Antoine Audouard

Blog de Antoine Audouard


À CHACUN SES MAÎTRES

Pour éclairer son choix de l'insérer en son Dictionnaire, M. Beig nous informe que M. Matzneff fit partie de ses « maîtres » en littérature. Je le lui laisse volontiers.

M'étant toujours tenu à bonne distance (physique et littéraire) de cet exécrable personnage, je ne fais pas partie de ceux qui, de gauche à droite, ont attendu le beau et terrible Consentement de Vanessa Springora pour blacklister celui qu'hier encore, à la suite de Cioran, d'Ormesson et  Sollers, ils couronnaient des lauriers entremêlés de la transgressivité sulfureuse et du grantécrivanisme. « Certes, nous disait-on, ce n'est pas un professeur de vertu, mais quel style ! » Comme eût dit Zazie : le style Matzneff, mon cul !

Dans la grande filière littéraire pédocriminelle française, je vois du style à Montherlant, je vois du style (et plus) à Gide, je vois du style à Jean Genet, à Tournier, mais le style de Matzneff, j'ai tenté d'y goûter en me pinçant le nez, mais please, chaque phrase est ampoulée jusqu'à l'amphigouri, l'ensemble confus, prétentieux, ennuyeux - et je ne parle des journaux où il étalait avec  une complaisante vulgarité les pitoyables détails de son tourisme sexuel !  bref, le style Matzneff, je le laisse à M. Beig, M. Houell et autres.

Après les « grands classiques » jamais morts en mon coeur, mes maîtres français en littérature étaient de jeunes morts encore palpitants de vie - Nizan, Nimier, Camus - et quelques vieux toujours jeunes - Giono, Aragon malgré tout, Gary via Ajar, Gracq of course (moins aujourd'hui), Duras bien sûr (moins aujourd'hui), Beauvoir et Sartre (Les Mots)un peu, Kessel, Cohen Belle du seigneur de moins en moins[1], (ce qui précède, de Solal au Livre de ma mère, de plus en plus), Blondin encore et toujours (tout). J'aimais Vian, comment ne pas ? Mais plus encore Queneau? Delteil et Hardellet aussi, discrets enchanteurs de jardins secrets - et naturellement Modiano, jeune géant timide et magnifique dont une dizaine d'années et quelques chefs-d'oeuvre me séparent - une paille ?.

Références
Je ne ferai pas l'injure à mes chers follohoueurzéfollohoueuses de leur donner mes conseils sur Giono, Vian et Queneau, Nimier et Blondin ou Gary/Ajar - vous ne m'avez pas attendu. Voici quelques recommandations de Noël sur des auteurs à la notoriété moins établie :
    Pour Hardellet Le Seuil du jardin et Lourdes, lentes, son texte érotico-poétique censuré à l'époque (« L'Imaginaire »Gallimard) ;
    Pour Delteil les ?uvres complètes (Grasset) ou, histoire de s'initier, sa Jeanne d'Arc (« Les Cahiers rouges » Grasset)

À part, et réédités dans « L'Imaginaire »,deux auteurs dont je n'ai lu qu'un livre qui m'a ébloui :
Les Vanilliers, de Georges Limbour ;
La Bâtarde, de Violette Leduc.

Et puis comment ai-je pu ne pas citer plus haut, anges plus que maîtres, les noms de Cendrars et Supervielle, poètes venus à coups d'ailes d'un lointain ailleurs, comme les Mauriciens Malcolm de Chazal et Loÿs Masson ?

Pour les retrouver tous (plus quelques autres), n'oubliez pas ma folie Au commencement (480 pages, 30 euros seulement).



[1] Ma fidèle Malcampo m'avoue n'avoir jamais dépassé le premier tiers.


LE BÈGUE ET M. BEIG

Dans l'effrayante masse de la production de fiction en langue française, M. Beigbeder a bien le droit de choisir les écrivains qu'il aime et d'ignorer ceux qu'il n'aime pas, aime moins ou n'a pas lus. Pas la peine de gâcher du papier dans un Dictionnaire amoureux pour dézinguer - ce qu'il fait très bien par ailleurs.

Il a tout de même de drôles de façons de parler de ceux qu'il dit aimer : je viens de lire sa fiche Modiano, un de ses deux écrivains français favoris avec Houellebecq (Aille bègue to dizagri), a-t-il déclaré par ailleurs.

Pour quelqu'un qui a beaucoup bossé pour cet ouvrage, ce que je veux bien croire, je le trouve un peu pressé et inattentif au sujet du grand Patrick (je ne parle pas seulement de ses presque deux mètres). Ayant entrepris la lecture ou relecture intégrale des oeuvres dudit, je me trouve en désaccord total avec à peu près tout ce que M. Beig en écrit. « Le dernier Modiano ? toujours pareil. » Que nenni, jeune homme ! c'est toujours lui, mais il ne se répète pas, ne se copie pas. Et il n'a rien, j'insiste, rien à voir avec l'inintéressant Jean d'Ormesson auquel M. Beig ose le comparer.

Il n'y a qu'un point sur lequel je veux bien suivre M. Beig : le premier roman de Modiano, La Place de l'Étoile (1968), que je viens de relire, est d'une tonalité surprenante, d'un humour corrosif qui n'est pas forcément la marque évidente de ses romans ultérieurs. Ce Schlemilovitch démoli par les critiques Rabatête (il redevient Rebatet plus tard) et Bardamu est le premier héros-narrateur de PMod, il est trop jeune encore pour avoir découvert la nostalgie qui marquera le ton de Bosmans ou Pedro McEvoy, ses  avatars. Dans ses fantaisies délirantes de juif antisémite, il y a du Roth ou du Bellow, dans l'écriture du jeune inconscient PMod une allégresse de hussard solitaire.

M. Beig fait de Rue des Boutiques obscures (PMod opus 6)le point tournant romanesque du Grand, qui aurait avec ce livre trouvé ses « ingrédients » : malaise de l'Occupation et jet-set  interlope. Pour synthétiser son argument, depuis ces Boutiques, Modiano serait devenu une sorte de grand bègue de la littérature française.

