.

 

Longtemps M. Houellebecq fut le premier de nos maudits. Gageons qu'il brûle de le rester longtemps et que, pour cette raison, il retarde indéfiniment la rédaction de son opus majeur : le guide des paradis fiscaux en Europe et dans le monde (préface de Jérôme Cahuzac, ministre maudit).



COMMENT DEVENIR DE GAUCHE EN DOUZE HEURES CHRONO ?

Pour des raisons diverses il est devenu de plus en plus difficile d'être de gauche aujourd'hui.
Si vous êtes de droite, dommage, tant pis pour vous, mais j'ai peu de goût pour le prosélytisme : chacun sa merde.
Non ! vous, (comme moi), êtes ou avez été de gauche.

La gauche OK, mais laquelle ? De la gauche socialo-momolle à l'extrême, il n'y a pas que des nuances idéologiques ou de notables différences politiques sur des sujets majeurs (l'écologie,la proportionnelle, la fiscalité, l'Europe, le déplacement ou la destruction du mur de la Paix conçu par Mme Clara Halter, l'âge de la retraite à taux plein, les adhésions de la Finlande, de la Suède et de l'Ukraine à l'Otan - j'allais oublier les moyens de faire regagner la France à l'Eurovision) ; il y a les acrimonieuses querelles de personnes, divergences et rivalités qui peuvent tourner à la haine. Vous me direz, à droite ils en ont aussi ! Of course, mais c'est comme ça, la droite, ils sont individualistes à mort alors que nous autres, à gauche, on a un putain de sens de la solidarité, on est collectifs.

Vieux gaucho, j'ai été formé à la gauche par un pote de jeunesse de mon père qui au milieu des grands cortèges communistes des années 1920 chargés de banderoles « Des soviets partout ! », s'était confectionné sa petite pancarte « Des soviets par-ci par-là ! ».

J'ajoute que depuis la défaite de Mitterrand en 1974, la gauche ne peut plus provoquer chez moi de sanglots de chagrin : la voir se trahir ou se déchirer ou s'enferrer dans les mensonges m'emplit de plus d'ennui que de tristesse. Une expérience personnelle récente me suggère cependant une méthode radicale pour convertir les sceptiques et ramener à gauche les déçus. Vous allez voir, c'est simple comme 1, 2, 3? 12.

1. - Ayez un petit accident bête, mais assez sérieux quand même pour créer un peu d'inquiétude chez vous et de panique affectueuse chez vos proches.

2. - Attention : si l'accident est trop minime ça ne vaut pas ; s'il est trop sérieux, ça ne vaut pas non plus, car le but du jeu est pédagogique, il ne s'agit pas d'y laisser votre peau.

3. - Arrivez aux Urgences du grand hôpital le plus proche de chez vous (liste des urgences hospitalières où il ne faut aller sous aucun prétexte disponible sur demande - n'oubliez pas le timbre pour la réponse) ; tâchez de ne pas arriver en trottinant, ça fait pas sérieux ; le mieux est l'ambulance.

4. - N'oubliez pas votre carte Vitale et votre téléphone portable chargé à 100 %.

5. - Prenez aussi un livre (vous ne lirez pas, mais il est important d'avoir toujours un livre).

6. - Asseyez-vous (ou restez allongé sur votre brancard) et, tandis que votre proche patiente au guichet où il apprend que l'attente est estimée à douze heures, ouvrez grands vos yeux et vos oreilles : il y a un type complètement alcoolisé ou drogué qui veut se battre et que deux agents essaient de maîtriser ; il y a un autre type complètement drogué ou alcoolisé qui fait des déclarations d'amour aux agents de service qui ont réussi à maîtriser le type qui voulait se battre ; il y a des gens qui crient, des gens qui pleurent, des gens qui geignent ; le seul calme est un bonhomme dans un coin qui s'est pissé dessus. Ah j'en oublie un, il a dégueulé, moitié sur lui, moitié à côté.

7. - Voyez sans désespoir repartir les ambulanciers qui vous ont gentiment transporté. Ne laissez pas les mots suivants monter à vos lèvres : « ne m'abandonnez pas, bande de salauds, ici c'est l'enfer. Dites-vous que votre (petit) accident aurait pu arriver dans un pays où on vous aurait laissé crever comme une merde ; ici on va vous soigner, c'est sûr. Et grâce à la jolie carte verte que vous n'avez pas oubliée, ça sera gratuit, ce qui est quand même assez magique.

8. - Tranquillisez votre accompagnant qui prend sur son repos pour vous assister et vous soutenir le moral : non, on ne repart pas dans un autre hôpital où il y aurait moins de monde ; qu'il (elle) rentre à la maison, s'il faut attendre douze heures vous attendrez douze heures - vous n'avez pas si mal que ça.

9. - L'accompagnant reparti, ouvrez votre livre et résistez à la vague de désespoir qui monte en vous (je suis seul, c'est horrible, peut-être que c'est vraiment grave).

 10. - Écoutez la dame à l'accueil appeler désespérément pour demander un        « délestage » - on est déjà pleins, il n'y a plus un box de libre, on en est                  à  douze heures d'attente.

 11. - Regardez les agents courir, les aides-soignants courir. L'un d'eux, pff pff, s'arrête devant le guichet : « Tu les as appelés ? ? Oui, bien sûr. ? Et alors ? ? Ils refusent le délestage. » Vous étiez désespéré : mouais, il y en a de plus désespérés que vous, et ce ne sont pas forcément les malades.

Acceptez avec gratitude d'être roulé vers un box où vous patientez, un interne va venir vous examiner. Ça fait mal. Ne vous plaignez mal, car : a) vous n'êtes pas une chochotte ; b) si vous ne vous étiez pas fait mal, vous ne seriez pas aux urgences à 3 h 30 du matin, mais dans votre lit.

Laissez-vous rouler dans la salle suivante. On va venir vous chercher pour la radio. Patience.

Prenez votre livre, reposez-le. Écoutez plutôt : « J'ai mal, je peux avoir encore un calmant ? ? Non, madame, vous en avez eu il y a une demi-heure, on ne peut vous en redonner sans l'accord du médecin. ? Il est où, le médecin ? ? Ne vous inquiétez pas, il vient. ? Je ne peux rien avoir tout de suite ? J'ai vraiment mal. »

Reprenez votre livre. Un jeune Arabe parle en arabe au téléphone. Il parle très fort : impossible de vous concentrer sur votre livre, impossible de vous endormir.

Tendez l'oreille. C'est votre nom qu'on appelle, là ? « Je suis là ! »

Laissez-vous rouler vers la radio. À la question (idiote) « Vous pouvez vous tenir debout ? » ne répondez pas par un aboiement furieux, mais calmement prononcez ces mots : « Je suis désolé, mais je ne peux pas. »

Laissez-vous manipuler en ne protestant que si ça fait très mal.

