Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


LE SENS DES SYMBOLES

Je l’avoue d’emblée, follohoueurs, follohoueuses de mon cœur, je n’ai pas lu le projet de réforme des retraites proposé par le gouvernement et me trouve donc dans l’incapacité de formuler un jugement informé à ce sujet.

S’agit-il de la grande et courageuse réforme qui marquera le deuxième quinquennat de M. Macron ? d’une potion amère, mais nécessaire ? d’un coup de plus du « président des riches » pour promouvoir la « casse sociale » dont il s’est fait le héraut ?

À part ça, j’écoute et je regarde – pas trop, sinon on devient dingue ou abruti, comme un de mes pauvres vieux camarades (99 ans) qui passe ses journées devant les chaînes infos.

Lorsqu’un ministre commence une phrase par « c’est simple » puis s’embrouille, je m’inquiète de déceler un symbole d’amateurisme dans la préparation d’un projet majeur dont la version précédente était si mal ficelée et a généré tant d’hostilité qu’elle a dû être retirée.

Lorsque le jour de la première grande grève, le président remet discrètement à l’Élysée la Légion d’honneur à Jeff Bezos, pas besoin d’être un « nupiste » jusqu’au-boutiste pour y voir un symbole de la déférence devant les puissants de ce monde tandis que les « misérables » défilent. C’est d’ailleurs pendant une nouvelle journée de manifestations que notre président a choisi d’honorer Gisèle Halimi, peu consensuelle figure du féminisme français. Symbole, oui, mais de quoi ? d’une véritable reconnaissance des femmes comme actrices dans la société ? ou d’une manipulation de plus ?

Lorsque le Sénat vote la fin des « régimes spéciaux », sauf le sien, comment ne pas y voir le symbole méprisant de nantis accrochés à leurs privilèges qui, en toute bonne conscience, suppriment les minces avantages acquis de haute lutte par de plus faibles qu’eux. Je repense à ce vieux film italien où un richard explique en substance à son potentiel gendre (Tognazzi ? Gassman ? Manfredi ?) : « Vous les pauvres, vous avez beaucoup plus de chance que nous, les riches, parce que vous êtes solidaires et tout le monde vous plaint alors que nous, les riches, nous sommes seuls et tout le monde nous déteste. »

Lorsqu’un député nupiste pose un pied vengeur sur un ballon à l’effigie d’un ministre, comment ne pas y voir le symbole d’un fantasme d’écrasement ?

Lorsqu’un autre ministre répond à un rappel de faits le concernant par un bras d’honneur, comment ne pas songer au symbole de la dégradation d’une fonction autrefois exercée avec noblesse par un Edmond Michelet, un Robert Badinter ou une Christiane Taubira ?
Il est vrai – autre symbole – qu’avant sa nomination, ledit ministre était un avocat connu pour son choix de clients dans les milieux du grand banditisme et ses déclarations virulentes à l’égard de la magistrature qu’il est aujourd’hui chargé de représenter. On préférerait pour le même personnage s’attacher aux symboles de sa biographie, celle d’un fils d’ouvrier métallurgiste, brillant élève qui finance ses études en exerçant divers métiers comme fossoyeur ou maçon. Caramba, encore raté !

Lorsque le gouvernement, incapable de trouver une majorité, recourt une fois de plus au fameux article 49-3 de la constitution permettant d’adopter un texte sans vote, fait-il de son mieux face à une situation politique et sociale délicate, ou bien décide-t-il d’ignorer délibérément la voix de la Nation ?

Et notre président ? Lorsqu’il refuse de recevoir les leaders syndicaux, est-ce le symbole de « l’homme au-dessus de la mêlée » ou celui du mépris ?

Comme autrefois M. Giscard d’Estaing, au moment de son élection symbole de jeunesse et de renouvellement, achèvera-t-il les dernières années de son mandat sous les insultes, symbole d’une « élite » de privilégiés élus du peuple, mais coupés de lui ? Ou bien parviendra-t-il (mais comment ?) à incarner le symbole du courage réformateur ?

Si cela n’était source d’inquiétude et de chagrin, on sourirait de penser que son héritière présomptive, Mme Le Pen, se présente comme parlant au nom du peuple alors qu’elle est titulaire (en bonne partie par héritage) d’un important patrimoine immobilier.

En attendant, les ordures s’entassent dans bon nombre d’arrondissements de Paris. Après quelques semaines de grève des éboueurs, le symbole de la Ville lumière va-t-il devenir celui de la « ville poubelle » ?


C'EST QUOI, UN ÉDITEUR ?

Ma vie aura été dominée, dévorée, par la passion des mots.

Promotion gratuite : c'est le sujet et la matière d'un remarquable ouvrage paru il y a quelques mois dont je recommande l'achat en nombre et la lecture par le petit nombre (ze happy fioux) de mes follohoueurs et follohoueuses qui ne l'auraient pas encore. Il s'intitule Au commencement et comporte 480 pages de réflexions sur la littérature, d'anecdotes fascinantes, de blagues zilarantes et de commencements zépatants d'ouvrages zadmirables - tout ça pour 28,50 euros, ce qui est littéralement donné pour un tel trésor de kulture et d'amusement.

Mais ce n'est pas tout : pour vous spécialement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, et gratuitement, je complète mes conseils à ceuzécelles qui rêvent d'être publiés (voir mon slog du 5 décembre 2022, So you want to write ?) par quelques réflexions sur ce qui a été longtemps mon métier - celui d'éditeur.

Le mot en français désigne deux personnes auxquelles on donne en anglais deux noms différents : le publisher et l'editor.

Un éditeur est, à l'origine, une personne (publisher) qui prend le risque d'éditer des livres, c'est-à-dire de transformer des manuscrits en livres, de les faire imprimer et de les diffuser à ses frais, moyennant rémunération de leurs auteurs. Exemples français anciens : MM.  Michel Lévy, Louis Hachette, Albin Michel, Joseph Arthème Fayard, René Julliard, Ernest Flammarion, Pierre Larousse, Robert Denoël, Gaston Gallimard, Robert Laffont, Pierre Seghers sont des éditeurs. Exemples plus récents : Mmes Liana Levi, Odile Jacob, Anne-Marie Métailié, MM. Bernard Fixot, Olivier Cohen sont des éditrices/teurs.

L'éditeur est aussi (deuxième sens) l'editor, celui ou celle qui, sous l'autorité du publisher, s'occupe de la qualité générale du texte.

Publisher et editor travaillent au sein d'une entité juridique et commerciale rassemblant les autres services nécessaires à la production et à la diffusion des livres : on désigne cette entité du même mot d'éditeur ou maison d'édition ; le plus souvent, mais pas toujours (les éditions de Minuit ne s'appellent pas éditions Jérôme Lindon), cette entité porte le nom de son/sa fondateur/trice, même si celui-ci/celle-ci ou sa famille n'en sont plus les propriétaires. Dans la vaste majorité des cas, cette entité prend un risque économique, puisqu'elle assume les investissements nécessaires à la publication et à la diffusion ; cette notion de risque m'apparaît comme consubstantielle à la véritable activité d'édition et c'est par paresse ou abus de langage qu'on appelle « éditeurs » ces « éditeurs à compte d'auteur » qui proposent un service payant aux auteurs non publiés par les premiers, mais qui ont le désir (et les moyens, car c'est en général pas donné) de transformer leur prose (ou leurs vers) en un livre qu'ils puissent donner fièrement à leur famille et à leurs amis ou vendre au compte-gouttes. J'en connais certains qui se baladent avec leur stock dans le coffre de leur voiture en vue des signaturzéfestivals où, assis derrière leur petite table, ils attendent le chaland et, tels les commerçants qui « font » les marchés, ils rivalisent d'imagination pour l'appâter (« pas frais, mon poisson ? ! »), voire, l'alpaguer. L'un de ces courageux juge d'ailleurs tout véhicule automobile non à sa consommation d'essence, ses performances sur la route, sa sécurité, sa technologie, son empreinte environnementale, mais au nombre d'exemplaires de ses ouvrages que peut contenir le coffre.