Le mot « ingrédient » suppose chez l'écrivain visé l'usage conscient d'une sorte de formule chimique qu'il reproduit de livre en livre. Personne ne niera que les énigmes enfouies dans le passé des personnages de PMod trouvent souvent leurs sources dans les années 1930 ou les « années noires » de l'Occupation ; et puis, jet-set ou pas, y traînent bon nombre de voyous petits et grands ; on y change de nom et de passeport comme de chemise, aux anciennes adresses on ne connaît plus les locataires d'antan, les numéros de téléphone sonnent dans le vide ou sur le « réseau » où des voix venues du passé s'appellent. Souvent les personnages, narrateur compris, cherchent parce qu'ils sont amnésiques ou que leurs souvenirs se sont égarés en chemin ; dans l'enquête qui constitue souvent la trame des romans de PMod, on croise des fantômes, des êtres fuyants qui eux non plus ne se souviennent pas. Je ne sais pas ce qu'il en est pour M. Beig, mais il me semble que cette démarche est proche de celle à laquelle nous sommes tous amenés à un moment ou un autre de notre vie. Nous feuilletons de vieux albums peuplés d'ombres sur lesquelles nous ne pouvons pas mettre un nom - plus un vivant autour de nous pour nous aider à l'identification. Nous feuilletons de vieux cahiers, de vieux carnets à la recherche d'indices. Images floues, écritures illisibles, traces, oui, mais presque effacées. PMod est loin d'être un vieux nostalgique incapable de s'arracher à l'Occup' ou un cheval de retour labourant toujours la même terre. Il touche à l'expérience commune, à l'universel de toute vie humaine en quête des vieilles matières qui s'agitent en elle, des vieilles âmes qui l'entourent, l'accompagnent, la gouvernent secrètement.

Dans sa hâte de bien châtier celui qu'il dit aimer, M. Beig oublie un détail essentiel : c'est la poésie profonde qui émane de presque chaque phrase de PMod, sa musicalité naturelle. Prenez le dernier paragraphe de Rue des Boutiques obscures : « Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu'elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s'éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d'enfant ? »

M. Beig, arbitre des beautés du style, nous accordera-t-il son indulgence ? J'ai beau lire et relire cette phrase, à la manière d'un visage ou d'un paysage mille fois vus, elle conserve son mystère - et quand je crois la comprendre j'ai envie de pleurer.

 

Deux ou trois références

Hors La Place de l'Étoile (PMod opus1), Rue des Boutiques obscures (PMod opus 7),je rejoins l'avis de M. Beig sur au moins deux admirables livres : Dora Bruder (PMod opus 18) et Un pedigree (PMod opus 22). J'y ajoute Emmanuel Berl. Interrogatoire (PMod opus 5), qui vaut également par le merveilleux petit texte de Berl annexé, Il fait beau, allons au cimetière.

Je ne peux pas plus recommander le dictionnaire de M. Beig que tenter d'en dissuader mes chers follohoueurzéfollohoueuses. Ma lecture s'est arrêtée à sa page Modiano, qui ne m'encourage guère à poursuivre. Pour ceux qui iront plus loin, il y aura des agacés,  des ,intéressés, des amusés - et l'on peut compter sur le club d'admiration mutuelle formé par M. Beig avec quelques autres pour  saluer l'audace, voire crier au génie.


BOUGRE, COMME TU NOUS MANQUES

Il était le « meilleur des Bougres » et si sa chaleur humaine, sa simplicité, son humour manquent à sa famille et à ses amis intimes, sa voix d'intellectuel exigeant et modeste, dont la vaste culture ne servait ni une idéologie ni un besoin de vaine gloire manque à ceux qui ne l'ont connu que par ses livres et ses (rares) interventions médiatiques. Il n'allait jamais jeter de « petites phrases » sur les plateaux des chaînes info ; s'appuyant sur la vérité des faits autant qu'on peut les connaître, il commençait par écouter et n'aimait pas s'imposer en gueulant ou en parlant plus fort que les autres ; loin des points de vue définitifs et des certitudes méprisantes, cet historien des idées recherchait la mise en perspective et la nuance. Par ces temps troublés, ces vertus se perdent et quelque six ans après sa mort, Tzvetan Todorov nous manque plus que jamais. Follohoueurs, follohoueuses, lisez ses livres !

 

Une sélection personnelle

La Littérature en péril est un livre d'amour plus cher à mon coeur que les essais d'analyse littéraire structurale de ses débuts - ceux qui l'ont mis au programme des universités du monde entier.

Devoirs et délices, une vie de passeur. Entretiens avec Catherine Portevin : pour une fois, il a bien voulu parler de lui, retracer les principales étapes de son itinéraire personnel et intellectuel. Tout au long de ces conversations libres, on entend sa voix de « paysan du Danube ».

Mémoires du mal, tentation du bien : je l'ai rencontré à l'occasion de la publication de son grand essai sur les totalitarismes du xxe siècle.

La Conquête de l'Amérique était le seul livre de Todorov que connaissait mon ami Bertrand Houette, partenaire d'écriture avec Jean-Daniel Baltassat de notre splendide saga Incas (promo gratuite : trois volumes chez XO Éditions, réédition chez Pocket) : autant que je me souvienne, c'est le premier de ses nombreux livres où il explore ce que Levinas appelait « l'humanisme de l'autre homme ».

Face à l'extrême, inspiré par les récits de la vie dans les camps totalitaires, est un récit hanté doublé d'une interrogation morale.

Les Aventuriers de l'absolu et Le Triomphe de l'artiste, deux livres où j'ai eu le bonheur de l'accompagner, sont autant des récits de vie que des essais d'analyse.

Les Abus de la mémoire est un tout petit livre magnifique qu'à ma connaissance on ne trouve plus que d'occasion.

Lire et vivre est le recueil d'articles, préfaces et conférences à la mise au point duquel il travaillait au cours des derniers mois de sa vie. Nous avons pu en préparer l'édition avec ses enfants Léa et Sacha et l'amical soutien de son ami André Comte-Sponville qui a bien voulu le préfacer. C'est peut-être dans ces courts textes qu'on perçoit le mieux la sensibilité particulière du Bougre et l'infinie variété de ses centres d'intérêt.


MODIANO, LA DANSE DES OMBRES

Depuis plus de cinquante ans qu'il a publié son premier roman, Patrick Modiano a réussi ce miracle de rester le même sans jamais se répéter. Là où de réputés auteurs n'ayant pas toujours l'excuse d'être des vieillards couverts d'honneurs s'étalent, bavardent, semblent n'avoir jamais assez de pages pour exhiber leur génie, il est de plus en plus concis juste dans chaque détail, chaque phrase. Plus que jamais l'évocation de ses fantômes est au centre de son oeuvre et cette exploration personnelle réveille la nôtre de façon parfois fulgurante.

Il m'a fallu une semaine complète pour lire les quatre-vingt-seize pages de La Danseuse car je m'interrompais sans cesse pour en noter des passages : la beauté de ce petit récit me subjuguait, la soudaine brisure dans une phrase au moment où elle pourrait s'assoupir dans la somnolence d'un balancement élégant, un changement de temps qui génère plus d'incertitude, les oscillations imprévisibles entre un narrateur omniscient et un personnage narrateur qui voudrait tout « mettre au net » mais n'y parvient jamais.

À bientôt quatre-vingts ans (dans deux ans, si j'en crois mon ami Ouiqui), le grand Patrick n'a rien perdu de ses pouvoirs d'enchanteur. Et puis ce qu'il traque sur la mince crête entre rêve et réalité, ce ne sont pas seulement les fantômes rôdant à la lisière de sa vie, ce sont ceux qui hantent les nôtres.