Ouf, c'est fini, on roule vers une autre salle d'attente - pas la première, celle de la guerre, de l'amour, du pipi et du vomi.

Attendez. Oui, il est 5 heures du matin et vous n'en pouvez plus, mais il y a des cas plus graves que le vôtre - la dame qui hurle qu'elle a mal, le mot « amputation » qui jaillit depuis le poste de soins.

Dites bonjour à la docteure (vous avez entendu son prénom, elle s'appelle Céline, comme une soignante sur deux à l'hôpital) qui vient vous dire que les radios sont bonnes. Ne pleurez pas quand, à la question « Je peux partir, alors ? » sa réponse tombe : « Non, on a encore un examen à faire - par sécurité, car je ne suis pas inquiète. » Tentez à tout hasard : « Vous n'êtes pas inquiète et moi je suis rassuré, donc je peux peut-être rentrer maintenant. » Ne pleurez toujours pas quand la réponse revient en boomerang : « Non, monsieur, ce n'est pas possible, nous ne pouvons pas vous laisser partir comme ça, nous devons faire cet examen. »

Toujours pas de larmes, juste un petit soupir, lorsque Céline délivre le coup fatal d'une voix douce : « Il va falloir être patient, ça peut durer des heures. »

Respirez : vous êtes fatigué, Céline est fatiguée, tout le monde est fatigué. Vous continuez à dire « bonsoir » par réflexe aux aides-soignants, aux internes, aux brancardiers - et pourtant c'est le matin, une dame assez enceinte embarque des sacs-poubelle tandis que Céline appelle la pharmacie, car on manque de tel antibiotique.

Finalement un nouveau brancardier vient vous chercher. Il approche la soixantaine et ses longs cheveux gris sont noués en catogan, le truc des « vieux jeunes » ; malgré son look un peu terrifiant, il est sympa et tandis qu'il roule la conversation se noue. Il vous fait confiance ou bien il se lâche direct : il est anti-Macron, antivax. Comme il ne manque pas d'humour, vous l'écoutez avec plaisir.

Examen. Tiens, ça fait pas mal et c'est plutôt moins long que ce à quoi je m'attendais.

Dites merci au monsieur ou à la dame et résistez à la tentation de poser la question : « Alors ? » À ce stade, si vous n'avez pas encore compris qu'à l'hôpital on est patient ou on le devient, c'est à désespérer de votre cas.

On roule : « M.Cool catogan »» vous dépose dans le couloir - tous les box sont occupés. Céline passe - ou bien Audrey, sa collègue. Réprimez le cri de désespoir qui allait jaillir : « Céliiiine ! »

Attendez : personne ne va vous oublier dans un couloir, comme ça, à 7 heures du matin.

Céline court, Audrey court, ils courent tous, une dame geint, des ambulanciers arrivent pour emmener M. Bouanga - oui il est là, assis dans la salle d'attente, mais ses papiers ne sont pas tout à fait prêts.

20 % de batterie sur le téléphone : ça va.

Tiens, Céline. « Les résultats du dernier examen sont bons, quand vous serez chez vous, il faut prendre rendez-vous pour en faire un dernier. ? Pendant qu'on y est, quitte à ce que j'attende encore un peu, on ne pourrait pas le faire ici et maintenant ? » Céline : « Étant donné que ce n'est pas une urgence vitale, il vaut vraiment mieux que vous fassiez ça en ville. Ne traînez pas trop non plus, c'est important. »

On peut appeler l'ambulance ? Vous devez appeler chez vous, vous n'avez pas vos clés. Céline est patiente aussi : « On a les résultats de l'examen, mais on doit attendre le rapport officiel. Ne vous inquiétez pas, s'il n'est pas arrivé dans cinq minutes, je les appelle. »

Il est 7 heures, Paris s'éveille et vous, vous avez sommeil. Cinq minutes, dix minutes, pas de Céline. Vous entendez toujours sa voix qui réclame les antibiotiques, vous la voyez qui se lève pour sortir gentiment du poste de soins la dame qui, il y a une demi-heure, avait encore une alcoolémie à 2 g, puis gémissements d'une autre dame à qui « cool catogan n°2 » doit faire une prise de sang. Elle est désolée, c'est plus fort qu'elle, c'est une phobie. CC1 était sympa et CC2 est un génie. « Comme je vous comprends !, dit-il, moi c'est le dentiste. » La dame cesse de geindre et se marre. Cinq minutes après je les entends rigoler tous les deux. « C'est déjà fini ? demande-t-elle. ? Oui. » Je me dis que CC2 devrait être nommé directeur de l'AP-HP ou, au moins, chef de service - quel service ? chais pas, mais un grand service, genre ici, à Larib. En attendant il est payé au SMIC ou genre et je l'entends dire à Céline ou Audrey (ou les deux) : « Ça y est, j'en ai ma claque, dans six semaines c'est fini, je me casse. »

Céline. « Comment, Céline, c'est vous, quel bonheur ! »

Céline montre un papier : ne te réjouis pas trop vite, mon frère, car c'est bien le rapport, mais version préliminaire. What's the what, Céline are you kidding me ? ? No sir, je suis sérieuse, il faut attendre le rapport officiel et la transmission des données médico-légales. Ça va prendre longtemps ? Un certain temps. Pas d'inquiétude, ce temps n'est pas perdu, elle prépare les papiers.

Les ambulanciers arrivent quelques minutes après 8 heures, incroyablement joviaux et réveillés pour des mecs qui ont bossé toute la nuit ou bien qui viennent d'attaquer une journée d'enfer.

Farfouillage dans l'enveloppe avec mes papiers : radios, ordonnances, merde, where is ze  fucking bon de transport ? Là-dessus Céline arrive au galop et tend le papier. « Vous avez votre carte Vitale ? ? Hell no, on l'a rendue à mon fils à mon arrivée parce que je n'en aurais plus besoin. ? Vous connaissez votre numéro de Sécurité sociale ? » En temps normal je connais mon numéro par coeur, mais là, tel l'élève qui a révisé, mais sèche devant sa copie d'examen, je ne sais plus rien. 15 % de batterie, ça va, j'appelle mon fils. Le pauvre a dû dormir une heure et il va falloir qu'il se lève pour m'ouvrir et, en plus, descendre avec ma carte Vitale.

12. - Assis dans l'ambulance, vous revivez les meilleurs moments de l'expérience et la lumière se fait ; en vrai de vrai, si on veut changer ça, la gauche est la seule solution.

Dodo quelques heures. Réveil comateux, mais quand même je sais.