Pour en finir avec cette divagation et en revenir aux maisons d'édition, les vraies, signalons que le publisher est celui qui dirige la maison et prend les décisions essentielles. Il s'agit donc d'une personne humaine, propriétaire (ou non) de la maison d'édition, l'ayant ou non fondée, mais assumant sa responsabilité éditoriale et économique. Certains d'entre eux pratiquent le « micro-management » à un point comique : selon le témoignage d'un de ses anciens salariés, il fallait passer par le bureau de M. Georges Dargaud, fondateur des célèbres éditions du même nom (Tintin, le magazine Pilote, Astérix, etc.), afin d'obtenir son autorisation personnelle pour chaque photocopie. Obsédé de l'ordre autant qu'économe, il passait dans les bureaux le soir après la fermeture et bazardait à la poubelle tous les papiers qui traînaient sur les tables.

Le publisher est un chef d'entreprise, un gestionnaire garant de sa viabilité vis-à-vis de son banquier ou de ses actionnaires, un patron entretenant des relations sociales (empathiques ou conflictuelles, paternalistes ou non) avec les salariés de la maison qu'il dirige. C'est d'abord et surtout la personne qui donne le la du style éditorial de la maison, de ses collections, celle qui est garante de sa fidélité à une tradition, à une identité, et de sa capacité à évoluer tout en restant elle-même.

Le « petit monde de l'édition », constitué autrefois de quelques bourgeois fortunés sensibles à la littérature, a bien changé à l'ère des médias et des réseaux sociaux : le publisher exerce plus que jamais une fonction de représentation : quand sa maison est en vue ou qu'un de ses auteurs fait controverse, il « monte au créneau » pour glorifier ou justifier. Ce n'est pas sans danger, car certains, sous couvert de défendre « la maison », développent des tendances à l'hubris, voire s'« aulassisent[1] » face aux micros et caméras. Cette fonction n'est pas négligeable et suppose un grand discernement, car il faut au publisher savoir quand l'ouvrir et quand la fermer, quand se montrer et quand se cacher. Ceux que l'on voit et entend le plus ne sont pas nécessairement les plus efficaces et les plus discrets sont parfois les plus malins.

Là, pourtant, n'est pas l'essentiel : le publisher est d'abord et surtout une personne qui fait des choix et en assume les conséquences.

Même s'il s'entoure de conseillers ou d'un comité de lecture, c'est la personne qui, en dernier recours, choisit, décide, s'engage et indique les priorités de publication. Devant ses auteurs, ses responsables de collection, le véritable publisher dit « oui » ou « non » et, s'il prend le temps de la réflexion, ne laisse pas indéfiniment ses interlocuteurs patauger dans les marécages du doute. Tout le monde a envie d'entendre un « oui » enthousiaste plutôt qu'un « non » méprisant, mais c'est comme dans le reste de la vie : rien n'est pire que « rien », « bof » ou « on verra ». Un bon « non » bien argumenté vaut mieux qu'un « oui » mollasson : au cours de ma longue vie d'auteur, quelques « non » m'ont été très utiles, m'ont obligé à reprendre un manuscrit, voire à le mettre de côté pour de bon. Savoir dire non clairement, mais sans brutalité inutile est un des attributs auxquels on reconnaît le véritable publisher. J'ajoute que pour dire oui avec efficacité, il est nécessaire d'avoir eu le courage de dire non assez souvent.

Faire une première synthèse de ce qui précède, c'est aboutir au portrait d'un être paradoxal. Pour le définir, je cite pour la première fois (mais pas la dernière) Bernard Fixot, fondateur (avec l'aide de votre serviteur et de la regrettée Anne Gallimard) des éditions Fixot, puis de XO Éditions (« Lire pour le plaisir ! ») : « Un éditeur, c'est quelqu'un qui est capable de discuter le matin avec un poète et l'après-midi avec son banquier. »

Là-dessus me reviennent en mémoire deux autres définitions du métier, volontiers données par mon ancien partenaire-et-patron. La première est assez magnifique : « Être éditeur, c'est publier les livres qu'on aime et en vendre assez pour pouvoir continuer. » J'ai ici souligné les trois mots-clés : aimer, vendre et continuer.

Parlons donc d'amour, de vente et de continuité.

I. - L'amour toujours.

Sans amour (coup de foudre ou non), pas d'édition.

Il en est des amours littéraires comme des amours humaines. Après une rencontre fortuite (un manuscrit pioché dans la pile des envois, ça n'est pas fréquent, mais ça existe) ou préparée (quelqu'un connaît quelqu'un chez X et lui recommande un ami - ça n'est pas tout le temps comme ça, mais ça existe aussi et c'est même fréquent) naît un sentiment.

Ce peut être un coup de foudre qui débouchera sur une liaison brûlante, aussi passionnée que fugace. Née dans l'embrasement, l'histoire s'achèvera mal, parfois dans le ressentiment, voire la haine ; j'ai connu ça, je l'ai observé comme editor, l'ai vécu comme auteur.

Ce peut être aussi une « vraie histoire d'amour » débouchant dans certains cas sur un mariage ou un concubinage durable. Dans ce cas, le publisher ne devrait pas oublier l'adage selon lequel « il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour ». Alors il sait dans la durée apporter à l'auteur soutien psychologique et matériel, dans des domaines parfois bien éloignés de la littérature. Bernard (Fixot, plus haut cité) aimait à relater une anecdote. La scène se passe au comité de lecture de la maison Gallimard dont il est alors le (très jeune) directeur commercial. C'est une grand-messe hebdomadaire et les membres du Comité, souvent écrivains de renom, se plient à sa discipline monastique. Y veille Mme Odette Laigle, qui fait respecter la règle inflexible : on n'interrompt le comité de lecture sous aucun prétexte. Pourtant, ce matin-là, Odette enfreint la règle et vient chuchoter quelques mots à l'oreille de Gaston Gallimard, le légendaire fondateur de la maison et à cette époque encore son maître absolu. Sur ce, Gaston se lève, s'adresse à l'assistance : « Je vous prie de m'excuser, j'ai un appel urgent à prendre. » Gaston disparaît quelques minutes avec Odette, revient. « Je vais devoir vous laisser. C'était Montherlant. Il y a une fuite dans sa salle de bains. Il faut que je lui trouve un plombier. »

L'éditeur se trouve ainsi mêlé intimement aux soucis de la vie pratique de ses auteurs, comme aux aléas de sa vie sentimentale. Je me souviens d'un écrivain (l'excellent Alphonse Boudard) dont la double vie amoureuse générait de complexes problèmes contractuels et comptables, car il fallait payer une partie de ses droits d'auteur à sa légitime épouse et l'autre à sa régulière maîtresse.

Quoi qu'il en soit de ces aspects annexes, on en revient toujours aux bases : l'amour d'un auteur non pas forcément pour ses qualités humaines (certains sont de véritables fripouilles), mais pour la qualité de ce qu'il/elle écrit. J'ai eu[2] connu un éditeur (toujours en activité) qui toute sa vie a par amour de ses livres (et amitié aussi, je crois) publié et aidé financièrement un auteur (aujourd'hui décédé) dont les livres non seulement n'entraient jamais dans les listes de best-sellers et rarement dans les sélections des prix littéraires, même mineurs, mais ne faisaient qu'à l'occasion l'objet de consistantes recensions critiques. J'ajoute que l'aussi sympathique que talentueux Jacques A. Bertrand ne « réseautait » pas et ne faisait partie d'aucun jury, d'aucune académie, d'aucune commission distribuant les subventions. Il n'y avait donc aucune sorte d'intérêt, direct ou indirect, à Bernard Barrault à lui apporter son soutien : y suffisaient la foi fidèle dans son talent et la conscience de ses difficultés au quotidien.

Pour refermer ce premier chapitre, je crois (je crois vraiment) que l'édition devrait toujours rester cet engagement passionné ; il est triste, il est affligeant, de voir des éditeurs publier par habitude, en suivant des procédures routinières. Comme l'écrivait autrefois Georges Brassens : « Il vaut mieux ne pas faire les choses que les faire sans passion. »

2. - Parlons chiffres.