Follohoueurs, follohoueuses de mon coeur,  ne tardez pas à vous faire ce plaisir de le suivre dans la brume lumineuse des rues de Paris et jusqu'à Saint-Leu-la-Forêt via la gare du Nord à la recherche des ombres incertaines de la danseuse, de Boris Kniaseff, Marpressa Dawn, Hovine, Georges Starass et Olaf Barou.

Référence

La Danseuse, 112 pages dont 96 de texte, Gallimard, 2023, 16 euros.

Pour ceux qui en auraient raté, les autres livres de Modiano sont réédités en collection de poche, chez Folio-Gallimard.


REMÈDES POUR DES TEMPS TROUBLÉS

On voudrait, follohoueurs, follohoueuses, se réveiller un matin pour apprendre que Poutine s'est retiré d'Ukraine et de Russie et qu'à l'issue d'un accord multipartite, plutôt que d'être jugé pour crimes de guerre, il finit ses jours dans un monastère du Tibet qu'entre-temps la Chine a évacué, en même temps qu'elle a cessé de menacer Taïwan et de massacrer ses Ouïghours.

On voudrait se réveiller et entendre que les Israéliens et les Palestiniens, épuisés de guerre, se sont convertis massivement au bouddhisme.

On voudrait entendre que la Terre a cessé de se réchauffer, les migrants de se noyer, les terroristes de terroriser, les riches d'exploiter, les virus de viraliser, les incendiaires d'incendier, les violeurs de violer, les pollueurs de polluer, les délinquants de délinquer, Trump de trumper, Le Pen de lepéniser et Mélenchon de mélenchoniser?

On voudrait, on voudrait? mais en attendant chaque fois qu'on allume la télé ou la radio, chaque fois qu'on ouvre un journal, on n'arrive pas à s'échapper et on se souvient de l'excellent Stephan Eicher nous rappelant dans Déjeuner en paix « les nouvelles sont mauvaises d'où qu'elles viennent ».

Alors ? Alors ? Alors j'y peux rien, moi, à part trier mes déchets et consoler mes amis juifs ou arabes qui sont tristes et inquiets. J'peux pas convoquer le Conseil de sécurité des Nations unies, le Conseil de l'Europe, qui d'ailleurs ne m'ont pas attendu, mais y peuvent pas grand-chose eux-mêmes.

Alors ? Je peux faire de mon mieux pour ne pas me plaindre de mes (petits) malheurs, ne pas faire payer aux autres mes (légères) frustrations, ne pas ajouter quelques gouttes d'amertume et de haine aux torrents de bile qui se déversent déjà de partout? Et?

Et quoi d'autre ?

Et je peux regarder les vieux films du merveilleux Billy Wilder, juif autrichien émigré à Berlin puis à Paris avant de devenir un des rois de Hollywood. Il me rappelle qu'on peut regarder avec lucidité un monde terrible et conserver une part de joie.

Et je peux aller au cinéma ou au théâtre un soir pour rire ou pleurer, au musée ou au concert pour me baigner de beauté?

Et je peux extraire de la pile un des livres qui m'attendent depuis trop longtemps.

Au bout du compte rien de tout ça n'est le remède qui sauvera le monde, mais ça m'aidera à vivre, moi, et à diffuser quelques ondes heureuses.


ANOMALIE LABYRINTHIQUE

Après quelques chutes, la médecine m'a enjoint de faire scanner de mon cerveau à la recherche d'une possible anomalie du signal labyrinthique. Résultat : y en a pas. J'ai pas perdu mon temps vu que la docteure qui m'a communiqué la nouvelle (j'avais attendu hachement longtemps donc j'me disais y a p'tê't un truc grââââve qu'ils osent pas me dire) est auteure elle-même - et pas de traités neurologiques, mais de romans - dont un sur le tango argentin, un sujet auquel Mrs A. et moi-même sommes sensibles pour des raisons que je ne détaille pas - more onne zis leïteure.

Je me suis quand même interrogé sur cette histoire d'anomalie labyrinthique : est-ce que sans nous prendre pour Borges (Buenos Aires, tango, labyrinthe, tu follohoues ? tout est lié), nous ne sommes pas, nous autz'écrivainszévaines, tous perclus d'anomalies labyrinthiques - et définitivement inopérables, incurables, intraitables ?

P.S.

Vu que j'ai pris le temps de faire assez court, j'en profite pour remercier encore du bottome offe maï arte mes deux anges correctrices, sans lesquelles je sloguerais dans un océan de fôtes : Marie-Odile Mauchamp, alias Malcampo, et Emmanuelle Hardouin, qui  sans se lasser relisent chacun de ces textes, les corrigent et partagent avec moi  interrogations  et suggestions. À toutes les deux un big kyou et muchas gracias !


AFFAIRES DE FAMILLE

Qu'il aborde des sujets intimes ou politiques, Marco Bellocchio me semble toujours traiter d'affaires de famille. Plus ou moins affectueuses, plus ou moins dysfonctionnelles, reliées par le sang des ancêtres, celui du crime, des idées, de la politique, de la religion ou du business, elles sont le creuset de toutes les luttes, le tombeau de tous les secrets, la prison d'où l'on s'échappe ou le lieu de la communion des coeurs.

La force unique de son cinéma, c'est de traiter chaque famille comme la sienne propre, sans mépris ni jugement, avec une tendresse inquiète. Même lorsqu'il porte son regard sur l'enlèvement et l'assassinat d'Aldo Moro, c'est la famille de ce dernier qui est scrutée, femme et enfants bien sûr mais aussi famille politique, la Démocratie chrétienne ; de l'autre côté, les jeunes kidnappeurs des Brigades rouges ne sont pas des « monstres » mais les enfants perdus d'une famille impossible où tout le monde parle en même temps et où personne ne s'entend. Il en était de même dans son superbe film Le Traître, où la famille Cosa Nostra se déchirait. Idem dans deux étonnantes et surprenantes adaptations littéraires : celles du Diable au corps de Radiguet et celle du Prince de Hombourg de Kleist, où le très bel Andrea Di Sefano ne joue pas la version ritale d'un Gérard Philipe d'occasion.

Sa famille à lui l'a, semble-t-il, directement inspiré pour un bon nombre de ses fictions, jusqu'à un documentaire magnifique d'émotion et d'honnêteté où l'on voit les vrais Bellocchio évoquer le souvenir du frère jumeau disparu de Marco, Camillo.

Références

Je n'ai pas vu tous ses films et je ne me prends pas pour un « bellocchiologue » mais je peux recommander quelques-uns de mes favoris à mes chers follohoueurs et non moins chères follohoueuses.

La série Esterno notte, récemment diffusée sur Arte, est épatante du premier au sixième épisode et prouve qu'il n'avait pas épuisé le sujet Moro, déjà abordé dans son également excellent Buongiorno, notte.