Malgré l'accumulation des doutes et des déceptions, je suis - j'ai toujours été, en fait - de gauche. Le spectacle (gratuit) est intolérable : la vague les vaincus définitifs de notre société échoue chaque jour, chaque nuit, aux urgences et on demande aux hôpitaux de les retaper autant que possible avant de les remettre dans le circuit de leur vie misérable. On fait ça (vous, moi, pas seulement MM. Macron et Véran et ceux qui les ont précédés) sans les payer décemment, sans leur donner les moyens nécessaires, dans la désorganisation la plus complète. Tout ça, fruit de la rationalisation et de la modernisation : cost-cutting et performance.

Être de gauche, follohoueurs, follohoueuses, ce n'est pas seulement dire « c'est moche, c'est insupportable, c'est honteux ». c'est faire quelque chose.

Me voici chez moi, la jambe (gauche, of course) surélevée, une poche de glace sur le genou. Il y a des élections bientôt et mon âme est en paix : il faut, plus que jamais, voter à gauche si on veut que ça change vraiment.

À gauche, oui, mais alors, laquelle ?

Vous savez quoi ? Moi j'ai fait mon boulot, et en six heures chrono seulement. Si vous ne me croyez pas, coupez-vous, cassez-vous la gueule, mettez-vous un truc bizarre dans le cul et allez-y constater par vous-même. Si c'est à Larib aux urgences traumatologiques (« circuit court »), soyez sympa, dites à Céline que je vais bien et demandez-lui si la dame qui était là avant moi dans la nuit de jeudi à vendredi est encore là.

Alors, quelle gauche ?

Je n'en sais rien, moi, démerdez-vous !

PS. Ouais, tout ça me donne une bonne excuse pour passer le plus temps possible allongé dans mon canap' et voir ou revoir les films de mes « monstres » du cinéma français. Après Gabin arrivent Lino, Romy, et les autres.


LES MONSTRES ET LES AUTRES (2)

LES MONSTRES ET LES AUTRES (2)

Des planches à l'écran

Chez nos voisins anglais, tout vient du théâtre et tous y retournent unjour ou l'autre. Cette tradition ne nous est pas étrangère et l'on sait que plusieurs de nos monstres et la plupart de nos grands comédiens ont alterné entre la scène et les écrans.

Les plus connus de nos grands anciens ayant pratiqué ce sport sont Sacha Guitry, lui-même fils du grand homme de théâtre Lucien à qui il vouait un culte, et Louis Jouvet, mais il faut citer Charles Dullin, fondateur de deux célèbres théâtres parisiens, le Vieux Colombier et l'Atelier. Ce dernier était à la fois salle de spectacle, lieu d'expérimentation et école. Pour s'y rendre, me dit mon ami Archimbaud,  Dullin  venait chaque matin à dos d'âne, attachant la longe à  un poteau comme l'on fait aujourd'hui de sa mobylette ou de son scooter. À ma connaissance, Dullin  n'apparaît que dans peu de films notables, les plus mémorables étant l'étonnant muet Maldone (1928) de Grémillon,  un pari artistique et commercial où l'acteur s'était aussi impliqué comme producteur ; plus tard il joua dans Volpone (Maurice Tourneur, 1941) où il fait mieux que tenir la route entre deux autres monstres - Jouvet et Harry Baur - le Quai des Orfèvres  de Clouzot.
Dans Les Misérables de Raymond Bernard (1934), où il forme avec Marguerite Moreno le meilleur, le plus affreux couple Thénardier de l'histoire du cinéma. Celui qui remplit l'écran de ce film, c'est Harry Baur (Jean Valjean-Madeleine, Champmathieu et Fauchelevent) et le jeune Charles Vanel est un Javert vindicatif à souhait.

King Harry

Qui regarde aujourd'hui les films dont Harry Baur était la vedette ? Il était pourtant une star qui avait débuté dans le muet et pris le tournant du parlant. Il pouvait être avec la même vérité un cambrioleur et un policier, Beethoven (un en muet, un en parlant), Raspoutine ou Rothschild. Juge dans Crime et châtiment, Hérode dans l'étrange Golgotha de Duvivier, il fut roi à plusieurs reprises, armateur vénitien, banquier et père Noël savoyard. D'originale alsacienne et lorraine, il fut pendant l'Occupation dénoncé par Je suis partout ; accusé d'être juif, il s'en défendit maladroitement, affirmant son « aryanité », ce qui ne l'empêcha pas d'être arrêté et un peu torturé ; quoique libéré il ne s'en remit pas et mourut peu après. Baur était un grand acteur, Raimu pour la présence physique, mais plus puissant encore, car capable d'exprimer des émotions fortes sans dire un mot et, à la différence du Toulonnais, n'ayant pas besoin de « faire du Harry Baur » pour exister. De plus, il semble qu'il ait été un homme sympathique et attachant, ce que n'était pas Raimu. J'ajoute que quoique né à Paris, il avait dans sa jeunesse jouée au rugby pour l'Olympique de Marseille et vouait un fidèle attachement à ce club.

De Jules en Jules

Raimu est un tel monstre du cinéma français qu'on hésite à rappeler que ce n'était pas un grand acteur - et un bonhomme à l'occasion assez déplaisant. Dans la mémoire populaire provençale (mais pas que), il reste le César de la trilogie marseillaise de Pagnol, un rôle que Harry Baur avait interprété au théâtre avant lui, et le boulanger trompé de La Femme du boulanger. Il détestait ce qui reste aujourd'hui un de ses plus grands rôles, celui de L'Étrange Monsieur Victor. Il est vrai que Jean Grémillon, ayant choisi le plus célèbre des Toulonnais pour jouer le rôle principal d'une histoire située à Toulon, avait utilisé le bagout de l'ancien comique troupier provençal pour le détourner et en faire un personnage ambigu et finalement assez antipathique?

Je ne peux oublier Jules Paufichet, dit Berry, l'inoubliable diable des Visiteurs du soir, ni Pierre Brasseur qui, en presque cinquante ans de carrière (débuts en 1924 avec Renoir, fin en 1971 avec Rappeneau), a été mauvais garçon, tueur, peintre maudit, comédien (Frédérick Lemaître dans Les Enfants du paradis, c'est lui), assassin, commissaire de police, fils feignant, comte, abbé, avant de finir marchand de vin ; pour la belle Simone Simon, femme fatale qui ne rendait pas à Renoir l'admiration que l'auteur de La Règle du jeu lui vouait, elle n'a pas commencé par le théâtre, mais après des débuts sur les planches en 1933 et une interruption due à la guerre et à sa carrière hollywoodienne (La Féline, de Jacques Tourneur) elle y est revenue quelques années avant sa mort ; de même pour Jean Marais. Débutant au cinéma dans les années 1930, celui qui sera l'acteur fétiche et l'homme aimé de Cocteau décédera en pleines répétitions de La Tempête de Shakespeare. Mon père, longtemps critique de théâtre au Canard enchaîné et qui avait la dent dure (il avait notamment titré un papier : « Surprise à Marigny, Jean-Louis Barrault encore plus mauvais que d'habitude »), m'a raconté l'entrée en scène du beau Jean dans Britannicus à la Comédie-Française (1952). Marais est le metteur en scène de la pièce et il interprète le rôle de Néron. Entrée à l'acte II : allure majestueuse, frisson dans la salle. Puis il ouvre la bouche et nasille « Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux » : fin de la magie, autre frisson, car la salle est parcourue d'une envie de rire que chaque spectateur n'a pas le courage (ou la décence) de retenir.