« J'aimerais pousser une longue plainte jusqu'à 100, 150 000 exemplaires », dit un personnage de Sempé assis dans le bureau de son éditeur. Vendre ! même les auteurs qui disent s'en moquer en sont obsédés autant que de la reconnaissance critique. Plus, même, si par malheur ils sont dépendants du montant de leurs droits d'auteur pour payer leur loyer et leurs factures. Quant aux éditeurs eux-mêmes, qu'ils veuillent vendre c'est heureux et souhaitable - c'est leur métier, c'est ce qu'on attend d'eux. Encore faut-il qu'au moment où ce livre, tant aimé six mois plus tôt, sort, ils s'y emploient et s'en donnent les moyens. C'est loin d'être toujours le cas, car l'amour des éditeurs est comme celui de certains séducteurs, fondamentalement polygame. Il est plus facile et moralement acceptable d'aimer plusieurs livres en même temps que d'avoir plusieurs partenaires amoureux, mais si ces objets de désir sont trop nombreux, plus aucun ne peut bénéficier de cette concentration absolue, de cette détermination qui sont les conditions du succès. Trop d'éditeurs publient trop de titres et, affolés devant leur propre programme, restent passifs à l'heure de la sortie. Tel l'homme qui a trop d'amantes pour les satisfaire toutes, ils se dispersent sans procurer de plaisir, attendant que les attachées de presse accomplissent des miracles ou que « quelque chose » se passe ». Ce « quelque chose » se produit parfois, mais c'est rare.

Pour clore ce chapitre « vente », je ne résiste pas au plaisir un peu taquin de citer une autre définition du métier (la troisième et dernière) estampillée Fixot : « Il n'y a que deux raisons de publier un livre. Soit il s'agit d'un chef-d'oeuvre, soit on va le vendre. »

C'était dit en manière de provocation aux « directeurs de collection » de Laffont, la maison dont il venait de prendre la direction avec son fidèle adjoint (moi). Ça couinait beaucoup dans les couloirs, mais c'était bien envoyé, car ils avaient (pas tous, mais presque tous) tendance à proposer à la publication un nombre déraisonnable de titres sans sérieuse considération des moyens de les vendre. J'ai même entendu l'un d'eux, mis en face de l'évidence des pertes sur un de ses titres (à-valoir important, ventes faibles) dire sans perdre son sérieux : « On perd oui, mais on se rattrape sur la quantité. »

Je dois reconnaître qu'à prendre la formulation fixotienne au pied de la lettre, je n'aurais jamais dû être publié, car si je n'ai jamais (à ma connaissance) écrit de chef-d'oeuvre, aucun de mes livres n'a été un best-seller ; seuls deux (sur la quinzaine que j'ai publiés en quarante-cinq ans) sont entrés, à faible altitude, les classements où ils ne sont pas restés longtemps ; j'espère néanmoins avoir écrit quelques bons livres que mes différents éditeurs ne regrettent pas d'avoir publiés et dont les lecteurs conservent un bon souvenir. 

Pour clore ce chapitre « ventes », une phrase entendue dans la bouche d'un de ces « petits hommes gris » qui venaient nous contrôler, chez Laffont, à l'époque où un grand capitaine de la finance et de l'industrie avait repris le groupe d'édition dont la maison faisait partie et entendait nous inculquer les sains principes de l'économie moderne auxquels nous étions rétifs. « Pourquoi, demanda ce sage, publier dix livres qui se vendent à 10 000 exemplaires alors qu'il serait beaucoup plus simple et rationnel d'en publier un seul diffusé à 100 0000 ? » Pourquoi, en effet ?

A. - Parce que, sauf exception, il est assez difficile à un éditeur, même s'il est aussi avisé qu'optimiste, d'avoir des certitudes de cette nature. « Le premier ouvrage de fiction d'un éditeur », disait l'un d'entre eux, « c'est son budget ». Combien de succès arrivent de nulle part, déclenchés par un battement d'ailes de papillon ? À l'inverse, combien de « best-sellers » annoncés se cassent-ils la gueule dans les grandes largeurs ? « Rien n'est plus triste », disait un de mes camarades auteurs, « qu'un best-seller qui ne se vend pas ». Boutade, mais pas que?

B. - Parce que, sauf pour un écrivain qui s'impose dans la durée et « a son public », les conditions d'un succès de librairie sont complexes et fluctuantes. Un bon éditeur tâche de les flairer, de les anticiper, de les favoriser, mais il ne peut ni les créer ex nihilo, ni maîtriser ces imperceptibles et inquantifiables facteurs « chance », « humeur du temps » dont le rôle est essentiel, pas plus qu'il ne peut mesurer l'intensité de l'indispensable bouche-à-oreille qui fait les grands succès.

3. - L'amour dure-t-il deux ans ?

Ayant détourné un titre (pas lu, rien à dire dessus) de M. Beigbeder, reprenons et filons la métaphore amoureuse : l'édition ce n'est pas (à mon sens en tout cas) une étreinte furtive, c'est un amour qui dure. Croire en un auteur, c'est l'accompagner jusqu'à ce qu'il trouve un public, si cette rencontre ne se fait pas immédiatement. C'est rester à ses côtés dans les phases plus difficiles de sa vie éditoriale. Être le meilleur ami de Machin(e), no 1 des ventes, c'est facile ; continuer à lui témoigner affection, confiance et soutien quand ielle n'est plus au sommet, plus à la mode, c'est autrement plus important. Auteur, je suis content que mon éditeur soit présent quand je reçois honneurs et reconnaissance ; mais c'est quand je me retrouve seul, attaqué ou détesté, ignoré, oublié, que sa présence m'est précieuse et que l'« amitié » qu'il m'a témoignée aux temps heureux est autre chose qu'un « bruit qu'on fait avec sa bouche » (l'expression, dans un autre contexte, est du poète René Daumal).

Être éditeur, c'est donc aussi dire la vérité à l'auteur, si l'on pense qu'il s'est égaré ou n'a pas assez travaillé. Ce n'est pas une vérité d'évangile, car l'éditeur n'est pas Dieu, pas plus qu'il n'est dépositaire d'une science ou d'un sixième sens infaillibles qui lui permettraient de juger en absolue certitude de la qualité des manuscrits.

C'est encore ne jamais oublier un paradoxe : dans la « chaîne économique » du livre, les libraires vivent (médiocrement ou mal, en général), les maisons d'édition, diffuseurs et distributeurs connaissent des hauts et des bas ; à quelques notables exceptions près, les auteurs ont intérêt à avoir une autre source de revenus pour tenir le coup - sans en faire des salariés ou des « assistés », il serait bon que les éditeurs se souviennent parfois que les écrivains aussi ont des fins de mois à boucler ; si iels travaillent et deviennent de chroniques insomniaques par « amour de l'art » ou parce qu'ils n'ont aucun talent ni aucun goût pour une autre activité, ce n'est pas une raison pour se désintéresser de leur situation économique.

 

Fermons le chapitre « maisons d'édition » et ouvrons celui du deuxième sens d'« éditeur », celui que les Anglo-Saxons appellent l'editor.

L'editor est celui ou celle qui, au sein de la maison d'édition, suit l'auteur(e), échange plus régulièrement avec iel[3], suit ses projets, lit la première version d'un nouveau manuscrit, formule un premier jugement critique, des suggestions éditoriales parfois générales, parfois plus détaillées. Ce dernier point me paraît essentiel, car il est vrai que le diable est dans les détails : rien n'est plus précieux pour l'auteur(e) qu'une lecture critique attentive et rien n'est plus triste que ces livres qui ont été confiés directement à un(e) correcteur/trice avant d'être imprimés. Lorsque le livre est accepté et programmé, c'est l'editor qui va donner le ton à l'intérieur de la maison, partager son enthousiasme. L'editor est aussi celui/celle qui reste là dans les périodes difficiles, qui n'oublie pas, celui/celle dont la présence ne dépend pas des aléas commerciaux ou critiques.

Certains publishers sont parfois en même temps d'excellents editors, capables à l'occasion de se plonger dans un texte avec une extrême concentration et de mettre de côté leurs autres obligations pour accompagner l'auteur du début à l'aboutissement du processus éditorial. J'ai connu cela deux ou trois fois dans ma vie : pour mon roman L'Arabe, pour les éditions française et québécoise de mon récit Partie gratuite et, plus récemment, pour ma compil Au commencement[4]. Dans les trois cas, la suite, comme disent les footeux, a été plus « compliquée », mais je garde de ces heures de travail en commun un souvenir reconnaissant et ébloui.