Le Traître (2019), ci-dessus cité, me rappelle le magnifique Mafioso (Alberto Lattuada, 1962) avec Alberto Sordi dans son rôle le plus surprenant ; Pierfrancesco Favino incarne avec puissance le rôle de Tommaso Buscetta, ce parrain habilement retourné par le juge Falcone et qui sans se repentir fait tomber par ses révélations toute une grande famille mafieuse.

Le visage de Roberto Herlitzka, un des acteurs fétiches de Bellocchio, est au centre de Buongiorno, notte (2003) et celui de sa geôlière, Maya Sansa, n'est pas moins marquant. On retrouve d'ailleurs cette actrice dont j'ignorais l'existence dans un film qui vaut bien mieux que la controverse qu'il déclencha en Italie : La Belle Endormie (2012), où rôde également la figure inquiétante de la toujours surprenante Isabelle Huppert. Last but not least, un film politique ne ressemblant à aucun autre : Vincere (2009) met en scène le jeune Mussolini avec la première femme de sa vie, Ida Dalser, dont, arrivé au pouvoir, il se débarrassa par l'internement psychiatrique. Dans des scènes irrésistibles de tragi-comédie, leur fils Benito Albino s'entraîne à imiter son père : jamais les accents grandiloquents de la clownerie meurtrière de ce dictateur d'opérette n'ont retenti avec autant de vérité que dans ces pathétiques simulacres.

Le documentaire familial sus-mentionné s'appelle Marx peut attendre.


GÉNÉROSITÉ

Dans son regard sur l'éternelle « affaire homme », le grand Tzvetan Todorov était doué au plus haut point du sens de la complexité et de la nuance, deux qualités qui l'éloignaient des plateaux télés où ne s'échangent pas des arguments, mais où s'assènent des « punch lines ». Lecteur et admirateur de Romain Gary, Tzvetan était l'ami de son neveu Paul Pavlowitch, qui avait servi à Gary de « faux nez » lorsqu'il avait créé Émile Ajar.

En lisant le dernier et magnifique livre de M. Pavlowitch, que je n'ai jamais rencontré et n'avais pas lu auparavant, j'ai mieux compris l'amitié de ces deux hommes.
Les quelque 500 pages de Tous immortels (je sais, c'est un peu effrayant) se lisent avec une émotion et une admiration croissantes.

C'est d'abord un vrai tour de force (littéraire, mais pas que) que de faire vivre les figures de « stars » comme Gary (en vrai, non pas son oncle, mais son cousin) et l'actrice Jean Seberg (À bout de souffle, entre autres), sans doute la femme que l'écrivain a le plus aimée, dans une intimité qui ne sombre jamais dans le voyeurisme. Comment rester profondément honnête et résolument pudique, comment dire ce qui fut comme cela fut sans tout dire ? À ces toujours redoutables questions, Tous immortels répond avec une parfaite élégance de style et de sentiments.

Le récit vaut peut-être encore plus de ce qu'il intègre ces deux figures pivots au sein d'une chronique familiale où ne sont pas moins importantes et attachantes les silhouettes de grands-mères nées à Marshalltown, Iowa, dans le Lot ou à Vilnius.

Au terme de cette plongée dans des temps oubliés, le mot qui me vient c'est « générosité » : comment qualifier autrement cette qualité d'âme de l'auteur, à qui son impossible et génial cousin a joué tous les tours de cochon imaginables, y compris une tentative de lui piquer sa jeune et jolie épouse, et qui pourtant persiste dans son admiration pour l'oeuvre comme dans son amour pour l'homme. Peut-être bien est-ce cela même qui l'attachait à Tzvetan, être rare chez qui la lucidité d'esprit et la générosité de coeur cohabitaient.

Références

Tous immortels, de Paul Pavlowitch, Buchet-Chastel, 480 pages,23,50 euros.

Pour Tzvetan, je renvoie une fois de plus à la collection de textes, préfaces et articles que j'ai eu l'honneur de compiler avec l'aide de ses enfants Léa et Sacha et que son ami André Comte-Sponville a généreusement préfacée : Lire et vivre, de Tzvetan Todorov, Robert Laffont/Versilio, 450 pages, 22 euros.

L'Affaire homme, de Romain Gary, Folio/Gallimard, 368 pages, 9,20 euros.

Pour Todorov comme pour Gary, nous avons la chance qu'un bon nombre de leurs oeuvres majeures soient disponibles dans des collections de poche. Renseignez-vous auprès de vos libraires.


C'EST QUOI, UN ÉDITEUR ?

Ma vie aura été dominée, dévorée, par la passion des mots.

Promotion gratuite : c'est le sujet et la matière d'un remarquable ouvrage paru il y a quelques mois dont je recommande l'achat en nombre et la lecture par le petit nombre (ze happy fioux) de mes follohoueurs et follohoueuses qui ne l'auraient pas encore. Il s'intitule Au commencement et comporte 480 pages de réflexions sur la littérature, d'anecdotes fascinantes, de blagues zilarantes et de commencements zépatants d'ouvrages zadmirables - tout ça pour 28,50 euros, ce qui est littéralement donné pour un tel trésor de kulture et d'amusement.

Mais ce n'est pas tout : pour vous spécialement, follohoueurs, follohoueuses de mon coeur, et gratuitement, je complète mes conseils à ceuzécelles qui rêvent d'être publiés (voir mon slog du 5 décembre 2022, So you want to write ?) par quelques réflexions sur ce qui a été longtemps mon métier - celui d'éditeur.

Le mot en français désigne deux personnes auxquelles on donne en anglais deux noms différents : le publisher et l'editor.

Un éditeur est, à l'origine, une personne (publisher) qui prend le risque d'éditer des livres, c'est-à-dire de transformer des manuscrits en livres, de les faire imprimer et de les diffuser à ses frais, moyennant rémunération de leurs auteurs. Exemples français anciens : MM.  Michel Lévy, Louis Hachette, Albin Michel, Joseph Arthème Fayard, René Julliard, Ernest Flammarion, Pierre Larousse, Robert Denoël, Gaston Gallimard, Robert Laffont, Pierre Seghers sont des éditeurs. Exemples plus récents : Mmes Liana Levi, Odile Jacob, Anne-Marie Métailié, MM. Bernard Fixot, Olivier Cohen sont des éditrices/teurs.

L'éditeur est aussi (deuxième sens) l'editor, celui ou celle qui, sous l'autorité du publisher, s'occupe de la qualité générale du texte.