Arrêtons-nous sur le cas Gérard Philipe : la qualité des films dans lesquels notre James Dean est apparu est trop inégale pour qu'on puisse en juger, mais seuls ceux qui l'ont vu au théâtre ont eu la chance de faire l'expérience directe de son incroyable charisme. Au cinéma, même lorsqu'il est dirigé par l'excellent Jacques Becker dans Montparnasse 19, son jeu apparaît par instants un peu « théâtral » dans des films qui eurent peut-être leur charme, mais nous paraissent terriblement démodés. Ainsi de La Beauté du diable, une assez pesante variation sur le thème de Faustsignée René Clair, où le génialement dégoûtant Michel Simon le pulvérise littéralement. « Qu'est-ce que ça fait de jouer face à Gérard Philipe ? » demanda innocemment un journaliste à la sortie du film. Toujours aimable et gracieux, le héros de L'Atalante et de Boudu répondit : « C'est comme de jouer face à un mur. »

Sur cette vacherie j'arrête l'épisode 2, réservant le 3e à un monstre mâle et un monstre femelle que j'ai eu la chance de voir au théâtre (deux fois pour lui, une seule pour elle) : Michel Bouquet et Jeanne Moreau.


LES MONSTRES (3)

Michel Bouquet

Michel Bouquet est de ces monstres comédiens ayant marqué le théâtre comme le cinéma et qui sont tout aussi mémorables dans leurs rôles secondaires que dans leurs rôles principaux. Il semble avoir une prédilection pour les rôles qui le rendent antipathique - et maîtrise à merveille l'art d'humaniser des personnages qu'on adorerait détester dans la vraie vie : on ne peut guère avoir de tendresse pour lui que dans Pattes blanches, son deuxième film, où Jean Grémillon l'avait engagé sur recommandation de Jean Anouilh dont il jouait une pièce : fils bâtard d'une domestique un peu sorcière engrossée par un nobliau de province, il tombait amoureux d'une fille (Suzy Delair) trop belle pour lui. Le rôle était émouvant et trouble et peu d'acteurs d'une vingtaine d'années auraient été capables d'incarner avec justesse cet anti jeune premier poétique, dévoré de complexes et travaillé par le désir de vengeance.

Pour le reste, qu'il soit roi (chez Abel Gance), assassin crétin (chez Truffaut) bourgeois antipathique (chez Chabrol), flic obsessionnel (Deux hommes dans la ville de José Giovanni)qui veut la peau d'un Delon que le vieux Gabin veut sauver, mari trompé ou milliardaire, qu'il joue dans des comédies ou des drames, il a cette présence, il est là.

Au cours de sa longue carrière théâtrale, j'ai eu l'occasion de le voir à deux reprises : la première fois, dans les années 1980, il était Macbeth dans une mise en scène moderniste (ah ! cette époque où la scène était coupée en deux par une espèce de serpillière !) et maladroite qui avait provoqué les sifflets de la salle. Il s'était interrompu au milieu d'une scène pour admonester les siffleurs : « Si vous ne vous arrêtez pas tout de suite, je quitte la scène et je ne reviens pas. » Menace efficace, car on avait assisté au reste de la pièce dans un silence de mort, même lorsqu'une forêt semblant échappée de chez Castorama avait entamé sa marche fatale en direction du seigneur maudit.

La deuxième fois, près de quarante plus tard, il était Orgon dans Tartuffe. Point de sifflets, des acclamations qui n'en finissaient pas - un nonagénaire qui semblait décidé à ne jamais quitter la scène. Mon plus jeune fils, arrivé au théâtre en traînant des pieds, était ébloui de la jeunesse bondissante du vieil homme. À la manière de ceux qu'on a vus depuis toujours, j'avais une naïve tendance à le croire éternel : sur ce point il m'a déçu, car il vient de mourir. Vieux cabot, vieille canaille, je vous comprends ! Pas besoin de s'emmerder à faire l'effort de se traîner jusqu'à cent ans quand on a décroché l'éternité.

La reine Jeanne et l'irrésistible Brigitte

Transition sans effort : c'est bien Jeanne Moreau qui tue Michel Bouquet dans La mariée était en noir, quelques années après Jules et Jim, où elle était charmante mais furieuse. Elle incarne à merveille l'obsession meurtrière vengeresse d'une jeune veuve. Que dire d'une carrière de plus d'un demi-siècle au fil de laquelle elle a tourné avec les plus grands noms (Truffaut, Malle, Antonioni, Losey, Welles, entre autres) mais aussi d'honnêtes artisans de moindre réputation (Gilles Grangier, Jacques Deray, John Frankenheimer étant les plus notables), jouant avec un égal bonheur la reine, la prostituée et la servante ? Et ses mollets, que l'on admire dans deux films aussi différents que La Notte ou Ascenseur pour l'échafaud, ne sont-ils pas admirables d'élan, de décision, d'intelligence pure ?

Au théâtre, n'étant pas né, je n'ai pas eu la chance de la voir en partenaire de Gérard Philipe pour Le Cid de Jean Vilar à Avignon (1952) ; pas vue non plus en 1973, l'année de mon bac et (surtout) de mon premier grand amour, dans La chevauchée sur le lac de Constance de Peter Handke - mais j'ai encore les larmes aux yeux d'une soirée aux Bouffes du Nord (1986) où elle tenait presque seule la scène pour Le Récit de la servante Zerline tiré du roman de Herman Broch, mis en scène par Klaus Michael Grüber.

À ma connaissance, Jeanne la brune et Brigitte la blonde n'ont joué qu'une fois ensemble dans une délirante comédie aventureuse signée Louis Malle : l'absurde et délicieux Viva Maria ! (1965). Jeanne avait déjà déroulé quelque câble et Brigitte prolongeait l'incomparable éclat de sa première beauté. Non seulement elles sont irrésistibles de charme et d'espièglerie, mais elles ont l'air de s'amuser follement ensemble à jouer la comédie : lorsque pour les besoins du film elles montent sur scène pour chanter et danser la chanson écrite pour elles par Louis Malle et Jean-Claude Carrière, on voudrait avoir été garçon de courses ou assistant accessoiriste sur ce tournage pour avoir eu l'honneur de leur tendre un bas blanc de rechange ou réparer le talon endommagé d'une bottine. Deux voix, deux sourires, deux paires de mollets furent-elles mieux assorties que dans ce duo d'improbables révolutionnaires ?