Je m'aperçois en me relisant que mon double portrait est assez éloigné de ce que je comprends du manager dans l'édition moderne : devenue une « industrie », celle-ci n'a plus le temps, elle est dominée par l'obsession de la performance, du résultat immédiat et les editors eux-mêmes sont soumis à l'obligation de rendement. On a l'impression que les grands groupes traitent leurs maisons d'édition comme les milliardaires leurs clubs de football, recrutant de nouveaux entraîneurs sans leur donner le temps ou la sérénité de construire dans la durée. En termes de contenus, à force de chercher du chiffre à court terme, même de bons editors finissent par intérioriser une sorte de « formatage » généralisé et tentent d'imiter ce qui vient de marcher. Jadis, on se tournait vers la télévision ou la radio pour générer de nouveaux auteurs, quitte à leur trouver des « nègres » s'ils étaient incapables d'écrire ; aujourd'hui on va du côté d'Internet, des influenceurs, de ceuzécelles qui génèrent des millions de « likes ». « Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline. « Tel auteur, combien de followers, combien de vues ? », demandera le publisher modern style.

Il est vrai qu'un éditeur qui ne vend pas (ou pas assez) est en danger de mort ou d'être racheté par un plus gros.

Il est vrai aussi que si peu à peu, au lieu de publier des textes, on publie des « contenus » hâtivement rédigés, plus ou moins interchangeables et « marketés » avec précipitation, l'édition existera encore comme un processus mécanique sans foi ni sens et sera accomplie la prophétie annoncée il y a près de trente ans par André Schiffrin[5] de « l'édition sans éditeurs » - ni auteurs, d'ailleurs, car les textes seront produits sur ces plateformes d'écriture qu'on voit fleurir un peu partout, voire générés par des moteurs d'Intelligence artificielle.

Reste à espérer qu'ici et là, quelques « résistants » parviennent à garder curiosité, passion et sens de l'aventure intacts - et à tenir assez longtemps. Peut-être sommes-nous condamnés, comme à la fin de Fahrenheit 451, à devenir des « hommes-livres » qui se cachent dans les bois en nous passant des exemplaires recopiés à la main de livres aimés - car ce n'est pas l'édition qui compte, sa rentabilité, son économie générale, mais les émotions, les réflexions, le bris de solitude que provoquent au plus profond de nous les textes que nous lisons.

 



[1] Néologisme tiré du nom de l'indéracinable président de l'Olympique lyonnais, M. Jean-Michel Aulas, connu non seulement pour les résultats brillants de ses clubs, mais aussi pour sa mauvaise foi extrême et sa tendance, lorsque ça tourne mal, à faire sauter des fusibles plutôt qu'à assumer ses responsabilités.

[2] Provençalisme fautif, mais qui me plaît bien.

[3] Je sais, c'est pas ça, iel, mais pour « il ou elle » ça me semble efficace et plus ou moins dans l'esprit - et pas blessant pour iel.

[4] Follohoueurs, follohoueuses, qu'on se le dise ! On peut trouver ces trois ouvrages remarquables, le premier en poche (collection Folio), les deux autres dans leur édition d'origine (Robert Laffont pour Partie gratuite et Phébus pour Au commencement.

[5] Le fils de Jacques Schiffrin, fondateur des éditions de la Pléiade rachetées par Gaston Gallimard, avait lui-même fondé Pantheon Books, aujourd'hui part du groupe Penguin Random House, filiale du groupe allemand Bertelsmann.


BIOGRAPHIE OFFICIELLE

Après mûre réflexion j'ai décidé de réviser ma biographie selon les principes créatifs suivis par M. George Santos, un élu républicain de l'État de New York dont une enquête vient de révéler qu'il avait joyeusement pratiqué la « vérité du dimanche » chère à feu Yvan Audouard, mon père : M. Santos se disait descendant de juifs déportés par les nazis, ses grands-parents étaient en réalité nés au Brésil où quelques nazis sont bien arrivés, mais après la guerre ; se disant diplômé d'une université qui n'a aucun souvenir de son passage, ni aucune trace dans ses registres, M. Santos a également enrichi son profil d' « immigré qui illustre le rêve américain » en prétendant avoir travaillé pour deux banques qui ne retrouvent pas trace de son nom dans leurs livres de comptes. Passons sur quelques zones d'ombre de sa vie privée et de ses finances, actuellement sous investigation par la justice ; lorsque les premières informations sont sorties sur son inventivité biographique, M. Santos a commencé, selon une tactique éprouvée par M. Trump et la grande majorité des athlètes dopés pris la main dans le sac : il a nié et accusé ses accusateurs de mensonge. Ayant peu à peu dû concéder qu'en effet il en avait un peu rajouté dans son curriculum, il ne voit pas de raison de démissionner de la Chambre des représentants où il vient d'être élu un peu à la surprise générale. Quoi ? mentir à des millions d'électeurs, où est le problème ? Il faut être un démocrate de mauvaise foi pour prétendre qu'il y a une sérieuse question d'éthique dans cette élection. Côté républicain, certains en parlent et les chefs se taisent courageusement. Il y a donc fort à parier que M. Santos fera partie de la majorité à la Chambre qui votera les projets républicains de suppression de l'impôt sur les sociétés et de coupes franches dans les aides sociales aux plus défavorisés.

De mon côté, je trouve une belle inspiration dans cet exemple et voici, chers follohoueurs chères follohoueuses, en exclusivité, quelques points clés de ma biographie que vous ne trouverez pas (pas encore) sur ma page Wikipédia. Né en 1956 à Paris, j'ai grandi dans un arrondissement périphérique de la capitale [le XVIe], puis une de ses banlieues pauvres [Neuilly-sur-Seine], juste à côté de Levallois dont le maire a longtemps été communiste et qui était en effet une commune démunie. Champion de France d'escrime catégorie minimes en 1966 [participant, j'ai été éliminé au premier tour], j'ai par conviction politique et fidélité à mes parents et grands-parents résistants refusé de participer aux JO de Munich en 1972, année où j'ai obtenu le premier prix au concours général de français [j'ai concouru en histoire, non en français, et n'ai obtenu aucune récompense] ; l'année suivante j'ai obtenu mon baccalauréat (A4) avec mention très bien [assez bien] ; pour gagner ma vie et par solidarité avec le prolétariat, j'ai travaillé à la chaîne dans une coopérative agricole [un mois de job d'été] avant de refuser d'entrer à Sciences Po, toujours pour raisons politiques ; j'ai préféré étudier l'économie politique à Nanterre en suivant les cours de marxistes grecs ; l'année suivante, à l'insistance de Sciences Po dont la direction m'appelait chaque jour pour me supplier [j'ai passé un examen d'entrée et je suis passé ras des fesses, avec 10 de moyenne], j'ai fini par accepter de rejoindre la rue Saint-Guillaume ; je suis sorti premier de l'IEP en 1977 [lauréat, j'étais bien parmi les premiers, mais certainement pas le premier], année où j'ai publié mon premier roman, Marie en quelques mots, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens [n'existait pas à l'époque] ; ont suivi deux autres romans, Abeilles, vous avez changé de maître m'a valu le Goncourt et le Renaudot, que j'ai refusés pour raisons politiques. Admissible à l'ENA en 1978, j'ai sabordé mon grand oral en traitant les membres du jury de fascistes, de laquais à la solde du grand capital, de fifres, de gredins et de paltoquets. Au cours d'un voyage au Liban, j'ai pris l'initiative des premières tentatives de rapprochement entre Israël et la Palestine [au cours de mes trois mois de séjour à Beyrouth, j'ai rencontré un Palestinien et j'ai vu passer les Mirage israéliens au-dessus du terrain où je prenais des cours de conduite auto].