Publisher et editor travaillent au sein d'une entité juridique et commerciale rassemblant les autres services nécessaires à la production et à la diffusion des livres : on désigne cette entité du même mot d'éditeur ou maison d'édition ; le plus souvent, mais pas toujours (les éditions de Minuit ne s'appellent pas éditions Jérôme Lindon), cette entité porte le nom de son/sa fondateur/trice, même si celui-ci/celle-ci ou sa famille n'en sont plus les propriétaires. Dans la vaste majorité des cas, cette entité prend un risque économique, puisqu'elle assume les investissements nécessaires à la publication et à la diffusion ; cette notion de risque m'apparaît comme consubstantielle à la véritable activité d'édition et c'est par paresse ou abus de langage qu'on appelle « éditeurs » ces « éditeurs à compte d'auteur » qui proposent un service payant aux auteurs non publiés par les premiers, mais qui ont le désir (et les moyens, car c'est en général pas donné) de transformer leur prose (ou leurs vers) en un livre qu'ils puissent donner fièrement à leur famille et à leurs amis ou vendre au compte-gouttes. J'en connais certains qui se baladent avec leur stock dans le coffre de leur voiture en vue des signaturzéfestivals où, assis derrière leur petite table, ils attendent le chaland et, tels les commerçants qui « font » les marchés, ils rivalisent d'imagination pour l'appâter (« pas frais, mon poisson ? ! »), voire, l'alpaguer. L'un de ces courageux juge d'ailleurs tout véhicule automobile non à sa consommation d'essence, ses performances sur la route, sa sécurité, sa technologie, son empreinte environnementale, mais au nombre d'exemplaires de ses ouvrages que peut contenir le coffre.

Pour en finir avec cette divagation et en revenir aux maisons d'édition, les vraies, signalons que le publisher est celui qui dirige la maison et prend les décisions essentielles. Il s'agit donc d'une personne humaine, propriétaire (ou non) de la maison d'édition, l'ayant ou non fondée, mais assumant sa responsabilité éditoriale et économique. Certains d'entre eux pratiquent le « micro-management » à un point comique : selon le témoignage d'un de ses anciens salariés, il fallait passer par le bureau de M. Georges Dargaud, fondateur des célèbres éditions du même nom (Tintin, le magazine Pilote, Astérix, etc.), afin d'obtenir son autorisation personnelle pour chaque photocopie. Obsédé de l'ordre autant qu'économe, il passait dans les bureaux le soir après la fermeture et bazardait à la poubelle tous les papiers qui traînaient sur les tables.

Le publisher est un chef d'entreprise, un gestionnaire garant de sa viabilité vis-à-vis de son banquier ou de ses actionnaires, un patron entretenant des relations sociales (empathiques ou conflictuelles, paternalistes ou non) avec les salariés de la maison qu'il dirige. C'est d'abord et surtout la personne qui donne le la du style éditorial de la maison, de ses collections, celle qui est garante de sa fidélité à une tradition, à une identité, et de sa capacité à évoluer tout en restant elle-même.

Le « petit monde de l'édition », constitué autrefois de quelques bourgeois fortunés sensibles à la littérature, a bien changé à l'ère des médias et des réseaux sociaux : le publisher exerce plus que jamais une fonction de représentation : quand sa maison est en vue ou qu'un de ses auteurs fait controverse, il « monte au créneau » pour glorifier ou justifier. Ce n'est pas sans danger, car certains, sous couvert de défendre « la maison », développent des tendances à l'hubris, voire s'« aulassisent[1] » face aux micros et caméras. Cette fonction n'est pas négligeable et suppose un grand discernement, car il faut au publisher savoir quand l'ouvrir et quand la fermer, quand se montrer et quand se cacher. Ceux que l'on voit et entend le plus ne sont pas nécessairement les plus efficaces et les plus discrets sont parfois les plus malins.

Là, pourtant, n'est pas l'essentiel : le publisher est d'abord et surtout une personne qui fait des choix et en assume les conséquences.

Même s'il s'entoure de conseillers ou d'un comité de lecture, c'est la personne qui, en dernier recours, choisit, décide, s'engage et indique les priorités de publication. Devant ses auteurs, ses responsables de collection, le véritable publisher dit « oui » ou « non » et, s'il prend le temps de la réflexion, ne laisse pas indéfiniment ses interlocuteurs patauger dans les marécages du doute. Tout le monde a envie d'entendre un « oui » enthousiaste plutôt qu'un « non » méprisant, mais c'est comme dans le reste de la vie : rien n'est pire que « rien », « bof » ou « on verra ». Un bon « non » bien argumenté vaut mieux qu'un « oui » mollasson : au cours de ma longue vie d'auteur, quelques « non » m'ont été très utiles, m'ont obligé à reprendre un manuscrit, voire à le mettre de côté pour de bon. Savoir dire non clairement, mais sans brutalité inutile est un des attributs auxquels on reconnaît le véritable publisher. J'ajoute que pour dire oui avec efficacité, il est nécessaire d'avoir eu le courage de dire non assez souvent.

Faire une première synthèse de ce qui précède, c'est aboutir au portrait d'un être paradoxal. Pour le définir, je cite pour la première fois (mais pas la dernière) Bernard Fixot, fondateur (avec l'aide de votre serviteur et de la regrettée Anne Gallimard) des éditions Fixot, puis de XO Éditions (« Lire pour le plaisir ! ») : « Un éditeur, c'est quelqu'un qui est capable de discuter le matin avec un poète et l'après-midi avec son banquier. »

Là-dessus me reviennent en mémoire deux autres définitions du métier, volontiers données par mon ancien partenaire-et-patron. La première est assez magnifique : « Être éditeur, c'est publier les livres qu'on aime et en vendre assez pour pouvoir continuer. » J'ai ici souligné les trois mots-clés : aimer, vendre et continuer.

Parlons donc d'amour, de vente et de continuité.

I. - L'amour toujours.

Sans amour (coup de foudre ou non), pas d'édition.

Il en est des amours littéraires comme des amours humaines. Après une rencontre fortuite (un manuscrit pioché dans la pile des envois, ça n'est pas fréquent, mais ça existe) ou préparée (quelqu'un connaît quelqu'un chez X et lui recommande un ami - ça n'est pas tout le temps comme ça, mais ça existe aussi et c'est même fréquent) naît un sentiment.

Ce peut être un coup de foudre qui débouchera sur une liaison brûlante, aussi passionnée que fugace. Née dans l'embrasement, l'histoire s'achèvera mal, parfois dans le ressentiment, voire la haine ; j'ai connu ça, je l'ai observé comme editor, l'ai vécu comme auteur.