De Mlle Bardot, n'ayant pas vu une bonne partie de ses films et attristé par les signes de sa décrépitude physique et morale, je préfère m'en tenir à ses trois plus beaux rôles, La Vérité, En cas de malheur et Le Mépris. La beauté, la voix, la vérité menteuse, le mensonge vrai : la présence? L'évoquant trente ans après leur liaison cinématographique et amoureuse, le metteur en scène Roger Vadim avait encore des étoiles dans les yeux. Il ne prononçait pas le prénom « Brigitte » de la même façon que ceux des autres très belles femmes qu'il avait aimées et avec qui il avait tourné : Annette (Stroyberg), Catherine (Deneuve), Jane (Fonda), c'étaient des belles et, la deuxième exceptée pour des raisons sur lesquelles il restait discret, il leur conservait affection et admiration, mais Brigitte, c'était autre chose? Comme on les comprend, ceux qui l'ont aimée, à l'écran et en vrai !

Pause monstre. Je reviendrai bientôt sur quelques cas : Gabin, Lino, Fernandel et Bourvil, Romy, Delon et Bébel, Vanel, la Deneuve peut-être.


LES MONSTRES ET LES AUTRES (1)

Au milieu d'un film, d'ailleurs assez médiocre (sur la petite centaine de films dont il a été la vedette, il ne pouvait pas tourner que des chefs-d'oeuvre), l'attention de Gabin est attirée par un de ses acolytes, joué par Jean Lefebvre, sur un restaurateur passionné de courses de chevaux à qui il pourrait dispenser ses conseils avisés - et intéressés - de paris turfistes. Ce restaurateur animé par la passion hippique est interprété par un certain Louis de Funès qu'on voit en action à travers la vitre de son restaurant. On n'entend pas sa voix, mais on aperçoit ses mimiques et sa gestuelle. Immédiatement c'est de Funès et on oublie d'être déçu qu'il n'y ait pas, plus loin dans le film, une rencontre au sommet entre ces deux monstres. Plusieurs rôles secondaires du film sont tenus par ces comédiens qu'on aimait retrouver dans les films populaires des années 1960 - Lefebvre bien sûr, Paul Frankeur, Madeleine Robinson, que Jean Grémillon avait engagée pour un film faute de pouvoir avoir Michèle Morgan alors émigrée à Hollywood - charmante en ingénue vingt ans plus tôt, elle est non moins charmante en dame d'un certain âge - mais c'est pas pareil que la dame qu'avait d'beaux-yeux-tu-sais.

À propos de beaux yeux, au début du Train de Granier-Deferre, Jean-Louis Trintignant, mari attentionné, en pleine folie de l'exode de 1940, se retrouve séparé de sa femme enceinte ; tandis qu'elle est assise dans un compartiment à l'avant du train, il est relégué à l'arrière dans un des wagons à bestiaux où sont entassés des malheureux fuyant l'avancée allemande. Dès l'instant où dans cette troupe déguenillée, son regard croise celui de Romy Schneider, on comprend que sa vie de mari parfait est terminée : il est dans la merde.

En cultivant mon obsession du cinéma français des origines à nos jours, il me semble possible d'établir deux catégories principales parmi ses acteurs les plus notables : les monstres et les autres. Les monstres sont ceux qui occupent la totalité de l'écran quand ils apparaissent : dès qu'ils sont là, on ne voit qu'eux, alors que les autres, hommes ou femmes, savent s'effacer ; restent les « tronches », qui peuvent être des « voix », on ne connaît pas toujours leurs noms, mais on les reconnaît immédiatement. Je ne vois pas de hiérarchie dans cette grille, subjective et pensée pour mon amusement, car il est des comédiens exceptionnels chez les « autres », et de médiocres chez les monstres.

Pour prolonger l'amusement, on pourrait dupliquer le raisonnement et l'appliquer aux metteurs en scène.
Monstres Abel Gance, Renoir, Pagnol et Guitry, René Clair, Melville, Clouzot, Godard, Chabrol, Michel Audiard (surnommé « le petit cycliste » par Gabin) et Gérard Oury ; simples humains Jacques et Jean Becker, Grémillon, Jean Vigo, Marcel Carné (« le môme » toujours selon Gabin), les Ophüls, René Clément, Autant-Lara, Christian-Jaque, Malle, Truffaut, Granier-Deferre, Verneuil?

Mais je m'égare, j'étais parti des acteurs : les premiers monstres à ma connaissance sont ceux magnifiés par Abel Gance : Séverin Mars, protagoniste de J'accuse et héros de La Roue, et Albert Dieudonné, l'impossible et souverain héros de son Napoléon ; monstres du parlant d'avant-guerre : Harry Baur, puis Louis Jouvet, Gabin, Michel Simon, Jules Berry, Pierre Brasseur, Raimu, Fernandel. Je ne vois pas Pierre Fresnay comme un monstre, mais comme le premier des hommes, aux côtés des Dalio et Carette. La plupart des monstres d'avant-guerre survivront jusqu'aux années 1960, voire 1970, en subissant quelques transformations et réinventions. Ils seront rejoints par les Montand, les Delon, Belmondo, Bourvil, Ventura, Noiret - et Louis de Funès. Tout aussi importants et attachants sont leurs femmes et hommes de compagnie : Micheline Presle, Françoise Fabian, Mireille Darc, Jeanne Balibar, par exemple, pour les dames ; et chez les messieurs Serge Reggiani, Jean-Louis Trintignant, François Périer, Charles Vanel, Michel Piccoli et Michel Serrault, Jean Rochefort, incroyables comédiens tout terrain et dont certains sont des monstres un peu sous-exploités, ce que le grand Terry Gilliam avait bien compris en souhaitant faire de Rochefort son Don Quichotte. Mettons à part Trintignant, qui fut un peu notre Mastroianni, notre James Stewart, capable de tout jouer - de l'homme moyen, limite falote, au salaud.

Et les femmes, direz-vous ? Point de monstresses ? J'ai cité Romy, mais en remontant aux sources on découvre les premières grandes monstresses du muet français : avant Catherine Hessling, la première femme de Jean Renoir, il y avait eu Ivy Close (La Roue) ; Renoir vouera un culte cinématographique touchant à l'idolâtrie à Simone Simon, objet de la passion homicide de Lantier (Gabin) dans La Bête humaine et future star hollywoodienne ; bientôt arriveront Arletty, Viviane Romance, puis la jeune Simone Kaminker, dite Signoret, entamera sa trajectoire, de pretty blonde de passage à bombe humaine, de putain glamoureuse innocente (Dédée d'Anvers) ou un peu salope (Manèges, Casque d'or) à résistante sacrifiée (L'Armée des ombres)ou criminelle piégée (Les Diaboliques),avant sa lignedroite finaleenvieille encore bandante (La Veuve Couderc)ou délicieusement atroce (Le Chat). Je n'aurai garde d'oublier nos monstresses un peu « intellos », Delphine Seyrig et surtout Jeanne Moreau, ni nos deux plus célèbres monstresses internationales, Brigitte Bardot et Catherine Deneuve, cette dernière encore en activité et qui prouve que l'on peut perdre sa jeunesse et sa beauté et rester le centre de l'attention. Sophie Marceau, jeune monstresse de La Boum, continue à éclairer les écrans dans les différents genres où elle apparaît, mais on voit moins la belle monstresse de ma jeunesse, l'étonnante et secrète Isabelle Adjani.