La politique m'ayant déçu, j'ai choisi l'édition : à vingt-trois ans, je dirigeais déjà une maison [j'étais correcteur], à vingt-six je refusais pour raisons politiques la direction éditoriale du groupe Hachette. PDG des éditions Robert Laffont pendant cinq ans [directeur général, oui, mais le président y en avait qu'un, c'était Bernard Fixot], j'ai démissionné de mes fonctions pour raisons politiques. Mon retour à la littérature(Adieu, mon unique, 2000), traduit en 94 langues [14, c'est déjà pas mal]a été salué par le prix Nobel de littérature, que j'ai refusé pour raisons politiques. Depuis vingt ans je vis retiré dans un ashram du sud de l'Inde [j'ai fait trois séjours dans un hôpital de médecine ayurvédique], et je refuse les demandes d'interview [j'adorerais répondre à des questions, mais on ne m'en pose pas tant que ça]. Malgré mes préventions politiques, je travaille à l'édition de mes oeuvres complètes dans la collection La Pléiade [quelqu'un peut-il mettre M. Antoine Gallimard au courant que je vais rejoindre Chateaubriand, Balzac et Tchekhov ?].

Si quelques jaloux trouvent que je galèje un peu, qu'ils sachent que je suis l'exemple de mon modèle, M. Santos : moi non plus, je ne démissionnerai pas.


BEAU ET CON À LA FOIS

Un article récent du New York Times a démoli Avatar 2, la suite tant attendue du méga son et lumière de James Cameron, dénonçant son exploitation marketing éhontée des thèmes écologiques à la mode. Pourquoi tant de haine ?

J'avoue avoir passé les deux premières heures du film hypnotisé par la beauté de ses images et abasourdi par la puissance du son (Imax 3D, avec mon ami John on avait décidé de mettre le paquet). Certes, fort de ses succès antérieurs au box-office, M. Cameron a bénéficié de moyens colossaux, mais on connaît, de ces gros budgets d'où ont émergé des films à peine regardables. Or comme tant de cinéastes avant lui, comme Méliès, comme Abel Gance, comme Walt Disney, M. Cameron innove à chacun de ses films de façon spectaculaire. Ayant inventé numériquement les personnages et les décors forestiers de la planète Pandora dans son premier opus, il a investi toute son imagination dans la création des décors marins du deuxième. Il s'éclate toujours autant à imaginer de méchantes machines maniées par de méchants humains, mais n'a pas moins d'affection pour ses créatures bleues à longue queue, leurs cousins plus verdâtres des bords de mer, et les poissons, étoiles ou anémones de mer, au milieu desquels ils se meuvent. Il y a de superbes poissons volants et vers la fin on ne peut pas ne pas tomber amoureux du tulkun, avec sa queue de baleine, ses grandes dents, sa riche matière grise (dorée, plutôt), objet de l'avidité de vils trafiquants et son oeil sanguinolent.

Les cinéphiles apprécieront, ici et là, les références visuelles du réalisateur, qui cite assez subtilement tous les classiques du genre, les Moby Dick,les Vingt mille lieues sous les mers, Les Dents de la mer, sans négliger Star Wars. L'interminable duel final entre le gentil ami des Bleus Jake Sully et le crès crès méchant colonel Quaritch rappelle certains classiques du film de guerre, et surtout du western, sauf que son décor est le pont d'un navire de guerre, et non la main street d'une ville de l'Ouest. Je ne vous spoile pas l'issue surprenante du duel. Sachez seulement, follohoueurs, follohoueuses, que Cameron a déjà le 3 et le 4 en route.

À part ça, les rageux peuvent toujours pointer la lourdeur des dialogues, la banalité des « valeurs »  (la famille, y a rien de mieux) et l'enfonçage de portes ouvertes des messages (l'avidité humaine c'est mal, science sans conscience n'est que ruine de l'âme, aimons-nous les uns les autres jusque dans nos différences, la nature c'est beau et il faut la défendre) -, voire le caractère asexué de personnages semblant à ce point démunis d'organes génitaux qu'on se demande comment ils font pour fabriquer tant d'enfants.

Si on pouvait donner un conseil au réalisateur, ça serait de couper un peu plus au montage : 3 h 10 c'est quand même longuet et il y a, surtout après le duel susmentionné, quelques scènes séquence émotion familiale qui ne s'imposaient pas.


CHACUN SON TOUR

À la télé ils montrent le blizzard et des tonnes de neige, d'Europe nous recevons des messages angoissés (« ça va ? ») mais sur New York pas un flocon, ciel bleu et fraîcheur hivernale. Ce n'est  donc pas en raison des conditions météo que, pour la deuxième fois de la semaine, je me retrouve en difficulté sur un trottoir.

Les circonstances sont comparables : il y a pas mal de monde et je cherche un endroit qui ne se trouve pas là où je pensais (la dernière fois c'était mon magasin de chaussettes favori, là c'est un CVS Pharmacy). Il y a du monde, je tourne la tête dans tous les sens, je suis perdu, un peu fatigué et ça fait trois personnes qui me donnent des indications différentes ou ne sont pas du quartier (un type en salopette bleue avec une sacoche vient du Bronx et il me demande si je n'ai pas du travail pour lui, il en cherche - il ne peut rien pour moi, je ne peux rien pour lui, c'est la vie). Les New-Yorkais ont dans le reste des États-Unis à peu près la réputation des Parisiens en France : des gens toujours pressés, toujours énervés et pas serviables, voire dangereux.
L'autre jour, bloqué, à la limite de perdre l'équilibre avant de traverser la 5e Avenue, j'ai dû crier « Help ! » pendant trois bonnes minutes avant qu'un monsieur s'arrête et m'aide à traverser. Là je suis en panique à force de chercher cette putain de boutique, je trébuche et je tombe en plein milieu du trottoir : aussitôt trois personnes se précipitent pour m'aider à me relever. Un monsieur et deux dames. Me voici debout, soulagé et perturbé, gêné aussi. CVS Pharmacy se trouve bien au niveau de la 14e Rue, pas vers la 7e Avenue où nous sommes, mais vers la 8e d'où je viens - putain de randonnée que je viens de m'infliger pour rien. Sur ce, question de Jack : « tu es sûr que tu veux aller à CVS ? parce que là, juste en face, il y a Duane Reade ». Une des deux dames est repartie, l'autre se montre ferme : « je ne sais pas ce que vous avez besoin d'acheter » (info exclusive : des lames de rasoir et des piles) « mais ils ont sûrement des cannes et vous devriez en avoir une - ou un déambulateur ». Moi, à peine aimable : « déambulateur ! mais c'est pour ma grand-mère? » Elle n'a pas trop à insister pour la canne, car je sais qu'elle a raison. En plus c'est elle qui explique à Jack que pour m'aider il faut me soutenir par le côté droit, pas le gauche, un truc que Jack n'a pas intégré d'emblée quand je le lui ai dit. Nous traversons la rue tous les trois, Jack part vivre sa vie en me conseillant de prendre un taxi pour rentrer chez moi ; la dame m'accompagne dans le magasin, désigne une chaise et avec l'autorité tranquille dont elle a fait preuve depuis qu'elle est entrée dans ma vie me dit : « Assieds-toi là et attends, je reviens.» J'attends quelques minutes, car elle doit faire le tour du magasin pour trouver les cannes. Elle revient et me pose deux modèles sur les genoux : 25 dollars ou 40 dollars ? J'examine les deux. C'est pas une question esthétique, car de ce côté-là j'ai paumé les trois cannes ayant quelque valeur à mes yeux : la canne à pommeau argenté à motif angkorien offerte par mon ami médecin Philippe, la canne à tête de cobra sculptée par un artisan jamaïcain, et le bâton pique-taureaux transformé en canne par mon vieil ami Momo, vaillant octogénaire fontvieillois qui chaque matin va les nourrir (les taureaux) avant de gagner son atelier d'ébéniste de la Grand-Rue. Les deux cannes sont en alu, l'une noire et l'autre rouge, mais la rouge a un petit trépied à la base, ce qui sécurisera mes appuis en cas de besoin. J'annonce mon choix à ma bonne Samaritaine : 40 dollars ! « Let me get this for you ! », dit-elle en filant vers la caisse où je la rejoins et tente de la dissuader. En vain : « Quelqu'un a aidé ma maman, donc maintenant c'est mon tour. » J'ai remercié Janine. Pas le temps de lui péter la bise, car elle filait et un jeune homme prénommé Jocko qui avait un faux air de Jean-Michel Basquiat et n'était pas un employé de Duane Reade mais semblait y être comme chez lui, m'a aidé à trouver les lames de rasoir et les piles. Arrivé à la caisse je me suis souvenu de Janine et j'ai demandé à Jocko si je pouvais faire quelque chose pour lui. Jocko n'avait besoin de rien, je n'oublie pas que Janine m'a, comme ils disent ici, passé le bâton (la canne plutôt) et que maintenant, c'est à mon tour d'aider quelqu'un d'autre.