Ce peut être aussi une « vraie histoire d'amour » débouchant dans certains cas sur un mariage ou un concubinage durable. Dans ce cas, le publisher ne devrait pas oublier l'adage selon lequel « il n'y a pas d'amour, il n'y a que des preuves d'amour ». Alors il sait dans la durée apporter à l'auteur soutien psychologique et matériel, dans des domaines parfois bien éloignés de la littérature. Bernard (Fixot, plus haut cité) aimait à relater une anecdote. La scène se passe au comité de lecture de la maison Gallimard dont il est alors le (très jeune) directeur commercial. C'est une grand-messe hebdomadaire et les membres du Comité, souvent écrivains de renom, se plient à sa discipline monastique. Y veille Mme Odette Laigle, qui fait respecter la règle inflexible : on n'interrompt le comité de lecture sous aucun prétexte. Pourtant, ce matin-là, Odette enfreint la règle et vient chuchoter quelques mots à l'oreille de Gaston Gallimard, le légendaire fondateur de la maison et à cette époque encore son maître absolu. Sur ce, Gaston se lève, s'adresse à l'assistance : « Je vous prie de m'excuser, j'ai un appel urgent à prendre. » Gaston disparaît quelques minutes avec Odette, revient. « Je vais devoir vous laisser. C'était Montherlant. Il y a une fuite dans sa salle de bains. Il faut que je lui trouve un plombier. »

L'éditeur se trouve ainsi mêlé intimement aux soucis de la vie pratique de ses auteurs, comme aux aléas de sa vie sentimentale. Je me souviens d'un écrivain (l'excellent Alphonse Boudard) dont la double vie amoureuse générait de complexes problèmes contractuels et comptables, car il fallait payer une partie de ses droits d'auteur à sa légitime épouse et l'autre à sa régulière maîtresse.

Quoi qu'il en soit de ces aspects annexes, on en revient toujours aux bases : l'amour d'un auteur non pas forcément pour ses qualités humaines (certains sont de véritables fripouilles), mais pour la qualité de ce qu'il/elle écrit. J'ai eu[2] connu un éditeur (toujours en activité) qui toute sa vie a par amour de ses livres (et amitié aussi, je crois) publié et aidé financièrement un auteur (aujourd'hui décédé) dont les livres non seulement n'entraient jamais dans les listes de best-sellers et rarement dans les sélections des prix littéraires, même mineurs, mais ne faisaient qu'à l'occasion l'objet de consistantes recensions critiques. J'ajoute que l'aussi sympathique que talentueux Jacques A. Bertrand ne « réseautait » pas et ne faisait partie d'aucun jury, d'aucune académie, d'aucune commission distribuant les subventions. Il n'y avait donc aucune sorte d'intérêt, direct ou indirect, à Bernard Barrault à lui apporter son soutien : y suffisaient la foi fidèle dans son talent et la conscience de ses difficultés au quotidien.

Pour refermer ce premier chapitre, je crois (je crois vraiment) que l'édition devrait toujours rester cet engagement passionné ; il est triste, il est affligeant, de voir des éditeurs publier par habitude, en suivant des procédures routinières. Comme l'écrivait autrefois Georges Brassens : « Il vaut mieux ne pas faire les choses que les faire sans passion. »

2. - Parlons chiffres.

« J'aimerais pousser une longue plainte jusqu'à 100, 150 000 exemplaires », dit un personnage de Sempé assis dans le bureau de son éditeur. Vendre ! même les auteurs qui disent s'en moquer en sont obsédés autant que de la reconnaissance critique. Plus, même, si par malheur ils sont dépendants du montant de leurs droits d'auteur pour payer leur loyer et leurs factures. Quant aux éditeurs eux-mêmes, qu'ils veuillent vendre c'est heureux et souhaitable - c'est leur métier, c'est ce qu'on attend d'eux. Encore faut-il qu'au moment où ce livre, tant aimé six mois plus tôt, sort, ils s'y emploient et s'en donnent les moyens. C'est loin d'être toujours le cas, car l'amour des éditeurs est comme celui de certains séducteurs, fondamentalement polygame. Il est plus facile et moralement acceptable d'aimer plusieurs livres en même temps que d'avoir plusieurs partenaires amoureux, mais si ces objets de désir sont trop nombreux, plus aucun ne peut bénéficier de cette concentration absolue, de cette détermination qui sont les conditions du succès. Trop d'éditeurs publient trop de titres et, affolés devant leur propre programme, restent passifs à l'heure de la sortie. Tel l'homme qui a trop d'amantes pour les satisfaire toutes, ils se dispersent sans procurer de plaisir, attendant que les attachées de presse accomplissent des miracles ou que « quelque chose » se passe ». Ce « quelque chose » se produit parfois, mais c'est rare.

Pour clore ce chapitre « vente », je ne résiste pas au plaisir un peu taquin de citer une autre définition du métier (la troisième et dernière) estampillée Fixot : « Il n'y a que deux raisons de publier un livre. Soit il s'agit d'un chef-d'oeuvre, soit on va le vendre. »

C'était dit en manière de provocation aux « directeurs de collection » de Laffont, la maison dont il venait de prendre la direction avec son fidèle adjoint (moi). Ça couinait beaucoup dans les couloirs, mais c'était bien envoyé, car ils avaient (pas tous, mais presque tous) tendance à proposer à la publication un nombre déraisonnable de titres sans sérieuse considération des moyens de les vendre. J'ai même entendu l'un d'eux, mis en face de l'évidence des pertes sur un de ses titres (à-valoir important, ventes faibles) dire sans perdre son sérieux : « On perd oui, mais on se rattrape sur la quantité. »

Je dois reconnaître qu'à prendre la formulation fixotienne au pied de la lettre, je n'aurais jamais dû être publié, car si je n'ai jamais (à ma connaissance) écrit de chef-d'oeuvre, aucun de mes livres n'a été un best-seller ; seuls deux (sur la quinzaine que j'ai publiés en quarante-cinq ans) sont entrés, à faible altitude, les classements où ils ne sont pas restés longtemps ; j'espère néanmoins avoir écrit quelques bons livres que mes différents éditeurs ne regrettent pas d'avoir publiés et dont les lecteurs conservent un bon souvenir. 

Pour clore ce chapitre « ventes », une phrase entendue dans la bouche d'un de ces « petits hommes gris » qui venaient nous contrôler, chez Laffont, à l'époque où un grand capitaine de la finance et de l'industrie avait repris le groupe d'édition dont la maison faisait partie et entendait nous inculquer les sains principes de l'économie moderne auxquels nous étions rétifs. « Pourquoi, demanda ce sage, publier dix livres qui se vendent à 10 000 exemplaires alors qu'il serait beaucoup plus simple et rationnel d'en publier un seul diffusé à 100 0000 ? » Pourquoi, en effet ?

A. - Parce que, sauf exception, il est assez difficile à un éditeur, même s'il est aussi avisé qu'optimiste, d'avoir des certitudes de cette nature. « Le premier ouvrage de fiction d'un éditeur », disait l'un d'entre eux, « c'est son budget ». Combien de succès arrivent de nulle part, déclenchés par un battement d'ailes de papillon ? À l'inverse, combien de « best-sellers » annoncés se cassent-ils la gueule dans les grandes largeurs ? « Rien n'est plus triste », disait un de mes camarades auteurs, « qu'un best-seller qui ne se vend pas ». Boutade, mais pas que?