J'ai cité de Funès, mais je viens de revoir le très jeune Gérard Depardieu qui dans un de ses premiers films (Deux hommes dans la ville)avait une scène pour tenir tête à Delon, ce qui n'est pas rien - près d'un demi-siècle plus tard, Lino et Belmondo morts, Delon en retraite, il est notre dernier monstre - et un sacré comédien aussi, ce qu'il démontre dans les quelques scènes de l'excellent Illusions perdues où il est très convaincant en éditeur qui ne sait pas lire.

Ce texte s'annonce comme un monstre indigeste, donc je vais le découper en feuilleton (à suivre donc).


MOINS MAL QUE SI C'ÉTAIT PIRE

Cette jolie expression québécoise pour dire sans l'asséner dans ta gueule que ça va pas fort.

En voyant les résultats de dimanche soir, j'y ai pensé en buvant mon verre de château Chasse-Spleen acheté spécialement pour l'occasion. Marine Le Pen, forte de plus de 40 % des suffrages exprimés, parlait d'une « victoire éclatante » et ce n'était pas seulement de la rhétorique de fin de campagne. Là-dessus, je vois le résultat de mon village de Fontvieille : 52,5 % pour l'extrême droite - et j'ai envie de pleurer.

Moins mal que si c'était pire : mes amis immigrés ou issus de l'immigration ont quatre ans de plus pour faire leurs valises - à supposer qu'un début de guerre civile ne les chasse pas avant ; pu-tain, l'angoisse !

Pour ceux des amis qui ne seraient pas obligés de quitter le pays en cas de victoire des nazillo-pétainistes, l'agence immobilière russe Z a fait un boulot for-mi-dable : de nombreuses occasions à saisir pour l'est de l'Ukraine et à Marioupol. Prévoir des frais de remise en état et une bonne assurance.


L'éternité du « Vieux »

(Gab-3)

Certains disent que Gabin exagère un peu quand il affirme avoir connu une période difficile après la guerre. S'il avait été marseillais, comme son ami Fernand Contandin, dit Fernandel, on aurait dit qu'il « galéjait ».

Il est vrai que si son nom était loin d'être oublié, il lui fallait se réinventer? La cinquantaine pas encore atteinte il n'avait pas besoin de se vieillir pour faire « vieux », un attribut mal porté dans le cinéma qui a tendance - c'est pas nouveau - à idolâtrer la jeunesse? Tout à sa passion pour Marlene qui l'avait suivi à Alger, puis à Paris, Gabin imagina de tourner avec elle : une affiche avec deux des plus grandes stars du cinéma d'avant-guerre, c'était un ticket gagnant assuré. Je n'ai pas vu Martin Roumagnac, de Georges Lacombe, auquel Gabin croyait tant qu'il avait lui-même acheté les droits du roman de Pierre-René Wolf (pas lu), mais je crois comprendre qu'on peut s'en passer. Son échec commercial marqua la fin de l'illusion du grand come-back à deux et celle d'une liaison. Suivirent quelques années où l'ancien fusilier marin dut souquer ferme pour rester professionnellement à flot. En 1949, le retour sur scène (pour une pièce d'Henri Bernstein, un auteur qui lui aussi, avant-guerre, avait eu son heure de gloire et qui, lui aussi, était passé de mode) ne le « remit » pas en vogue, pas plus qu'un film de l'excellent René Clément. Il jouait dans Au-delà des grilles le rôle d'un passager clandestin, mais il était peut-être passé des cabines de luxe au fond de la cale où le cinéma français, sans l'oublier totalement, le négligeait. Les retrouvailles avec Carné pour La Marie du port (1950) ne lui portèrent pasbonheur,pas plus que des voyages en Italie pour ce que j'imagine être d'improbables nanars, Pour l'amour du ciel, de Luigi Zampa (1951) et Fille dangereuse, de Guido Brignone (1953). Enfin vint le Grisbi. Le film de Jacques Becker (1954) a, à ce point, marqué l'image cinématographique de Gabin qu'il est difficile de se souvenir qu'il n'était pas le premier choix du réalisateur de Casque d'or et du Trou pour le rôle de Max le menteur. Daniel Gélin, qui avait déjà tourné avec Becker, et François Périer furent pressentis - et ce dernier suggéra que Gabin serait un bien meilleur choix pour ce rôle de truand sur le retour que « le Vieux » en viendrait à incarner à tant de reprises.

D'un pan à l'autre de sa carrière il excella toujours dans les rôles d'hommes contre, de rebelles, de marginaux, de refuzniks gouailleurs ou taiseux d'une société qui prétend imposer des valeurs (de soumission, d'argent triomphant, de convenances, de progrès) à son esprit d'indépendance et de liberté. Même s'il est tentant de dessiner le portrait d'un personnage type de Gabin, ce qui frappe d'abord, c'est la diversité de ses rôles : industriel coureur de jupons (La Vérité sur Bébé Donge), financier (Les Grandes Familles),aristocrate devenu : légionnaire (Le Tatoué, 1972) ou clochard (Archimède le clochard, 1959) ; cheminot devenu aveugle (La nuit est mon royaume, 1951) ;conducteur de camions (Gas-oil, Des gens sans importance) ;ex-débardeur de ports devenu armateur et mareyeur (Le Sang à la tête). Il fut également le meilleur commissaire Maigret, avant de devenir ce vieux truand qui sort de sa retraite pour un « dernier coup » (Ne touchez pas au grisbi, Mélodie en sous-sol) ; il fut ce meneur de revues en retraite (décidément) pour l'excellent French Cancan où il retrouvait Renoir ; il fut grand chef d'un restaurant poussé au crime par une vilaine fille (Danièle Delorme dans Voici le temps des assassins), il fut assassin, truand sicilien et flic, le patriarche paysan acharné de La Horse, il fut l'avocat et l'amant de la jeune criminelle Brigitte Bardot (En cas de malheur), éducateur idéaliste dans un des meilleurs films de José Giovanni, Deux hommes dans la ville ;il fut chirurgien, peintre, il fut turfiste escroc vivant d'expédients (Le Gentleman d'Epsom),il fut même président du Conseil (Le Président) ; il fut Gaston Dominici ; il fut aussi et pour finir, quoique ce ne soit pas son dernier film, l'inoubliable vieux du Chat,face à Simone Signoret. Jeune et beau, vieux et lourd, économe de gestes et de mots, même s'il roulait en bouche ceux qu'Audiard avait écrits pour lui, il fut surtout le grand, l'unique Jean Gabin, « monstre entre les monstres », qui pouvait tout jouer et malgré sa notoriété reconquise d'icône nationale, n'avait pas peur de jouer des personnages ambigus, voire antipathiques, comme le flic infiltré chez les trafiquants de drogue de l'excellent Razzia sur la chnouf (Henri Decoin,1955). Du témoignage même de ses partenaires hommes ou femmes, il était à la fois un pro accompli et pointilleux, mais passé un premier abord timide prenant une forme plutôt rugueuse, il était généreux dans les rapports de travail, ne rechignant pas à les mettre en valeur.