Note à destination de mes follohoueurs et follohoueuses de la famille.

Honnêtement, c'est pas la première fois que je me casse la binette depuis mon AVC et c'est toujours pareil : fatigue, précipitation, panique. Cette fois pas de bobo (ni genou abîmé, ni doigt cassé, comme les deux dernières chutes) et je ferai plus attention, promis. Si je peux anticiper, vérifier l'adresse exacte avant de partir, ça ne pourra pas faire de mal. En plus, j'ai ma belle canne que j'ai appelée Janine. Et puis finalement oui, je vais parler de tout ça à mes hautes autorités post-avécistes : Peggy ma neurologue, mon capitaine Denis, ma gouroute du yoga Édith, sans oublier mon maestro coach sportif Dramane.

 

Références

Réminiscence :   ce magasin ne vend pas que des chaussettes mais des tas de trucs marrants, plus pas mal de vêtements vintages. C'est tout près de Union Square, 74, 5th Avenue entre la 13e et la 14e Rue.

CVS Pharmacy : 81, 8th Avenue.

Duane Reade : 77, 7th Avenue.


L'ÉPREUVE DU CRUNCH

Non, follohoueurs, follohoueuses, vous n'avez pas été redirigés sur le site de L'Équipe et il ne sera pas question de l'affrontement classique annuel du rugby entre Anglais et Français.

Ma fréquentation des stades de baseball états-uniens m'a fait découvrir un fait historique ignoré : nos amis américains ont dû subir d'atroces périodes de famine, car ils ne ratent pas une occasion de se rattraper : pas un ne prend sa place sans son maxi-gobelet de soda accompagnant son seau de pop-corn : au baseball, c'est entre deux manches qu'on repart aux provisions, au cinéma c'est pendant le film, surtout s'il est long (hier soir Avatar 2 ; 3 h 10 c'est  quand même beaucoup, j'y reviendrai une autre fois). Résultat : impossible de voir un film sans être accompagné par un concert de crunch-crunch et de slurp-slurp ; quoique couverts par le gros son, ces bruits parasites se débrouillent toujours pour se glisser sournoisement par en dessous. De ce phénomène j'ai lu l'explication fournie par le brillant M. Yuval Noah Harari dans son excellent Sapiens et je ne suis pas satisfait. Selon lui, en substance, il y aurait quelque chose de préhistorique dans cette tendance à se jeter sur la bouffe. Notre ancêtre passant devant un figuier ne procédait pas à un raisonnement logique qui l'aurait amené à manger quelques figues, les plus mûres, pour rassasier sa faim et à en conserver dans sa besace un certain nombre pour plus tard. Ignorant quand il verrait un autre figuier ni si celui-ci serait chargé de fruits, il se gavait.

L'explication de M. Harari est séduisante et me rappelle la maxime de mon légendaire grand-oncle marseillais Aristide : « Quand c'est bon, ça ne me dérange pas qu'il y en ait beaucoup. » La théorie Harari se heurte pourtant à quelques obstacles. Trois me viennent à l'esprit :

  1. Pourquoi l'États-Unien moyen serait-il plus préhistorique que les autres humains ?
  2. Pourquoi, à la différence d'Aristide, qui entre nous, ayant mis en application sa devise avec constance, a été tôt arraché à l'affection de ma grand-tante Juliette, l'États-Unien se bourre-t-il de préférence avec ce qui est dégueulasse ?
  3. Même en faisant la part de l'irrationnel et du primal, le même États-Unien,  être avancé, élu de Dieu, miracle du progrès, n'a-t-il pas remarqué, depuis le temps, que chez lui il y a à bouffer les cochonneries qu'il affectionne absolument partout ?

Malgré ces objections je ne saurais trop recommander la lecture de l'ouvrage qui a fait la notoriété mondiale de M. Harari.

Référence

Sapiens, de Yuval Noah Harari, est disponible dans la collection Le Livre de Poche, de même que ses deux autres ouvrages, Homo Deus, et 21 leçons pour le XXIsiècle (traduits de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat). Parfois contestables, les points de vue de cet historien sont toujours stimulants.


THE GOOD GUYS AND THE BAD GUYS

De nombreux films (de cow-boys, entre autres) vus à la télé dans l'enfance nous ont enseigné que dans la vie il y avait les bons (nous) et les méchants (les autres). Que les choses soient en réalité un peu plus compliquées est une découverte parfois douloureuse. Et pour nous accompagner, certains films, certaines séries nous entraînent vers cette zone grise de nos propres ambiguïtés.
Ces réflexions (et quelques autres) m'accompagnent alors que je débute le deuil d'une de mes séries favorites de ces dernières années : Better Call Saul.

À la différence du personnage central de Breaking Bad, la série dont Saul est dérivée, Jimmy McGill/Saul Goodman est aussi immonde qu'attachant. Pendant deux saisons complètes (ou presque), nous voulons croire qu'il s'agit d'un « bon gars » maltraité par son grand frère et qui se démène pour s'en sortir avec les moyens du bord. Certes son code moral est au-delà de l'élastique, mais il est drôle, fragile et déploie l'aisance d'un Arsène Lupin moderne à se tirer de tous les mauvais cas où il se met. De plus, Kim, son amoureuse, est dotée des plus charmants mollets de toutes les séries ; pour compléter le tableau, l'associé de son frère est un blond aux yeux bleus parfaitement détestable et le frère lui-même, génie du droit certes, est non seulement un malade mental ultra-zarbi, mais un psychorigide n'ayant aucune reconnaissance pour ce pauvre Jimmy qui se démène pour lui.

Avec les saisons, notre sentiment se nuance d'un trouble croissant, car Jimmy se révèle une espèce de salopard sans foi ni loi tandis que sa chérie, hors ses délectables mollets, nous dévoile un côté décidément pas net : le grand blond qu'on voudrait croire une espèce de nazi n'est après tout pas si salaud que ça, et les blagues montées par Jimmy et Kim, que nous trouvions bien rigolotes au début, nous apparaissent sous un jour plus sinistre.

Plus Jimmy trempe dans le crime et les coups tordus, plus il nous offre un miroir moral, car il a beau nous révolter à bien des moments, nous sommes de son côté envers et contre tout - oui, presque. Même si nous comprenons Kim (spoiler alert : si vous n'avez pas vu la série, ne lisez pas ce qui suit) de le quitter, nous lui en voulons un peu, tout en constatant que, pour une fois, le personnage féminin est aussi central que le protagoniste masculin - enfermée dans d'impossibles contradictions, tricheuse et courageuse, tordue et généreuse, au coeur de ce Crime et châtiment moderne, la dimension religieuse en moins, elle est celle qui ne lâche rien et que nous admirons, plus que le Slippin' Jimmy qui dort en nous. Sachant qu'il n'y a pas de good guys dans cette série, à une ou deux exceptions près (Manuel, le père d'Ignacio « Nacho » Varga), dans cette collection de criminels, nous distinguons entre ceux que nous adorons détester parce qu'ils sont trop méchants (Lalo et Hector Salamanca) et ceux à qui nous passons tout en dépit de leurs crimes (Nacho, Gustavo Fring le « Pollero » dealer, Mike le tueur au coeur tendre qui entre deux « contrats » emmène sa petite fille faire de la balançoire).

P.-S. Il faudrait pour écrire une véritable histoire du mollet féminin au cinéma faire des recherches que je n'ai pas le courage d'entreprendre. Quelques souvenirs émouvants : Ann Bancroft dans Le Lauréat, Katharine Ross dans Butch Cassidy et le Kid, Rita Hayworth dans Gilda, Marilyn Monroeen général ; Monica Vitti dans Le Cri et La Nuit (L'Avventura,non merci), Jeanne Moreau dans La Nuit, Jules et Jim et Ascenseur pour l'échafaud ; Jeanne Moreau et Brigitte Bardotdans Viva Maria !, Maggie Cheung dans In the Mood for Love. Je m'arrête là, chacun sa liste personnelle et côté hommes, il y a sûrement des amateurs/trices mais c'est moins mon truc.