B. - Parce que, sauf pour un écrivain qui s'impose dans la durée et « a son public », les conditions d'un succès de librairie sont complexes et fluctuantes. Un bon éditeur tâche de les flairer, de les anticiper, de les favoriser, mais il ne peut ni les créer ex nihilo, ni maîtriser ces imperceptibles et inquantifiables facteurs « chance », « humeur du temps » dont le rôle est essentiel, pas plus qu'il ne peut mesurer l'intensité de l'indispensable bouche-à-oreille qui fait les grands succès.

3. - L'amour dure-t-il deux ans ?

Ayant détourné un titre (pas lu, rien à dire dessus) de M. Beigbeder, reprenons et filons la métaphore amoureuse : l'édition ce n'est pas (à mon sens en tout cas) une étreinte furtive, c'est un amour qui dure. Croire en un auteur, c'est l'accompagner jusqu'à ce qu'il trouve un public, si cette rencontre ne se fait pas immédiatement. C'est rester à ses côtés dans les phases plus difficiles de sa vie éditoriale. Être le meilleur ami de Machin(e), no 1 des ventes, c'est facile ; continuer à lui témoigner affection, confiance et soutien quand ielle n'est plus au sommet, plus à la mode, c'est autrement plus important. Auteur, je suis content que mon éditeur soit présent quand je reçois honneurs et reconnaissance ; mais c'est quand je me retrouve seul, attaqué ou détesté, ignoré, oublié, que sa présence m'est précieuse et que l'« amitié » qu'il m'a témoignée aux temps heureux est autre chose qu'un « bruit qu'on fait avec sa bouche » (l'expression, dans un autre contexte, est du poète René Daumal).

Être éditeur, c'est donc aussi dire la vérité à l'auteur, si l'on pense qu'il s'est égaré ou n'a pas assez travaillé. Ce n'est pas une vérité d'évangile, car l'éditeur n'est pas Dieu, pas plus qu'il n'est dépositaire d'une science ou d'un sixième sens infaillibles qui lui permettraient de juger en absolue certitude de la qualité des manuscrits.

C'est encore ne jamais oublier un paradoxe : dans la « chaîne économique » du livre, les libraires vivent (médiocrement ou mal, en général), les maisons d'édition, diffuseurs et distributeurs connaissent des hauts et des bas ; à quelques notables exceptions près, les auteurs ont intérêt à avoir une autre source de revenus pour tenir le coup - sans en faire des salariés ou des « assistés », il serait bon que les éditeurs se souviennent parfois que les écrivains aussi ont des fins de mois à boucler ; si iels travaillent et deviennent de chroniques insomniaques par « amour de l'art » ou parce qu'ils n'ont aucun talent ni aucun goût pour une autre activité, ce n'est pas une raison pour se désintéresser de leur situation économique.

 

Fermons le chapitre « maisons d'édition » et ouvrons celui du deuxième sens d'« éditeur », celui que les Anglo-Saxons appellent l'editor.

L'editor est celui ou celle qui, au sein de la maison d'édition, suit l'auteur(e), échange plus régulièrement avec iel[3], suit ses projets, lit la première version d'un nouveau manuscrit, formule un premier jugement critique, des suggestions éditoriales parfois générales, parfois plus détaillées. Ce dernier point me paraît essentiel, car il est vrai que le diable est dans les détails : rien n'est plus précieux pour l'auteur(e) qu'une lecture critique attentive et rien n'est plus triste que ces livres qui ont été confiés directement à un(e) correcteur/trice avant d'être imprimés. Lorsque le livre est accepté et programmé, c'est l'editor qui va donner le ton à l'intérieur de la maison, partager son enthousiasme. L'editor est aussi celui/celle qui reste là dans les périodes difficiles, qui n'oublie pas, celui/celle dont la présence ne dépend pas des aléas commerciaux ou critiques.

Certains publishers sont parfois en même temps d'excellents editors, capables à l'occasion de se plonger dans un texte avec une extrême concentration et de mettre de côté leurs autres obligations pour accompagner l'auteur du début à l'aboutissement du processus éditorial. J'ai connu cela deux ou trois fois dans ma vie : pour mon roman L'Arabe, pour les éditions française et québécoise de mon récit Partie gratuite et, plus récemment, pour ma compil Au commencement[4]. Dans les trois cas, la suite, comme disent les footeux, a été plus « compliquée », mais je garde de ces heures de travail en commun un souvenir reconnaissant et ébloui.

Je m'aperçois en me relisant que mon double portrait est assez éloigné de ce que je comprends du manager dans l'édition moderne : devenue une « industrie », celle-ci n'a plus le temps, elle est dominée par l'obsession de la performance, du résultat immédiat et les editors eux-mêmes sont soumis à l'obligation de rendement. On a l'impression que les grands groupes traitent leurs maisons d'édition comme les milliardaires leurs clubs de football, recrutant de nouveaux entraîneurs sans leur donner le temps ou la sérénité de construire dans la durée. En termes de contenus, à force de chercher du chiffre à court terme, même de bons editors finissent par intérioriser une sorte de « formatage » généralisé et tentent d'imiter ce qui vient de marcher. Jadis, on se tournait vers la télévision ou la radio pour générer de nouveaux auteurs, quitte à leur trouver des « nègres » s'ils étaient incapables d'écrire ; aujourd'hui on va du côté d'Internet, des influenceurs, de ceuzécelles qui génèrent des millions de « likes ». « Le pape, combien de divisions ? » demandait Staline. « Tel auteur, combien de followers, combien de vues ? », demandera le publisher modern style.

Il est vrai qu'un éditeur qui ne vend pas (ou pas assez) est en danger de mort ou d'être racheté par un plus gros.

Il est vrai aussi que si peu à peu, au lieu de publier des textes, on publie des « contenus » hâtivement rédigés, plus ou moins interchangeables et « marketés » avec précipitation, l'édition existera encore comme un processus mécanique sans foi ni sens et sera accomplie la prophétie annoncée il y a près de trente ans par André Schiffrin[5] de « l'édition sans éditeurs » - ni auteurs, d'ailleurs, car les textes seront produits sur ces plateformes d'écriture qu'on voit fleurir un peu partout, voire générés par des moteurs d'Intelligence artificielle.

Reste à espérer qu'ici et là, quelques « résistants » parviennent à garder curiosité, passion et sens de l'aventure intacts - et à tenir assez longtemps. Peut-être sommes-nous condamnés, comme à la fin de Fahrenheit 451, à devenir des « hommes-livres » qui se cachent dans les bois en nous passant des exemplaires recopiés à la main de livres aimés - car ce n'est pas l'édition qui compte, sa rentabilité, son économie générale, mais les émotions, les réflexions, le bris de solitude que provoquent au plus profond de nous les textes que nous lisons.

 



[1] Néologisme tiré du nom de l'indéracinable président de l'Olympique lyonnais, M. Jean-Michel Aulas, connu non seulement pour les résultats brillants de ses clubs, mais aussi pour sa mauvaise foi extrême et sa tendance, lorsque ça tourne mal, à faire sauter des fusibles plutôt qu'à assumer ses responsabilités.