Jeune premier, il était un héros tragique dont le personnage mourait de mort violente ; il connut sa dernière mort par balles avant cinquante ans, dans un duel-règlement de comptes avec Lino Ventura à la fin de l'excellent film noir de Gilles Grangier Le Rouge est mis. Après cela, vieux indestructible, il sembla parvenir à une forme d'éternité où il est toujours. (À suivre)


« Être acteur c'est chouette, c'est bath[1] »

(Gab-2)

Gabin a beau dire dans une interview que le métier de comédien ne s'apprend pas, c'est un talent, une façon d'être soi en jouant les autres, on ne peut, à voir et revoir ses films, qu'être ébloui par la variété, la richesse de son jeu. Lorsqu'il se tait, son visage et tout son corps expriment. Même vu de dos, il « est » Gabin. Et puis - un peu plus encore quand, un embonpoint accru par l'amour de la bonne chère en bonne compagnie le freine - il fait tout lentement. Lorsqu'il se suicide à la fin de ce sublime mélo qu'est Le jour se lève (Marcel Carné, 1939), il est délibéré, lent, tranquille dans chacun de ses gestes.

« Comment ? »

Comment ce fils d'artistes (son père était artiste de music-hall et sa mère aussi avait été chanteuse « fantaisiste » de caf'conc') qui ne voulait pas faire de music-hall est-il devenu le bel ouvrier du cinéma français des années 1930, le truand idéal ou le flic ronchon des années 1950 et 1960, cet inoubliable homme d'un autre âge de La Horse ou du Chat ?

Comment ne pas prendre en sympathie un acteur vedette qui, contrairement à ce que Truffaut écrivait injustement, préférait que la caméra s'attarde sur le visage de ses (le plus souvent ravissantes) partenaires féminines ? « Elles me rendent plus beau de dos », dit-il un jour de sa voix bourrue, illustrant cette « absence d'ego », rare chez les acteurs, relatée par un des jeunes assistants de Georges Lautner alors qu'il tournait Le Pacha.

Comment ne pas avoir envie d'admirer une star toujours ponctuelle et qui poussait le professionnalisme jusqu'à assister au tournage des scènes auxquelles il ne participait pas ?

Comment ne pas admirer le courage d'un homme qui, en pleine guerre, approchant la quarantaine, réfugié dans le confort de Hollywood où il vivait une romance torride avec Marlene Dietrich, choisit d'arrêter le cinéma pour rejoindre de Gaulle et les Forces françaises libres à Londres ? Pas pour donner sa voix, comme le génial Pierre Dac, ce qui n'eût pas été si mal, mais pour se battre : tu parles d'un tournage ! Il finit la guerre comme canonnier, puis chef de char d'un régiment blindé de fusiliers marins. La guerre gagnée, il déclina l'honneur de défiler sur les Champs-Élysées avec son char, préférant les bras de la belle Marlene. Moins « m'as-tu vu », tu meurs.

Comment ne pas être impressionné par les capacités de réinvention de lui-même d'un acteur star à trente ans et qui, quelque peu éclipsé, se relance à l'approche de la cinquantaine et, le succès revenu, « sert » (« servir », un mot qu'il employait souvent) le cinéma dans la comédie, le film policier ou le drame avec une égale conviction ? Gabin ne cabotine pas quand, dans ses interviews, il mentionne son respect pour « le gars, là-haut, qui a payé sa place ».

Un monde sans Gabin ?

Deux jolis films récents[2] imaginaient, l'un, un monde sans Johnny, l'autre un monde sans les Beatles. Imaginons un instant un monde sans Gabin.

Si M. Ferdinand Moncorgé avait réellement connu un garagiste du côté de la place Pereire et, en 1922, lui avait confié son fils Jean, dix-huit ans, qui voguait alors de petit boulot en petit boulot, celui-ci serait-il devenu mécanicien auto et serait-il passé à côté de la plus belle carrière du cinéma français du xxe siècle ? Impossible à dire, of course. Toujours est-il que Ferdinand, artiste de music-hall et tenancier de café de son état, « piégea » son fainéant de fils[3] en l'emmenant aux Folies Bergère où il enchaîna les petits boulots, de la régie à la figuration, et devint Jean Gabin.

Petit garçon, il avait voulu suivre jusqu'à la ligne de front les pantalons rouges des soldats français pour devenir l'un d'entre eux ; soldat (Gueule d'amour, La Bandera),il le fut à l'écran - et déserteur (Le Quai des brumes),caïd à Alger (Pépé le Moko),ouvrier sableur (Le jour se lève), ingénieur, conducteur de locomotive (La Bête humaine), marin (Remorques) - sans oublier Ponce Pilate (dans le bizarroïde Golgotha de Duvivier où Harry Baur est Hérode et Robert Le Vigan Jésus). Tout cela au cours de sa première carrière seulement, celle qui, interrompue par la Seconde Guerre mondiale, l'amena à Hollywood où il tomba dans les bras de Marlene Dietrich, tourna (in english) quelques films oubliables avant de laisser tomber le cinoche pour s'engager aux côtés de De Gaulle dans les Forces françaises libres. Revenu au cinéma, il dut constater qu'il était trop tard pour retrouver la jeunesse de sa vie et de son image à l'écran. Avec ses cheveux blancs, il était à quarante ans un ex-jeune premier qui devait ramer pour devenir un jeune vieux prometteur. Il fallut s'accrocher. Lui qui n'avait été qu'aimé dans sa première vie cinématographique connut de relatifs échecs et essuya pour la première fois les vacheries de la critique. Il faudrait s'habituer, développer une vraie capacité d'indifférence qui lui serait bien utile lorsque, avec d'autres vieillissants « ci-devant » (metteurs en scène, acteurs, scénaristes) il devint une des têtes de Turc des jeunes loups de la Nouvelle Vague. Du camp des rebelles à la « vieille garde », on échangeait des horions, et les pisse-copie se régalaient ; pour créer le « buzz » comme on ne disait pas encore, un critique crut fin de titrer dans un article sur un film de La Patellière dont Gabin était la vedette : « Jean Gabin règle son compte à la Nouvelle Vague ». Ambiance. Dans ses interviews, Gabin dit qu'il s'en fout, de tout ça, ce qu'on raconte. Est-ce vrai ? Qui s'en fout vraiment, qui développe l'ultime capacité d'indifférence ? C'est sans doute à ça aussi qu'il pense quand il dit ailleurs qu'il aime le cinéma qui lui a tout donné, mais pas les à-côtés, la promotion, les voyages.

Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie

La phrase célèbre de Paul Valéry s'applique parfaitement à Gabin, qui avait beau avoir à l'écran des rôles de solitaire ou de rebelle, mais qui, hors sa famille, cultivait le culte de copains qui n'étaient pas une cour vouée à sa dévotion, mais de véritables amis - une « bande » qui, la journée de tournage finie, aimait à se retrouver pour un repas ou une virée - à condition que celle-ci ne l'emmenât point trop loin. « Passé la Loire, c'est l'aventure », dit-il un jour à son ami Gilles Grangier, qui a utilisé la phrase comme titre d'un merveilleux petit livre de souvenirs? La bande à Gabin comporte des visages qui nous sont familiers, ceux de Bernard Blier, Jean Lefebvre, Robert Dalban, Paul Frankeur ou André Pousse, auxquels à partir du Grisbi viendra s'adjoindre celui de Lino ; côté scénaristes c'est Albert Simonin, puis Michel Audiard, rencontré via Grangier et dont il se méfiait un peu au début, croyant avoir affaire à un fils de famille et qui devint un ami proche et - pour le meilleur et l'ordinaire - l'auteur de bon nombre de ses films à succès et de ses répliques cultes. (À suivre)



[1] Jean Gabin dans une interview.

[2] Jean-Philippe, de Laurent Tuel, avec Johnny Hallyday et Fabrice Luchini, 2006 et Yesterday, de Danny Boyle, avec Himesh Patel, Lily James et Ed Sheeran, 2019.

[3] Ah ! l'historique collection de tous ces cossards qui, selon leurs parents, suivaient le mauvais chemin et se préparaient une existence de honte (pour leur famille), d'échecs et de misère (pour eux-mêmes). À voir la liste des « ratés » annoncés qui se sont fait un nom, tout parent digne de ce nom cesserait instantanément de pousser ses enfants à bien travailler à l'école et de les féliciter pour leurs bons résultats. Les phrases « on ne fera jamais rien de toi » et « tu n'arriveras à rien » sont la matrice de bien des succès. Les ex-premiers de la classe qui ont réussi leur vie sont une poignée. Pour info j'ai été premier de ma classe ex aequo pendant l'année scolaire 1965-1966, en classe de 7e (CM 2 pour les modernes), mais ça n'a pas duré. Notre instituteur (à blouse blanche comme il se doit) s'appelait M. Genet et sous des dehors sévères il était la douceur même. Qu'est devenu mon condisciple ? j'ai oublié son nom - à l'époque déjà, j'étais plus enclin à devenir le pote des mauvais sujets, une tendance qui n'a fait que se renforcer par la suite?


DE QUOI GABIN EST-IL LE NOM ?

(Gab-1)

« Vive la vedette ! » est l'un des chapitres du Plaisir des yeux, un des deux livres d'essais critiques de Truffaut, et Gabin n'y a pas une ligne. Tout juste est-il cité dans Les Films de ma vie, à propos de La Grande Illusion - il est vrai que c'est de Renoir qu'il est question, un des rares intouchables du cinéma français. Dans un article d'Arts (1959) Truffaut y va carrément au bazooka : « Ce sont [Gabin et Gérard Philipe] des artistes trop dangereux qui décident du scénario ou le rectifient s'il ne leur plaît pas. Ils influencent la mise en scène, exigent des gros plans. Ils n'hésitent pas à sacrifier l'intérêt du film à ce qu'ils s'appellent leur standing et portent selon moi la responsabilité de nombreux échecs. » Lorsqu'un journaliste suisse lit cette phrase à Lino Ventura, le « fils spirituel » cinématographique de Gabin, son protégé, son ami, celui-ci entre dans une violente colère. Truffaut n'est pas plus clément dans le cadre privé de sa Correspondance. S'il fait référence, évoquant à son ami Lachenay sa propre situation de déserteur, au Quai des brumes de Marcel Carné, il n'en donne même pas le titre, mentionnant « ce film qui se passe au Havre ». Trente ans plus tard, conseillant un jeune auteur qui a, lui écrit-il, écrit « le meilleur scénario que j'aie lu depuis huit ans », il lui recommande de ne pas l'envoyer à Gabin, « qui n'y comprendrait rien ». Est-ce adouci par le temps ou arrondi par les succès qu'il conseille à Depardieu d'accepter de jouer dans Fort Saganne,« un rôle de militaire, comme Jean Gabin dans Gueule d'amour » ? Hors Renoir, aucun des autres rôles de Gabin ne trouvera grâce à ses yeux, hormis La Traversée de Paris, un des deux films de Claude Autant-Lara qu'il admire - avec réserve pourtant, car il classe avec un certain mépris ce metteur en scène complexe et ambigu dans la vaste caste du « cinéma français de qualité » qu'il voue aux gémonies - avec ses acteurs et scénaristes. Pour ne rien arranger, avec le temps Gabin est associé à Audiard, à ses mots d'auteur, ses répliques - et Truffaut déteste Audiard et tout ce qu'il représente, détestation que le scénariste des Tontons flingueurs lui rend bien.

Laissons le jeune Truffaut à ses règlements de comptes néo-vaguistes et revenons à notre « monstre ». Un cinéphile a appelé John Wayne le Jean Gabin du cinéma américain (ou Gabin le John Wayne du cinéma français, je ne sais plus). On comprend ce qu'il voulait dire, dans le sens où un acteur populaire en vient à incarner pour le grand public national l'image rêvée du spectateur - et Gabin jeune fut cela, de même, sur un mode différent, que Gabin vieux. L'homme à cheval qu'est John Wayne, le bel ouvrier, le soldat héroïque, le déserteur incarné par Gabin jeune, le flic qui ne lâche pas, le voyou avec un code d'honneur, le paysan obstiné joués par Gabin le Vieux, ce sont des Américains ou des Français en mieux. La comparaison entre les deux acteurs atteint vite ses limites.

John Wayne, cow-boy ou soldat, n'a jamais joué que « John Wayne » alors que Gabin a excellé dans des rôles d'une infinie variété, incarnant chacun de ses personnages tout en restant Gabin. Imagine-t-on John Wayne en artiste, en homme politique, en clodo, en cheminot ? Gabin et Wayne sont l'un et l'autre des icônes, des « monstres sacrés », mais Gabin est un comédien beaucoup plus accompli. (À suivre)


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