Référence

Better Call Saul, six saisons sur Netflix. Pour Breaking Bad (les deux séries se « croisent » dans les saisons 5 et 6de Saul), je reconnais que le pilote (épisode 1, saison 1) est absolument génial, mais j'ai craqué au bout de deux saisons : vivre dans la tête de « M. White », c'est horrible et son acolyte Jesse Pinkman est vraiment trop dégueulasse à mon goût.


OFFICIEL : TOUT VA ENCORE MIEUX

Follohoueurs, follohoueuses, ne vous laissez pas gagner par une insidieuse propagande apocalyptique : longtemps circonscrite dans les rapports abscons d'ONG au nom obscur (Giec, Oxfam, WWF, kesaco ?), elle a infiltré les médias : pas un journal qui ne titre sur les horreurs du réchauffement climatique, la culpabilité des Occidentaux, l'irresponsabilité criminelle des milliardaires américains ou chinois qui nous gouvernent en sous-main.

Tout cela n'est - nous l'avons dit, le redisons et le répéterons, n'est que fichaises et balivernes. Respirez : tout va tellement mieux !

Réchauffement climatique ? Regardez : il pleut presque tous les jours, et il fait froid ; nous sommes loin de l'objectif raisonnable du groupe 30/30/30 auquel je vous invite à adhérer sans délai : 30 degrés le 30 décembre 2030, avec quelques efforts nous pourrions y parvenir.

Droits humains ? Les joueurs de l'équipe de France de football ont signé avant de décoller pour le Qatar une lettre dans laquelle ils s'engagent à soutenir financièrement des ONG oeuvrant pour la protection de ces droits.

Je sais, je sais? on vous dira : des centaines de morts, des travailleurs traités en esclaves, tout ça pour la promotion d'un micro-État ayant fondé sa richesse sur l'exploitation du pétrole et la corruption à grande échelle, c'est lamentable. On vous dira : des stades climatisés en plein désert pour que des débiles venus du monde entier regardent des jeunes milliardaires en short s'agiter autour d'une baballe[1], quelle décadence !

Faux, faux, archifaux : le Qatar a pris des engagements précis sur le respect des droits humains et la neutralité carbone de la compétition. Ceux qui critiquent et ironisent sont des racistes et des islamophobes.

Quant au football lui-même, il s'agit du sport le plus intelligent de la terre : il n'y a qu'à entendre une interview de n'importe quel joueur de n'importe quel pays pour s'en rendre compte. Quelle finesse d'analyse, quelle tolérance philosophique admirable, quelle belle résilience, quelle sagesse ne se manifestent-elles pas dans les « voilà » de MM. Mbappé, Benzema, Lloris et autres Griezmann ?

Changeons de terrain et venons-en à l'écologie.
On vous dit : les dirigeants politiques organisent la COP 27, qui est une clownerie mondialement médiatisée destinée à dissimuler le fait qu'ils n'ont rien fait (ou si peu) depuis les COP 21 ou 23, dont ils n'ont pas tenu les engagements pourtant modestes. On vous dit : des géants pollueurs comme Coca-Cola font partie des sponsors de la manifestation et tout ça n'est que greenwashing et compagnie.

Moi je vous dis : en vérité c'est magnifique, les multinationales du monde entier, dirigées par des êtres éclairés, ne recherchent que le bien de la planète. Dans ces conditions, n'est-il pas normal, moral, qu'elles soient récompensées ? Lorsque la marque H & M nous annonce n'utiliser que des textiles écoresponsables, seuls les écolos grincheux à la gretathunberg[2] refuseraient d'acheter leur dernier tee-shirt. Lorsque Uber donne à des jeunes d'origine cailleresque[3] l'occasion de s'habiller en costume cravate plutôt qu'en bermuda ou pantalon de jogging, notre président (loué soit son nom, chantée sa gloire !) n'a-t-il pas raison, mille fois raisons, de favoriser cette entreprise ? Lorsque Amazon monte ses entrepôts dans des coins de campagne reculés et recrute de jeunes travailleurs locaux, y compris des Noirs et des Arabes à qui des responsabilités importantes sont confiées, il contribue au bien être environnemental et social. Il faut être un cégétiste obtus ou un nupiste forcené pour ne pas le voir. Lorsque TotalEnergies bat ses records de profits, tous les vrais écologistes ne devraient-ils pas se réjouir de cette harmonieuse concordance entre morale et profit plutôt que de hurler au loup ?

On vous dit : la liberté d'expression est partout menacée.
Faux, archifaux !

Dans le monde entier, des milliardaires bienveillants se précipitent au secours des médias vieux ou nouveaux pour les soutenir et garantir la liberté d'expression. En France, suivant l'exemple ancien de MM. Lagardère ou Bouygues, MM. Niel et Bolloré dépensent leurs fortunes gagnées à la sueur de leur front pour sauver un vieux journal de gauche fatigué ou permettre à de grands hommes comme MM. Zemmour ou Hanouna d'exprimer librement leur pensée audacieuse et novatrice.

Dans le monde anglo-saxon, M. Murdoch a partout contribué au triomphe de la liberté ; on comptait sur M. Bezos, le génial fondateur de Zonzon, propriétaire du Washington Post, pour être plus actif ; nous avons été déçus, car celui-ci semble pour l'heure s'être borné à laisser la rédaction du journal poursuivre sur la même voie. Nous attendons en général beaucoup  plus de M. Musk ; certes ses voitures, bijoux technologiques admirables, ont un peu tendance à écraser des chiens ou à renverser des êtres humains imprudents, mais son rachat de Twitter annonce une ère nouvelle : l'inepte et inutile politique de « modération » initiée par les anciens dirigeants sera bazardée comme elle le mérite et chacun sera libre de s'exprimer librement : on pourra sans craindre les horribles « wokes » dénoncer les lobbies juifs et les terroristes arabes. M. Trump, injustement banni pour avoir dit la vérité qui dérange, sera réintégré comme il se doit.

À ce sujet, une bonne nouvelle : la candidature de ce bienfaiteur de l'Amérique et de l'humanité, moquée par ses adversaires islamo-communistes et le lobby ploutocrate washingtonien, nous annonce une ère glorieuse.

Avec des chefs aussi décidés que M. Trump, M. Poutine et M. Xi Jinping, comment le monde n'irait-il pas encore mieux ? Souhaitons que M. Macron (loué soit son nom, chantée sa gloire !), cumulant les fonctions de président de la France et de l'Europe, procède aux réformes parlementaires lui permettant d'être réélu pour deux ou trois mandats de plus. Et si cela n'arrivait pas, rassurons-nous : nul doute que ses remplaçants présomptifs, Mme Le Pen ou M. Mélenchon, dont le dévouement à la cause publique est ancien et intense, sauront guider notre vieux pays par les voies de la paix, de la modernité, de la prospérité et du progrès.

Alors voilà la vérité : tout va mieux. Voilà.

Répandez la bonne nouvelle.

Voilà.

 

Référence

Chaque jour, de mieux en mieux : devise du docteur Coué.



[1] Si au moins ils en mettaient une deuxième sur le terrain, comme au flipper, ça pourrait devenir rigolo.

[2] Lexicographe gratuite : un(e) gretathunberg (origine : Greta Thunberg) est un(e) militante écologiste hargneux(se), incapable d'admettre que nos gouvernants et les grandes multinationales n'ont en fait qu'un but : sauver la planète et faire le bonheur de ses habitants.

[3] Lexicographie gratuite : cailleresque (adj.) de « caillera », jeune de banlieue pratiquant des activités délinquantes.


OFFICIEL : TOUT VA BIEN

Follohoueurs, follohoueuses,

Une propagande insidieuse voudrait vous faire croire que le monde est à sa fin mais en vérité je vous le dis, tout ça c’est que fèque niouze et compagnie. La vérité, il faut s’abonner à ce slog pour la connaître.

Ce qu’on vous dit : les températures vont augmenter de 1 à 5 degrés d’ici la fin du siècle.

Ce qu’on ne vous dit pas : c’est génial, ça va être l’été tout le temps et partout ; on aura l’impression d’être en vacances toute l’année.

On vous dit : c’est la sécheresse, on va tous manquer d’eau, comme si on vivait tous au Sahel.