[2] Provençalisme fautif, mais qui me plaît bien.

[3] Je sais, c'est pas ça, iel, mais pour « il ou elle » ça me semble efficace et plus ou moins dans l'esprit - et pas blessant pour iel.

[4] Follohoueurs, follohoueuses, qu'on se le dise ! On peut trouver ces trois ouvrages remarquables, le premier en poche (collection Folio), les deux autres dans leur édition d'origine (Robert Laffont pour Partie gratuite et Phébus pour Au commencement.

[5] Le fils de Jacques Schiffrin, fondateur des éditions de la Pléiade rachetées par Gaston Gallimard, avait lui-même fondé Pantheon Books, aujourd'hui part du groupe Penguin Random House, filiale du groupe allemand Bertelsmann.


BIOGRAPHIE OFFICIELLE

Après mûre réflexion j'ai décidé de réviser ma biographie selon les principes créatifs suivis par M. George Santos, un élu républicain de l'État de New York dont une enquête vient de révéler qu'il avait joyeusement pratiqué la « vérité du dimanche » chère à feu Yvan Audouard, mon père : M. Santos se disait descendant de juifs déportés par les nazis, ses grands-parents étaient en réalité nés au Brésil où quelques nazis sont bien arrivés, mais après la guerre ; se disant diplômé d'une université qui n'a aucun souvenir de son passage, ni aucune trace dans ses registres, M. Santos a également enrichi son profil d' « immigré qui illustre le rêve américain » en prétendant avoir travaillé pour deux banques qui ne retrouvent pas trace de son nom dans leurs livres de comptes. Passons sur quelques zones d'ombre de sa vie privée et de ses finances, actuellement sous investigation par la justice ; lorsque les premières informations sont sorties sur son inventivité biographique, M. Santos a commencé, selon une tactique éprouvée par M. Trump et la grande majorité des athlètes dopés pris la main dans le sac : il a nié et accusé ses accusateurs de mensonge. Ayant peu à peu dû concéder qu'en effet il en avait un peu rajouté dans son curriculum, il ne voit pas de raison de démissionner de la Chambre des représentants où il vient d'être élu un peu à la surprise générale. Quoi ? mentir à des millions d'électeurs, où est le problème ? Il faut être un démocrate de mauvaise foi pour prétendre qu'il y a une sérieuse question d'éthique dans cette élection. Côté républicain, certains en parlent et les chefs se taisent courageusement. Il y a donc fort à parier que M. Santos fera partie de la majorité à la Chambre qui votera les projets républicains de suppression de l'impôt sur les sociétés et de coupes franches dans les aides sociales aux plus défavorisés.

De mon côté, je trouve une belle inspiration dans cet exemple et voici, chers follohoueurs chères follohoueuses, en exclusivité, quelques points clés de ma biographie que vous ne trouverez pas (pas encore) sur ma page Wikipédia. Né en 1956 à Paris, j'ai grandi dans un arrondissement périphérique de la capitale [le XVIe], puis une de ses banlieues pauvres [Neuilly-sur-Seine], juste à côté de Levallois dont le maire a longtemps été communiste et qui était en effet une commune démunie. Champion de France d'escrime catégorie minimes en 1966 [participant, j'ai été éliminé au premier tour], j'ai par conviction politique et fidélité à mes parents et grands-parents résistants refusé de participer aux JO de Munich en 1972, année où j'ai obtenu le premier prix au concours général de français [j'ai concouru en histoire, non en français, et n'ai obtenu aucune récompense] ; l'année suivante j'ai obtenu mon baccalauréat (A4) avec mention très bien [assez bien] ; pour gagner ma vie et par solidarité avec le prolétariat, j'ai travaillé à la chaîne dans une coopérative agricole [un mois de job d'été] avant de refuser d'entrer à Sciences Po, toujours pour raisons politiques ; j'ai préféré étudier l'économie politique à Nanterre en suivant les cours de marxistes grecs ; l'année suivante, à l'insistance de Sciences Po dont la direction m'appelait chaque jour pour me supplier [j'ai passé un examen d'entrée et je suis passé ras des fesses, avec 10 de moyenne], j'ai fini par accepter de rejoindre la rue Saint-Guillaume ; je suis sorti premier de l'IEP en 1977 [lauréat, j'étais bien parmi les premiers, mais certainement pas le premier], année où j'ai publié mon premier roman, Marie en quelques mots, qui a obtenu le prix Goncourt des lycéens [n'existait pas à l'époque] ; ont suivi deux autres romans, Abeilles, vous avez changé de maître m'a valu le Goncourt et le Renaudot, que j'ai refusés pour raisons politiques. Admissible à l'ENA en 1978, j'ai sabordé mon grand oral en traitant les membres du jury de fascistes, de laquais à la solde du grand capital, de fifres, de gredins et de paltoquets. Au cours d'un voyage au Liban, j'ai pris l'initiative des premières tentatives de rapprochement entre Israël et la Palestine [au cours de mes trois mois de séjour à Beyrouth, j'ai rencontré un Palestinien et j'ai vu passer les Mirage israéliens au-dessus du terrain où je prenais des cours de conduite auto].

La politique m'ayant déçu, j'ai choisi l'édition : à vingt-trois ans, je dirigeais déjà une maison [j'étais correcteur], à vingt-six je refusais pour raisons politiques la direction éditoriale du groupe Hachette. PDG des éditions Robert Laffont pendant cinq ans [directeur général, oui, mais le président y en avait qu'un, c'était Bernard Fixot], j'ai démissionné de mes fonctions pour raisons politiques. Mon retour à la littérature(Adieu, mon unique, 2000), traduit en 94 langues [14, c'est déjà pas mal]a été salué par le prix Nobel de littérature, que j'ai refusé pour raisons politiques. Depuis vingt ans je vis retiré dans un ashram du sud de l'Inde [j'ai fait trois séjours dans un hôpital de médecine ayurvédique], et je refuse les demandes d'interview [j'adorerais répondre à des questions, mais on ne m'en pose pas tant que ça]. Malgré mes préventions politiques, je travaille à l'édition de mes oeuvres complètes dans la collection La Pléiade [quelqu'un peut-il mettre M. Antoine Gallimard au courant que je vais rejoindre Chateaubriand, Balzac et Tchekhov ?].

Si quelques jaloux trouvent que je galèje un peu, qu'ils sachent que je suis l'exemple de mon modèle, M. Santos : moi non plus, je ne démissionnerai pas.


Vous voulez participer
à ce Slog,
écrire des commentaires,
partager votre point
de vue ?

S'inscrire à la Newsletter

En indiquant votre adresse mail ci-dessus, vous consentez à recevoir l'actualité des auteurs Versilio par voie électronique. Vous pouvez vous désinscrire à tout moment à travers les liens de désinscription.
Vous pouvez consulter nos conditions générales d'utilisation et notre politique de confidentialité.