Ce qu’on ne vous dit pas : au Sahel c’est normal qu’ils manquent d’eau, c’est des nègres, ils sont trop cons d’avoir choisi de vivre dans un endroit où il pleut jamais.

On vous dit : on va manquer de gaz, de pétrole, de tout, on ne va plus pouvoir se chauffer.

Ce qu’on ne vous dit pas : avec le réchauffement climatique on n’aura plus du tout besoin de se chauffer, il fera bon toute l’année.

On vous dit : cette Coupe du monde de foot au Qatar est une horreur sociale et climatique ; les ouvriers qui ont construit les stades ont été esclavagisés et sont morts par centaines ; des stades climatisés en plein désert, c’est une abomination.

Ce qu’on ne vous dit pas : les pyramides, les ouvriers avaient des syndicats, des CDI ? et les cathédrales ? Si tu fais les choses dans les règles, regarde ce que ça donne : Paris ! des trous partout et jamais personne qui bosse dedans.

Un autre truc qu’on ne vous dit pas, c’est que le Qatar est merveilleux. Il finance généreusement le Paris Saint-Germain, il rénove la place de la Concorde alors qu’on n’a plus les moyens de le faire.

Ce qu’on oublie de vous dire : s’il y avait un problème avec le Qatar, vous croyez que la France, un des phares mondiaux de la démocratie, aurait soutenu sa candidature (Sarkozy) ou enverrait ses spécialistes pour organiser la sécurité (Macron). Non ! jamais nous ne sacrifierions les droits de l’homme qui sont l’âme de notre grande nation.

Ce qu’on ne vous dit pas non plus, ou pas assez : la France a les meilleurs joueurs de foot du monde et elle est en passe de conserver son titre. Non seulement il fera 30 degrés à Noël, mais on va faire la fête – et en tee-shirt s’il vous please !

On vous dit : après les JO d’hiver à Pékin, où il neige peu, les JO en Arabie saoudite, où il ne neige pas du tout,  on est en plein délire !

On vous dit aussi : l’Arabie saoudite est l’une des pires dictatures au monde, qui assassine ses journalistes dissidents et opprime sa population féminine ; en plus ils mènent une guerre meurtrière au Yémen.

Ce qu’on ne vous dit pas : si quelques Arabes et Arabettes[1] meurent dans des déserts lointains, on s’en fout ! Nous Français on leur vend des armes et on leur achète leur pétrole, donc c’est tout bénef ! Hamdullilah !

On vous dit : la Russie bouffe la Crimée, l’Ukraine, la Pologne bientôt, et si on le laisse faire Poutine va déclencher l’apocalypse nucléaire !

Ce qu’on ne vous dit pas : tout cela ne nous concerne pas. Le président Poutine, qui a des méthodes brutales mais est un homme raisonnable, ne fait que rétablir la Russie dans ses frontières historiques ; s’il s’énerve un peu, c’est que nous l’avons provoqué. Calmons-nous, envoyons à Moscou une délégation d’amis de la Russie dirigée par Mme Le Pen et M. Mélenchon, buvons une centaine de shots de vodka et tout ira bien. Davaî ? dzvaï et na zdorovié!

On vous dit : la Chine, qui nous a envoyé le Covid depuis ses labos secrets, massacre sa population et s’apprête à avaler Taïwan.

Ce qu’on ne vous dit pas : les Chinois sont quand même beaucoup plus civilisés[2] et raffinés[3] que les Russes, qui sont des barbares : donc avec un petit effort et l’aide de spécialistes de l’amitié franco-chinoise, comme M. Raffarin, on devrait pouvoir s’entendre. Ni dé jiankang !

On vous dit : il faut stocker des pastilles d’iode pour le cas de plus en plus probable où une bombe nucléaire nous tombe sur la gueule.

On ne vous dit pas : pour vous charger en iode, il suffit de manger des huîtres.

En bref on vous dit : tout va mal.

Mais moi en vérité je vous le dis, on vous le cache mais c’est officiel : tout va bien.



[1] Novréférence gratuite : Arabette, féminin d’« Arabe ».

[2] Exemples de civilisation chinoise : le kung-fu ; le confucianisme ; le taoïsme ; la brouette de Shanghai ; le riz cantonais.

[3] Exemples de raffinements chinois : le supplice ; le casse-tête.


PAUVRE GABY

C’était il y a trois ans – autant dire au temps des dinosaures. Gabriel Matzneff était encore « Gaby le magnifique », certes un peu « sulfureux », mais reconnu comme un des « granzécrivains[1] », défendu par le jury Renaudot, la mairie de Paris qui le subventionnait, Philippe Sollers, Frédéric Beigbeder, Michel Houellebecq, toute une smala germanopratine au sein de laquelle il avait habilement « réseauté » pendant des décennies de gauche à droite et de droite à gauche. Publié chez Gallimard, chroniqueur au Point, il vendait peu (ou pas), mais faisait partie des « people » du monde littéraireuh.  Son idée sexuelle fixe sur les moins de seize ans garçons et filles, théorisée et mise en pratique, puis chroniquée avec complaisance, pas trèsragoutant, mais pff... la littérature et la moraleuh, vous savez, heu… Enfin vint Vanessa Springora : l’excellent Consentement – bien plus et mieux qu’un livre de dénonciation et de vengeance – fit sauter la digue. Les uns après les autres, les « amis » le lâchèrent, feignant de découvrir des « horreurs » – aventures pédocriminelles dont il s’était vanté dans ses livres depuis quarante ans. Il y eut une vague tentative pour l’absoudre au nom des droits imprescriptibles du grantécrivain qu’il était, adoubé par les susnommés, venant après Emil Cioran, François Mitterrand et Jean d’Ormesson. Patatras ! Le monde est cruel : « Gaby le paria » se trouvait aux prises (enfin !) avec la justice, sans éditeur, sans médias pour le soutenir, seul, tout seul. Il s’en trouva heureusement un, un courageux, pour venir à sa rescousse – et voici que la Nouvelle Librairie, libraire-éditeur « dissident », enseigne de la fachosphère culturelle, n’ayant pas hésité à accueillir M. Le Stylo père, renonce en raison de menaces de mort, à publier un ouvrage au titre engageant, Derniers écrits avant le massacre. D’où provient cette fatwa ? Ces ardents défenseurs de la « liberté d’expression », adorateurs du réac antisémite Charles Maurras, n’en donnent pas le détail.

J’avoue mon soulagement personnel à l’idée de n’être pas exposé à l’abjecte et minable prose de faux grands au style ampoulé et prétentieux, mais je m’étonne de l’abstention de tous ses ex-amis. N’était-il pas, hier encore, un Bataille, un Genet ?
Nan, il est tout seul et ils ont tous changé de numéro de téléphone portable. Quant aux bourses, aux subventions, bernique ! Le grantécrivain n’aura plus les moyens de ses voyages à Manille à la recherche de jeunes gens glabres (essai : « La haine du poil dans l’œuvre de Gabriel Matzneff ») ni de l’hôtel italien quatre étoiles où il se remettait il y a deux ans de la méchanceté de son ex – rappelons qu’elle avait treize ans quand il a commencé à la draguer et quatorze quand il l’a consommée. C’est ce qu’il appelait il y a peu « une belle histoire d’amour », que la vindicte de Mme V. a gâchée.

Moi je dis : pauvre Gaby.

 

Références

Pour montrer, follohoueurs, follohoueuses, que je ne suis pas sectaire, une citation attribuée à cette ordure de Maurras[2] et qu’on peut conseiller à ce pauvre Gaby de méditer : « On dit qu’il ne faut pas frapper un homme à terre. Mais alors, quand ? »

L’excellent Consentement, de Vanessa Springora, publié à l’origine chez Grasset, est aujourd’hui disponible dans la collection Le Livre de Poche (7,40 euros).

Quant au corpus matznévien, il est à ma connaissance disponible sur commande en librairie et chez Zonzon. Sur ce que j’en ai lu, perdez pas votre temps, follohoueurs, follohoueuses,  mais si vous y allez quand même  et découvrez que c’est de la  merde en barre, ne vous plaignez  pas, je vous aurai prévenu. Ouch, je retourne à Léo Malet…



[1]  Pluriel de « grantécrivain ».

[2] Que le cul pèle à tous ceux qui le rééditent et le promeuvent au nom de la « liberté » !


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